Pierre Boulez – 1925-2016

 

« Il faut aussi rêver sa révolution, pas seulement la construire » (Pierre Boulez)

 

 

Le souvenir que je garde de Pierre Boulez, entre autres rencontres, restera surtout les quelques jours qu’il a passés à Florence, lorsque je l’avais invité pour fêter ses 80 ans, il y a dix ans. Je dirigeais alors l’Institut français de Florence et étais consul de France en Toscane. Le Maggio Musicale Fiorentino avait retenu avec joie l’idée d’un hommage pour son anniversaire.

Pierre avait immédiatement accepté de diriger l’Ensemble InterContemporain en Italie. Il avait insisté pour interpréter, à côté de ses œuvres, celle de ses amis compositeurs italiens (Berio, Nono…). La création mondiale de Ali di Cantor d’Ivan Fedele avait été donnée à cette occasion, en présence du compositeur. Bruno Mantovani, alors également jeune compositeur à la Villa Médicis, à Rome, avait fait le déplacement. La grande salle du Teatro Comunale de Florence avait été comble trois soirs de suite. Le public avait réservé à Pierre et Ivan un triomphe.

Je revois encore, entre les répétitions, l’émerveillement de Pierre au musée des Offices, à San Marco, à Pitti, au Carmine… Il était curieux de tout. Il avait tenu à saluer les jeunes (et moins jeunes) musiciens du Conservatoire Cherubini et de la prestigieuse Scuola di Musica de Fiesole. Étudiants et professeurs lui avaient fait fête. Piero Farulli, altiste du Quartetto Italiano, et directeur de l’école de musique, était encore de ce monde.

On peut souligner avec cet exemple parmi d’autres, le rayonnement du compositeur et chef d’orchestre dans le monde. En Italie bien sûr où son ami Luciano Berio, avec Tempo Reale avait construit – à Florence - également un centre de création musicale, sur le modèle de l’IRCAM, mais bien sûr aussi en Allemagne, en Autriche, au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans tous les pays où Boulez était venu composer, diriger ou enseigner. Comme le dit son ami et, entre autres, l’un des interprètes de son œuvre au piano ou à l’orchestre, Daniel Barenboim, « Pierre Boulez est avec nous, non seulement parce que sa musique continue d’être jouée, mais parce qu’il avait un rayonnement unique. » (discours en l’église Saint-Sulpice, le 14 janvier 2016, lors de la cérémonie d’hommage à Pierre Boulez).

 

« Panacher liberté et contrainte, voilà l'enjeu qui me mobilise » (Pierre Boulez).

 

L’homme orchestre en quatre mouvements

 

 

Le théoricien

 

« Agissez ! Ne reproduisez pas ! » (Pierre Boulez)

 

Dès ses premières années de formation au Conservatoire National de Paris (auprès de Messiaen pour l’harmonie, de Andrée Vaurabourg pour le contrepoint, et de Leibowitz pour l’initiation à la musique sérielle), Pierre Boulez conteste l’enseignement qu’il reçoit : la découverte de la seconde École de Vienne n’est vécue que comme un point de départ et le cours d’analyse d’Olivier Messiaen comme une « plate-forme de lancement des fusées à venir » (Michel Fano).

 

Boulez montre sa volonté d’innover dans les cours d’été de Darmstadt (1954-1967) où il enseigne l’analyse musicale et la direction d’orchestre à l’occasion du festival, à la Musik-Akademie de Bâle (1960-1963) puis à l’Université de Harvard (1963). Il cherche alors à « déclencher l’inquiétude ». Dans Penser la musique aujourd’hui (1963), Boulez résume ses conceptions de la création (« donner à penser » et non expliquer les résultats).

 

D’autres textes développent sa pensée théorique, entre autres : Relevés d’apprenti en 1966, Points de repère en 1981 ou Regards sur autrui - Points de repère II en 2005. Durant près de vingt ans (1976-1995), Boulez enseigne au Collège de France (chaire Invention, technique et langage, créée pour lui). L’ouvrage Leçons de musique - Points de repère III (2005) rassemble ses leçons. C’est en quelque sorte son traité de composition le plus complet.

 

 

Le compositeur

 

« Héritier le plus rigoureux et le plus créatif de l’école de Vienne et remarquable représentant de ce grand courant formaliste qui a traversé et renouvelé tout l’art du XXe siècle (et pas seulement en musique) » (Michel Foucault, L’imagination du XIXe siècle).

 

Comme pour Picasso dans l’histoire de la peinture et les « périodes » du maître (« bleue », « rose »...), les historiens de la musique (on attend l’ouvrage de Laurent Bayle, en cours de rédaction, consacré à Pierre Boulez) distingueront des séquences dans l'œuvre de Pierre Boulez. On peut esquisser diverses évolutions et inflexions au cours des six décennies de création :  la « table rase », la période « sérielle », la période « électronique » ou « IRCAM », la période « ouverte », la période « organique ». Certaines s’enchevêtrent parfois et connaissent des résurgences.

 

Quelques œuvres emblématiques :

 

L’écriture et la réécriture de l'œuvre (à la manière d’un Jean-Sébastien Bach ou d’un Gustav Mahler) s’étendent sur soixante ans, de 1946 à 2006. Certaines œuvres sont des « works in progress »  qui demeurent sur la table de composition durant de nombreuses années et même des décennies : Le Visage nuptial, Le Soleil des eaux, Le Marteau sans maître, Improvisation III sur Mallarmé, Pli selon pli, Cummings ist der Dichter...

 

D’autres œuvres croissent au fil des années : Répons, Incises, Anthèmes, Dérives... L’écriture devient organique et s’étire selon le déroulement du temps. L'œuvre reste, en partie ici, « ouverte » et évolue comme un organisme vivant en constante évolution.

 

Un entretien avec Gilles Macassar  résume bien la technique de travail du compositeur :

 

«Le champion de l'inachèvement que je suis profite aussi de cette souplesse : explorer le labyrinthe devient si fascinant qu'on n'éprouve plus le besoin d'en sortir... Je procède comme Proust rédigeant A la Recherche du temps perdu : jusqu'au dernier moment, je rajoute des paperolles. Sinon, ça reste comme une insatisfaction, bloquée dans un coin de la tête.» (dans Télérama, 2005, à l’occasion des quatre-ving-ans de Boulez).

On soulignera seulement ici, de façon un peu subjective, quelques œuvres marquantes. Pour plus d’éléments, on pourra se référer à la chronologie plus complète ci-dessous.

 

La première Sonate pour piano date de 1946, la seconde de 1948. Proche de la poésie de René Char, Boulez compose Le Visage nuptial (1946-1951-1989) pour soprano, contralto, chœur de femmes et grand orchestre, Le Soleil des Eaux (1948-1958-1965) pour soprano, chœur mixte et orchestre, ainsi que Le Marteau sans maître (1953-1957) pour contralto et six instruments, d’après des textes du poète. On peut citer Boulez qui déclare au journal Le Monde en 1990 (12 juillet) : « Comment, au-delà de l’égoïste merci, ne garderais-je pas une absolue gratitude à René Char de m’avoir alors révélé ce que je devais être ? ». Il écrit sa troisième Sonate pour piano en 1956-57.

 

Pli selon pli (1957-1962-1984-1989), inspiré par Mallarmé, est composé en 1958 (version définitive dans les années quatre-dix). Improvisations III sur Mallarmé datent des années 1959-1984. Les Notations I à IV sont réalisées en 1980 (VII en 1998) pour orchestre. Il écrit Cummings ist der Dichter entre 1970 et 1986. Entre 1981 et 1984, il écrit Répons pour six solistes, ensemble et ordinateurs (version finale au festival d’Avignon de 1988).

 

De 1985 date le Dialogue de l’ombre double pour clarinette, bande et dispositif de spatialisation. Les Incises pour piano sont écrites en 1994-2001. Sur Incises pour trois pianos, trois harpes et trois percussions-claviers (1996-1998) est créée au festival d’Edimbourg. Dérives 2 est créée en 2006 au festival d’Aix-en-Provence.

 

 

Le chef d’orchestre

 

« Il était le seul chef d’orchestre réellement compositeur depuis Mahler ou Strauss qui parvenait à relier ces deux pratiques » (Philippe Manoury, Libération, 7 janvier 2016).

 

« Il faut avoir vis-à-vis de l'œuvre que l’on interprète ou que l’on compose, un respect profond devant l’existence même. Comme si c’était une question de vie ou de mort » (Pierre Boulez).

 

Pierre Boulez commence une carrière de chef d’orchestre grâce à sa rencontre avec Jean-Louis Barrault. Il est directeur de la musique de scène de la compagnie Renaud-Barrault de 1946 à 1956. C’est à cette occasion qu’il commence à diriger. Ainsi en 1953 il est amené à prendre la direction des « Concerts du Petit Marigny », transformés dès 1954 en « Domaine Musical » qui se spécialise dans la musique de son temps (il donne ainsi les œuvres des jeunes compositeurs d’alors comme Luciano Berio, Luigi Nono ou Jean Barraqué, et les siennes). Boulez en est le directeur jusqu’en 1967.

 

Il dirige les orchestres les plus prestigieux : Orchestre Philharmonique de New York, Orchestre de Cleveland, Orchestre Symphonique de Chicago, Orchestre Symphonique de la BBC, Orchestre Symphonique de Londres, Orchestre Philharmonique de Vienne, Orchestre Philharmonique de Berlin, Orchestre de Paris. Avec ces formations, il réalise des interprétations et enregistrements de référence d'œuvres de Mahler, Bruckner, Berg, Schoenberg, Webern, Stravinski, Bartók, Janacek,Wagner, Debussy ou Ravel.

 

Il fait jouer et grave au disque nombre d'œuvres contemporaines : Benjamin, Berio, Birtwistle, Carter, Crumb, Luis De Pablo, Ligeti, Messiaen, Manoury, Donatoni, Maderna, Nono, Pousseur, Stockhausen, Szymanowski, Varèse, Xenakis, Zappa... Il réalise en 1963 la première française de Wozzeck de Berg à l’Opéra de Paris, trente-huit après sa création à Berlin. Il dirige la monumentale Tétralogie de Wagner dans une mise en scène de Patrice Chéreau (1976). La production sera donnée cinq années de suite. Il est à l’origine de la première mondiale de l’intégralité de l’opéra Lulu d’Alban Berg à l’Opéra de Paris (mise en scène de Patrice Chéreau). Il dirige aussi De la maison des morts de Janacek au festival d’Aix-en-Provence en 2007 (mise en scène de Chéreau).

 

 

Le bâtisseur

 

« Ce qu’il faut, c’est mettre la subversion à l’intérieur des organismes, y compris musicaux, au lieu de la garder pour soi et d’être fier de garder les mains propres » (Pierre Boulez, Le  Monde, 1974).

 

C’est en 1969 qu’à l’initiative de Georges Pompidou, Président de la République, Pierre Boulez est invité à concevoir le futur IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique) qui sera créé en 1974. Ses portes ouvrent en 1977 et Boulez le dirige jusqu’en 1998. En, 1975, sous l’égide du ministre de la culture, Michel Guy, il crée et préside l’Ensemble InterContemporain. Dans les années quatre-vingt, il participe au projet de nouvel Opéra Place de la Bastille et de la Cité de la Musique dans le quartier de la Villette.

 

Enfin la nouvelle Philharmonie de Paris lui doit beaucoup. C’est Pierre Boulez qui depuis des décennies demandait aux pouvoirs publics la réalisation d’une grande salle de concerts symphoniques à Paris, à même de rivaliser avec celle de Berlin, le Parco della Musica de Rome, le Palais des Arts de Budapest ou d’autres ensembles de cette envergure internationale, en Europe, outre-Atlantique et ailleurs. Il n’est pas dit que la grande salle de la Philharmonie (actuelle dite « grande salle - Philharmonie 1 »), qu’il n’aura pu inaugurer, pour des raisons de santé, et dont il n’aura pas eu le temps de fêter le premier anniversaire, ne porte un jour son nom.

 

C’est en Allemagne que Daniel Barenboim ouvrira à Berlin en 2017 une grande salle de concert portant le nom de Pierre Boulez.

 

Pierre Boulez – Pierrot, comme l’appelaient affectueusement et familièrement ceux qui le connaissaient bien –, va manquer au monde musical et artistique en général ainsi qu’au public, mais son œuvre immense, ses interprétations magistrales heureusement gravées pour toujours, mais aussi ses « ateliers », ses conférences, ses cours, ses nombreux écrits, son enseignement en somme  resteront à jamais vivants pour les générations futures.

 

En guise de conclusion, pour le futur, citons encore Pierre Boulez   : « La politique doit servir l’art, et non l’inverse ».

 


En 2005 à la Cité de la musique ©Mehdi Fedouach/AFP

 

 

Chronologie sommaire et principales œuvres (les dates peuvent varier selon les chronologies, selon que l’on évoque l’écriture de l'œuvre – échelonnée du reste sur plusieurs années voire des décennies - sa création, sa re-création ou bien sa publication) :

 

1925 26 mars : naissance à Montbrison en Haute-Loire

1942 : entrée au Conservatoire National de Musique de Paris

1945 : 12 Notations pour piano, Trois psalmodies pour piano, Variations pour piano (main gauche)

Quatuor pour quatre ondes Martenot

1946 : directeur musicale de la compagnie Renaud-Barrault – Première Sonate pour piano, Sonatine pour flûte et piano, Le visage nuptial

1947 : Symphonie concertante (perdue)

1948 : Deuxième Sonate pour piano, Sonate pour deux pianos

1949 : Livre pour quatuor à cordes (révisé en 2011-2012)

1950 : Le Soleil des eaux

1951 : Structures 1 pour deux pianos, premier livre, Polyphonies pour orchestre, Deux études, pour bande magnétique, Oubli signal lapidé pour douze voix

1954 : le « Domaine Musical » – Le Marteau sans Maître

1955 : La Symphonie mécanique, musique pour le film de Jean Mitry, pour bande magnétique, L’Orestie, musique de scène pour la trilogie d’Eschyle, pour voix et ensemble instrumental

1956-1957 : Troisième sonate pour piano, Pli selon pli, Figures-Doubles-Prismes pour orchestre, Structures 2, pour deux pianos, deuxième livre

1957 : Don, pour soprano et orchestre, Improvisation II sur Mallarmé, « Une dentelle s’abolit », pour soprano et neuf instruments, Le Crépuscule de Yang Koueï-Fei, musique pour la pièce radiophonique de Louise Fauré, Strophes pour flûte

1958 : Installation en Allemagne, Poésie pour pouvoir, d’après Henri Michaux, pour récitant, orchestre (en trois groupes) et bande magnétique, Improvisation I sur Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », pour soprano et orchestre

1959 : Improvisation III sur Mallarmé, « A la nue accablante tu », pour soprano et orchestre

1959-1960 : Tombeau, pour soprano et orchestre

1962 : publication de Pli selon pli, portrait de Mallarmé pour soprano et orchestre

1963 : écrit Penser la musique aujourd’hui (écrits théoriques)

1964 : Éclat pour orchestre

1965 : Éclat/Multiples

1966 : texte de Pierre Boulez dans Le Nouvel Observateur, et rupture avec la politique du ministre de la culture de De Gaulle : « Pourquoi je dis non à Malraux. » Boulez y exprime son point de vue concernant la réorganisation de la vie musicale française proposée par Malraux. Boulez dénonce la nomination du compositeur Marcel Landowski à la direction de la musique au ministère des affaires culturelles et la volonté de séparer la musique de l'action culturelle générale. Selon lui, l'organisation de la vie musicale ne peut s'épanouir dans ses cloisonnements d’alors et sans un renouvellement complet de son administration

1967 : chef permanent de l’Orchestre de Cleveland

1968 : Domaines, pour clarinette solo et six groupes instrumentaux, Explosante/Fixe …, œuvre « ouverte » à la mémoire d’Igor Stravinski, pour ensemble et électronique en direct (version 1972   éditée en 1974), Livre pour cordes

1969 : Pour le Dr. Calmus, pour ensemble, Über das, über ein verschwindelaren

1970 : Cummings ist des Dichter, pour chœur et orchestre, sur des textes de E. E. Cummings

1971 : Pierre Boulez devient chef permanent de l’Orchestre de la BBC, du London London Symphony Orchestra de Londres et de l’Orchestre Philharmonique de New York

1972 : création de l’IRCAM - Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique

1974 : Rituel in memoriam Bruno Maderna pour orchestre en huit groupes

1975 : création de l’EIC – Ensemble InterContemporain

1976 : Messagesquisse pour violoncelle et six violoncelles, dédié à Paul Sacher

1976-1995 : professeur au Collège de France

1976-1979 : dirige le Ring de Richard Wagner à Bayreuth (mise en scène de Patrice Chéreau).

« Le Ring du centenaire, qui a été dirigé par P. Boulez et mis en scène par P. Chéreau, vient d'achever sa cinquième et dernière année d'existence. Une heure et demie d'applaudissements après que le Walhalla, une fois encore, se soit écroulé dans les flammes, et cent un rappels. Oubliés, les huées de la première année, le départ de plusieurs musiciens, les mauvaises humeurs de l'orchestre et de certains chanteurs ; oubliés, aussi, le comité d'action pour la sauvegarde de l'œuvre de Wagner, les tracts distribués et les lettres anonymes qui réclamaient la mise à mort du chef d'orchestre et du metteur en scène. » (Michel Foucault, L’imagination du XIXe siècle).

1977 : ouverture de l’IRCAM au Centre Pompidou à Paris

1979 : dirige la première mondiale de Lulu de Berg à l’Opéra de Paris

1980 : Notations pour orchestre (I à IV ; VII en 1998)

1981 : Répons pour six solistes et orchestre et dispositif électronique (version finale au festival d’Avignon de 1988)

1984 : Dérive pour 6 instruments, Notations V-XII pour orchestre

1985 : Dialogue de l’ombre double pour clarinette et dispositif électronique, Mémoriale pour ensemble

1987 : Initiale, pour septuor de cuivres

1988-2002 : Dérive 2 pour onze instruments

1990 : Dérive 2, deuxième version pour onze instruments

1991 : Anthèmes pour violon seul

1994-2001 : Incises pour piano

1996-1998 : Sur Incises pour trois pianos, trois harpes et trois percussions-claviers

1997-2008 : Anthèmes 2 pour violon et dispositif électronique

2003 : Pierre Boulez est compositeur en résidence au festival de Lucerne

2004 : dirige Parsifal à Bayreuth dans la mise en scène de Christoph Schlingensief

2005 : Une page d’éphéméride pour piano

2006 : création de Dérives 2 au festival d’Aix-en-Provence

2011 : Dernier concert à Paris, à la tête de l'Orchestre de Paris

2015 : le 14 janvier : ouverture de la Philharmonie de Paris dans le Parc de  Villette, près de la Porte de Pantin ; en mars-juin, monumentale exposition d’hommage à Pierre Boulez pour ses 90 ans (Philharmonie de Paris) ; en juin : les 33 œuvres complètes de Pierre Boulez se retrouvent dans un coffret édité par Deutsche Grammophon, cette intégrale discographique est présentée par Boulez.

2016, le 5 janvier : mort de Pierre Boulez, à 90 ans, à Baden-Baden. Le 14 janvier : premier anniversaire de la Philharmonie de Paris ; le même jour : cérémonie d’hommage à Pierre Boulez en l’église Saint-Sulpice à Paris (discours de Daniel Barenboim, de Renzo Piano et de Laurent Bayle).

 

 

Deux propos de Pierre Boulez

 

Boulez visionnaire : la Cité de la Musique et la future la Philharmonie de Paris

 

« Étendre l’activité de la Cité de la Musique à une grande salle correspond à une nécessité urgente. Elle exigera un orchestre en résidence : l’Orchestre de Paris est exactement à même de remplir ce rôle. Il conviendra d’inventer une sorte de couloir de communication qui représenterait pour le présent, avec des techniques performantes, ce qu’est le musée pour le patrimoine. Une médiathèque-banque de données serait la contrepartie idéale de ce musée dans le couple statique-dynamique. S’ajoutant à cet ensemble, la Grande Halle serait un lieu d’accueil sur le modèle si populaire des « Proms » à Londres. Au mois d’août, Paris n’a rien à offrir, pas plus aux visiteurs qu’aux Parisiens. Le succès du festival Paris Quartier d'Été prouve que le public est potentiellement là. Ne serait-il pas envisageable en outre, d’établir une relation permanente entre le Musée de la musique et le Musée des sciences ? Ce dernier prendrait en charge tout ce qui concerne les rapports entre le son et la musique... » (Le Monde, 25 mars 1999).

 

Sur la relation poème/musique à travers la rencontre avec l'œuvre de René Char : la trilogie Le Visage nuptial, Le Soleil des eaux, Le Marteau sans maître

 

« Pourquoi le musicien cherche-t-il cette ressource extérieure, pourquoi choisit-il ce qui est infiniment plus qu’un tremplin pour son imagination, ce qui va devenir sa propre substance ? Pourquoi ce poème, ce poète ? La réponse simple autant qu’énigmatique pourrait se résumer en la parole évangélique : ''Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé...''. Par trois fois, l'œuvre de René Char m’a lancé une objurgation ; par trois fois j’ai répondu à cette incitation comminatoire, de trois façons bien différentes, car le poème instinctivement choisi correspondait à la nécessité et au moment de la rencontre. Le Visage nuptial explicite la narration du poème, se modèle entièrement sur la forme, s’articule littéralement selon lui. La musique s’invente en parallèle au texte, le suit dans ses méandres, de la rencontre au renoncement. Le Soleil des eaux est bien davantage un texte de liaison qui va rassembler des idées musicales déjà constituées, mais éparses, et leur donner l’indispensable cohésion. Le Marteau sans maître s’attache à une relation plus complexe où la présence du poème n’est pas le seul facteur d’alliance. Il irrigue toute l’invention musicale, même lorsqu’il a cessé d’être là. » (Le Monde, 12 juillet 1990).

 

Jérôme Bloch.

Agrégé de l’Université

 

 

****

 

Pierre Boulez nous a quittés

 

par Michael Haefliger, directeur du Festival de Lucerne

 


En 2007, à Lucerne ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

 

«Je suis un compositeur, chef d’orchestre et musicographe français.» C’est très probablement ainsi que Pierre Boulez (26 mars 1925 – 5 janvier 2016) aurait répondu si on l’avait questionné sur lui-même – simplement, sobrement, sans se mettre en scène le moins du monde. C’est ainsi que la plupart de ses «disciples», dont je fais partie, l’ont connu, perçu et vu. C’est ainsi qu’il est devenu pour nous un grand modèle, presque un demi-dieu. Nous avons admiré ses faits et gestes, sa façon implacable de poursuivre ses objectifs quels qu’ils soient, petites avancées ou grandes révolutions. Sa disparition, la nuit dernière, nous plonge dans une profonde tristesse. Grand homme et grand artiste, il a imprimé sa marque sur notre festival et l’a immensément enrichi.

Ma première impression de Pierre Boulez remonte aux années 1971–1977, années où il était à la tête du Philharmonique de New York et mettait sur pied des programmes et des concerts d’un genre radicalement nouveau, juxtaposant Bach, Schubert, Liszt, Webern, Berg, Stravinsky et ses propres œuvres comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Ce cosmopolitisme avait un sens: il révélait des rapports d’une partition à l’autre et incitait à faire de nouvelles expériences auditives, par exemple à la faveur d’un Rug Concert où l’on écoutait la musique confortablement installé sur un tapis. On chercherait encore aujourd’hui en vain ce genre de concerts qui, par sa manière inédite de présenter la musique au public, regardait déjà loin vers l’avenir.

Le fait est qu’il y avait du révolutionnaire en Boulez, et il n’avait pas d’état d’âme lorsqu’il s’agissait de défendre ses idéaux et l’avenir de l’art et de la culture. Il n’hésita pas, par exemple, à écrire Schönberg est mort, un article aussi impitoyable que pertinent sur l’inventeur du dodécaphonisme. Par ailleurs, considérant le monde de l’opéra comme figé et la gestion des théâtres lyriques dépassée, il alla jusqu’à suggérer de «faire sauter les maisons d’opéra». Ce qui ne l’empêcha pas de monter avec Patrice Chéreau, en 1976, à Bayreuth, une Tétralogie de Wagner aujourd’hui entrée dans la légende. Avec Chéreau encore, il conçut en 1989 un projet de «salle modulable» pour l’Opéra Bastille: une architecture d’un genre nouveau qui devait permettre de mieux mettre en relation la scène et l’espace destiné au public grâce à des éléments à géométrie variable. À l’époque, ce projet ne put être réalisé pour des raisons financières.

Je n’oublierai jamais ce moment, en janvier 2006, où Pierre Boulez me remit ce projet de « salle modulable» (une étude de plusieurs pages) dans sa maison de Baden-Baden et m’encouragea à le mettre en œuvre à Lucerne. La volonté de le mener à bien ne m’a toujours pas quitté!

Mais c’est Paris qui était le principal lieu d’activité de Boulez, lequel avait été chargé en 1969 par le président Georges Pompidou en personne de créer un institut de recherche et de création musicale associé au Centre Beaubourg. Ainsi naquit l’Ircam (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) qui devint avec l’Ensemble intercontemporain et plus tard la Cité de la musique le centre de l’activité de Pierre Boulez. C’est dans un petit bureau de l’Ircam aménagé on ne peut plus sobrement que nous eûmes en décembre 2000 notre premier entretien sur un projet qui allait déboucher sur la LUCERNE FESTIVAL ACADEMY. Sa réaction à mon idée fut simple et directe comme d’habitude: «J’ai toujours rêvé de mettre sur pied quelque chose de ce genre, venez me voir en janvier à Baden-Baden.» Et le projet prit forme à la vitesse éclair. Dès l’été 2003 eut lieu à Lucerne une sorte d’«avant-première» et un an plus tard, la LUCERNE FESTIVAL ACADEMY, avec ses cent vingt stagiaires du monde entier, était devenue réalité.

Pour Pierre Boulez, comme cela avait été le cas pour son professeur Olivier Messiaen, rien ne semblait désormais plus important que de transmettre à de jeunes gens ambitieux, dans le cadre de cette Académie, son énorme savoir, son expérience, ses grands idéaux. C’est ainsi que des légions de jeunes passionnés firent le pèlerinage de Lucerne et se nourrirent de l’esprit du maître avec enthousiasme. Le festival, qui avait été jusque-là centré sur l’organisation de concerts exceptionnels, abritait désormais une institution remarquable destinée aux apprentis musiciens d’orchestre, chambristes, chefs d’orchestre et compositeurs.

On n’a pas oublié les innombrables répétitions et concerts de Boulez avec le LUCERNE FESTIVAL ACADEMY Orchestra et les formations de chambre de l’Académie ; ses cours avec de jeunes chefs et compositeurs prometteurs ; ses programmes originaux où figuraient ses propres œuvres – Répons, Le Marteau sans maître, éclat/multiples, Notations –, Gruppen de Stockhausen et de nombreuses créations ; ses interprétations exemplaires de la Sixième Symphonie de Mahler, des Trois Pièces pour orchestre de Berg, du Mandarin merveilleux de Bartók et du Sacre du printemps de Stravinsky.

Le 2 octobre 2011, j’ai vécu un moment particulièrement intense au Royal Festival Hall de Londres où Pierre Boulez dirigeait ce soir-là  sa partition Pli selon pli, inspirée par des poèmes de Mallarmé, avec Barbara Hannigan en soliste et un orchestre formé de musiciens de l’Ensemble intercontemporain et de la LUCERNE FESTIVAL ACADEMY. À ce concert, l’osmose entre le grand compositeur et le brillant chef d’orchestre s’est manifestée de manière impressionnante.

Les liens d’amitié et la loyauté qui unissaient Pierre Boulez à de nombreuses institutions étaient remarquables. Là aussi, il ne connaissait pas les compromis, l’opportunisme lui était étranger. À Bayreuth, il continua de se tenir fermement aux côtés de Wolfgang Wagner après que celui-ci eut été lâché par les médias et les politiques. À l’été 2004, il joua les médiateurs pour défendre le Parsifal controversé mis en scène par Christoph Schlingensief et permit ainsi la réalisation d’une des productions les plus intéressantes de Bayreuth ces dernières années. En 2007, lorsque Claudio Abbado dut renoncer pour des raisons de santé à diriger les concerts du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA au Carnegie Hall, Boulez le remplaça au pied levé et donna une interprétation éblouissante de la Troisième Symphonie de Mahler. Tout ceci en dit long sur l’un des artistes et l’un des hommes les plus remarquables de notre époque, qui mettait toujours sa personne au service de l’intérêt supérieur, et avec la plus grande évidence.

C’est à l’origine grâce à Paul Sacher, grand ami et mécène de Boulez, que celui-ci fut introduit au Festival de Lucerne. Sacher, qui faisait partie à l’époque de la commission des programmes, recommanda Boulez comme chef d’orchestre dès les années 1960. En 1975, Boulez fut invité avec le Philharmonique de New York à diriger deux concerts, et en 1983 Sacher présenta le compositeur au public de Lucerne dans un concert commenté.

Le LUCERNE FESTIVAL, qui considère comme essentiel de s’engager en faveur de la musique de notre temps et des musiciens de demain, et qui continuera de le faire avec passion, remercie Pierre Boulez pour la contribution inestimable qu’il a apportée à son développement.

Boulez nous a laissé de nombreux rêves et de nombreuses traces, pourrait-on dire en paraphrasant son ami poète René Char, qu’il admirait tellement. Il faut maintenant continuer de rêver ces rêves, et les réaliser.

 

«Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver (René Char)