Ces schémas contraints, fortement influencés par le taoïsme, qu'elle décrit comme étant « ses propre recettes" sont à l'image du système de cryptogramme utilisé plus fréquemment à partir du XIXe siècle par des compositeurs comme Maurice Ravel, Alban Berg, Olivier Messiaen et Elliott Carter… le plus célèbre étant certainement le motif sur B-A-C-H.
Elle emploie régulièrement depuis 1991 et pour la première fois son système théorique personnel issus du I Ching dans l'œuvre mixte Tui pour contrebasse et station audionumérique stéréo créée à l'IRCAM en 1992, l'image extrêmement connue des cent-quatre-vingt-douze quart de tons basés sur les soixante-quatre hexagrammes (voir l'image ci-dessous). Sa démarche compositionelle se fonde sur toutes les pratiques disponibles dans le corpus du taoïsme qui va de l'exploitation quasi mathématique des soixante-quatre hexagrammes à l'interprétation des oracles couramment pratiqués dans cette pensée propre à l'univers de la Chine.
L'image réalisée par Georges Ouanounou issue du manuscrit de Xu Yi
avec le marqueur sur l'ordre des six premières notes du Plein du Vide
écrit par l'auteure sur l'image.
Création Le Chant des Muses
Depuis son arrivée en France, Xu Yi occupe une place importante dans le monde de la composition contemporaine et est devenue une personnalité notoire pour les compositions pour voix(4) (chants a capella, choeurs d'enfants, mélodrames) qui influencent directement son écriture instrumentale liée à la recherche sur l'intonation vocale propre à la langue chinoise.
Plusieurs œuvres ont mis en valeur cette caractéristique entre instrument et voix à l'image de la dernière création Le Chant des Muses pour soprano, trois ténors, choeur et treize musiciens, commande du COSU (Choeur & Orchestre Sorbonne Universités). Cette pièce a été créée dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne le 15 mars 2016 sous la direction d'Ariel Alonso au sein d'un programme présentant trois autres oeuvres de Ludwig van Beethoven (1770-1827), Etienne Nicolas Méhul (1763-1817) et Henri Tomasi (1901-1971). La création de Xu Yi répond parfaitement à cette commande du COSU, chaleureusement reçue par le public dans une salle presque comble. Il faudrait saluer comme une belle avancée à la croisée du dialogue sans frontière entre Extrême-Occident et Extrême-Orient, classique et contemporain compositeurs (au pluriel…) et compositrice (au singulier…).
Dans cette création Le Chant des Muses, Xu Yi met en regard trois poètes, présentés chacun dans leur langue : chinois pour Shang Guan Wan Er (上官婉兒 664-710), français pour Louise Labé (1524-1566), italien pour Pétrarque (1304-1374) en respectant scrupuleusement les caractéristiques vocales de ces langues.
La compositrice accorde aux voix une grande diversité d'expression qui va du chuchotement au cri, de la virtuosité du belcanto à la voix récitante, évocation lyrique de l'amour impossible, de la mélancolie et de la solitude apportant dans cette richesse et cette variété une dimension universelle à son propos.
La genèse du Chant des Muses remonte à 2014 dans l'oeuvre L'impératrice Wu Zetian - entre ciel et terre(5), drame lyrique en trois actes pour trois chanteurs, une comédienne, un choeur de jeunes filles, sept musiciens et dispositif électronique spatialisé sur un livret d'Agnès Marietta relatant l'histoire de Shang Guan Wan Er secrétaire d'état dans le gouvernement de l'Impératrice Wu Zetian durant la dynastie Tang.
Shang Guan Wan Er, est une des rares poétesses et femmes politiques chinoises de l'antiquité nommée par l'impératrice Wu Ze-Tian (武則天 624-705) de la dynastie Tang (618-907). Elle est, dans toute l'histoire de la Chine impériale l'une des rares femmes ayant atteint cette haute fonction. Les talents de Shang Guan Wan Er ont été mis au service de trois empereurs de la dynastie Tang. Disgrâciée à la suite d'intrigues politiques, elle est condamnée à mort par l'empereur Li Long-Ji (李隆基 685-762). Quelques années plus tard, pris de remords, ce dernier publiera officiellement ses poèmes qui représentent une oeuvre d'une vingtaines de recueils.
Dans le poème La plainte du livre à colorier(6) en cinq quatrains de Shang Guan Wan Er en « ü », Xu Yi en exprime la pudeur mélancolique par un plan sonore spatialisé à l'image des différents plans cinématographiques (gros plan, plan large etc.) dans un éventail qui s'ouvre du choeur au chant, du chanter-parler au chuchotement en chinois. Un plan large de fond sonore décrit l'amour et la solitude d'une femme dans sa classique image Extrême-Orientale : la douceur de la tristesse profonde, l'émotion féminine cachée sans parole et « noyée de larmes d'amour » (7) dans l'attente du retour de son amant.
La plainte du livre à colorier (Le livre des couleurs amères)
Les feuilles tombent au bord du lac Dongting
Je pense à vous à dix mille lieux d'ici
La senteur de la rosée si dense refroidit
La lune descend derrière le paravent de soie vide
Je veux jouer les airs du Sud du Fleuve
Fermer la lettre de Jibei
La lettre n'a d'autre sens
Que déplorer cette longue séparation
- Shang Guan Wan Er
Cette poésie remarquable souligne le contraste entre les écrits poétiques emprunts de sentiment amoureux - révélés après sa mort - et le pouvoir politique aux mains de Shang Guan Wan Er qui faisait trembler la Chine quand elle était au service de trois Empereurs successifs de la Dynastie Tang. Cet aspect de la personnalité de Shang Guan Wan Er qui grâce à son talent nous a apporté à travers les âges un témoignage bouleversant, est aussi un marqueur de la place des femmes durant cette période faste de l'histoire de la Chine et de l'expression féminine qui a reculé plus tard et jusqu'à nos jours dans la société asiatique.
A l'inverse de Shang Guan Wan Er et son évocation pudique de l'amour impossible et de la solitude, sept cent ans plus tard dans le même contexte des relations amoureuses, je vis je meurs - le huitième sonnet de Les Sonnets et Elégies(8) (1555) de Louise Labé, poétesse lyonnaise de la renaissance, influencée par les écrits de Pétrarque, est choisie par Xu Yi. Celle-ci destine ce magnifique texte à la voix soprano interprétée par Marthe Davost lors de la création. La voix de soprano exprime la poésie de Louise Labé centrée sur le plan scénique et sur l'organisation de l'espace sonore située au premier plan en solo. Cette voix est accompagnée de l'ensemble des instruments pour la plupart du temps et soutenue temporairement par le chuchotement du choeur avec le texte de Shang Guan Wan Er en chinois qui est mis en place à l'arrière plan sonore avec la nuance ppp-p pour toute l'oeuvre.
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
- Louise Labé
La spatialisation
Le point commun entre Shang Guan Wan Er et Louise Labé réside dans la solitude de la passion amoureuse librement exprimée par des femmes, chose rare aux deux extrémités du monde, surtout dans ces temps reculés. Loin de la distance pudique de Shang Guan Wan Er, Louise Labé dévoile une explosion de sentiments dans une écriture audacieuse à l'autre extrémité de l'expression de Shang Guan Wan Er qui évoque pourtant la même liberté de ton que la poétesse de la dynastie Tang.
Sonetto XXXV del Canzoniere
Solo et pensoso i più deserti campi
vo mesurando a passi tardi et lenti(9)
…
- Pétrarque
L'extrait des Lettres amoureuses de Pétrarque écrit pour trois ténors, précise leur mise en place à l'arrière de l'audience, au milieu du premier balcon pour décrire la mélancolie, la nostalgie et l'isolement absolu du « solo » de ce poème. Ce « Solo» repris par les ténors et par le choeur soutenu par l'ensemble des instruments est un magnifique rappel de la spatialisation (voir l'image ci-dessous). L'effet spatialisé est réalisé grâce aux voix des trois ténors qui s'envolent de l'extérieur vers l'intérieur de le scène, c'est à dire du monde, et évoluant au-dessus de l'audience éveille l'écoute du public par la direction des voix et leur douceur profonde. C'est sans doute l'une des plus importantes caractéristiques musicales de la compositrice dans l'ensemble de ses œuvres instrumentale et mixte depuis 1994.
L'image présente l'installation des musiciens à l'occasion de la création Le Chant des Muses, le 15 mars 2016.
Source de cette photo prise sur le site de l'Université de Paris-Sorbonne.
La première composition spatialisée, Hundun (混沌) (10), a été créée en 1994 pour cinq groupes instrumentaux spatialisés qui évoquent la cosmologie de la pensée taoïste et le dialogue entre l'être humain et l'univers. Les compositions mixtes avec l'électronique en dispositif fixe rappellent également la place de l'humain au sein de l'univers. Chaque point de diffusion sonore installé dans l'espace est une transposition de la présence physique des musiciens. En conséquence, elle traite l'écriture de la partie électronique, contrairement à beaucoup de compositeurs avec une précision extrême à l'instar de l'écriture pour instrument.
La prédilection instrumentale
Le choix très minutieux des instruments de Xu Yi avec une prédilection pour la flûte, la clarinette, les cordes et les percussions est en rapport avec une approche du langage vocal. Cette permanence apporte à l'ensemble de son oeuvre une homogénéité dont on pourrait trouver la source dans sa familiarité avec la langue chinoise dont la musicalité est inscrite dans la locution. A cela s'ajoute sa connaissance approfondie du violon chinois Erhu (vièl(11)e à deux cordes) que la compositrice a étudié dans un premier temps en parvenant à un très haut niveau de virtuosité dans les années quatre-vingt et où elle a été sélectionnée comme la seule admise au concours d'entrée du Conservatoire de Shanghai ,avant de choisir la voie de la composition. Pour la percussion, elle puise dans sa mémoire l'époque de sa jeunesse ou elle écoutait souvent des opéras de rue dont les rythmes et les timbres propres à ce genre irriguent sa musique. Et l'on retrouve cet équilibre entre le timbre instrumental et la voix qui exprime souvent le souffle vital dans la musique chinoise.
Le Chant des Muses est l'expression de l'amour impossible que Xu Yi choisit de montrer du rare point de vu de femmes qui comme on le sait n'ont que très tardivement pénétré les sphères des sentiments dans des œuvres écrites. Quant au texte de Petrarque, il donne le contrepoint de la pesante solitude tant spatiale que temporelle qui émane des textes des deux poétesses. La sincérité, élément fondamental de sa musique aux dires même de Xu Yi, s'exprime par le choix de ces poèmes dans un grand ambitus qui va de la plus discrète pudeur à une hystérie flamboyante et magnifique.
Cette création offre une lecture et un regard spirituels qui vont au-delà du monde réel plein de douleur, de mélancolie et d'amour impossible. Xu Yi en propose une écoute et une perception du temps basé sur les états décrits dans les textes : proches dans l'esprit, éloignés dans l'expression, lointains dans le temps mais toujours présent. De ces trois poèmes reflétant chacun un aspect de l'amour, Xu Yi en les confrontant installe à distance une mise en abîme autant spatiale que temporel le et sa composition s'empare de la profusion des sentiments qu'elle transcende pour les faire confiner à l'infini.
Liao Lin-Ni, Compositrice chinoise, musicologue et chercheuse associée à l'Institut de Recherche en Musicologie (CNRS - Université Paris-Sorbonne - Ministère de la Culture – BNF), a publié trois ouvrages : Pensée musicale d'Edith Lejet, Fusion du temps : Passé-Présent, Extrême Orient - Extrême Occident (co-éditeur : Marc Battier) et Héritages culturels et pensée moderne – Les compositeurs taiwanais de musique contemporaine formés à l'étranger et divers articles sur l'analyse du langage musical, de l'identité et de l'héritage culturel de la musique contemporaine et le féminisme dans le domaine de création en Extrême-Orient.
(1) A l'exception de Qu Xiaosong (瞿小松 1952) et Guo Wenjing (郭文景 1960), tous deux formés en Chine ont séjourné aux Etats-Unis en court terme.
(2) Wang Ying (王穎 1976) a été sélectionnée par le Cursus IRCAM en 2011-2012, Shen Ye (沈葉 1977) en 2013-2014 et Cheng Huihui (程慧惠 1985) en 2015-2016.
(3) Les articles et les analyses sur Le Plein du Vide de Xu Yi sont très complets sur le site du Baccalauréat musique -
http://www2.cndp.fr/secondaire/bacmusique/xuyi/presentation.htm
(4) 2015 Le ciel brûle pour mezzo-soprano et percussions / 2014 L'impératrice Wu Zetian, Drame Lyrique en 3 actes pour trois chanteurs, une comédienne, un choeur de jeunes filles, un ensemble de sept musiciens et dispositif électronique spatialisés / 2013 La joie du ciel pour 5 voix de femme à capella / 2002 Dialogue d'amour pour soprano, chœur d'enfants et 13 instruments / 1999 Crue d'automne poème scénique, pour une récitante, vidéo, 6 musiciens et dispositif électronique spatialisé / 1997 Tian yun Mélodrame, pour 1 récitant et 8 instruments / 1993 Le Roi des arbres opéra parlé en 1 acte (3 tableaux), pour un chef, 3 comédiens et 8 musiciens / 1987 Internal moving pour soprano, clarinette, alto et piano / 1985 Temple Hanshan pour soprano et 3 instruments chinois
(5) L'impératrice Wu Zetian créée au Théâtre 95 à Cergy-Pontoise en avril 2014 par Orchestre de studio et Choeur de CRR de Cergy-Pontoise avec le chef d'orchestre : Andrée-Claude Brayer.
(6) Le titre de la poésie et la traduction ont été réalisée par Guilhem Fabre en 2015 et proposé par la compositrice. L'auteure suggère ici une autre traduction concernant le titre de ce poème - Le livre des couleurs amères. Poésie originale en chinois :
« 彩書怨 » 葉下洞庭秋,思君萬里余; 露濃香被冷,月落錦屏虛。 慾奏江南曲,貪封薊北書。書中無別意,惆悵久離居。
(7) L'image classique de femme dans la société traditionnelle du temps passé.
(8) « Les Sonnets et Elégies » comprenant vingt-quatre poèmes recueillis dans l'ouvrage en prose Le débat d'Amour et de Folie publié en 1555.
(9) Extrait de « Solo et pensoso i più deserti campi » dans Sonetto XXXV del Canzoniere (1337) de Francesco Petraca (dit Pétrarque). Traduction d'Etienne Du Tronchet en 1575 Le sonnet 27 Lettres amoureuses choisie par Xu Yi :
Sonnet XXXV du Chansonnier
Tout seul, et en rêvant au champ plus solitaire
Je mesure mes pas posés appesantifs…
(10) L'oeuvre a été d'abord enregistrée pour le disque Journée de la composition 1994 par l'Orchestre du CNSMDP sous la direction de Jean-Sébastie Béreau et créée plus en mai 2000 à la cathédrale Saint-Maclou à Pontoise par l'Orchestre Symphonique de Cergy-Pontoise avec le chef d'orchestre Andrée-Claude Brayer.
(11) La vièle chinoise n'est pas un luth. Les deux cordes sont tendues entre la cheville et le sillet, passant sous une ligature puis sur le chevalet reposant sur la table. L'archet est prisonnier entre les cordes qu'il frotte par l'intérieur ou l'extérieur de la mêche. L'accord standard est D3 - A3. - François Picard, Lexique des musiques d'Asie orientale (Chine, Corée, Japon, Vietnam), Paris, Editions You Feng, 2006, p. 34.