Trio (2016) pour flûte (alto, basse), saxophone (soprano, ténor), piano préparé ; circa 17 minutes ; dédicacé à Susanna Pozzoli, commande de l’Ensemble L’Imaginaire.

Trois instruments.
Trois mouvements, allures, textures.
Trois espaces dans lesquels chacun des instruments conduit le discours successivement.
Trois énergies, trois durées divisées chacune sur le même modèle, trois formes différentes mais trois trajectoires qui ont leurs parallélismes.
Trois instruments entre fusion et prise de parole, le tout dans un élan qui s’amplifie, dessinant un espace sonore de plus en plus résonnant, balancé, tournoyant : un territoire pour le trio ****.
(**** : remplacer par le nom de l’ensemble qui donne le concert)


La note de programme ci-dessus tente, malgré son style elliptique qui se veut plus évocateur que didactique, de dresser le programme musical du Trio, sa composition et en quoi a constitué son processus d’écriture. Je propose, dans le texte qui va suivre, d’analyser cette pièce en suivant et détaillant chacune des phrases de la note de programme.

Trois instruments.

Mon travail de composition commence toujours par la définition, voire la construction de la sonorité ronde, riche et inharmonique dont j’ai besoin pour m’exprimer et inventer un discours. Cette étape se traduit concrètement par le choix des instruments (ici les flûtes alto et basse et les saxophones soprano et ténor), des modes de jeux qu’ils utiliseront et, si nécessaire, de la modification de certains d’entre eux (ici la préparation du piano).
L’utilisation de « techniques étendues » peut demander de la recherche avec les instrumentistes. Aux instruments à vents, il est ainsi fait usage de nombreux multiphoniques obtenus avec des doigtés spécifiques (accords plus ou moins riches, rugueux, instables…) et de jeux d’attaques courtes et percussives (slap, pizz, tongue-ram, percussion de clés). Au piano, les sonorités créées par la préparation peuvent être soit très sèches et sans hauteur de note identifiable (comme des bongos), soit, au contraire, riches et résonantes comme des cloches.
Dans cette pièce, si la flûte, le saxophone et le piano préparé sont, en soi, des instruments pour lesquels j’aime écrire et pour lesquels j’ai déjà développé un catalogue de sonorités adéquates, leur réunion et l’absence d’instrument à cordes m’ont d’abord empêché d’imaginer les textures qui me sont habituelles : une sorte de sécheresse dans le trait des vents était contradictoire avec l’estompé, la fluidité et la fusion que je recherche entre les instruments.
Cependant, je savais que les solutions d’écriture ne viendraient que des instruments eux-mêmes et de leurs caractéristiques. De fait, tous les paramètres de la pièce se trouvent finalement déduits des possibilités techniques et de l’imaginaire que je projette sur chacun des trois instruments, justifiant la nécessité et la simplicité du titre : Trio.

Trois mouvements, allures, textures.

La solution a été de découper la pièce en trois moments, chacun associé à un caractère, une agogique, un mode d’écriture :
    1. Tempo rapide et métrique ternaire, caractère rythmique et joyeux, sonorités percussives ;
    2. Tempo lent avec une impression de temps quasiment suspendu, le souffle de la flûte se détache des résonances rappelant des cloches lentes ;
    3. Tempo assez rapide et métrique binaire, entrelac formel, combinaison et développement virtuose des sonorités précédentes ;
Les sonorités de type « cloche » sont produites par les notes résonnantes du piano préparé. La préparation avec la patafixe permet de subtilement contrôler les hauteurs produites, et ainsi accorder le piano à l’unisson des multiphoniques des vents. Il se crée ainsi une continuité de sonorité entre l’attaque du piano et la tenue des vents, ceux-ci pouvant servir de résonance amplifiée du piano, ce qui est le cas du saxophone dans le deuxième mouvement, et des deux vents dans le dernier.
Les sonorités percussives du premier mouvement sont produites par les préparations ou modes de jeu étendus des trois instruments : slaps (ou pizz à la flûte) de notes simples, slaps de multiphoniques au saxophone qui font alors penser à des percussions métalliques étouffées, notes percussives sèches du piano préparé. Ces sonorités sont combinées entre elles, se renforcent ou se répondent. Mais cette palette se trouve aussi amplifiée par tout ce que les instrumentistes peuvent produire comme sons percussifs : clacs de doigts ou de langue, bruits de pieds sur le sol ou des tournes de pages, ouverture et fermeture du cylindre du piano (couvercle au-dessus du clavier) ensuite frappé avec les doigts ou les phalanges. Ce grand tambourin de synthèse nous amène à la limite d’un théâtre musical souriant lorsque le pianiste, instrumentiste « assis » s’il en est, profite d’une frappe à deux pieds sur le sol pour se lever, puis se fige avec ses deux compagnons pendant une mesure de silence avant d’aller jouer dans les cordes du piano ; ou encore, lorsque la première note qu’il joue sur le clavier doit se faire avec un mouvement de la main « alla Chico Marx ».

Trois espaces dans lesquels chacun des instruments conduit le discours successivement.

Chaque mouvement, avec ses caractéristiques, se trouve en fait mené par un des instruments du trio associé à un type d’écriture particulier, comme si la texture de la musique était l’émanation ou la révélation du caractère de son meneur :
    1. Saxophone soprano : rythmique ;
    2. Flûte basse : mélodique ;
    3. Piano préparé : polyphonique ;
La succession des ces trois écritures propose ainsi un premier niveau de progression à l’échelle de l’œuvre. À ce point du découpage de la forme, j’ai cherché à résoudre un problème d’équilibre acoustique entre les trois instruments, à donner un prolongement aux gestes sonores « théâtraux » du début et à rendre le plus lisible possible ce principe d’instrument-personnage meneur du discours.
Le choix de modes de jeux spécifiques et de combinaisons instrumentales différentes à chaque mouvement — saxophone soprano et flûte alto dans le mouvement initial, flûte basse et saxophone soprano dans le mouvement central, et flûte alto et saxophone ténor dans le dernier mouvement — impliquait un équilibre nouveau pour chacune de ces combinaisons. La disposition traditionnelle du trio vents et piano n’était optimale pour aucune de ces combinaison. Quelle disposition adopter, et comment en changer sans perturber la représentation ?
De plus, donner un prolongement aux gestes sonores « théâtraux » du début impliquait, pour moi, de donner progressivement plus de place au corps du musicien qui ne se comporte plus uniquement comme un instrumentiste. Si, par proximité sonore, un slap peut devenir un claquement de langue, puis de pied, le corps entier est alors mis en mouvement. Un déplacement dans l’espace devient non seulement possible, mais en propose une sorte d’aboutissement. Il m’a donc semblé logique de faire déplacer les instrumentistes à vent, mobiles contrairement au pianiste, au début de chaque mouvement puisque ceux-ci se jouent enchaînés. Non seulement ces déplacements achèvent la mise en scène des gestes de l’interprète, mais ils résolvent les problèmes de disposition et d’équilibre acoustique entre les instruments, tout en rendant la forme visible pour le public.


Figure 1 : disposition et mouvement dans l’espace des musiciens dans le mouvement I du Trio.

Par ailleurs, afin de rendre le plus lisible possible le principe d’un instrument-personnage leader par mouvement, j’ai imaginé qu’il était possible de faire « entrer » le premier soliste, comme on le fait à l’opéra. La puissance naturelle du saxophone en faisait l’instrument idéal pour cela : c’est donc lui qui dirige le premier mouvement, après s’être détaché d’une phase où le trio formait un bloc sonore et visuel. Au début de l’œuvre, les deux instruments à vent se partagent le même pupitre, sur le côté, de profil, parallèlement au pianiste (voir figure 1) : les trois instruments ne forment qu’une masse rythmique quasi indifférenciée — c’est le grand tambourin de synthèse dont il était question plus haut. À la moitié du mouvement (lettre H, 1’40 : toutes les durées indiquées dans cet articles se rapportent à la version audio de l'ensemble Imaginaire indiqué en lien au début de l'article), le saxophoniste se déplace vers le centre de la scène, face au public, et propose une mélodie énergique faite de fugaces figures de notes aiguës et rapides et de multiphoniques formant de courtes ritournelles au timbre saturé. Ces multiphoniques sont les mêmes que ceux entendus en slap au début du mouvement, mais leur timbre, qui rappelait alors une percussion métallique courte et étouffée, se révèle maintenant, dans la durée, comme un carillon soufflé. Piano et flûte rejouent exactement la même partition que pendant la première partie mais, cette fois, en guise d’accompagnement du saxophone.


Figure 2 : disposition des musiciens dans le mouvement II du Trio.

Dans le second mouvement (figure 2, 3’25), le saxophoniste se déplace avec son pupitre jusque dans le prolongement de la caisse de résonance du piano et joue cette fois doucement ses multiphoniques qui se mélangent aux sonorités et aux hauteurs du piano préparé, en les prolongeant. Les deux instruments forment un écrin résonant à la flûte basse qui se trouve seule en avant de la scène. Cette disposition est indispensable à l’équilibre des instruments, permettant à la flûte basse d’émerger facilement comme soliste.


Figure 3 : disposition des musiciens dans le mouvement III du Trio.

Dans le dernier mouvement (figure 3, 9’40), les trois instruments se trouvent alignés de jardin à cour, créant un front sonore quasi stéréophonique. Les trois musiciens sont également assis alors que les instrumentistes à vent étaient jusqu’alors debouts. Plus aucun musicien ne se trouve devant le pianiste qui est maintenant pleinement visible par le public et dont le son se détache du bloc des vents fusionnés.


Figure 4 : découpage des sections constituant chacun des 3 mouvements du Trio, selon la superposition d’un découpage en 3, 5,

Trois énergies, trois durées divisées chacune sur le même modèle,

On comprend donc que chaque mouvement déploie une sonorité, un caractère, un espace particulier, et donc une énergie propre. Celle-ci est accentuée par le fait que la durée de chacun des mouvement répond également à une logique dynamique d’amplification à l’échelle de l’œuvre : toutes les relations de durées, entre les mouvements comme dans leur découpage interne, se fondent sur les trois premiers termes de la série de Fibonnaci commençant par 3, soit 3, 5 et 8 ; le rapport entre les termes me paraissait équilibré dans leur expansion. Le premier mouvement, rapide et à l’énergie concentrée, dure 3 minutes ; le deuxième, suspendu, prend son temps pendant 5 minutes ; et le dernier peut se déployer dans la complexité de ses relations, de ses guirlande et de ses résonances, en 8 minutes. Le tout, 16 minutes, correspondant à la durée fixée par la commande.
Les climax n’apparaissent pas non plus au même moment, et définissent donc des courbes énergétiques différentes. Dans le premier mouvement, tout est dirigé vers la fin, les percussions s’accélèrent et saturent l’espace jusqu’à l’apparition, pour finir le mouvement, des premières notes définissables et résonnantes, rendant possible dans les mouvements suivants un travail sur les hauteurs. Dans les deuxième et troisième mouvements, les points de tension maximale se trouvent au moment des éléments de surprise dont il sera question à la fin de l’article, soit aux deux tiers du mouvement dans les deux cas. De plus, le découpage interne des trois mouvements se fait sur le même modèle. Chaque mouvement est découpé en 3, 5 et 8 sections égales, et ces trois découpages une fois superposés créent 14 sections nommées par une lettre de A à M, selon les proportions (voir figure 4) :
Ces proportions s’appliquent ensuite dans chaque mouvement par rapport à leur durée et à leur tempo. La section C, par exemple, a une durée absolue de 6/120e. Cela se traduit dans le premier mouvement (noire pointée à 80) par 6 mesures à 6/8 (9 secondes) ; dans le deuxième mouvement (noire à 54) par 2 mesures à 4/4 et 2 mesures à 3/4 (15 secondes) ; et dans le troisième (noire à 132) par 3 mesures à 7/4 et 9 mesures à 4/4 (24 secondes). La figure 9 résume l’ensemble de la structure de la pièce.

… trois formes différentes mais trois trajectoires qui ont leurs parallélismes.

Si le discours suit et articule le découpage des sections, le groupement de ces sections et leur relations dessinent cependant des formes différentes pour les trois mouvements.
Le tout premier son, un glissé dans les cordes grave du piano, sert de signal pour les grandes parties (figure 5).


Figure 5 : glissando grave dans les cordes du piano mesure 1, et sonorités percussives ; Trio, mouvement I, mesures 1-3.

On le trouve dans le premier mouvement au début des lettres A et H, soit au commencement et à la moitié : la forme est binaire, comme il a été vu, de forme AA’, A’ étant la reprise de A à la flûte et au piano, et le saxophone étant intégré au trio percussif en A et soliste mélodique en A’.
Le glissé grave fait également apparaître la découpe en trois parties du deuxième mouvement : il est placé à la fin des sections D (5’34) et J (7’34), et finit le mouvement. Les 14 petites sections du deuxième mouvement sont quant à elles presque toutes délimitées par une anacrouse faite de souffle seul au saxophone.

Dans le dernier mouvement, chaque section est plus longue et plus indépendante, le mouvement est trop ample pour être appréhendé par une forme régulière ou simple. On peut néanmoins distinguer des fonctions différentes pour certains groupements de sections et observer la progression symétrique des durées des 14 sections, avec un axe de symétrie entre G et H (voir figure 4 la longueur des sections) :
• A - B : introduction, solo de piano 1 [fin sur do#] ;
• C : solo 2 avec tenues des vents ;
• D - E : chorals 1 & 2 (vents seuls) [début sur do#] ;
• F : rappel rythmique de premier mouvement [basse la, associée au do#] ;
• G : choral 3 [basse lab] ;
• H : solo 3 superposé au choral 3 ;
• I : rappel rythmique de premier mouvement [basse lab] ;
• J : solo 4 [sur la/do#] ;
• K : « gamelan » superposé au choral 1 [basse lab] ;
• L : solo 5 [très mouvant, début et fin sur do#/sol#] ;
• M : « gamelan » superposé au choral 2 [basse lab] ;
• N : coda (piano : rappel du premier mouvement, flûte : rappel du deuxième mouvement ; saxophone : reprise variée du choral 1) [basse lab].
Cette coda est d’ailleurs un élément de parallélisme entre les trois mouvements, qui terminent tous de façon similaire avec un flux de sonorités percussives alors qu’ils commencent de manières très distinctes. Les trois mouvements mènent finalement tous à l’exaspération d’une percussion répétée qui se liquéfie ensuite avec différents effets : l’explosion en un accord pour terminer le premier mouvement, une impression de suspension à la fin du deuxième, l’épuisement quand finit le troisième. L’arrivée sur la percussion répétée est chaque fois précédée d’un glissando au piano : glissé muet sur les touches blanche dans le premier mouvement, menant à une unique note (mesures 91-96, 0’53-1’00), glissé léger combiné à un trait dans le deuxième (mesures 65, 8’04), grand glissé aux touches noires et blanches superposées dans le dernier mouvement (mesure 231, 16’51). La fin du solo de piano qui ouvre celui-ci, sorte de « mouvement dans le mouvement », aboutit également à une percussion répétée.
D’autres éléments relient les mouvements, ainsi la permanence de commentaires percussifs au début du deuxième mouvement, mais vidés de leur aspect rythmique et énergique et progressivement remplacés par des hauteurs complétant l’harmonie ; ou, sur un tout autre plan, l’élément en accords répétés en contretemps, très marquant dans la section H du deuxième mouvement (6’35), qui anticipe l’élément « gamelan » du troisième.

Trois instruments entre fusion et prise de parole,

Si la prise de parole est, comme on l’a vu, une manière de conduire le discours, c’est aussi, par contraste, parce que la texture par défaut de l’écriture pour le trio consiste en une fusion maximale des trois timbres. Cette fusion est permise par l’emploi de modes de jeux très variés à chacun des instruments entre lesquels il est possible de trouver des sonorités très proches malgré leurs différences — sonorités détaillées dans la première partie de ce texte. Mais la fusion s’opère aussi parce que les instruments se partagent les mêmes hauteurs. Il y a de nombreux jeux d’unissons dans le Trio, sur des timbres proches, qui rendent les instruments parfois presque indiscernables (par exemple : mouvement II, lettre G, 6’09).
Lorsqu’il s’agit d’harmonies plus complexes, ces unissons multiples, s’ils sont relativement aisés aux instruments à vents même en cas de micro-intervalles, sont rendus possibles entre les vents et le piano grâce à la préparation. En effet, la préparation avec la patafixe permet de faire entendre, pour chaque touche préparée, une harmonique (donc presque toujours légèrement détempérée) et la fondamentale baissée précisément. Il est ainsi possible d’accorder parfaitement le piano aux hauteurs complètement hors tempérament égal des multiphoniques des vents. Cela est indiqué dans la notice précédant la partition (figure 6).


Figure 6 : partie grave de la préparation du piano dans la notice d’instruction.

Le Trio est composé à partir d’une dizaine d’agrégats harmoniques différents, définis par la superposition d’un multiphonique de flûte alto et d’un de saxophone, ayant souvent une note commune, et de ces mêmes notes au piano préparé enrichies des harmoniques résultants de la préparation. La définition de ces multiphoniques et la recherche de combinaisons fusionnelles mais de différentes qualités a donné lieu, en amont de la composition, à la réalisation d’un petit catalogue avec les instrumentistes de l’Imaginaire, Keiko Murakami et Philippe Koerper, dont on retrouve également le résultat en notice (figure 7).



Figure 7 : multiphoniques de flûte et de saxophone ténor extraits de la notice. Les superpositions utilisées par exemple pour le choral 1 (lettre D du mouvement III), puis sa reprise superposée à l’élément « gamelan » (lettre K) sont : F5p+T1, F2+T9, F4+S62, F10+T1, avec F pour flûte et T pour saxophone ténor, suivi du numéro du multiphonique.

… le tout dans un élan qui s’amplifie, dessinant un espace sonore de plus en plus résonnant, balancé, tournoyant : un territoire pour le trio ****.

Le premier de ces agrégats termine le premier mouvement, puis plusieurs sont lentement esquissés dans le deuxième mouvement. Leur développement, aussi bien dans l’enrichissement de chaque agrégat que dans leurs enchainements, constitue la matière du troisième mouvement.
Seules les parties K et L du deuxième mouvement (figure 8, 7’38-8’04) ne sont pas construites à partir d’objets sonores réellement entendus mais à partir de compressions du spectre harmonique du la grave (la0) qui constitue la note pôle principale du mouvement. Une seule de ces déformation de la série harmonique perdurera comme agrégat à part entière dans le troisième mouvement. Ce la a une place importante dans la pièce, associé à son harmonique do#3. Le do# est le pôle principal du Trio, particulièrement au début. Fondamentale de l’accord final du premier mouvement, il sert de pivot vers le deuxième mouvement qui en fait une sorte de pédale, note commune aux diverses « cloches » de piano préparé du début du mouvement ; il sert également de point de départ à la mélodie de flûte. Il est ensuite un peu perdu avant de revenir comme pédale à la fin, associé cette fois à son harmonique de quinte sol#. Les parties K et L préparent, par cette insistance harmonique sur le la grave, avec les divers arpèges de spectres compressés, le retour du do# (figure 8). Le troisième mouvement va assurer la victoire progressive de ce sol# comme nouvelle basse fondamentale, aux prises avec le do# et surtout le la. Les enchaînements harmoniques secondaires se feront principalement selon les deux intervalles qui séparent ces trois notes pôles : la quinte juste et le mouvement chromatique. Il y a donc une véritable trajectoire des notes pôles, une histoire harmonique à l’échelle des seize minutes du Trio qui accompagne les autres progressions de timbre, d’agogique, de tempo, etc.



Figure 8 : arpèges sur différentes déformations du spectre de la0, Trio, mouvement II, partie de piano préparé, mesures 60-63 (lettre K).

Il y a enfin un élément presque thématique qui émerge de cette construction et vient achever la définition du « territoire » musical du Trio : c’est l’élément que j’ai précédemment appelé « gamelan » (lettre K, 15’16, et lettre M, 16’21). J’avais alors quasiment abandonné l’idée d’intégrer à cette pièce des éléments de ces orchestres de percussion javanais, comme j’en avais eu tout d’abord l’intention. N’avait réussi à s’imposer que la fonction de gong — c’est-à-dire de mise en mouvement, de ponctuation des grandes articulations formelles, et d’arrêt — du glissé dans les cordes grave du piano, quand a surgi sous mes doigts un court ostinato mélodico-rythmique, dont le contour et l’accompagnement uniquement en contretemps avaient un doux parfum javanais. J’ai décidé de le garder et d’un faire l’aboutissement-surprise du développement harmonique du troisième mouvement et aussi, par sa régularité, la résolution rythmique des errements du mouvement. Chaque mouvement se trouve ainsi contenir un élément de surprise qui surgit du flux présenté : « l ‘entrée » du saxophone et un premier accord soudain à la fin du premier mouvement ; une note répétée suraiguë et expressive dans le deuxième (lettres K et L) ; et cette ritournelle javanaise qui s’évapore dans l’ultime coda percussive (lettre N, 16’53).

L’instrumentation — les instruments tels que je voulais les utiliser pour cette œuvre — a donc finalement été, en dehors de quelques principes et intentions qui sont plutôt représentatives de mon goût musical, la contrainte unique d’où ont été déduit les éléments, les couleurs et les idées qui composent le territoire musical de ce trio. Si ce processus de « construction » des instruments et des sonorités est toujours à l’œuvre dans mon travail, surtout en début d’écriture, il a été, dans cette pièce, particulièrement central : la formation instrumentale s’est faite programme, programme au sens informatique d’un ensemble d’instructions relatives au processus d’écriture, et programme poétique de la réalisation sonore et musicale.
Le Trio va figurer sur un prochain CD monographique (2020) publié par le label Initiale, et interprété par l’ensemble InSoliTus. La partition est disponible sur le site BabelScore. Le temps de l’écriture de la pièce, de la commande jusqu’à la création, a donné lieu à un film d’art réalisé par la photographe et artiste multimédia Susanna Pozzoli intitulé Carnet de composition.


Figure 9

 
 

Nicolas Mondon

 

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