La compositrice franco-polonaise Elżbieta Sikora (https://elzbietasikora.com) ne cesse de nourrir son corpus d’œuvres avec notamment son Concerto pour violon, Soleos pour violon et électronique, Running North pour carillon, Instants fugitifs pour piano. Nommée chevalier de la Croix du Mérite en Pologne en 1997 et chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres en France en 2004, cette compositrice audacieuse a toujours conjugué musique électronique et musique acoustique. L’Éducation musicale revient vers elle, après son interview accordée à Michèle Tosi en 2016 (https://www.leducation-musicale.com/index.php/recensions-de-spectacles/5666-elzbieta-sikora-une-compositrice-polonaise-engagee), sur l’évolution de sa trajectoire et ses conceptions de la musique au sein de la société actuelle…


©Bartek Barczyk

Qui êtes-vous, Elżbieta Sikora ?
Un être humain. Femme, compositrice, ingénieur du son, polonaise et française, mère et grand-mère.

Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Pierre Schaeffer et le GRM ?
Un jour de juin 1968, après avoir obtenu le diplôme d’ingénieur du son à l’École supérieure de musique à Varsovie, je décide de venir à Paris. Sans argent, sans voiture, il faut faire de l’auto-stop. Le voyage prend un mois. En passant par Cologne, Zurich, Venise. C’est Monte Carlo qu’une tante lointaine évoque le stage de musique électroacoustique à Radio France. Je m’y intéresse et une fois à Paris, je fonce. Il faut passer un test, je ne parle que très peu français et je stresse. Miracle, je suis reçue ! Une grande joie et aussi de la fierté. C’est comme cela que j’ai connu Pierre Schaeffer, en octobre 1968. Quel personnage ! Rapidement, je passe des jours et des nuits au studio. En tant qu’ingénieur du son, je me débrouille très bien avec la technique. Montage, mixage, manipulations diverses sur des machines magiques, comme le phonogène, ne me font pas peur. Pierre Schaeffer devient mon guide spirituel, je suis fascinée par le personnage, par son ouverture d’esprit (à l’époque), par son talent d’orateur et ses idées novatrices : ouvrir nos oreilles aux sons, faire abstraction du contexte anecdotique, pouvoir systématiser l’immensité de l’univers sonore apparemment sans fin. Je participe à ses master classes sans trop comprendre, je note tout, je travaille mon instrument, suivant le conseil donné inlassablement par Schaeffer. Le GRM, c’est aussi un groupe de compositeurs tous originaux et intéressants : François Bayle, Guy Reibel, Bernard Parmeggiani, Ivo Malec, Luc Ferrari et beaucoup d’autres. Des personnalités fortes qui nous accompagnent dans cette aventure magnifique avec leur savoir-faire. Il y a aussi les co-stagiaires, Dieter Kaufmann, Eta Midič, Michel Chion, Françoise Barrière, Christian Closier. Nous faisions la musique ensemble et nous partons pour Avignon présenter une œuvre collective, Musiques éclatées, reçue par des jets de tomates et d’œufs, nous vivons tous intensément ces deux années qui marquent nos vies et nos carrières. J’y compose ma première œuvre, Prénom. Des années plus tard, je la recompose, pour Pierre Schaeffer, en lui donnant un nouveau titre, Flashback.

Quelle a été la visée et l’impact de groupe de compositeurs « KEW » ?
En juin 1970, je suis retournée à Varsovie. C’est aussi le retour à des études musicales plus classiques, dans le département de composition, dans la classe de Tadeusz Baird, puis celle de Zbigniew Rudzinski. La rencontre avec Krzysztof Knittel et Wojciech Michniewski devient vite une amitié solide. Nous parlons beaucoup ensemble, nous échangeons des idées. La volonté de créer un groupe surgit tout naturellement. Nous voulons nous libérer de la prédominance de l’École polonaise qui occupe trop, selon nous, le terrain. Nous sommes jeunes et modernes, voulons faire connaître notre modernité. modernité. Nous avons besoin de nous affirmer. Notre premier concert fait tilt, nous partons en tournées, nous nous produisons au festival Automne de Varsovie, nous allons à Berlin, Vienne, Stockholm. Très avant-gardiste, le KEW combine l’image avec le son, introduit l’action scénique, le happening dans l’espace de concert trop restreint, selon nous. Nous composons ensemble, discutons, improvisons. Le son, son timbre, son évolution dans le temps nous intéresse tout d’abord, mais aussi le contexte, la forme musicale, l’approche expérimentale, en un mot : le nouveau, l’original. Et bien sûr les nouvelles technologies disponibles. Dès le tout début, nous utilisons dans nos compositions l’électronique ainsi que des objets sonores très divers et de diverses provenances. Après trois années très intenses, tout en restant liés par l’amitié qui durera, nous arrêtons de travailler ensemble et continuons séparément à chercher nos voies respectives. Le KEW devient un groupe mythique qui symbolise jusqu’aujourd’hui la liberté artistique et l’audace.

Quelle a été votre relation avec l’IRCAM et ses personnalités ?
L’Ircam a été une extraordinaire aventure. En 1981, à Varsovie, a eu lieu la création de mon œuvre électronique, La Tête d’Orphée,composée au Studio expérimental de la Radio polonaise, l’un des premiers en Europe, fondé dès 1956 ! Par un heureux concours de circonstances, parmi le public se trouvait Tod Machover, le compositeur américain, qui travaillait alors à l’Ircam. Après le concert, il m’a proposé de venir composer dans les studios de cette extraordinaire institution. Déjà, en 1975, lors d’un de mes séjours à Paris, j’avais eu l’occasion de visiter l’Ircam, encore en travaux, et de rencontrer une partie de la première équipe dont Jean-Claude Rosset et Luciano Berio. Michel Decoust a été mon guide. Ça m’a beaucoup impressionnée ! Tout comme le Centre Pompidou, ce bâtiment fabuleux, unique au monde.
En 1981, à l’Ircam, il fallait apprendre à se servir des ordinateurs, maîtriser la programmation en différents langages informatiques, tels Music V, Lisp, Pascal. En été 1981, nous avons été nombreux à faire le stage d’un mois avant de commencer à composer. J’y ai rencontré, entre autres, Philippe Manoury, Horatiu Radoulescu, Gérard Grisey, Arnaud Petit. J’avais derrière moi quelques années de pratique de la musique électronique au GRM à Paris, à l’Imeb à Bourges et au Studio expérimental de la Radio polonaise à Varsovie. Partout on utilisait alors encore la technique analogique. L’informatique n’entrait que timidement dans l’environnement technique des studios. L’Ircam a joué dans ce domaine un rôle de précurseur. Les ordinateurs qu’il mettait à la disposition de chercheurs et de compositeurs étaient énormes, il fallait les garder dans une salle réfrigérée, le temps de calcul n’était pas immédiat. Et j’avoue que programmer n’était pas mon fort ! Le stage passé, il fallait néanmoins commencer à composer. Avec l’assistance de Marc Battier, l’aide de Pepino di Gunio (qui a construit la 4A et la 4X dont s’est servi Pierre Boulez pour Répons), en combinant les techniques mixtes analogiques et informatiques, j’ai composé La Tête d’Orphée II pour flûte et bande. Les inoubliables heures passées dans différents studio de l’Ircam, souvent tard la nuit ! Les discussions autour de la machine à café du 1er sous-sol, la rencontre avec Pierre Boulez, la participation à des conférences, les concerts, ont été très formateurs pour moi. Tout en gardant un certain lien avec l’Ircam, j’ai travaillé ensuite à l’Ina/GRM et ailleurs. Le retour à l’Ircam après plus de trente ans a été une nouvelle révélation. En 2016-2017, j’y ai réalisé la partie de l’électronique life de Sonosphère IIIet IV,œuvre pour orchestre et électronique, créée à Wroclaw, au festival Musica Electronica Nova, dont je quittais la direction artistique au même moment. En plus des trente ans qui séparent La Tête d’Orphée II et la Sonosphère IIIet IV, j’ai apprivoisé l’informatique, je l’ai même enseignée au Conservatoire d’Angoulême. La technologie numérique est devenue bien plus composers friendly qu’en 1981. qu’en 1981. En plus, à l’Ircam le compositeur est très entouré aujourd’hui. Assisté des RIM, dans mon cas l’extraordinaire Sébastien Naves, il ou elle trouve facilement comment transmettre une idée sonore pour qu’elle soit réalisée par ces programmes, ces patches, et ses nouvelles machines dont le développement continue.
Que dire d’autre ? Ma première œuvre pour flûte et bande, La Tête d’Orphée. II n’a pas été accueillie avec grand enthousiasme par Pierre Boulez ; mon esthétique, jugée peut-être trop expressionniste  était loin de la perfection structuraliste de l’Ircam. Je ne rentrais pas dans le moule. C’est plusieurs années plus tard que cette œuvre a été jouée par Emmanuelle Ophèle qui l’a enregistrée ensuite pour son disque Solo&electronic paru chez DUX en 2012. D’autres grands flûtistes, parmi eux Robert Dick et Carine Levine, l’ont jouée partout dans le monde avec toujours un grand succès. La deuxième œuvre, Sonosphère IIIet IV a été très bien accueillie à Wrocław. Une reprise avec la participation de l’Ircam est prévue. Y aura-t-il une troisième œuvre Ircam ? Je ne sais pas. En tout cas, j’ai été très heureuse d’être invitée par le département pédagogique de l’Ircam pour assurer en 2017 des travaux pratiques des jeunes stagiaires et parler devant eux pendant deux jours de conférences de ma propre musique. Il est toujours possible de les consulter sur le web. Je reste en contact avec Frank Madlener qui est un directeur absolument formidable de l’Ircam d’aujourd’hui, rendant cette institution plus proche des musiciens, tous genres, toutes esthétiques et toutes générations confondues, plus ouvert au public auprès duquel son succès va grandissant. Pierre Boulez a mis l’Ircam au monde, Laurent Bayle a assuré la position de leader à cet édifice, Frank Madlener l’a fait encore plus grandir et se développer. C’est avec une émotion toujours aussi grande que j’y rentre par la petite passerelle arrondie place Stravinsky pour retrouver le sol orange de l’origine et la machine à café toujours à la même place.

Quel souvenir gardez-vous de votre séjour au CCRMA de l’université Stanford ?


©Antoni Stasinski

C’est une histoire très différente. J’ai eu la chance d’obtenir à deux reprises, en 1983 et 1984, la bourse de la Fondation Kościuszko de New York pour étudier la computer music au CCRMA de Stanford. Riche de l’expérience de l’Ircam, j’ai été plus apte à prendre l’ordinateur par les cornes. Il était devenu entre-temps plus petit, plus maniable, les programmes plus faciles à utiliser. À cette époque, le CCRMA se trouvait dans un bâtiment à demi délabré en plein paysage californien aux odeurs d’eucalyptus et autres plantes enivrantes, loin du campus de l’Université de Stanford. C’est là que j’ai vu les jeunes informaticiens vivant carrément avec leurs machines, mangeant à côté d’elles, ne les quittant presque pas, dormant sur place souvent. Des passionnés ! Brain storming permanent.
C’est là qu’est né le premier programme informatique permettant d’écrire la musique, SCORE. John Chowning et ses collaborateurs venaient de remporter un énorme succès avec la technique bien spécifique de la modulation de fréquences qui a permis entre autres de construire le fameux synthétiseur D7. En utilisant seulement deux fréquences, il était facile d’obtenir toutes sortes de sons ! Qui ne l’a pas utilisé ? John Chowning nous a enseigné les principes de la création sonore par les moyens informatiques, nous faisions des exercices en tous genres, j’ai fait beaucoup d’efforts pour apprendre les techniques des plus modernes, on a joué ma Tête d’Orphée II en concert. Je garde le souvenir d’un John Chowning adorable, bon cuisinier, très clair lors de ses cours, bienveillant. Je reste en contact avec Chris Chaffe, qui a remplacé John Chowning au poste de directeur, Patty Wood, à l’époque dans l’administration du CCRMA, est devenue une amie. Il y a quelques années, un jeune collègue compositeur, Jarosław Kapuściński, recommandé par moi au GRM, est devenu professeur de composition au sein du CCRMA. Le CCRMA et plus tard l’Ircam ont été des centres d’une importance majeure pour le développement de la musique moderne. J’ai eu la chance de les fréquenter.

Quelles sont les musiques et les compositeurs qui vous inspirent ?
La liste est longue. Les compositeurs : Bach, Mozart, Bartók, Boulez, Lutoslawski, Penderecki, Ligeti, Varèse, Berg, Schönberg.
Les œuvres telles que Requiem ou Don Giovanni de Mozart, Pli selon pli et Visage nuptial de Boulez, Lontano de Ligeti, Le Livre pour orchestre de Lutoslawski, Le Château de Barbe Bleu de Bartok, Ionisation de Varèse, Wozzeck de Berg, Erwartung de Schönberg, De natura sonorum Iet II de Penderecki m’ont guidée dans les chemins de la composition. Il y aussi Tadeusz Baird et son Concerto lugubre et puis tellement d’autres ! puis tellement d’autres   Sans oublier Stravinsky dont j’écoute inlassablement Le Sacre, Debussy avec La Mer, Richard Strauss avec Salomé.
Le jazz, les Beattles, Louis Amstrong, Jimmy Hendrix, les rapeurs, les protest songs. Nino Rotta et Kurt Weil. À vrai dire toute bonne musique m’intéresse et m’inspire. Comme celle de Sciarrino entendu hier sur le web ou celle de Philippe Hurel jouée à la Salle Cortot.
Cela peut être une ligne sublime de la musique orientale ou le rythme africain également ou encore la musique des montagnards polonais, sauvage, sans concession, forte.

Quelles sont les sources extra-musicales qui vous inspirent ?
L’architecture contemporaine me fascine, je peux passer des heures devant l’Arche de la Défense ou le Musée de Bilbao à étudier les formes nouvelles, leur langage à déchiffrer. La littérature, la poésie contemporaine m’ont toujours accompagnée, ainsi que les arts plastiques. Et puis l’atmosphère des grandes villes, les tourbillons de la circulation, les trains, les métros, les travaux publics. Et aussi les bruits de vagues, du vent, de la pluie, de l’orage, des feuilles mortes quand on marche dessus, de grands arbres quand ils bougent poussés par le vent. Les lignes fascinantes des vols des oiseaux, les cris des mouettes, le rire des enfants, des exclamations de joie ou des cris d’angoisse, le chuchotement des amoureux et des éclats des voix en colère. Sur mon site web, je dis ceci en introduction :
« La musique est partout. Dans le souffle du vent, dans les gouttes de la pluie sur le rebord des fenêtres, dans le rythme des formes architecturales, dans le vol des oiseaux, dans les conversations des passagers du métro, dans le bruit des roues sur les rails, dans le râlement des machines, dans les cris des foules, dans les paroles qu’on lit. J’écoute, je cherche inlassablement. J’observe, je note, j’enregistre, j’essaye de mémoriser. C’est ainsi que je recharge mes batteries. »


Voir notre recension

Anthony MONDON

 

© L'ÉDUCATION MUSICALE 2021