À RESERVER SUR L'AGENDA
11 / 10
Récital Muza Rubackyté à Gaveau
Après une tournée internationale triomphale, la pianiste franco-lituanienne Muza Rubackyté donnera un récital intitulé “Joie et lumière” à la Salle Gaveau. Si son dernier concert parisien à l’Amphithéâtre Bastille, consacré à Louis Vierne, était sombre et empli de “Spleen et détresse”, c’est maintenant vers la lumière que Muza se tourne en proposant un programme sous forme d’un poème lyrique, véritable “ode à la joie” guidée par Bach (Chaconne dans l'arrangement de Busoni), Beethoven (Sonates op. 31/3 et op. 110) et Liszt (Venezia e Napoli). En effet, tous les programmes que construit la pianiste ont un sens profond. Jamais elle ne cède à la tentation d’interpréter une œuvre pour sa simple beauté ou pour prouver sa virtuosité. Cette soirée dédiée essentiellement à Beethoven a pour but de montrer que, malgré les douleurs, les chagrins, les déceptions, les deuils, chacun tend vers sa lumière, au bout du chemin.
Salle Gaveau, le 10 octobre 2014, à 20H30. Location : sur place, 45, rue La Boétie 75008 Paris ; par tel : 01 49 53 05 07 ; en ligne : www.sallegaveau.com
14 / 10
Quand Rameau et Voltaire cohabitent
Pour fêter la victoire militaire de Louis XV à Fontenoy et la suprématie française qui couronnaient la Guerre de Succession d’Autriche, il ne fallut pas moins que les talents mêlés de Voltaire et de Rameau. Pour leur nouvelle collaboration, après Samson et La Princesse de Navarre, ils imaginent une éblouissante fête intitulée Le Temple de la Gloire. Après une création fastueuse à la Cour, en 1745, l’œuvre sera remaniée l'année suivante pour l’Académie royale où elle triomphera grâce aux pages virtuoses dédiées à tous les grands talents de la troupe chantante et dansante. Voltaire ambitionne de poursuivre ses idées de réforme de l'opéra, esquissées dans Samson, et de mettre en avant les valeurs morales que sont le « vrai courage, la modération et la clémence », même si dans le remaniement de 1746, cette dimension s'efface au profit des conventions galantes de l'époque. Il est intéressant d'entendre à nouveau ce Ballet héroïque en un prologue et trois entrées, interprété en version de concert par le Chœur de Chambre de Namur et Les Agrémens, orchestre sur instruments anciens de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sous la direction de Guy Van Wass.
Opéra Royal du Château de Versailles, le 14 octobre 2014, à 20H. Location : en ligne : www.chateauversailles-spectacles.fr
16, 19, 22, 24, 27, 29 / 10 - 1, 5, 8 / 11
L'Enlèvement au sérail : le grand retour parisien
Die Entführung aus dem serail enfin de retour au Palais Garnier, voilà qui ravira les mélomanes, car le Singspiel de Mozart n'y était plus représenté depuis des lustres. Pourtant la première édition piano-chant en langue française remonte à 1799, vraisemblablement à la suite des représentations parisiennes de la fin de 1798, comme on peut le lire dans l'ouvrage « Mozart et la France, de l'enfant prodige au génie » (Éditions Symétrie, voir rubrique Le coin bibliographique, ci infra). Bien sûr, on jouera la pièce dans son original allemand, car les goûts d'aujourd'hui ne sont plus ceux des amateurs de la fin du XVIII ème, et le surtitrage étant passé par là. Le Sérail, K 384, commande de Joseph II, c'est plus que la célèbre boutade du monarque « beaucoup trop de notes, Mozart ! ». C'est le triomphe des idéaux des Lumières, où un personnage renégat, Selim, tire la morale par le pardon et une leçon de tolérance religieuse donnée aux deux amoureux Constance et Belmonte. Si des personnages bouffes les entourent, Osmin au premier chef, c'est pour mieux faire émerger cette morale qui bannit la vengeance au profit de la grandeur d'âme. On est proche des idées que professera Gotthold Ephraim Lessing dans Nathan le Sage (1799), et de la conduite maçonnique. Cette nouvelle production est confiée à l'actrice-metteur en scène Zabou Breitman qui abordera sa première régie d'opéra. Le directeur musical Philippe Jordan sera au pupitre, à la tête d'une distribution de choix faisant la part belle aux nouveaux talents, Anna Prohaska, Bernard Richter, Lars Woldt... Une seconde série de représentations est prévue en janvier/février 2015.
Palais Garnier, les 16, 22, 24, 27, 29 octobre, 1er, 5, 8 novembre 2014, à 19H30 et le 19/10 à 15H Location ; Palais Garnier, angle rues Scribe et Auber, 75001 Paris, ou Opéra Bastille, 130 rue de Lyon, 75012 Paris ; par tel. : 08 92 89 90 90 (depuis l'étranger : 331 72 29 35 35 ) ; en ligne : www.operadeparis.fr
18 / 10
Erwartung à l'Opéra Bastille
L'opéra en un acte Erwartung (L'attente) d'Arnold Schoenberg, sur un texte de la poétesse Marie Pappenheim (1909, mais créé en 1924) prend la forme d'un monologue, celui de La femme angoissée face à la prémonition d'une réalité à la dureté de laquelle elle ne pourra échapper : la mort de l'amant qu'elle attendait mais dont elle appréhendait la disparition. Les divers états psychiques du personnage, peu à peu gagné par la peur et l'hallucination, sont minutieusement traduits par le compositeur qui a donné à propos de sa pièce un luxe de détails allant jusqu'à l'indication de mise en scène. L'instabilité du discours, l'atonalisme du langage musical à travers un orchestre souvent foisonnant, créent un sentiment de malaise. Il n'est pas si fréquent de pouvoir écouter cette œuvre singulière, terriblement exigeante pour son interprète, dès lors que requérant la maîtrise de divers procédés vocaux, du parlando à l'expression lyrique la plus tendue. Raison de plus pour courir à l'Opéra Bastille l'entendre dans l'interprétation de Angela Denoke, une spécialiste de la musique du XX ème siècle, et sous la direction de Ingo Metzmacher, un chef dont l'affinité avec celle-ci est patente. Pour montrer son éclectisme, il donnera aussi la Quatrième symphonie de Brahms.
Opéra Bastille, le 18 octobre 2014, à 20 H. Location : voir ci-dessus.
23 – 26 / 10
Pianoscope à Beauvais
Boris Berezovsky a convié à Beauvais, pour la 9éme édition de Pianoscope, une pléiade de jeunes talents et de pianistes confirmés. Durant un long week end on pourra entendre aussi bien Nicolas Angelich jouer Haydn, Beethoven et Schumann (24/10, à 18H) que Jean-Claude Pennetier dans Haydn et Schubert (26/10 à 16H) - lequel donnera aussi une masterclass le 25, de 10 à 14H - ou les jeunes Alexei Petrov, Alexander Kantorow (le 23 à 18H), Rémi Geniet, élève de Brigitte Engerer (le 25 à 16H30) ou encore la propre fille de Berezovsky, Evelyne Berezovsky (le 25 à 18H30). « Lumières scandinaves » servira de fil conducteur à deux concerts durant lesquels on pourra entendre des pièces de Grieg, Sibelius, Nielsen, Berwald, mais aussi de Bjarne Brustad et de Johan Svendsen, outre des musiques traditionnelles nordiques (les 25 à 20H30 et 26 à 18H). Un concert de jazz réunissant le pianiste Baptiste Trotignon et le percussionniste Minino Garay aura ouvert les festivités (le 23 à 20H30). Quelques amis fidèles prêteront leur concours, tels que le celliste Henri Demarquette, le violoniste Jean-Marc Phillips-Varjabédian, l'altiste Elina Pak et la chanteuse Yana Ivanilova.
Théâtre du Beauvaisis hors les murs, Auditorium Rostropovitch, Grange de la Maladrerie Saint Lazare. Renseignements et location : Direction des Affaires Culturelles, rue de Gesvres, 60000 Beauvais ; par tel. : 03 44 15 67 00 (renseignements) et 03 44 45 49 72 (billetterie) ; en ligne : pianoscope.beauvais.fr ou www.beauvais.fr
23 & 24 / 10
Sur le fil, création à l'Athénée
Avec Sur le fil, Hélène Thiébault a conçu un conte sans texte, pour lumière, guitares, son et objets animés. Ce n'est ni un concert, ni un spectacle au sens conventionnel de ces termes, mais un voyage visuel et sonore, qui n'impose rien, mais donne à penser, à ressentir, à rêver. Le propos narratif sous-jacent est ainsi conté par la lumière et la musique, à travers une quinzaine de tableaux empruntant à des auteurs divers, de Philippe Mouratoglou, l'interprète guitariste, mais aussi de Léo Brouwer, Fernando Sor, Heitor Villa-Lobos, Arthur Kampela (*1960), Augustin Barrios Mangore (1885-1944) ou Benjamin Britten. La lumière se substitue au texte, narrative, évocatrice, suggestive, pour faire émerger la théâtralité et une forme d'épure, à l'aune de ce personnage perché sur un fil, qui ouvre le spectacle. La mise en scène sera assurée par l'auteure.
Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet, les 23 et 24 octobre 2014 à 20H. Location : Square de l'Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009 Paris ; par tel. : 01 53 05 19 19; en ligne : www.athenee-theatre.com
24, 25, 26 / 10
Pornic Classic ou l'automne en musique en bord de mer
Pour sa troisième édition, Pornic classic convie à un week end musico balnéaire de musique de chambre dont la cheville ouvrière sera le Trio Élégiaque. Celui-ci donnera deux concerts, autour de Schubert (Le pâtre sur le rocher, avec la soprano Helen Kearns et le clarinettiste Pierre Génisson, et le Quintette La truite), ou associant Ravel (Trio) à Chausson (Concert pour piano, violon et quatuor à cordes). Carte blanche sera donnée à la harpiste Marielle Nordman qui de Haendel à Schubert, de Vivaldi à Albeniz, associera son instrument au piano, à l'alto, au quatuor, et même aux claquettes. Celle-ci donnera encore une masterclass de musique de chambre, tout comme l'altiste Bruno Pasquier. En effet, un partenariat avec le Pont Supérieur, Pôle d'enseignement supérieur du spectacle vivant de Bretagne et des Pays de la Loire, permettra à ses élèves de suivre des classes de maître de musique de chambre, ouvertes au public. Ils donneront à l'issue de ces cours un concert gratuit. Enfin, Jean-François Zygel signera le concert de clôture avec un programme surprise.
Concerts à l'Espace Val Saint Martin Pornic, les 24 et 25 octobre 2014 à 19 H et le 26 à 15H30 et 18H. Masterclass à la Chapelle de l'Hôpital, les 24 et 25/10 de à 14 à 17H et concert (gratuit) des élèves le 26 à 11H. Location : Office du tourisme de Pornic, 44210 Pornic ; par tel.: 02 40 82 04 40 ; en ligne : ot-pornic.fr ou pornicclassic@gmail.com
24, 26, 28 / 10 et 5, 7, 21, 23 / 11
L'Amico Fritz s'en revient en Alsace
Il est piquant, mais somme toute bien normal, que L'Amico Fritz de Pietro Mascagni revienne en terre alsacienne. Car l'action de cet opéra, créé en 1891, un an après Cavalleria Rusticana, se passe en Alsace, tirée qu'elle est d'un roman, « L'Ami Fritz », imaginé par le duo Émile Erckmann-Alexandre Chatrian, une association littéraire qui durera plus de quarante ans, célébrant en particulier l'Alsace et ses mœurs. Cette comédie lyrique tourne résolument le dos aux accents véristes de l'œuvre précédente. La musique est y pastorale et tendre pour décrire dans une campagne idyllique les amours de Fritz Kobus et de la jeune Suzel : le riche propriétaire qui a juré de ne pas s'en laisser conter par les femmes, allant jusqu'à parier une vigne qu'il resterait garçon, va bien évidemment succomber aux charmes de la jeune alsacienne, à son panier de cerises et son bouquet de violettes. Voilà une œuvre dont l'apparente naïveté recèle quelques bons principes moraux. La nouvelle production de l'Opéra national du Rhin, à Strasbourg et à Mulhouse, sera mise en scène par l'imaginatif Vincent Boussard et dirigée par Paolo Carignani.
Opéra de Strasbourg, Place Broglie, Strasbourg, les 24, 28, octobre, 5, 7 novembre 2014, à 20H et le 26/10 à 15H. La Filature, Mulhouse, le 21 novembre à 20H et le 23/11 à 15H. Location : A Strasbourg/Opéra, 19 place Broglie, BP 80320, 67008 Strasbourg cedex ; par tel. : 825 84 14 84 ; en ligne : caisse@onr.fr A Mulhouse/La Filature, 20 allée Nathan Katz 68090 Mulhouse cedex ; par tel. : 03 89 36 28 28 ; en ligne : billetterie@lafilature.org
Jean-Pierre Robert. ***
L'ARTICLE DU MOIS
Vive la symphonie ! Attrait et vitalitÉ du genre chez les contemporains FRANÇAIS DE BERLIOZ
Dans le domaine symphonique, Berlioz
s’impose aujourd’hui comme la figure majeure du milieu du XIXe siècle
français. Ses chefs-d’œuvre dominent le répertoire orchestral de l’époque. Des
symphonies contemporaines, l’histoire n’en a retenu a posteriori qu’une poignée, essentiellement les deux premières de
Gounod et la « petite » symphonie en ut de Bizet. Grâce à l’entreprise enthousiaste de chefs qui
s’intéressent aux « petits maîtres », la discographie s’est, depuis
l’intégrale des symphonies de Saint-Saëns, enrichie de celles de Louise Farrenc, George Onslow, Théodore Gouvy, tout récemment de la Quatrième de Henri Reber.
En regard de la production de Beethoven,
alors que les symphonies de Mendelssohn puis celles de Schumann pénètrent la
scène européenne, la France ne se constitue pas de véritable école symphonique
avant les années 1870. Le rayonnement de Beethoven en Europe et la question de
sa succession ont progressivement contribué à faire oublier ceux qui ne se sont
pas engagés dans la voie ouverte par Berlioz et ont continué à écrire dans une
tradition plus classique. Dans un contexte musical par ailleurs largement
tourné vers l’opéra et les démonstrations de virtuosité, la symphonie ne
bénéficiait d’aucun statut privilégié pour s’implanter.
Pourtant,
la France est loin de délaisser le genre. Le dépouillement croisé des fonds de
partitions de la Bibliothèque nationale de France, des principaux périodiques
musicaux de l’époque – la Revue musicale, la Revue et Gazette
musicale de Paris, la France musicale, Le Ménestrel et l’Art
musical notamment –, des archives de la Société des concerts du
Conservatoire et autres témoignages d’époque – mémoires, correspondances etc.
–, a permis de mettre au jour près d’une soixantaine de compositeurs actifs
dans le domaine de la symphonie entre 1830 et 1870, auteurs de plus d’une
centaine de symphonies(1).
Cet
article présente ainsi, sous son aspect historique, tout un pan méconnu de
l’histoire de la musique instrumentale en France. À l’heure où le Tout-Paris
mélomane se presse à l’Opéra, l’intérêt que manifestent ces compositeurs pour
un genre qui s’était presque éteint dans les années post-révolutionnaires ne peut que piquer notre curiosité. En dévoilant les fondements d’une intense
activité de composition, on s’interrogera sur la personnalité et les
motivations de compositeurs qui semblent éviter la facilité d’un succès assuré.
La présence de leurs œuvres en concert sera alors l’occasion de revenir sur
l’essor des sociétés orchestrales et leur rôle fondamental dans le maintien
d’une tradition symphonique.
Trois générations
de symphonistes
« Le célèbre
Méhul est, je suppose le premier musicien français qui ait composé des
symphonies sur le modèle de celles de Haydn et de Mozart. Longtemps après lui,
MM. Rousselot et le comte de Sayve firent à
leur tour des tentatives en ce genre ; ensuite M. Onslow,
déjà renommé pour ses quintettes, MM. Félicien David et Georges Kastner,
compositeurs des plus distingués ; M. Elwaert,
Mme Farrenc, MM. Théodore Gouvy et Ferdinand Lavainne, ont
par des productions semblables, ainsi que par leur musique instrumentale de
chambre, mérité à juste titre l’estime des hommes compétents. » (2)
Ainsi
présenté en 1862, le paysage symphonique du premier dix-neuvième siècle –
hors Berlioz que l’auteur intègre à un paragraphe sur la musique dramatique –
diffère de ses descriptions les plus courantes. La simple évocation d’une
dizaine de compositeurs dessine une réalité bien plus féconde que la postérité
ne nous l’a laissé croire. De George Onslow, né en
1784, à Georges Bizet, né en 1838, jusque même Benjamin Godard (1849-1895) à
qui l’on doit un premier essai en 1865, se succèdent près de trois générations
de symphonistes. S’ils sont pour la plupart parisiens, ils viennent aussi de
Nantes (Pierre Rebeyrol), Lille (Ferdinand Lavainne, Pierre Baumann, Victor Delannoy), Toulouse
(Pierre-Louis Deffès), La Rochelle (Léon Méneau), Clermont-Ferrand (George Onslow)
ou bien encore Cambrai (Célestin Tingtry). Leur
activité se concentre à Paris, certains ont rayonné plus largement, parfois
même à l’étranger, quelques uns sont actifs à plein temps en province comme
Pierre Rebeyrol ou Pierre Baumann(3).
Si
les plus connus figurent au centre de la vie musicale, rares sont ceux qui ont
atteint la gloire par leurs œuvres purement orchestrales. Saint-Saëns fait
figure d’exception avec sa Symphonie op. 2 : il apparaît au grand
jour en 1854 alors qu’il n’a pas encore vingt ans, à la faveur d’une
symphonie – très favorablement accueillie – qu’il présente d’abord de manière
anonyme au public parisien. Avant de se tourner vers la symphonie, George Onslow atteint le sommet de sa carrière par une vaste production
de musique de chambre dont le succès allemand dépasse l’accueil qui lui est
fait en France. Dans les années 1830 c’est, face à Berlioz, le seul compositeur
d’envergure à s’intéresser au répertoire symphonique. Comme lui, Henri Reber se
fait d’abord remarquer par ses œuvres de chambre. Lorsqu’il annonce son premier
concert symphonique en avril 1839, Berlioz présente « un jeune
compositeur digne de la sympathie chaleureuse de tous les vrais amis de l’art,
qui a déjà produit des trios et des quatuors de la plus grande beauté » (4). Félicien David
éblouit le public en décembre 1844 à la création du Désert. À cette époque, il a déjà composé trois de ses quatre
symphonies « à grand orchestre ». Seule femme du corpus si l’on
excepte l’unique essai vers 1849 de la jeune Clémence de Reiset – future vicomtesse de Grandval –, Louise Farrenc est
l’épouse d’un éditeur parisien réputé, Aristide Farrenc.
Introduite dans les salons bourgeois et les milieux musicaux de la haute
société aux côtés de son mari, mais élevée à ce rang par ses propres talents,
elle se fait connaître comme pianiste et pédagogue avant de s’imposer comme
compositrice. Au début des années 1820, elle forge ses premières armes dans le
répertoire pour piano à la mode. À ce choix courant pour une interprète, il
faut ajouter une grande lucidité de l’auteur qui connaissait bien le milieu
musical et savait que ce répertoire, particulièrement apprécié dans les salons
parisiens, était le meilleur moyen d’obtenir une reconnaissance en tant que
compositrice, indispensable pour aborder des pièces plus savantes. Ainsi
préparée, toute sa production orchestrale se concentre entre 1840 et 1858 avant
un retour vers le piano. De son côté, Charles Gounod se fait un nom dans le
domaine de la musique religieuse dès l’époque de son Prix de Rome. Avant la
création en 1854 de sa première symphonie en ré majeur, il est l’auteur de deux messes, diverses œuvres
chorales sacrées et s’est déjà initié à la scène avec Sapho et la musique de scène Ulysse. Il a fait la connaissance à Rome de Fanny Hensel et la retrouve à Berlin en 1843. Elle lui présente
son frère Felix Menselssohn,
qui l’accueille à Leipzig en lui faisant écouter sa Symphonie écossaise. Avec ses sept symphonies, Théodore Gouvy est le plus prolifique de tous et le seul qui soit
revenu de manière régulière à la symphonie tout au long de sa carrière.
Les
autres compositeurs ne pénètrent pas durablement la société musicale, mais
apportent leur pierre à un édifice en construction. Leurs symphonies se
partagent entre essais de jeunesse et propositions ponctuelles d’un
instrumentiste ou d’un chef d’orchestre. Léon Méneau préside ainsi la Société philharmonique de La Rochelle, Victor Delannoy est
nommé chef d’orchestre de l’Association musicale de Lille en 1855. À Paris, Deldevez aborde le répertorie symphonique alors qu’il est
encore violoniste à l’Opéra, mais s’affirme ensuite en tant que chef
d’orchestre, notamment à la Société des concerts du Conservatoire. Les œuvres
qui émanent d’instrumentistes-compositeurs ayant également suivi les classes
techniques du Conservatoire sont elles aussi nombreuses, que l’on évoque les
pianistes Georges Pfeiffer, Georges Mathias ou Ferdinand Lavainne,
les violoncellistes Pierre Baumann et Scipion Rousselot, le harpiste Edmond Larivière, le hautboïste Jean-Madeleine Schneitzhœffer,
le clarinettiste Pierre Rebeyrol ou l’organiste Lefébure-Wély. On rencontre enfin
des figures atypiques tels Joseph Turcas,
gendre de Cherubini et militaire de carrière, complet autodidacte en matière
musicale, ou Alexis de Castillon qui suit l’école de
Saint-Cyr et intègre le corps des lanciers de la Garde impériale avant de
démissionner pour franchir les portes du Conservatoire et se consacrer
définitivement à la musique.
Dans
un contexte favorable à la musique dramatique, l’attirance de compositeurs de
tous âges pour un genre purement orchestral témoigne d’une volonté et d’une
ambition sans faille. Familiarisés avec la symphonie par des lectures à la
table, par la lecture au piano de réductions de Haydn, Mozart ou Beethoven, par
l’audition régulière de ce répertoire en concert, tous abordent la symphonie
avec un bagage solide, renforcé pour la plupart par les enseignements d’Antoine
Reicha, lui-même auteur d’une douzaine de symphonies et fervent défenseur de la
musique instrumentale. Les raisons d’un choix atypique, les attentes et les
prétentions stylistiques de chacun face à la symphonie, aussi variées qu’il n’y
a de compositeurs, convergent néanmoins vers quelques profils types qui dessinent
les contours d’un paysage symphonique tout à fait singulier.
Une
symphonie ? Quelle « singulière idée » !
« On n’accepte
en France que la musique étiquetée d’une certaine manière. Pour que la
symphonie pût s’implanter définitivement en France, il faudrait que le violon
ouvrît une bouche comme Lablache, que le violoncelle
mît sa main sur sa poitrine comme M. Chollet, que le hautbois tortillât ses
yeux et gonflât sa gorge à la manière de mademoiselle Jenny Colon. » (5)
À
l’évidence, le contexte musical entièrement tourné vers l’opéra en ce milieu de
siècle ne profitait pas à la symphonie, tant le parcours était semé d’embûches,
de la gestation de l’œuvre à sa création puis son éventuelle édition. Qui,
constate Berlioz, aurait voulu faire confiance à un compositeur de symphonies
« en ce temps d’opéras-comiques, d’opérettes, d’opéras de salon, d’opéras
en plein air, de musique qui va sur l’eau, d’œuvres utiles destinées à soulager
de leur labeur quotidien les gens fatigués de gagner de l’argent » (6) ? Et quelle « singulière
idée » (7), quelle
« fantaisie » pour un jeune compositeur d’envisager une
symphonie dans un tel contexte ! L’abondance – relative – de
symphonies qui établissent une continuité du genre entre Étienne Méhul et César
Franck invite dès lors à un questionnement sur les motivations de chacun à
emprunter une voie où les chances de percer sont encore moins assurées qu’elles
ne le sont du côté lyrique. De l’exercice de jeunesse à l’aboutissement d’une
réflexion sur un genre prestigieux, loin d’être déconsidérée et reléguée au
rang d’œuvres de moindre intérêt, la symphonie se révèle un genre attractif où
la figure de Beethoven stimule autant qu’elle intimide, sans pour autant
décourager.
Premier
symphoniste français accueilli à la Société des concerts du Conservatoire,
George Onslow aborde la symphonie beaucoup plus tard
que ses successeurs, au plus fort de sa carrière. Quand il s’engage dans cette
voie à quarante-six ans, il est déjà un maître réputé dans le domaine de la
musique de chambre. Sa Troisième symphonie sera d’ailleurs l’arrangement d’un quintette avec contrebasse. Assuré de la
reconnaissance de ses pairs, il aborde la symphonie sans autre objectif que
d’appréhender l’orchestre dans ce qu’il propose de plus magistral. Au début des
années 1840, Louise Farrenc était elle aussi
reconnue, comme pianiste et compositrice de musique de chambre. Elle se tourne
vers l’orchestre par choix esthétique. Le milieu aisé dans lequel elle évolue
pouvait lui faire espérer la création de ses œuvres : si aucune n’était
placée dans l’un des programmes officiels des saisons orchestrales, elle
pouvait envisager une location de salle et un copiste à ses frais. À l’inverse,
la situation sociale et financière de Félicien David ne favorisait aucune de
ses ambitions. Attiré par la musique symphonique dès son retour d’Orient en
1835, Félicien David n’a alors à son actif que des chœurs et de la musique pour
piano. Le jeune compositeur de vingt-cinq ans rêve de gagner la scène lyrique
mais sait que sa technique est à approfondir. Retiré chez un ami dans la vallée
de la Bièvre, il analyse du Beethoven et se met à l’écriture de symphonies pour
patienter, pour se « tenir en haleine » (8). Sans argent, il s’attaque seul à l’élaboration
des parties séparées de sa Première symphonie et, lassé de n’être pas accepté
par les rares institutions orchestrales parisiennes, il entreprend une œuvre de
plus grande envergure. C’est son ode-symphonie Le Désert. Elle constitue l’œuvre maîtresse d’un vaste concert
organisé entièrement à ses frais au Théâtre-Italien le 4 décembre 1844.
Félicien David place en tête de programme le Scherzo de sa Troisième symphonie. L’immense succès du concert lui
donne alors accès aux sociétés orchestrales tant convoitées, qui accueilleront
ses deuxième, troisième et quatrième symphonies. Contrairement à son aîné et
grâce aux retombées de son succès au Prix de Rome, Gounod s’est déjà fait un
nom au-delà même de la France lorsqu’il se tourne vers la symphonie au milieu
des années 1850. Il est en bonne voie pour accéder à la scène lyrique mais est
convaincu que les musiques religieuse et symphonique sont supérieures à la
musique dramatique. C’est un peu pour se consoler de l’échec de La Nonne
sanglante (1854) qu’il se tourne vers le domaine purement orchestral et
compose, coup sur coup, deux symphonies. La « petite » symphonie en ut de Bizet, que l’auteur n’a jamais
considérée comme une œuvre à part entière et n’a pas cherché à faire jouer,
n’était au départ qu’un exercice de style inspiré par la symphonie en ré majeur
du maître Gounod. Pour Saint-Saëns, passée la première expérience d’une
symphonie en la majeur
écrite à quinze ans, l’attirance vers le genre de la symphonie s’affirme
très tôt comme vecteur possible d’un renouveau du genre. On pressent déjà, tant
au niveau formel qu’orchestral, la volonté de faire éclater les cadres. Le
principe de la fugue comme alternative à la traditionnelle forme sonate, les
audaces structurelles et les prémisses du principe cyclique trouvent en
Saint-Saëns un premier rénovateur. Avec Deldevez, un
peu plus tôt que les trois symphonies centrales de Saint-Saëns (op. 2, Urbs Roma et op. 55), la démarche était
aussi d’ordre prospectif. Tant la symphonie In stile maestoso que la symphonie Héroï-comique, guidée par un programme
poétique, proposent des alternatives originales aux cadres traditionnels, y
compris dans l’idée unitaire d’un quasi thème cyclique. Dans ce paysage,
Théodore Gouvy fait exception par ses sept symphonies
quand ses contemporains ne dépassent pas trois ou quatre partitions du genre.
L’ardeur qu’a mis le compositeur à faire jouer ses
œuvres et la volonté jamais entamée de poursuivre dans cette voie tranchent
avec ses contemporains. Ses affinités germaniques, sa proximité géographique
avec l’Allemagne et l’accueil renouvelé de ses œuvres outre-Rhin expliquent en
grande partie cette direction.
En
dehors des motivations personnelles, la présence de concours locaux et
nationaux contribue à asseoir le statut maître de la symphonie. Pierre Baumann
et Ferdinand Lavainne sont récompensés par l’une des
sociétés de science, de littérature et d’arts de Lille pour l’ensemble de leur
œuvre, François Watier pour sa symphonie envoyée en
1856. Cette année-là, Saint-Saëns remporte la troisième édition du concours de
la société Sainte-Cécile de Bordeaux avec sa symphonie « Urbs Roma », Célestin Tingry est deuxième. L’édition de 1866, à nouveau consacrée à la symphonie, voit la
victoire d’Eugène Chaine devant David Poll da Silva.
Depuis l’Italie, enfin, la villa Médicis favorise aussi la création
symphonique. La symphonie figure à partir de 1840 comme possible envoi de
deuxième ou troisième année à la place du traditionnel ouvrage de musique
sacrée. La liste générale des envois de Rome établie par Alexandre Dratwicki(9) met en valeur seize contributions partielles ou complètes de symphonies
entre 1830 et 1870(10).
Si le
genre de la symphonie stimule, si l’idée d’accéder à l’un des orchestres
parisiens motive, la multiplicité des transcriptions pour piano seul, piano à
quatre mains ou pour des formations plus insolites comme l’arrangement de la
Deuxième symphonie op. 19 de Henri Reber pour quatre violons, violoncelle,
contrebasse, poïkilorgue(11) et piano, ainsi
que leur circulation dans le milieu musical français, témoignent d’un attrait
partagé autant par les compositeurs que par les amateurs(12). Les séances de
lecture organisées dans les salons par des instrumentistes amateurs ou des
cercles de musiciens professionnels – comme les « séances d’émulation
musicale » de Clara Pfeiffer où, par deux fois en 1856 et 1864, la
symphonie de Georges Mathias est présentée dans un arrangement pour quatre
pianos à quatre mains de l’auteur – confirment cet engouement.
Dans
leurs versions originales aussi, malgré les nombreux obstacles, les symphonies
sont bien présentes sur la scène musicale.
La symphonie au
concert : une promotion discrète mais soutenue des jeunes générations
« Cette séance [de la Société Sainte-Cécile], annuellement
consacrée à l’exécution des œuvres des compositeurs contemporains, n’est pas la
moins intéressante de cette intéressante association. […] Là, peut-être, est
l’avenir de l’école française. Là, peut se produire l’art musical dans sa force
et dans sa liberté ; l’art instrumental, qui n’est pas obligé de subir, de
traîner après lui des cavatines, des airs brillantés de ce qu’on appelle les
prestiges de la vocalisation […], des exigences de scène qui font de ce pauvre
art musical un métis, un esclave, un castrat. La symphonie, cette large et
belle manifestation de l’art, que Haydn, Mozart et Beethoven ont porté si haut,
peut se développer grâce à l’hospitalité que lui accorde la Société
Sainte-Cécile. Il est vrai que, versé dans la science des sons, un compositeur
de nos jours ayant écrit une œuvre de ce genre, d’un style pur, irréprochable,
est presque toujours accusé d’imiter les deux premiers grands maîtres que nous
venons de citer ; et que s’il dépasse le but, la forme de Beethoven, on le
taxe de romantisme, ce qui ne lui imprime ni le cachet du génie, ni celui du
goût. » (13)
Ce préambule au compte rendu d’un concert
de 1854 où figure la Symphonie en ré majeur
de Georges Mathias résume les principales problématiques liées à la création
symphonique à l’époque de Berlioz : trouver une institution ouverte aux
jeunes générations et franchir les barrières de la critique musicale. Ainsi,
louant l’entreprise fondée par François Seghers pour favoriser l’essor de la
musique orchestrale contemporaine, Henri Blanchard déplore en filigrane le
manque d’ouverture de la Société des concerts du Conservatoire, cette
prestigieuse institution créée en 1828 par Habeneck, qui peine à s’ouvrir aux
jeunes, même une fois révélée l’intégralité des symphonies de Beethoven. Le
paradoxe que soulève ensuite Blanchard, c’est la double approche antagoniste et
contradictoire que reçoit en général la symphonie quand elle se livre à la
critique : qu’elle soit pensée en termes d’héritage et de filiation, ou envisagée
en tant que composition plus moderne, la symphonie n’est jamais « comme il
faut », rarement jugée en première écoute pour ce qu’elle est,
c’est-à-dire une œuvre contemporaine, en possible devenir.
Dans
ce contexte, les nombreuses traces de concerts témoignent d’une vitalité
certaine de l’activité symphonique à l’époque de Berlioz. Le dépouillement des
sources a ainsi permis de dénombrer près de 150 concerts qui s’échelonnent
régulièrement de 1830 à 1870, lors desquels on a pu entendre en France au moins
une symphonie d’un auteur français contemporain. Parmi ces concerts, se
détachent 70 créations, montrant que l’activité symphonique ne se limite
pas à une poignée d’œuvres nouvelles. La chronologie des concerts est
consultable en ligne sur le « Répertoire de la Symphonie française » (14).
Après
un déclin bien réel durant les premières décennies du XIXe siècle,
la survie de la symphonie dépendait – avant même l’attrait que pouvait leur
porter les compositeurs – de la résurrection des sociétés orchestrales et de
l’énergie que les chefs voudraient bien accorder à la sélection puis à la mise
en place d’un répertoire en constante évolution. Il y avait toujours la
possibilité d’engager les frais d’un concert privé mais, en dehors de quelques
compositeurs fortunés ou de l’exceptionnelle énergie déployée par Berlioz(15), l’unique objectif
était de figurer dans la programmation d’une société de concerts.
Parmi
les sociétés qui se développent dans le sillage de la Société des concerts du
Conservatoire, émergent l’Union musicale de Louis Manéra,
la Société Sainte-Cécile de François Seghers et, avec plus d’une trentaine de
concerts présentant des symphonies françaises, celles de Jules Pasdeloup :
Société des Jeunes artistes puis Concerts Pasdeloup. Toutes réservent une large
part de leur programmation aux jeunes générations et participent du maintien de
la symphonie au premier plan de la musique orchestrale. Après Félicien David et
Théodore Gouvy qui profitent de l’ouverture de
l’Union musicale en 1849, Reber, Gounod, Gouvy à
nouveau et Berlioz bénéficient de l’hospitalité de la Société Sainte-Cécile
entre 1850 et 1856. Avec son éphémère Grande Société philharmonique de Paris,
Berlioz lui-même porte toute son attention envers ses cadets. Deux jeunes
refoulés de la Société des concerts du Conservatoire, Léon Gastinel et Clémence de Reiset, y trouvent refuge en 1850 et
1851. Dans un même élan, Aristide Farrenc fonde sa
Société symphonique et projette l’exécution de symphonies de Léopold-François Aimon et de sa femme Louise. L’entreprise échoue après le
concert inaugural, laissant Léopold-François Aimon dans l’ombre où l’avait déjà renvoyé la Société des concerts. Avec la société
des Jeunes Artistes où « les appelés non élus dans la salle du
Conservatoire s’empressent de se rendre » (16), Jules Pasdeloup ouvre la porte à Gounod, Gouvy, Félicien David, Henri Reber, Lefébure-Wély. Il poursuit son entreprise avec le même enthousiasme
à partir de 1861 au sein de ses Concerts populaires : « Faites des
symphonies comme Beethoven, je les jouerai ! » disait-il pour attirer
les Français vers l’orchestre(17).
Gounod, Gouvy, Bizet, Saint-Saëns et Lacheurié ont profité du talent et de la renommée de cet
orchestre. Sur cette même période 1830-1870, une vingtaine de concerts se
placent hors institutions, ils émanent des compositeurs et se concentrent dans
la décennie 1830-1840, alors que Paris n’offrait aucune autre institution
orchestrale que la Société des concerts du Conservatoire. Reber, Gouvy, Félicien David, Mathias, Farrenc,
Georges Pfeiffer, Deldevez, Léonce Cohen, Léon
Kreutzer, Eugène Chaine et Saint-Saëns ont ainsi créé tout ou partie de
symphonies dans des concerts exclusivement consacrés à leurs propres œuvres.
En
renouvelant les programmes grâce aux créations de la jeune génération, en
laissant le quasi monopole des symphonies de Beethoven à Habeneck et ses
successeurs, les chefs d’orchestre Valentino, Manéra,
Seghers, Berlioz et Pasdeloup se forgent un public fidèle, aussi bien attiré
par la musique orchestrale que par la nouveauté. Grâce à des prix attractifs,
la foule est au rendez-vous :
« Aujourd’hui
il en coûte beaucoup moins au peuple des amateurs pour entendre d’excellente
musique d’orchestre, que naguère pour assister à une seule matinée ou soirée payante d’un virtuose-romance. Plus ambitieuse de gloire que de bénéfices, la Société
des concerts donnait depuis longtemps l’exemple du désintéressement. L’Union
musicale a voulu renchérir encore sur cette modicité du tarif, et a mis à si
bon marché l’éducation et les plaisirs de l’oreille qu’il n’y a plus à
s’étonner de voir son enceinte littéralement encombrée. » (18)
À
côté des nouveautés françaises, les orchestres puisent dans le vivier
symphonique de Haydn, Mozart et Beethoven avant de s’ouvrir aux œuvres
germaniques contemporaines de Mendelssohn, plus tardivement de Schumann(19). Thomas Tæglischsbeck, Ferdinand Ries, Charles Schwencke ou Louis Spohr viennent ponctuellement enrichir les programmations et
contribuent tant à tisser un réseau d’inspirations qu’à alimenter une réflexion
sur l’avenir de la symphonie après Beethoven.
***
Pas
plus que les compositeurs ne délaissent la symphonie, donc, la symphonie ne
s’efface de la vie orchestrale française. Elle occupe une place centrale de la
vie symphonique du milieu du XIXe siècle. Se dévoilant aux
croisements des sources musicales et littéraires, le paysage orchestral
français révèle progressivement toute sa richesse, une richesse qui éclaire
d’un angle nouveau l’histoire de la musique instrumentale. Les nombreuses
partitions, l’abondance des comptes rendus de concerts et la programmation
ininterrompue de ces symphonies entre 1830 et 1870 témoignent de l’attrait bien
réel d’un genre et d’une vitalité symphonique jusqu’alors insoupçonnée parmi les
contemporains de Berlioz.
Les quarante années qui maintiennent la
continuité du genre pendant et après les nouvelles propositions de Berlioz
constituent un fil conducteur qui mène, chez Saint-Saëns, d’une petite
symphonie aux couleurs post-mozartiennes à un vaste diptyque mêlant piano et
orgue à l’orchestre. Les nouveautés qu’apportent les compositeurs en terme de structures, de contours mélodiques, de langage
harmonique ou d’écriture orchestrale dessinent les contours d’une symphonie qui
s’émancipe progressivement d’un héritage viennois et engage la symphonie dans
la voie du renouveau.
Muriel Boulan*.
*
Muriel Boulan est Professeur agrégée à l’Université
Paris-Sorbonne et Docteur en Musicologie.
(1) Ces
recherches forment le noyau d’une thèse consacrée à ce répertoire contemporain
de Berlioz : Muriel Boulan, La Symphonie française entre 1830 et 1870,
Thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, dir. Jean-Pierre
Bartoli, 2011, 2 vol., 611 et 521 p. Une grande partie des
informations concernant les compositeurs, les principales caractéristiques de
leurs œuvres, les concerts et les sociétés de concerts qui les ont programmées
figurent désormais dans le « Répertoire de la Symphonie Française »,
base de données en ligne issue de cette thèse : http://www.ums3323.paris-sorbonne.fr/SYMPHONIES/index.php
(2) Andries, Jean, « La musique
instrumentale en France. La symphonie », Précis de l’histoire de la musique depuis les temps les plus reculés,
suivi de notices sur un grand nombre d’écrivains didactiques et théoriciens de
l’art musical, Gand, Impr. et Lithogr. de Busscher frères, 1862,
p. 156.
(3) Pour une
vision plus exhaustive des compositeurs concernés, on se reportera au « Répertoire
de la Symphonie Française » précédemment évoqué. On y retrouvera notamment
la liste des symphonistes répertoriés entre 1830 et 1870, associées à des
fiches biographiques pour les
compositeurs les moins connus.
(4) Berlioz, Hector, Journal des débats (18 avril 1839), Critique musicale, Cohen,
H. Robert et Gérard, Yves,
éd., Paris, Buchet-Chastel, 1996-2008, vol. 4,
p. 85.
(5) David, Jules, Jacques Patru, Bruxelles, Meline, Cans et Compagnie, 1840, Tome 2, p. 13. Louis Lablache était un baryton italien qui remporta à Paris un
immense succès, Jean-Baptiste Chollet un ténor français et Jenny Colon une
actrice et cantatrice française.
(6) Berlioz, Hector, « Symphonies de Reber. Stephen Heller », À
travers chants, Paris, Gründ, 1971 (1/1862)
p. 341.
(7) Ibid.
(8) David, Félicien, Lettres autographes
conservées au département de la BnF, lettre 74,
27 février 1837.
(9) Dratwicki,
Alexandre, « Les « Envois de Rome » des compositeurs
pensionnaires de la Villa Médicis (1804-1914) », Revue de musicologie,
Paris, Société française de musicologie, 91/1, 2005, p. 99-193.
(10) Envoient
une symphonie : François Bazin (1842), Victor Massé (1846), Léon Gastinel (1848), Pierre-Louis Deffès (1850), Jules Duprato (1851), Alfred Deléhelle (1854), Léonce Cohen (1855), Jean Conte (1858),
Charles-Joseph Colin (1859), Georges Bizet (1860), Samuel David (1860, 1861 et
1862), Jules Massenet (1865), Charles-Victor Sieg (1866), Alfred Rabuteau (1870).
(11) Orgue
de salon expressif, mis au point par Cavaillé-Coll. Il s’agit d’un instrument à
clavier à lames vibrantes, pouvant faire entendre les sonorités de flûte,
hautbois, clarinette et cor anglais.
(12) On
pourra avoir une idée des transcriptions existantes en consultant le
« Répertoire de la Symphonie Française ».
(13) Blanchard, Henri, « Société
Sainte-Cécile », Revue et Gazette
musicale de Paris, XXI/52 (24 décembre 1854), p. 414.
(14) Voir la
note 1.
(15) Sur la
totalité des concerts relevés en France, près de 60 proposent au moins l’une de
ses symphonies, en intégralité ou par fragments, la plupart sous la direction
du compositeur.
(16) Elwart,
Antoine, Histoire de la Société des concerts du Conservatoire Impérial de
Musique, Paris, Castel, 1860, p. 60.
(17) Rapporté
par Camille Saint-Saëns, Harmonie et mélodie, Paris,
Calmann-Lévy, 1885, p. 209.
(18) Bourges, Maurice, « Union
musicale. Deuxième concert », Revue
et Gazette musicale de Paris, XVII/7 (17 février 1850), p. 55. C’est la Troisième
symphonie de Reber qui clôt le concert.
(19) La Première symphonie de Mendelssohn arrive en 1843, tandis
que la Première de Schumann n’est programmée qu’en 1867, dix ans après
l’accueil de la Troisième symphonie par la Société des Jeunes Artistes.
FOCUS SUR LA MUSIQUE MODERNE
On sait bien peu de chose sur le compositeur
Maurice Journeau décédé il y a une quinzaine
d'années. En effet, sa centaine d'œuvres inédites – originales et
éventuellement transcrites ou orchestrées par lui-même – fut découverte avec
étonnement par quelques musiciens à la fin de l'année 1992. Puis les éditions Combre commencèrent à les publier régulièrement dès
1993, cédant ensuite leur fonds
éditorial aux Éditions Henry Lemoine à la fin de l'année 2010. Pourquoi cette
situation? Parce que le jeune compositeur n'avait pas désiré faire de la
musique sa profession, souhaitant seulement écrire en toute liberté. Ce choix
personnel ayant eu l'inconvénient de le laisser en-dehors du milieu musical et donc
pratiquement inconnu excepté de quelques excellents artistes disparus bien
longtemps avant lui.
Maurice Journeau (©Archives du Compositeur)
Chaque compositeur a son parcours musical
particulier. Celui de Maurice Journeau prend sa
source à Biarritz, sa ville natale, le 17 novembre 1898, dans un Pays basque où
la musique de Maurice Ravel deviendra vite omniprésente. Comme il le disait
lui-même plus tard avec amusement « On entendait sa musique à tous les coins de
rue, on ne pouvait y échapper! ». Il fut d'ailleurs très vite conscient de
cette imprégnation influençant ses toutes premières œuvres biarrotes et il prit
alors rapidement de la distance pour suivre son propre chemin musical.
L'organiste bien connue de la ville, Mlle Paris, qui sera ensuite la
dédicataire de sa première œuvre officielle (le « Menuet » op. 1) fut son
excellent et exigeant professeur de piano. Celui-ci restera donc l'instrument
dont il jouera tous les soirs de sa vie. Y compris à Paris mais avec la
discrétion requise dans un immeuble (même si les voisins du dessus assuraient
aimer l'entendre) et accentuée par son toucher velouté, attentif aux moindres
nuances, contribuant à cette exécution intime. Mais le fait déterminant pour sa
vocation fut l'écoute régulière à l'adolescence de concerts de musique de
chambre qui fit naître en lui l'envie de composer sa propre musique
personnelle. Il put enfin, après la guerre de 14-18, suivre à l'École Normale
de Musique de Paris des cours de composition, d'harmonie et de contrepoint, de
1920 à 1922. Même s'il ne cacha pas à ses maîtres Max d'Ollone et Nadia Boulanger qu'il ne poursuivrait aucun but professionnel ensuite,
ceux-ci lui recommandèrent néanmoins, lors de son départ, de toujours continuer
à composer. Ce qui fut la joie de toute son existence.
De retour à Biarritz, il retrouve la beauté de
la Côte basque, les fortes vagues de
l'Atlantique survolées par les mouettes aux cris aigus que sa « Sonate pour
piano et violon » opus 6 écrite en 1923 nous laisse imaginer. Une sonate
romantique dont le dédicataire, son maître Max d'Ollone,
lui écrivit « Cela marche, cela chante, cela vit! Et dans l'adagio, il y a des
choses qui m'émeuvent profondément ». Il retourne dans les Pyrénées voisines et
en Espagne toute proche, notamment à Saint-Sébastien où il passa quelques
années de sa petite enfance. Il revient dans ses lieux de promenade favoris
dans les environs qu'évoque sa seconde « Nuit basque », la sémillante « Nuit
d'automne : Saint-Jean-de-Luz, Ciboure ». Au Pays basque et en Espagne la danse est fréquente et même spontanée. Voire
mondaine à Biarritz comme dans sa tourbillonnante « Valse » op. 2 pour piano.
Ou plus naturelle telle la « Danse », titre de la deuxième de ses trois «
Pièces brèves » op. 8 également pour piano. Son « Trio pour piano, violon et
violoncelle » op. 7 de 1924 dédié « à Mademoiselle Nadia Boulanger » fut sa
troisième et dernière œuvre en hommage reconnaissant à un professeur. Cette
œuvre de musique de chambre reçut l'approbation de la presse musicale et du
critique Paul Le Flem lors de sa 1ère audition à la Société Nationale de
Musique, banc d'essai des jeunes compositeurs d'alors. Un prélude déjà à une
autre œuvre de musique de chambre, son quatuor à cordes op. 11 qu'il commence
en juillet 1925.
Biarritz
1998 – Le Centenaire
Devant quitter Biarritz en 1926 pour Nice, il
reprendra sur la Côte d'Azur l'écriture interrompue de ce quatuor qu'il
achèvera en février 1927 et qui sera créé en janvier 1930 à la Société
Nationale de Musique, avec notamment Eugène Bozza et
Jean Martinon. Une œuvre chantante, pleine de passion et de vie, mais aussi de
profondeur dans son 3ème mouvement « Lent ». Ce qui n'est guère étonnant.
N'est-il pas alors un jeune marié heureux de vingt-huit ans, abordant une vie
nouvelle dans une autre région maritime à découvrir avec sa mer calme, son ciel
bleu, son bel arrière-pays là aussi, ses senteurs et ses fleurs...
Cette résidence d'une dizaine d'années à Nice
suscitera notamment une Suite en trois tableaux écrite en fin de séjour, à
l'automne 1935, « Aux Rivages Méditerranéens » pour violon et piano. Il la
dédiera à son violoniste ami Gil Graven et en écrira
une version orchestrale à Paris une trentaine d'années plus tard. Y sont
évoqués le Cap d'Antibes, le village de Sospel et le petit monastère sur la
colline de Cimiez, « le monastère parmi les fleurs ».
Cette période musicale verra aussi l'écriture
de la « Petite Suite pour cordes et piano » op. 13, un quintette en forme de
triptyque (« Conte », « Élégie », « Valse ») écrit en juin au Touquet Paris-Plage,
une parenthèse dans le Pas-de-Calais. Également de la « 3ème Sonatine » pour
piano créée par Monique Haas en 1933 et de la « Berceuse pour violon et piano »
exprimant toutes deux sa grande tendresse envers sa jeune épouse Yvonne. On
relèvera aussi pour le piano l'œuvre « Fileuse » au mouvement extrêmement
rapide, ce qui se retrouve dans le tempo « Vif » de sa version orchestrale pour
cordes et vents. Quant aux « Préludes » op. 15 et aux « Cinq Nouveaux
Préludes » op. 19, deux recueils indépendants créés en 1952 par Hélène Boschi, ils correspondent à une affection chez ce
compositeur indépendant pour des formes d'écriture libres comme aussi la
Fantaisie ou le Caprice. Mais cela a une fin... Sa dernière œuvre niçoise, «
Marine » pour violoncelle et piano, de mai 1936, exprime les vagues de la mer
tandis que s'élève le chant du violoncelle un brin nostalgique. Il va falloir
monter à Paris...
Paris, où il arrive donc bien tard, s'avèrera
la ville où Maurice Journeau aura le plus longuement
vécu. Ce sera aussi son principal et dernier lieu de composition. La période de
pleine maturité musicale à la quarantaine va s'ouvrir en 1939 avec sa « 2e
Sonate pour violon » op. 24 en do dièse mineur, en trois mouvements « Modéré »,
« Lent », « Vif et énergique ». Celle-ci, contrairement à la précédente «
Sonate pour piano et violon » op.6 de jeunesse mettant piano et violon sur le
même plan, insiste volontairement sur la suprématie du violon, le piano ayant
seulement rang d'accompagnement. Créée après guerre en 1947 par le violoniste
Dany Brunschwig avec la pianiste Suzanne Desmarquest, elle fut ensuite radiodiffusée en 1948 avec
cette même pianiste. Lors de la célébration du Centenaire de Maurice Journeau à Biarritz en 1998, cette sonate fut la seule
œuvre dont le compositeur consulté recommanda expressément l'exécution. Cette
période de maturité artistique se révélera propice au renouvellement ensuite de
son écriture. Car Maurice Journeau estimait important
de toujours se renouveler. Et on en trouvera divers modes.
D'abord par sa recherche d'un nouveau moyen
d'expression se traduisant par sa période d'écriture sérielle des années 1950 à
laquelle sa lecture dans le texte du Traité d'harmonie de Schoenberg ne fut pas
étrangère, loin de là (il parlait et lisait en anglais, allemand, espagnol
couramment, avait un peu de notions d'italien). Parmi ces œuvres
dodécaphoniques on relève, entre autres, le « Concertino pour violon solo et
cordes » destiné par lui à mettre en valeur un très beau violon, et les curieux
« Tableaux Abstraits » pour piano, orchestrés ensuite pour cordes seules.
Toutefois ce sérialisme demeure manifestement empreint de sa personnalité, avec
de la chaleur et des couleurs. Il restera une expérience passagère peut-être
mais néanmoins marquante.
Quelques partitions de Maurice Journeau
Autre forme de renouvellement, son intérêt
jusque-là axé sur les instruments à cordes et particulièrement le violon va se
déporter pour la première fois sur les instruments à vent, jusque-là négligés
non seulement par lui-même mais de manière générale y compris à la radio.
Maurice Journeau compose pour le hautbois avec
quelques tentatives audacieuses pour l'époque dans sa Sonate op. 34 créée par
Robert Casier en 1952. Il recourt délibérément à la sonorité souhaitée par lui du
rare hautbois d'amour dans son quatuor pour anches doubles « Trois pièces opus
32 », sachant pertinemment et avec une philosophie qui était un des traits de
son caractère serein que cette tentative avant-gardiste vouerait l'œuvre à
inexécution à son époque et transcrivant toutefois pour orgue son 2ème
mouvement « Lent ». Il écrit pour la flûte traversière (« Quatre Impromptus
pour flûte » op. 35), le basson (« Caprice pour basson et piano » op. 38), la
clarinette (« Trois pièces brèves pour clarinette en Si bémol » op .69). En
outre, il a le souci, remarqué par Marcelle de Lacour qui créera l'œuvre en
1952 directement à la radio, de remettre le clavecin à la mode avec ses «
Quatre pièces en Suite pour clavecin » op. 30 de 1947, en en prévoyant une
alternance « à défaut » pour le piano au rendu sonore évidemment différent mais
non moins satisfaisant à ses yeux.
Enfin, il va se consacrer davantage à
l'écriture pour orchestre (qu'il avait étudiée en autodidacte à travers
quelques solides Traités). Soit par l'orchestration de plusieurs œuvres très
aimées comme sa Pastorale « Midi aux Champs » op. 27, originellement écrite
pour piano en Normandie au mois de juillet 1943 et publiée déjà pour orchestre
cet été 2014, ou comme sa Suite « Aux Rivages Méditerranéens » op. 21 de 1935. S'y ajoutera son « Feu d'Artifice
» op. 67 pour piano de mars 1982 donnant ainsi lieu à une Fantaisie orchestrale
de caractère festif. Soit en composant directement pour l'orchestre des œuvres
de niveau plus difficile et de durée plus longue, accessibles aussi en piano à
quatre mains: la « Symphonie brève » op. 36, la « Suite en Ut » op. 37, la
Fantaisie « Sortilège d'été » op. 39, la « Passacaille » op.48, celle-ci née
selon lui d'une réminiscence des défilés de rue vus par lui autrefois en
Espagne («pasacalle» en espagnol) et dans
Saint-Jean-de-Luz, scandés de manière répétitive par les tambours.
Création
de la "Passacaille" par Jean Jacques Werner - Fresnes 2004
Bien évidemment, le piano restera toujours
privilégié. Les « Nocturnes », joués par lui « rubato », et les « Impromptus »,
requérant une grande fluidité, constituèrent chacun un recueil de six pièces.
Les deux dernières de ses quatre Sonatines s'ajoutèrent aux deux sonatines op.
4 et op. 10 déjà écrites à Biarritz, formant un cycle en pratique. On notera sa
Toccata op. 52, les très modernes « Impressions Très Fugitives », et les «
Nouvelles Impressions Fugitives », sorte de miniatures dont il faut rendre le
son cristallin, etc... Mention doit être faite de son
original « Divertissement pour deux pianos » op. 49 de 1959, une
année-charnière. Entre 1959 et 1970, on constate en effet une décade de silence
dont Maurice Journeau sortira en se tournant cette
fois vers l'orgue pour lequel il écrira son œuvre majeure, la difficile « Suite
pour orgue », et auquel il associera parfois le violon, une alliance
instrumentale heureuse. En 1984, après ses « Ballades » pour violon ou pour
piano, il mit volontairement un point final à son écriture, considérant avoir
suffisamment composé. Mais il continuera toujours de jouer du piano, que ce
soit ses propres œuvres ou son répertoire, lequel s'étendait de Bach à Boulez
en passant par les Romantiques (il aimait Schumann) et avec toujours la plus
grande admiration pour Ravel qui ne se démentira jamais.
Cette musique matériellement peu accessible
aurait pu rester définitivement enfouie. D'un tempérament discret et modeste,
Maurice Journeau ne parlait pas de lui-même et seule
la famille proche savait qu'il s'adonnait à la composition. Ses œuvres formaient
un fond sonore familial aimé. Mais elles étaient laissées inédites sur son
piano ou dans ses tiroirs pour celles qu'il ne pouvait jouer seul, conséquence
d'un choc durable reçu de la disparition de l'éditeur de neuf de ses œuvres de
jeunesse, Maurice Sénart.
Sa
musique eut cependant son heure, même si très tardive. Quelques années avant sa
mort, les artistes contemporains la découvrant progressivement donnèrent donc
ses œuvres en première audition pour la plupart d'entre elles, ce qui lui
permit de les entendre enfin, tout au moins pour celles autres que de piano. Le
dernier concert auquel il put assister eut lieu à Paris le 23 novembre 1997
alors qu'il venait d'avoir 99 ans et de perdre son épouse après soixante et onze ans de mariage. Retiré à Versailles en
1998, année de son Centenaire (celle qui vit le début d'une discographie), il
restait d'une curiosité musicale et d'une mémoire exceptionnelles, aimant
toujours la lecture, écoutant les concerts de la radio et supervisant en cas de
besoin pour certains détails la relecture de la gravure de ses œuvres. Et ce,
jusqu'à un certain matin de printemps du 9 juin 1999 où il partit doucement, en
laissant une musique bien française du XX ème siècle,
d'un « moderne modéré » selon ses propres termes, où sérénité et passion,
tendresse et volonté, humour et profondeur s'entremêlent, qu'il s'agisse de ses
œuvres les plus importantes ou de celles pleines de fraîcheur destinées aux
enfants pour lesquels il eut toujours beaucoup d'affection.
Chantal Virlet-Journeau.
Pour en savoir plus, on consultera :
-
le site officiel du
compositeur <http://www.journeau.com>.
-
le livre « Maurice Journeau, 1898-1999 » par Chantal Virlet-Journeau, Éditions Séguier, coll. «Empreinte», Paris 2007.
***
LE FESTIVAL DE SALZBOURG
Pour sa troisième et dernière année aux
commandes du gigantesque Festival de Salzbourg, l'intendant Alexander Pereira
aura concocté un programme très ambitieux, même si à un degré moindre que les deux étés précédents. Six opéras en
version scénique se seront partagés l'affiche dont une création, Charlotte
Salomon de Marc-André Dalbavie, la seule qu'il
aura pu mener à bien. Deux opéras exécutés en version de concert, dont la rare Favorite de Donizetti distinguaient une foison de concerts
symphoniques, au centre desquels les prestations des Wiener Phllharmoniker constituent d'indéniables moments de choix. L'orchestre aura d'ailleurs joué
dans pas moins de quatre productions opératiques. C'est dire sa place essentielle,
pour ne pas dire incontournable, l'été à Salzbourg. Deux séries de concerts
auront marqué cette édition : l'intégrale des sonates pour piano de Beethoven
par Rudolf Buchbinder,
un artiste adulé ici, si méconnu chez nous, et le cycle des neuf symphonies de
Bruckner, dirigées par diverses baguettes expertes, dont Philippe Jordan. Un
exemple de la présence fort significative d'artistes français, du chant, Sophie
Koch, Nora Gubich, Philippe Jarrousky,
Ludovic Tézier, ou instrumentistes, Pierre-Laurent Aimard, le harpiste Xavier de Maistre, le hautboïste
François Leleux, et du podium, Christophe Rousset ou
Jean-Christophe Spinozi. Le public aura largement
répondu à l'appel, malgré le prix exorbitant des billets, et il était bien
difficile d'en trouver un les soirs ou matinées de grandes productions alignant
quelques unes des stars du moment. Ce sont en effet quelques 270.000 visiteurs,
de 74 pays dont 35 non européens, qui auront franchi les portes des diverses
salles de spectacles, avec un taux de remplissage des plus honorables puisque
de plus de 93%. Les programmes destinés au jeune public auront accueilli 5000
visiteurs enthousiastes, en particulier dans les deux opéras adaptés pour lui, La Cererentola für Kinder et Die Entführung au dem serail für Kinder. Malgré quelques
déconvenues mineures, il faut bien reconnaître qu'à Salzbourg spectacle rime
avec excellence.
Un Chevalier à la rose d'anthologie
Richard STRAUSS : Der Rosenkavalier. Comédie en musique en trois
actes. Livret de Hugo von Hofmannsthal. Krassimira Stoyanova,
Sophie Koch, Mojca Erdmann,
Gunther Groissböck, Adrian Eröd,
Silvana Dussmann, Rudolf Schasching, Wiebke Lehmkuhl, Stefan
Pop, Tobias Kehrer, Franz Supper,
Martin Piskorski, Dirk Aleschus,
Roman Sadnik, Andreja Zidaric, Phobe Haines, Idunnu Münch, Alexandra Flodd,
Franz Gürtelschmied, Rupert Grössinger. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor.
Musique de scène : Mitglieder der Angelika-Prokopp-Akademie der Wiener Philharmoniker. Wiener Philharmoniker, dir. Franz Welser-Möst. Mise
en scène : Harry Kupfer.
Le festival aura frappé un grand coup avec
cette nouvelle production de l'opéra emblématique de Richard Strauss, et célébré fastueusement l'année
anniversaire, au demeurant par cette unique proposition scénique. Der Rosenkavalier, c'est le triomphe d'une certaine idée du
théâtre en musique, ce spécifiquement viennois auquel Strauss tenait tant. On a
beaucoup disserté sur la perfection de cette pièce, fruit de la collaboration
du musicien avec le poète Hugo von Hofmannsthal, et
la symbiose parfaite texte-musique qui en est résulté. On a peut-être moins
souligné combien cette mascarade viennoise hérite, entre autres, de sources
françaises. Le baron Ochs von Lerchenau n'est-il pas un lointain cousin du Pouceaugnac de
Molière, l'allusion étant à peine déguisée, au troisième acte, lorsque le baron
est assailli par une femme se prétendant son épouse et une nuée de gosses se
réclamant de sa paternité. Les auteurs dépeignent les mœurs codifiées de
Vienne, en 1760, sous le règne de l'impératrice Marie-Thérèse, mais souvent par
des aspects artificiels. Sans parler de quelques invraisemblances, car le tempo
de valse qui émaille la partition est pure invention, la valse viennoise ne s'étant
imposée sur les bords du Danube qu'un bon siècle plus tard. En tout cas
l'évocation d'une Vienne idéalisée ressort clairement de la mise en scène de Harry Kupfer. Celui qui nous
avait habitué à des transpositions audacieuses, se
montre d'une étonnante sagesse. Ce qui ne veut pas dire sans idée. Car voilà
une vision rafraîchie de l'intrigue, mise au goût du jour. Rien ne manque de
l'échange brûlant entre la Maréchale et Octavian,
comme du grand Levée, au premier acte, de la présentation de la rose au deuxième,
une géniale, mais pure invention des auteurs, et des réticences bien senties de
la décidément peu farouche Sophie envers son conquérant d'époux, comme des
quiproquos alambiqués du troisième et de son finale bien rangé, auprès d'un
banc, dans le douceur d'une journée finissante. Et pourtant, l'approche est
bien différente. La Maréchale perd de son statut, souvent exagéré, de femme sur
le déclin - après tout elle n'a que 32 ans - et le trait de mélancolie
désespérée qu'on perçoit souvent à travers le monologue concluant le Ier acte ;
les échanges aigres-doux, au suivant, entre Ochs, Sophie et Octavian conservent une vraie dose d'humanité, comme sont discrètement ravalées les
tribulations des comparses du baron à l'endroit du personnel féminin de la maison
de Faninal. Surtout, la gaudriole du III ème laisse place à une fine conclusion de la
farce, au sein d'un Heuriger viennois fort
coloré. Au centre de cette interprétation réévaluée, finalement plus proche du
texte qu'il n'y paraît, se situe la figure du baron Ochs : voilà non pas un
rustaud évoluant dans un magasin de porcelaine, mais un jeune parvenu auquel
rien ne saurait résister de la gent féminine, à mille lieux d'un homme grossier
et sans manière. Son entrée fracassante dans la salon
de la Maréchale est spectaculaire de témérité et sa vraie-fausse indisposition
qui solde l'acte II se vit tel un échec cuisant. Comme le traquenard de
l'auberge ne sera sans doute qu'une passade, le bonhomme se reconnaissant berné
par là où il a pêché. La charge érotique qui parcourt la pièce n'est pas moins
présente, mais jamais appuyée. Tout cela s'inscrit dans un décor aérien d'une
beauté à couper le souffle, camaïeux de gris, où quelques éléments, un porte
monumentale de palais, un immense miroir ovale, par exemple au Ier acte,
rompant habilement en hauteur la vastitude du plateau, apportent une vraie
légèreté à l'environnement : la présence, en toile de fond, de la ville de
Vienne au début du XX ème siècle, dont on devine une
rue bien connue proche de la Hofburg, une façade de
Musée célèbre, des intérieurs grandioses de palais, des jardins nimbés de
brume, sans oublier la fameuse grande roue du Prater.
La prestation des Wiener Philharmoniker doit être saluée tout particulièrement, car
exceptionnelle, à l'aune même de leur habituel standard de perfection. Rarement
aura-t-on entendu sonorité aussi racée, claire et transparente, coulée d'une
telle somptuosité. Même si derrière le raffinement inouï de l'instrumentation
se cache une extrême complexité du texte musical, héritée de Salomé et
d'Elektra. Cette musique, les Viennois l'ont
en eux, la ressentent comme aucune autre formation. Le chef Franz Welser-Möst en possède aussi la génialité : art des volumes, des
transitions, du dosage entre grands climats et moments de pure contemplation.
On est transporté de bonheur à l'écoute de ces cordes lustrées, de ces bois
enchanteurs, de ces cuivres rutilants, et surtout d'un ensemble où tout est à
l'unisson d'une certaine idée de la beauté sonore! La distribution se signale
par sa parfaite cohésion. Sophie Koch répète avec Octavian un rôle qu'elle a déjà assumé dans les lieux les plus prestigieux. Sa stature
élégante, la spontanéité de ses gestes, son chant glorieux, toujours
parfaitement intelligible, portent une aura de grandeur. La Maréchale de Krassimira Stoyanova, si elle n'a
pas la souveraine allure des grandes interprètes qu'on sait, ne le cède en rien
pour ce qui est de la rectitude de son chant, et on se prend à aimer cette
femme sans fard se déposséder d'une part de sa vie. Mais la découverte restera
le Baron Ochs de Günther Groissböck. A seulement 37
ans, le baryton basse autrichien aborde un rôle trop
souvent distribué à un interprète en milieu, voire en fin de carrière. Aidé par
la régie de Kupfer, il trace un portrait attrayant,
loin des conventions, voire des convulsions habituelles parodiques ou
vulgaires. Il le pare d'un chant rien moins qu'inextinguible, que ce soit dans
le parlé chanté si singulier adopté par Strauss, ou lors des fameuses fins de
phrases plongées dans l'extrême grave. Une présence sans complexe, une voix
d'un formidable impact distinguent une prestation enthousiasmante. La Sophie de Mojca Erdman déçoit, du
moins durant l'acte II, par une voix pas assez affirmée pour se confronter à
l'auditorium du Grosses Festspielhaus. Cette
interprète, entendue à Berlin dans Lulu, avait laissé un meilleur souvenir.
Heureusement, le trio et le duo finaux ne souffriront pas de cette ténuité. Les
autres rôles sont dignement tenus, à commencer par le Faninal d'Adrian Eröd, amusant dans sa vraie fausse colère
devant l'échec des épousailles de sa fille, et la Marianne de Silvana Dussmann, pas mégère ni criarde comme souvent. Le couple
des intrigants bénéficie de la voix fort bien placée
de Wiebke Lehmkhul, un Octavian en puissance, et le ténor, Stefan Pop, se fait le
sosie de Pavarotti, stature carrée et long mouchoir blanc prolongeant la main.
Une nuit de drame au Musée
Giuseppe VERDI : Il Trovatore. Dramma lirico en quatre parties. Livret de Salvadore Cammarano et Leone Emanuele Bardare, d'après le drame El trovador d'Antonio García Gutiérez. Anna Netrebko,
Marie-Nicole Lemieux, Francesco Meli, Artur Ruciński, Riccardo Zanellato,
Diana Haller, Gérard Schneider, Raimundas Juzuitis. Musique de scène : Mitglieder der Angelika-Prokopp-Akademie der Wiener Philharmoniker. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor.
Wiener Philharmoniker, dir. Daniele Gatti. Mise en scène : Alvis Hermanis.
Le festival de Salzbourg aime les
superproductions, deux de ses scènes s'y prêtant particulièrement, et Alexander
Pereira avait prévenu que celle du Trouvère ne manquerait pas d'étonner.
On avoue pourtant avoir nourri quelque interrogation quant au choix d'Alvis Hermanis pour mettre en
scène cette pièce réputée délicate à monter en raison de son intrigue
curieusement alambiquée et de la primauté absolue qu'elle assigne au chant.
Foin de crainte, on doit reconnaître que le letton, qui n'a pas son pareil pour
animer un plateau de théâtre, comme le révéla sa régie des Soldats de Berndt Alois Zimmermann en 2012 (cf. NL de 10/2012), a
réussi un tour de force peu banal : rendre la trame lisible à travers le prisme
de la superposition du présent et du passé. Partant du principe
qu' « un espace muséal fonctionne comme une machine à remonter le
temps, ramenant à la vie le passé et développant en nous le sentiment de
nostalgie face à une histoire qui disparait », il pose le postulat que tous
les caractères, excepté celui de Manrico, sont
employés dans un musée. Ces individus qui développent à un titre ou à un autre
une empathie, voire même une certaine affinité, pour les personnages
représentés dans les toiles qu'ils côtoient, ont sans doute, une fois closes
les portes du musée, quelque chose à dire de ces destins singuliers qui font
leur quotidien. Aussi les tableaux vont-ils livrer leurs secrets, à mesure que
les protagonistes s'identifient à eux. Leonora et Inés sont des gardiens, Ferrando et Azucena des guides, le conte di Luna un responsable des équipes. Ainsi Ferrando, lors de la première scène, destinée à exposer les
événements antérieurs, guide-t-il la foule des visiteurs parmi les tableaux
censés représenter lesdits événements, et leur en révèle la terrible
signification. Ce tableau qui passe, bien à tord, pour un maillon faible de la
pièce, retrouve sa vraie fonction dramatique, puisque le personnage
« présente au public le drame sous des couleurs de légende » (Gilles
de Van, in 'Verdi, un théâtre en
musique', Fayard ). Un peu plus tard, la fringante
guide Azucena en fera autant au pied d'une Pietà,
durant son air d'entrée « Stride la
vampa ». Le trait sera saisissant lorsqu'à la fin, elle lâche le
formidable « Mi vendica... mi vendica ! », prostrée devant le tableau. Mais peu à
peu les personnages abandonnent ce statut « moderne » pour endosser
les habits d'époque, les riches atours du Settecento.
Le plateau figure une vaste salle de ce musée imaginaire qui renferme tant de
chefs d'œuvre connus. Les toiles vont glisser latéralement au fil de l'action,
dessinant des espaces tantôt vastes, tantôt restreints, comme lors du duo où Azucena révèle à Manrico le sort
funeste de sa propre mère, et adopte une attitude quasi maternelle à son égard,
devant un alignement de trois Madones. Ce ballet pictural introduit une
harmonie certaine, où s'impose tout un dégradé de la couleur rouge grenat,
celle de la passion amoureuse, et habille un plateau réputé difficile à habiter
de par ses vastes dimensions. Les scènes se succèdent à rideau ouvert durant
chacun des actes, ce qui leur assure une vraie unité. Le plus piquant est que
la direction d'acteurs proprement dite ne refuse pas une convention toute
opératique et sa gestuelle emphatique, digne des représentations du passé.
Notamment dans les scènes de foule. Mais cette convention est assimilée dans un
cadre qui l'explicite et la grandit.
Jouer Il Trovatore requiert, dit-on, les quatre plus belles voix du monde. On approche, cette
fois, cet inatteignable, rêve de tout directeur d'opéra (et qu'Herbert von Karajan avait frôlé avec sa production salzbourgeoise
de 1962, qui alignait pas moins que Franco Corelli, Leontyne Price, Giulietta Simionato et Ettore Bastanini). D'abord avec Anna Netrebko. Sa Leonora possède une stature grandiose, apanage
de ses très célèbres interprètes. La voix, qui a gagné en ampleur, se fait un
festin des diverses facettes d'un rôle difficile, exigeant un soprano drammatico d'agilità, c'est à
dire doté à la fois d'un large medium, qui densifie le chant et le pare
d'indispensables couleurs, et d'aigus aussi fulgurants qu'aériens. Que
ce soit dans les récitatifs, d'une haute tenue, ou au fil des airs,
comme « Tacea la notte placida » et la cabalette qui suit, ou l'émouvant « D'amor sull'ali rose » dont chaque inflexion livre comme un
sanglot, partout la soprano russe dispense une vocalité intense, d'une sûreté,
d'un total accomplissement. Pour ses
débuts salzbourgeois, et sa prise de rôle, Marie-Nicole Lemieux porte au
triomphe la gitane Azucena. L'engagement de tous les
instants, coutumier chez cette artiste, lui offre matière à incarner ce destin
hors du commun. Ses diverses interventions marquées au coin de graves bien
sonores, dignes de ses illustres collègues italiennes, la vaillance des aigus,
le sens du récitatif verdien, font de cette première assomption un coup de
maître, justement acclamé. Francesco Meli campe un Manrico héroïque évitant tout excès, imaginatif dans la phrasé doté d'un vrai sens de la nuance. On savoure la
délicatesse du verbe et la retenue dans l'expression. Remplaçant la star,
désormais baryton, Plácido Domingo, souffrant, le
jeune polonais Artur Ruciński gratifie le rôle
du Conte di Luna d'une superbe faconde et d'un legato hautement maîtrisé,
notamment dans l'air « Il balen del suo sorriso », une des plus belles inspirations confiées par Verdi au baryton. Il est
certain que la jeunesse de l'interprète et sa spontanéité, scénique du moins,
restituent un équilibre dramaturgique, que la prestation de Domingo (ainsi que
vue, lors de la retransmission TV) ne donnait pas forcément, dans le rapport
avec l'autre interprète masculin, en rivalité pour l'amour de la même femme.
Riccardo Zanelatto, de son timbre de basse bien timbrée, donne de l'épaisseur à la partie
épisodique de Ferrando. Certainement pas en terrain
inconnu, les Chœurs de l'Opéra de Vienne brillent dans leurs interventions et
s'avèrent le public assidu de ce musée décidément surprenant. Daniele Gatti dispense une lecture énergique, aux
contrastes accentués entre violence et tendresse. S'il favorise un
accompagnement lent des arias, de Leonora et de Luna en particulier, Gatti n'en
ménage pas moins l'intensité. Les ensembles débordent d'une vitalité
irrésistible, ces confrontations propices à un vrai lâcher de puissance. Comme
il en est du palpitant trio final du premier acte mettant aux prises Luna et Manrico alors que Leonora tente de s'interposer. Le
pittoresque de la scène bohémienne est peut-être plus conventionnel, pas moins
attractif en tout cas, surtout lorsqu'au soutien de la pulsation du chant de l'Azucena de Marie-Nicole Lemieux. La sonorité verdienne est
indéniable, car les Viennois possèdent leur Verdi comme peu et montrent leur
fabuleux éclectisme au lendemain du Rosenkavalier.
Une rareté : Fierrabras de Schubert
Franz SCHUBERT : Fierrabras. opéra héroïque romantique en trois actes. Livret de Joseph Kupelwieser,
d'après la chanson de geste héroïque en vieux français Fierabras (1170) et la légende germanique Eginhard und Emma. Michael Schade, Julia Kleiter, Dorothea Röschmann, Benjamin
Bernheim, Markus Werba, Georg Zeppenfeld,
Peter Kálmán, Marie-Claude Chappuis, Manuel Walser,
Franz Gruber. Musique de scène : Mitglieder der Angelika-Prokopp-Sommerakademie der Wiener Philharmoniker. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Wiener Philharmoniker,
dir. Ingo Metzmacher. Mise en scène : Peter Stein.
Franz Schubert qui a toujours caressé le
dessein d'écrire des opéras, n'en aura achevé que deux, dont cet étonnant Fierrabras (1824). La pièce créée à titre posthume, ne
connut qu'un succès éphémère et l'on doit à Claudio Abbado de l'avoir tirée de l'oubli
en 1988, lorsqu'il était directeur musical de l'opéra de Vienne ; une exécution
devenue légendaire, heureusement préservée par le disque. La présente
production lui est d'ailleurs dédiée. Inspirée d'une chanson de geste
française, La Chanson de Fierabras, et
d'une légende germanique, Eginhard und Emma,
la fresque se situe au temps où Charlemagne guerroyait contre les Maures.
Contemporain du cycle de Lieder de La Belle Meunière, l'opéra en diffère
profondément par son climat sombre et héroïque. Si l'action s'avère quelque peu
complexe, opposant deux mondes, celui des preux chevaliers entourant l'empereur
Charlemagne, et celui des maures conduits par Fierrabras,
et mettant en scène deux couples, Emma et Eginhard, Florinda et Roland, d'abord contrariés dans leur entreprise amoureuse, avant que sonne
la réconciliation finale, Schubert s'accommode parfaitement de ce contexte
d'aventures chevaleresques. Que de belle musique écrit-il en effet ! Il va même
jusqu'à mêler les genres puisque apparaissent çà et là des dialogues parlés et
surtout des moments de mélodrame, introduisant une dramatisation soudaine de
l'action. Alors que les airs sont peu nombreux, les ensembles concertants
occupent une place décisive et les chœurs un rôle essentiel. Il y a deux manières
de présenter ce type d'œuvre, la voie de la transposition ou celle de la
reconstitution. Peter Stein a fait le choix de privilégier la seconde, ne
cherchant pas à conceptualiser. La légende sera ainsi développée au fil de
tableaux réalistes, au sein de décors en trompe l'œil, les personnages saisis
dans leur jus historique. Ce premier degré ne laisse pas beaucoup d'espace, non
seulement à l'imagination du spectateur, mais aussi aux artistes eux-mêmes,
obligés de trouver leurs marques. Ce qui les renferme dans leur convention,
voire leur austérité. Le jeu reste comme figé, livrant une succession de
tableaux léchés, reconstituant les péripéties d'une saga de chevalerie dans un
théâtre de cour, mais dont on ne discerne pas clairement le message. Restent quelques
idées bienvenues telle celle de visualiser, à l'acte II, l'extérieur et
l'intérieur de la tour dans laquelle se sont réfugiés les chevaliers, rejoints
par Florinda, laquelle par transparence donne à voir
leur agitation résignée et le volontarisme de celle-ci.
La direction d'Ingo Metzmacher convainc par sa sincérité et la volonté de contraster ce qui ressort de la
mélodie schubertienne et du geste héroïque tranché. On savoure la finesse de
l'orchestration, non seulement pour ce qui est des cordes et des bois, dont on
remarque le rôle assigné à la clarinette ou à la flûte piccolo, sans parler des
appels de trompettes, dignes de Fidelio, mais encore à travers des
instruments plus originaux, telle la grosse caisse associée aux cymbales dans
le chœur des maures, traité sur un rythme de marche. Sans oublier la touche
d'exotisme que Schubert instille çà et là. Le jeu tout en souplesse des Wiener Philharmoniker, encore une fois à la manœuvre, reste un
objet d'admiration. Les « divines longueurs » attribuées au
compositeur semblent ressortir ici plus de la monotonie instaurée par la mise
en scène que du débit musical proprement dit. La distribution est dominée par
le Fierrabras de Michael Schade et la Florinda de Dorothea Röschmann. Ces deux immenses artistes, qui n'en sont plus à
leur première apparition à Salzbourg, démontrent combien un sûr métier peut
capter l'attention. Le ténor de Schade est large et bien sonnant, et le style
généreux. Tout comme le soprano corsé de Röschmann est apte à apporter une aura de distinction au grand air du personnage, point
fort de l'opéra, marqué allegro furioso. Ils sont entourés d'une troupe
valeureuse : la basse Georg Zeppenfeld, un roi de
grande allure, les barytons Markus Werba, Roland, et
Peter Kálmán, Boland, enfin
la mezzo Marie-Claude Chappuis, Maragond, la suivante
de Florinda. Le ténor Benjamin Bernheim, Eginhard est
moins à l'aise, contraint souvent de passer en force, et la soprano Julia Kleiter, pourtant il y a peu une merveilleuse Pamina, n'est pas dans sa meilleure forme pour incarner la
douce Emma, nantie de pages pas toujours aisées à négocier.
Une Cenerentola décomplexée
Goacchino ROSSINI : La Cenerentolaossia La bontà in trionfo. Dramma giocoso en
deux actes. Livret de Jacopo Ferretti. Cecilia
Bartoli, Javier Camarena, Enzo Capuano, Nicola Alaimo, Hilary Summers, Lynette Tapia, Ugo Guagliardo. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor.
Ensemble Matheus, dir.
Jean-Christophe Spinosi. Mise en scène : Damiano Michieletto.
On ne saurait imaginer contraste plus
saisissant que la production furieusement tendance de La Cenerentola.
Cecilia Bartoli, en sa qualité de directrice artistique du Festival de
Pentecôte, où ce spectacle a été créé en juin dernier, choisit avec soin ses
producteurs et équipes. Après le tandem Patrice Caurier & Moshe Leiser pour Giulio Cesare, en
2012, et Norma l'année suivante, elle a invité cette fois l'enfant
terrible des scènes d'opéra, le vénitien Damiano Michieletto, déjà auteur de deux productions au festival
d'été, La Bohème et Falstaff. Et désormais de celle du Barbier
de Séville à l'Opéra Bastille. Sans complexe, indique-t-il être intéressé
par l'actualité de ce conte qui, selon lui, est un mélange de sombre dramatisme
et de pure fantaisie, et vouloir travailler des caractères bien d'aujourd'hui,
à la fois comiques, pathétiques et tragiques. De fait, l'imagination est au
pouvoir dès les premières mesures de l'Ouverture qui voit un petit personnage
tomber littéralement du ciel, et se révéler être Alidoro,
deus ex machina de ce conte qui va sonner aussi cruel que divertissant. Ne
va-t-il pas tirer les ficelles de l'histoire de l'infortunée Cendrillon.
Serveuse dans un fast food appelé « Buffet », elle sera propulsée star, look à la Sophia Loren,
au sein d'une boîte nocturne, « Palace » , où sont conviés tous les protagonistes pour une soirée fort arrosée. Tout
commence donc dans le lieu convenu et passablement agité de la cantine dirigée
par Don Magnifico, bardé de ses deux affreuses de
filles, l'une, Tisbe, aussi dégingandée que l'autre, Clorinda, est inconséquente. Survient un client peu
ordinaire, Ramiro, qui va tomber sous le charme de la serveuse, tandis que son
« valet » Dandini, une vedette du
show biz, fait tourner les têtes des clientes
affamées. Notre Alidoro-maître des événements assigne
les rôles et dicte le cours des choses. Le finale du premier acte sonnera une
heure de folie où chacun semble tournoyer fébrilement comme les poissons s'y
affairent dans un aquarium. De retour au bercail, après une folle soirée au
night club, le petit monde va affronter une tempête où tout semble se déformer
alentour, alors qu'Alidoro tire d'un extincteur des
bouffées d'air sec, épousant les hoquets de la musique. L'arrivée du carrosse
défait de Ramiro ? Une torpedo défonçant la vitrine
du bar ; un trait souligné qui rappelle les portes claquant et les chaises
lancées en travers distinguant le début de l'opéra. Le pardon final ressortit
au registre doux-amer, car si la désormais princesse distribue des présents à
son entourage, l'ouverture de ceux-ci découvre une paire de gants de ménage
jaunes, et chacun se voit contraint d'astiquer le parquet. Humour glacé qui
fait dire à Bartoli que le pardon ne signifie pas nécessairement que tous ceux
qui ont maltraité Cendrillon sont quitte, alors qu'ils doivent encore
travailler. Michieletto ne laisse pas en repos et les
gags s'accumulent les uns après les autres, au grand plaisir de l'auditoire qui
s'amuse à gorge déployée, au point de troubler dangereusement des passages
musicaux essentiels tel le sextuor des onomatopées du II ème acte et surtout l'air final de Cendrillon, affecté de pitreries en tous genres
dont un lâcher de bulles de savon! Voilà le type même du spectacle pour la
satisfaction immédiate du public, flatté par un flot de numéros hilares.
Musicalement, force est de dire que les
choses ne vont pas toujours pour le mieux. Le cast est
de qualité. Le Don Ramiro de Javier Camarena a tous
les atouts du vrai ténor rossinien, quinte aiguë facile, ligne aisée, vocalises
aérées. Cet artiste, auquel Pereira a naguère donné sa chance à l'Opernhaus de Zürich, mène désormais une carrière internationale
enviable. Cecilia Bartoli colore le personnage d'Angelina de fatalisme sous une
apparente désinvolture, à mille lieux de la soubrette timide terrorisée par ses demi sœurs et son beau-père. Comme à son habitude,
l'engagement ne se dément pas et elle ne se ménage pas pour coller au réalisme
de la mise en scène. Le personnage en ressort plus buriné que d'ordinaire. La
ligne de chant, souvent soulignée dans le registre grave, combine agilité et
flexibilité. Si la Tisbe de Hilary Summers en impose, et pas seulement par sa stature physique
et son accoutrement en survêt moulant rose, la Clorinda de Lynette Tapia frôle l'inconséquent. Nicola Alaimo, Dandini, joue de sa large
mine de bon vivant, et passé un début précautionneux, distille un chant habile.
Il en va de même de Enzo Capuano,
Don Magnifico, amusant vieux papa italien, se gardant
bien de tout comique facile comme souvent le portraiturent ses interprètes
dévoués. Le duo qui les réunit, confrontation de voix de basses
typique de l'opéra rossinien, fait florès. Le problème se noue avec la
direction de Jean-Christophe Spinozi. Il est, certes,
intéressant d'interpréter la musique de Rossini sur instruments anciens, ce qui
lui confère une saveur particulière dont Cecilia Bartoli souligne le gain
procuré par rapport à un orchestre plus fourni. Mais la recherche de nuances,
souvent de l'ordre de l'infinitésimal, lui fait perdre de sa substance, surtout
aux prises avec des voix du calibre de celles alignées ici. Outre des tempos
erratiques, les oppositions de texture, les ralentissements arbitraires, voire
les silences prolongés confinent au maniérisme chichiteux. L'orchestre dispense
un son ténu, qui ne « sonne » guère, un comble dans l'acoustique
extrêmement présente de la salle Haus für Mozart. Il n'en ressort pas non plus forcément plus
clair. Au contraire, l'impression de flottement appert à plus d'un endroit,
dans les ensembles en particulier, n'évitant pas les décalages avec le chœur.
Le buffa débridé de la régie n'a que peu
d'écho dans cette lecture. Quelles que soient ses qualités intrinsèques,
l'Ensemble Matheus ne saurait rivaliser avec les
Viennois, entendus dans le même lieu la veille dans le Schubert, voire avec une
formation comme les Musiciens du Louvre-Grenoble, ici même durant la Semaine
Mozart dans l'Orphée de Gluck. Mieux vaut pour cette formation et son
chef se déployer dans le répertoire
baroque que d'essayer à tout prix de s'assimiler un style bel cantiste avec lequel ils n'accrochent pas
nécessairement.
Les viennois s'ouvrent à la jeunesse et à la création
C'est au bouillant chef vénézuelien Gustavo Dudamel que
devait échoir la direction de la cinquième série de concerts des Wiener Philharmoniker. Un de ceux destinés à présenter
l'intégrale, ou peu s'en faut, des poèmes symphoniques de Richard Strauss. Une
création, à Salzbourg du moins, marquait aussi ce concert, fait assez rare pour
l'orchestre. La surprise est d'autant plus grande que le compositeur n'est
autre qu'un musicien issu des rangs des Viennois, René Staar (*1951), qui joue habituellement au sein des seconds violons. Time Recycling, créé à Vienne en mai dernier, est une pièce
en deux parties elles-même divisées en deux sections
enchaînées. La notion de récurrence du temps, expérimentée à travers
l'expérience que tout un chacun peut en avoir dans la réalité, forme la
thématique, selon l'auteur, autrement dit l'interpénétration du passé, du
présent et du futur. Elle s'ouvre par de petits éclats secs et dans ses
sections « Déjà vu » et « Perpetua mobilia » va alterner agitation rythmique et
apaisement, aux cordes en particulier, qui du frémissement s'enflent jusqu'au
grondement. La seconde partie est plus expressionniste et « légère » , qui au fil de « Memories »
et de « Global Village », distille une sorte de persiflage avec
réminiscences de sonorités sud américaines, samba, bossa nova, exposées
notamment à travers des solos du premier violon et de la trompette. Les forces
se lâchent alors, et ce même visuellement, telles les contrebasses tournant en
girouette. L'œuvre requiert une formation extrêmement importante, en
particulier dans la section des percussions. Elle déconcerte par manque
d'unité, outre sa longueur, inhabituelle pour une composition de musique
actuelle, puisque durant quelques 25 minutes. En tout cas, l'orchestre et son
chef font honneur à leur hôte. Deux poèmes symphoniques de Richard Strauss
encadraient ladite création. De Mort et transfiguration, op. 24, bien
des commentateurs ont fustigé le creux de l'inspiration, embourbé dans un
contenu philosophique un peu indigeste. Gustavo Dudamel l'aborde avec précaution, ralentissant ce qui est marqué lent, comme le début
et la partie centrale, et précipitant ce qui est de l'ordre du plus rapide.
Mais cela sonne bien et la section finale ne manque pas d'allure à travers un
crescendo bien cuivré. Also sprach Zarathustra op. 30 est
« librement adapté de Nietzsche », dira Strauss, qui soulignera n'avoir
pas voulu composer « de la musique philosophique » mais « plutôt
transmettre par la musique une idée de l'évolution de l'espèce humaine depuis
ses origines, à travers ses différentes phases... jusqu'à l'idée d'Übermensch de Nietzsche ». Mais l'auditeur
d'aujourd'hui se préoccupe-il de ce substrat philosophique, de ce pathos ? Ou
s'en étonne-t-il encore, comme de la dissonance irrésolue, une audace pour
l'époque (1896), qui n'effraie plus personne maintenant. Il est plutôt séduit
par un habile morceau de bravoure pour l'orchestre, flatté qu'il est par son
réalisme et ses harmonies complexes, mais chatoyantes. Et s'accommode-t-il de
bien des complaisances. Dudamel est peut-être encore
plus chez lui ici. On ne peut qu'admirer du très beau travail d'orchestre et
une empathie certaine avec l'idiome straussien. Empruntant une gestuelle digne
d'un Bernstein, comme dansant sur le podium, Dudamel livre une lecture totalement cohérente, indéniablement brillante et en tous
points maitrisée. Les Viennois qui ont muté vers la nouvelle génération des
stars de la baguette, le suivent sans barguigner, même dans quelque parti pris
de lenteur, là encore, quoique finalement pas gênant dans le contexte. Beau
succès public.
Jean-Pierre
Robert.
*** LE FESTIVAL DE LUCERNE
Après la disparition de Claudio
Abbado, âme de l'Orchestre du festival, « l'orchestre des amis »,
comme il l'appelait, le festival de Lucerne est orphelin. Même si le maestro assoluto a pu être remplacé pour ses concerts par Andris Nelsons, dont on rapporte
que les prestations furent du plus haut niveau, il est certain que le passage
de témoin est délicat. Cheville ouvrière de la Lucerne Festival Academy, Pierre Boulez a, par ailleurs, laissé la main, à
son invitation expresse, à Simon Rattle, Heinz
Holliger et Matthias Pintscher. La célèbre
manifestation musicale helvétique est à un tournant de son histoire. Gageons
que le renouvellement du mandat de son dynamique directeur artistique Michael Haefliger permettra d'ouvrir de nouveaux horizons. Pour
l'heure, et alors que l'hommage au chef italien est omniprésent, l'institution
devait dignement fêter cette édition estivale et surmonter ces bouleversements.
Les grands orchestres sont toujours au rendez-cous,
les Berliner Philharmoniker,
Wiener Philharmoniker, Gewandhaus Leipzig, Concertgebouw d'Amsterdam, Mariinsky Orchestra, Birmingham Symphony,
Mahler Chamber Orchestra, pour ne citer que les
européens, et un nouveau venu cette année, dans la Mecque du symphonique,
l'Orchestre de l'Opéra de Paris avec son directeur musical, le suisse Philippe
Jordan. Avec quelques 120 manifestations et un taux de remplissage global de
95%, les organisateurs ont de quoi se réjouir de la faveur renouvelée du
public. Au sein de celui-ci, le jeune public se sera vu proposer 25 événements
dans le cadre du programme YOUNG. Le thème de cette édition 2014,
« Psyché », devait permettre de poser un certain nombre de questions
essentielles sur la perception de la musique par tout un chacun : Comment
agit-elle sur nous ? D'où vient qu'elle peut rendre heureux ou triste,
déchaîner les passions, agir au plus profond de nos émotions ? Quel(s)
message(s) sous-jacent(s) apporte-t-elle, et sous les apparentes et diverses
formes qu'elle revêt, quelle vérité première ? En tout cas nous faire réfléchir et pas seulement nous distraire.
Fantasmagorie orchestrale et conte de fée
Le choix de rapprocher les Danses
symphoniques de Rachmaninov et L'Oiseau de feu de Stravinsky
s'explique nul doute par une raison historique. Le chorégraphe Mikhail Fokine, qui joua un rôle central dans l'élaboration
du ballet de Stravinsky, au temps des Ballets russes de Diaghilev, collabora
aussi avec Rachmaninov. Sa chorégraphie sur la Rhapsodie de Paganini (1939)
enthousiasma tant le musicien qu'il envisagea de poursuivre la collaboration
sur un nouveau projet : les Danses symphoniques. La mort du chorégraphe
ne permettra pas qu'il voit le jour comme tel. Mais la pièce, dédiée à l'Orchestre
de Philadelphie et à son chef Eugène Ormandy, sera
créée par eux en 1941. Il n'empêche, à travers ce qui tient du concerto pour
orchestre, la danse reste omniprésente. Pour ce qui sera son œuvre ultime, « ma
dernière étincelle » dira-t-il, composée aux États-Unis, Rachmaninov
propose l'aboutissement de ses recherches sonores. Ainsi le premier mouvement,
curieusement marqué « non allegro », signale-t-il une sorte de motif
récurrent, formé de trois notes, qui se renouvelle à l'envi, même lorsque la mélodie
s'impose à travers un solo de saxophone alto, sur un passage uniquement dévolu
aux vents. La coda laisse émerger des sonorités de cloches, une manière souvent
privilégiée par le musicien. Le « Tempo di valse » oppose une
atmosphère plus paisible, en apparence, car la manière est anxieuse,
douloureuse presque. Le finale déploie lui aussi une dramaturgie où alternent
tristesse et sursauts d'espérance, à l'aune de la succession lent-rapide du
débit. Le terme de « fantastiques » que Rachmaminov avait à l'esprit pour le titre de sa pièce, prend tout son sens, surtout lors
qu'apparaît le thème du Dies irae du Requiem. Simon Rattle saisit le relief et la flamboyance de cette pièce qui à plus d'un endroit rend
hommage aux grands anciens, Tchaikovski ou Rimsky-Korsakov. Sa vison de L'Oiseau
de feu, donné dans sa version intégrale de 1910, n'est pas moins relevée.
On réalise à quel point Stravinsky a synthétisé les éléments du langage
chromatique d'un Rimsky-Korsakov et le diatonisme
directement issu de la musique populaire russe. De ce ballet d'action, le chef
va détailler l'histoire, un conte mystérieux et fantastique, à travers la plus
scintillante des orchestrations. En créant des oppositions extrêmes de tempo et
de dynamique, les deux paramètres étant savamment associés : pppp de l'ordre de l'impalpable de l'Introduction ou du
jardin magique de Kashchei, fortissimos étourdissants
de frénésie, comme il en va de la rythmique barbare de la « Danse
infernale » ; ralentissements inouïs, à la limite de l'arrêt, par exemple
dans la « Berceuse » ou à l'avant le dernier crescendo, ou au
contraire accélérations fulgurantes conférant au discours un supplément
d'adrénaline. Des nuances proprement miraculeuses et chambristes habitent la
première partie qui perd ainsi sa réputation de longueur. On se laisse griser
par l'énergie qui parcourt cette grande fresque colorée, à mille lieux de la
simple démonstration d'orchestre, et dont l'apparatus gigantesque sonne de manière limpide. On est envoûté par le chatoiement des cordes, dont la basse enveloppante
des contrebasses, et l'aura des bois. Ainsi de la flûte d'Andreas Blau, sans doute une de ses dernières prestations avant la
retraite, ou du solo de cor, Stefan Dohr, au deuxième
tableau, proprement magique dans ses pianissimos étouffés. L'apothéose
cérémonielle finale, savamment calculée dans sa progression et sa succession
martelée d'accords, donne le frisson. Devant le succès, et en guise de
« dessert », annonce-t-il, le chef offrira l'« Intermezzo »
de Manon Lescaut de Puccini, exécuté de la
plus généreuse manière, enluminé de ses fameux solos de violoncelle et
d'alto.
Ritualisation de la Passion selon Saint Matthieu
Johann Sebastian BACH :Matthäus-Passion BWV 244. Version de 1736. Mark Padmore, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Topi Lehtipuu,
Eric Owen, Christian Gerhaher. Rundfunkchor Berlin. Luzerner Kantorei. Berliner Philharmoniker, dir. Simon Rattle. Régie : Peter Sellars.
Une représentation semi staged de la Passion selon Saint Matthieu BWV 244 de
Jean Sébastien Bach peut-elle aider à en percer les arcanes ? Avec sa douce et
persuasive faconde, le régisseur Peter Sellars s'en
explique lors d'une conférence introductive : « cette musique n'est pas
seulement contemplative, mais active et est un challenge pour
l'auditeur », car elle n'est pas plus une œuvre de concert qu'une pièce
pour le théâtre, mais « un rituel de la transformation unissant temps et
espace, unifiant le disparate et des communautés découragées partageant un
processus d'affliction ». Une musique pour l'esprit mais aussi,
inéluctablement, pour le corps, ajoute-t-il. Les contrastes incroyables qu'elle
recèle ne peuvent être restitués par le seul concert : il y a tant de questions
posées ici, auxquelles il faut tenter de trouver des réponses. L'exécution
qu'il propose répond donc à un souci de « ritualisation », pour
amener tout un chacun à réagir, à externaliser cette somme d'émotions intérieures
qui la parcourt, passant d'une perspective philosophique à une perspective plus
dramatique dans sa seconde partie. On a essayé de se concentrer sur une
présentation qui ne focalise pas sur des images religieuses. La musique de Bach a quelque chose d'universel et elle peut être imaginée
autrement que simplement chrétienne. La spacialisation,
déjà imposée par l'œuvre, avec deux orchestres, deux chœurs, sera très poussée
dans la conception de Sellars, puisque débordant le
plateau, elle s'étend à l'auditorium. La « ritualisation » passe
d'abord par une représentation des deux chœurs : un groupe de gens déboussolés
par l'histoire d'un homme qui veut changer le monde, puis un autre groupe qui
ne fait que poser des questions. Peu à peu ils vont dialoguer, commencer à parler
de ce qu'ils ressentent. Elle se traduit ensuite par le traitement réservé aux
solistes à travers les récitatifs et les arias, ces dernières vécues comme le
complément contemplatif de la composante narrative des premiers. Les chanteurs
vont se mouvoir au sein d'une aire ménagée au milieu des chœurs et des
musiciens d'orchestre, avec une gestuelle volontairement resserrée, mais
combien signifiante, hors de toute emphase. Au premier chef, l'Évangéliste,
au-delà de son rôle de narrateur, met en scène le récit, et s'y identifie au
point de ressentir lui-même mentalement et même physiquement les paroles qu'il
rapporte. Telles celles de Jésus. Celui-ci restera au demeurant en arrière,
immobile. Marie Madeleine, dont le rôle est important à en juger par le nombre
et la beauté musicale des arias qui lui sont confiées, est, selon Sellars, « a difficult woman », une femme ordinaire avec ses contradictions
et les ambivalences de la pécheresse. « C'est pour cela que Jésus
l'aime », ajoute-t-il malicieusement.
L'un des aspects les plus
originaux de la conception de Sellars reste la
symbiose qu'il achève entre texte et musique, particulièrement en évidence
durant les arias. Il signale à ce propos avoir expressément demandé aux
solistes musiciens de mémoriser leur partie, afin pour eux de mieux
« parler » aux chanteurs. La corrélation instrumentiste(s)-chanteur
décuple l'expressivité de l'aria. Outre sa pure beauté musicale, en est révélée
la dramaturgie, l'air étant replacé dans le continuum de l'action. Ainsi de
l'aria de l'alto (« Buss und Reu »/ Contrition et repentir) où
Marie-Madeleine tient par les épaules l'Évangéliste, tandis que juste derrière
eux les deux flûtistes distillent une douce cantilène ; ou celle du ténor,
comme accroché au son du hautboïste, placé au-dessus de lui (« Ich will bei meinem Jesus wachen »), et vis à vis duquel, après que le chant ait
pris fin, il aura un merveilleux geste de la main. Sellars puise même sa dramaturgie dans les changements intervenant en termes de timbres
dans l'accompagnement des arias. Ainsi de celle de la basse (« Gebt mir meinen Jesum wieder »), où le
chanteur se voit secoué de frayeur par les traits arrachés du violon solo ; et
ce comme en écho on ne peut plus contrasté à l'aria
précédente, « Erbarme dich, mein Gott », où le
chant du violon solo, nimbé d'une exquise béatitude, caresse la voix de l'alto.
Par delà la couleur instrumentale et la plastique vocale, s'impose une nouvelle
forme d'expressivité. Il émerge de ces dialogues une profonde intimité. Et un
sentiment d'immédiateté gagne l'auditeur, amené à participer à un processus
bien différent de l'écoute habituelle du concert.
L'interprétation appelle à
dépasser les paramètres habituels, tant s'impose le formidable investissement
manifesté par tous les participants, chanteurs et musiciens. Au premier chef,
Mark Padmore transcende le rôle de passeur de
l'Évangéliste, par une vraie identification au texte et aux personnages,
singulièrement de Jésus, qu'il personnifie de manière continument
bouleversante, criant de vérité dans son martyre intérieur. Chez cet artiste
qui passe pour l'un des plus illustres interprètes actuels de cette partie
écrasante, qu'il a chantée sous les baguettes les plus célèbres, le geste vocal
est comme inextinguible et l'émotion palpable. L'engagement n'est pas moins
fort chez chacun des solistes, Camilla Tilling,
soprano, Magdalena Kožená, alto, Topi Lehtipuu, ténor, Eric Owen, basse, et Christian Gerhaher, Jésus, au point d'élargir le statut de chanteur à
une dimension spirituelle. Les autres
parties sont confiées à des membres du Rundfunkchor Berlin. Celui-ci, dans les nombreux chorals et les grands ensembles, fait aussi
œuvre de visualisation scénique, avec une conviction de tous les instants.
Simon Rattle, qui va d'un orchestre à l'autre et
semble murmurer chaque parole du texte, favorise un débit lent, quoique non
hiératique, et une manière chambriste qui révèle les harmonies subtiles de la
musique. Sa direction est en totale adéquation avec les mouvements scéniques
retreints, ne dégageant les forces, au demeurant non gigantesques, que dans
certains passages chorals essentiels. Ses solistes instrumentaux, premiers
pupitres du Berliner Phiharmoniker,
sont tout simplement merveilleux. Et on n'oubliera pas de sitôt les flûtes de
Emmanuel Pahud et de Michael Hasel,
le hautbois d'amour d'Albrecht Mayer, les hautbois da caccia de Dominik Wollenweber et
de Christoph Hartmann, sans oublier les violons de Daniel Strabawa et de Daishin Kashimoto ou
la viole de gambe d'Ulrich Wolff. Rarement l'auditoire aura-t-il été aussi
partie prenante d'une exécution, pourtant extrêmement exigeante. La
concentration absolue du public durant ces quelques trois heures de musique
habitée en est une marque tangible. Le long silence après les dernières notes
aussi. Une immédiate standing ovation encore : toute
une salle debout dès le premier rappel est un fait rarissime, presque unique.
Au-delà même du sentiment pour chacun d'avoir assisté à un moment de musique
exceptionnel, restera gravée dans la mémoire la conviction d'avoir participé à
une exécution essentielle.
Les merveilleuses couleurs de l'Orchestre du Concertgebouw
Le Concertgebouw Orkest est bien l'une des phalanges de prestige de la
vieille Europe et l'association avec un chef du charisme de Mariss Jansons promet toujours le meilleur. Leur concert
rapprochant Brahms, Chostakovitch aussi bien que Ravel, bouscule
l'ordonnancement traditionnel du programme « ouverture, concerto,
symphonie », puisque la pièce concertante est renvoyée en seconde partie,
tandis qu'en guise d'ouverture est proposée un morceau de plus vastes dimensions,
s'agissant des Variations sur un thème de Haydn, op. 56a de Brahms.
Première vraie rencontre avec le grand orchestre symphonique, elles déclinent,
au fil de huit séquences, un thème qui s'y prête particulièrement, celui d'un
choral ancien de pèlerins, dit de Saint Antoine, en forme de marche. Jansons les prend avec délicatesse et une certaine retenue.
Le vaste dispositif orchestral ne sonne nullement épais. Si cette pièce se veut
un hommage au passé, la Première symphonie de Dimitri Chostakovitch défie déjà
le futur. Car cet op. 10, écrit en 1924/1925, est un formidable pied de nez et
une manière bien singulière de s'affirmer de la part du jeune étudiant au
Conservatoire de Leningrad. Celui-i y montre une
imagination résolument anti conformiste. Tout est ici déconcertant, de la forme
comme du contenu, un découpage en quatre mouvements dont deux allegros
successifs, reléguant le lento en troisième position, et un finale développé en
plusieurs sections. Surtout, comme pour brouiller les pistes, Chostakovitch
déploie une quasi arrogance dans le discours, le truffant de solos
instrumentaux, trompette et basson, puis clarinette, piano, et même timbales,
mais aussi assemblant des rythmiques différentes, conduisant à une
juxtaposition de courtes séquences dans une approche quasi cinématographique. Mariss Jansons, dont on sait
l'affinité avec l'univers symphonique du compositeur, offre une lecture en
restituant à la fois l'élan et les particularités : son humour déjà grinçant,
les effets de surprise, et surtout l'originalité des interventions solos
qu'assure un orchestre au mieux de sa forme. Les climats sont soigneusement
différenciés, de la calme élégie au déchaînement sauvage, montrant toute la
défiance que peut apporter cette pièce décidément provocatrice. La deuxième
partie du concert était consacrée à Ravel, mettant en évidence le fini sonore
dont est capable l'orchestre néerlandais et son affinité certaine avec le
répertoire français, qui ne date pas d'hier. Le concerto pour piano en sol,
Jean-Yves Thibaudet le joue avec zest et distinction : un jeu immatériel où il
semble comme effleurer le clavier dans l'« allegramente »
initial, paré de mille couleurs dans l'accompagnement racé que prodigue Jansons, une symbiose d'émerveillement et de vitalité bien
comprise de musique populaire. Le solo introductif de l'adagio assai est ménagé
avec un grand souci de classicisme – on sait combien Ravel se place ici dans
les pas de Mozart - qui se résout dans les arabesques magiques de la flûte, du
hautbois et de la clarinette lors de la reprise orchestrale. Le mouvement
progresse avec une grâce infinie. Le finale presto est tout sauf extérieur, sa
folle course endiablée défiant là aussi les lois de la vitesse, et on s'abreuve
sans retenue de la brillance de l'orchestration ravélienne. La deuxième Suite
de Daphnis et Chloé allait prolonger la fantasmagorie sonore et conclure
un concert généreux : un « Lever du jour » mystérieux et solaire,
sans effet appuyé, paré entre autres de la harpe enchantée de Petra van der Heide, une « Pantomime » gaie, bien détaillée par
la flûte aérienne de Emily Beynon, et une
« Danse générale » irrésistible dans sa progression effrénée, son
joyeux tumulte. Ici, comme dans les autres pièces de ce programme éclectique,
on savoure la profondeur de son de l'orchestre, remarquable en particulier dans
le registre piano.
Pianisme énergique
Pour son concert dans la série
« Debut », la pianiste malaisienne Mei Yi Foo (*1980) n'a pas
choisi la facilité. A part Ravel, les compositeurs inscrits à son programme,
Messiaen, Bartok, Balakirew et Unsuk Chin offrent ceci de commun de projeter la
tension au plus haut degré d'énergie. Ce qui n'est pas pour impressionner cette
jeune femme frêle, mais dotée d'une poigne pour le moins étonnante. Les notes
de programme parlent d'« expéditions dans l'irréel ». En effet. Par
des pièces des XX ème et XXIème
siècle, favorites du répertoire de l'interprète. « Le Regard de
l'Esprit de joie » extrait des Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus,
d'Olivier Messiaen (1944), marqué « presque vif », est sous les
doigts de Mei Yi Foo, pris
fort rapide et empoigne l'auditeur. Mais les instants contemplatifs que
Messiaen intercale dans son propos s'imprègnent d'une douceur habitée. Le
contraste est intéressant avec Ma Mère l'Oye de Ravel, dans
l'arrangement pour piano solo de Jacques Charlot. Ces cinq pièces enfantines
déploient d'indéniables couleurs et la pianiste les restitue avec tact et
élégance. De la coréenne Unsuk Chin (*1961),
compositeur étoile du présent festival, elle donne ensuite les Six Études
pour piano. Cette élève de György Ligeti est déjà
à la tête d'un corpus impressionnant, dont un opéra, Alice au pays des
merveilles (2007) et plusieurs pièces vocales et concertantes. Elle
explique que sa musique est le reflet de ses rêves. De fait, ses Études dévoilent un monde inspiré de son mentor Ligeti, mais pas seulement, car on y
perçoit des allusions jazzistes : répétitions motiviques,
dignes de Messiaen (Étude I « in C »), exploration de l'entier
spectre du piano (Étude II « Sequenzen »),
traitement démoniaque tout de brusquerie dans l'Étude III « Scherzo ad
libitum ». L'Étude IV, « Skalen »,
mise sur une impression de gammes, mais quelles gammes ! Le style semble se
raréfier dans les deux dernières pièces, car la composition de l'entière œuvre
s'est étalée sur plusieurs années, de 1995 à 2003. Avec l'Étude VI «
Grains », des cellules fugitives font leur apparition, et dans l'Étude V
« Tocccata », jouée en dernier, la
virtuosité s'avère irrépressible. L'interprétation tient de l'exercice
physique, mais là encore la pianiste tient aisément le choc ; l'auditeur
peut-être moins ! Nouveau contraste avec En plein air de Béla Bartók
(1926), composition contemporaine de la Sonate pour piano et du premier
concerto pour piano. La pianiste mise sur le côté percussif du piano au fil des
cinq morceaux articulés en arche autour du morceau central
« Musettes », sorte de scherzo, entouré de deux pièces plus lentes
« Barcarolle et « Bruits de la nuit », et de deux pages vives.
Les changements de rythmes, la tension, le mystère insondable des pages
modérées, Mei YI Foo en
fait son miel avec une belle assurance. Elle terminera ce marathon par la
formidable fantaisie orientale Islamey de Mili
Balakirev, qui si elle s'inspire de mélodies populaires du Caucase, ne renie
pas quelques touches espagnolisantes. Là encore, on
est saisi par la formidable maîtrise de l'interprète. On sort de ce récital,
donné sans interruption, à la fois impressionné par tant d'audace et charmé par
une indéniable sensibilité.
Jean-Pierre
Robert.
***
Retour
aux Proms
Quelle joie de retrouver, cette année encore, les
merveilleux concerts, Proms (bbc.co.uk/proms), du Royal Albert Hall de Londres, fondés en août
1895 par Sir Henry Joseph Wood (1869-1944). Le concert du 1er août
dernier était donné par le BBC Symphony Orchestra
dirigé par l’excellent chef britannique Martyn Brabbins. Il débutait par une œuvre emblématique, War Elegy (1919/20), relative à la commémoration de la Première guerre mondiale, du très
talentueux poète, compositeur et soldat Ivor Gurney (1890-1937), originaire du Gloucestershire. Sa
participation au conflit, au cours duquel il a subi de graves dommages
psychologiques autant que physiques, a progressivement troublé son esprit.
Cette poignante Elegy – achevée en novembre
1920 alors qu’il étudiait au Royal College of Music
auprès de Ralph Vaughan Williams (1872-1958) – en témoigne avec force, colère,
chagrin et anxiété. Gurney a aussi été l’auteur de
330 songs. Certains d’entre eux évoquent, avec
un contraste saisissant, les beautés des paysages anglais opposés aux horreurs
de la guerre. Gurney a survécu à cette dernière.
Mais, profondément touché en son intégrité, il sera interné en septembre 1922.
Dès ce moment, il sera oublié jusqu’à ce concert touchant du 1er août offert à un public ému.
Le programme initial prévoyait, ensuite, la création
londonienne du Concerto pour Violon (1992/94) de la compositrice anglaise Sally Beamish (1956-). Toutefois, en raison de
l’indisposition du soliste Anthony Marwood, cette
partition a été remplacée par The Singing,
concerto pour accordéon et orchestre de S. Beamish également. Sa musique est imprégnée en profondeur par la culture celtique,
celle des songs, des bénédictions et des
prières qui ponctuent chaque instant de la vie quotidienne. Ainsi, le principal
motif des deuxième et troisième mouvements est-il traité tel un pibroch, la musique classique des Highland Bagpipes. Il s’agit d’une belle déploration. Le soliste
en était le remarquable et inspiré James Crabb,
Écossais de naissance établi à Sydney. Son jeu a notablement influencé la
composition de The Singing, partition
extraordinairement organique, proche de la terre, des intonations gaéliques et
du chant des oiseaux.
Le programme se poursuivait avec la roborative Première
Symphonie en si b mineur (1931/35) de William Walton (1902-1983) qui, au
sein de la culture musicale britannique, avait sa propre façon de concevoir son
métier de compositeur. De ce fait, il occupe une place à part, tout à fait originale.
Dès le premier enregistrement, en 1935, de cette Première Symphonie, le
pianiste et compositeur John Nicholson Ireland (1879-1962) écrivait à son
collègue : « Ceci est l’œuvre d’un véritable Maître. » En effet,
le pouvoir dramatique, cathartique, de cette musique est indéniable. Elle fut
néanmoins composée non sans difficulté, probablement en raison de la dédicace To
the Baroness Imma Doernberg,
l’une des grandes passions, extrêmement douloureuse, de Walton. Le contexte
agité des années trente, en Europe, y a certainement de même contribué. Malgré
tout, le compositeur a entonné son message avec la plus grande détermination
tragique telle qu’elle se ressent, notamment, dans la superbe conclusion du
premier mouvement, l’un des passages parmi les plus grandioses de l’histoire de
la Symphonie. Ce vaste péan concluait cet émouvant concert marqué par la
ferveur des interprètes conduits avec intelligence et intensité par Martyn Brabbins, l’un des chefs
les plus imaginatifs et réfléchis de notre temps.
James Lyon.
Les BBC Singers aux Rencontres musicales de Vézelay
La venue, à Vézelay (Yonne), dans le cadre des Rencontres
Musicales 2014, de ce chœur de chambre de haute qualité, avait quelque chose de
surréaliste. Il y a quelques jours, je les avais entendus à Londres, au Royal
Albert Hall, pour un concert dédié, entre autres, à Richard Strauss. J’étais
particulièrement heureux de les retrouver en ce haut lieu de l’art roman, la
basilique Sainte-Marie-Madeleine, où ils nous proposaient un concert
entièrement dédié à la musique chorale anglaise, intitulé Sing to the Lord ! Plus précisément, le chant entonné quotidiennement lors
de l’Evensong anglican, dans l’esprit et
l’héritage de la Cathedral music. Mis à
part Benjamin Britten (1913-1976) et, peut-être Sir Michael Kemp Tippett
(1905-1998), la plupart des compositeurs inscrits à ce magnifique et riche
programme sont pratiquement inconnus du public français.
L’Irlandais Charles Wood (1866-1926), professeur à
Cambridge, auteur d’une St Mark Passion (1920), à la fois sereine et
tragique, inaugurait le concert avec l’anthem Hail, Gladdening Light (« Salut, réjouissante
lumière »), composé en 1919, dont la polyphonie si particulière nous
invitait d’emblée à la concentration. Je ne comprendrai jamais pourquoi Sir
Charles Villiers Stanford (1852-1924) n’est pas
estimé comme étant un compositeur aussi essentiel, sinon parfois davantage, que
Sir Edward William Elgar (1857-1934). Il a été l’un des plus grands professeurs
de composition de l’Angleterre. Son œuvre considérable, dans tous les domaines,
mérite incontestablement d’être reconnue. Le Magnificat pour double
chœur (1918) correspond non seulement à un temps tragique de l’histoire mais
aussi à un drame personnel du compositeur dans sa relation à son ami et
collègue Sir Charles Hubert Hastings Parry (1848-1918), dédicataire de la
partition. L’organiste Samuel Wesley (1766-1837), fils de Charles Wesley
(1707-1788), l’un des fondateurs du Méthodisme, a incarné une forme de
dissidence du fait de sa conversion au catholicisme. Estimé notamment par
Mendelssohn, il a été l’un des principaux propagateurs de la musique de Bach en
Angleterre. Nous entendions, vendredi soir, son In exitu Israël pour huit voix (1810), une musique qui se situe, malgré tout, dans
la tradition des cathédrales. La première partie s’achevait avec la sublime Mass en sol mineur (1920/21) de Ralph Vaughan Williams (1872-1958), composée
peu après la Première guerre mondiale, dans le respect de l’héritage essentiel
de l’École polyphonique de Westminster Cathedral et
celui légué par William Byrd (ca 1540-1623). La sérénité de cette
partition manifeste à quel point le soldat Vaughan Williams avait surmonté les
angoisses face aux horreurs meurtrières dont il avait été le témoin.
Après l’entracte, nous entendions de Gustav Theodore
Holst (1874-1934), son Nunc dimittis pour
chœur à huit voix (1915), expression liturgique conduisant au plus haut niveau
d’exégèse du texte lucanien (Lc 2,29-32). Sir John
Kenneth Tavener (1944-2013), récemment disparu, a
composé selon diverses sources d’inspiration. Profondément influencé par la
religiosité orthodoxe, ses dernières partitions contrastent, de par leur
maîtrise, avec ses premières compositions au demeurant assez abstraites. Les
BBC Singers entonnaient le Song for Athene (1993) pour lequel Tavener écrivait dans sa préface qu’il lui était venu à l’esprit « aux funérailles
d’une jeune fille, Athene Hariades ».
Tippett a, curieusement, été l’élève de Charles Wood. Les Negro Spirituals sont issus de son oratorio A Child of Our Time (1939/41), marqué par le
pacifisme du compositeur. Nos interprètes inspirés ont choisi deux d’entre
eux : Nobody knows (« Personne ne connaît ») et Go down, Moses (« Descends,
Moïse »). Tippett les a conçus à la manière des chorals de Bach dans les
Passions. Herbert Norman Howells (1892-1982), également organiste, disciple de Stanford et Wood, est l’un des compositeurs anglais les
plus remarquables de church music du XXe siècle. Spécialiste de la musique Tudor, professeur au Royal College of Music, il incarne une religiosité sonore
spécifique, empreinte à la fois d’humanisme et de science. Son Salve Regina (1915) – extrait des 4 Anthems to the Blessed Virgin Mary, opus 9 – en témoigne avec force. Pour conclure, les BBC Singers proposaient, de Lord Britten of Aldeburgh,
ses Sacred and Profane, Eight medieval Lyrics, opus 91 (1974/75). Le septième
de ces chants étonnants, Ye that pasen by (« Toi qui
passes »), est apparu comme le plus émouvant. Un tel concert aurait mérité
la rédaction d’un programme musicologique, à la hauteur de l’événement, moins
entaché d’erreurs et d’omissions incompréhensibles.
James Lyon.
Le Festival Musique de Chambre à Giverny 2014 : Un très bon cru.
C’est peu de dire qu’il régnait une ambiance
festive dans ce petit coin reculé du Vexin en ces derniers jours d’août, lieu
béni des dieux où d’autres, en leur temps, ont déjà reconnu l’existence d’un
micro climat favorable à la création artistique ! Il faut avouer que
Michel Strauss, directeur artistique du festival, avait bien fait les choses
mariant avec bonheur, et de façon toute naturelle, qualité, création, formation
musicales et lutherie, pour un résultat digne d’éloges. Qualité, création et
formation musicales d’abord, par le choix des œuvres, originales ou
transcriptions, et par le choix des interprètes talentueux, appariant pour un
concert d’un soir, Maitre et élève, musiciens séniors confirmés et artistes en
devenir, dans un programme, centré sur Prague
et la danse, comportant nombres de compositions de Dvořák,
Smetana, ou Janacek, sans oublier d’autres compositeurs moins connus comme Suk
ou Fibich. Hommage musical à cette Prague qui
participera au « Printemps des peuples » retrouvant son folklore
bohémien, ses danses spécifiques, sans oublier pour autant ses influences
viennoises ou ses moments de douleur. Une dizaine de concert étaient
programmés, mettant en scène plus d’une vingtaine de musiciens qu’il est bien
sûr impossible de tous présenter ici. A titre d’exemple, citons le concert intitulé « De ma vie » comprenant l’Humoresque n° 7 de Dvořák,
arrangée pour trio, délicieusement viennoise, bien qu’à cette époque
(1892-1895) le compositeur réside à New York, le Quatuor à cordes n° 1 (De ma
Vie) de Smetana, d’un romantisme douloureux où transparait en filigrane le
bonheur d’avoir suivi son chemin vers la liberté, mais également la douleur
des drames familiaux multiples, ainsi
que l’apparition de la surdité qui marquera les dernières années de sa vie, la Moldau, pièce parmi les plus connues du
compositeur, arrangée pour quatuor à cordes, clarinette et piano, un
arrangement du plus bel effet, pour conclure par une pièce peu connue de Zdenĕk Fibich (1850-1900) le Quintette pour clarinette, cor et trio,
datant de 1893, aux influences allemandes, héritage de Schumann et Mendelssohn.
Un programme musical, comme on le voit, d’une grande richesse, émouvant, se
déroulant dans l’auditorium du Musée des Impressionnistes, en l'Église de
Giverny et en d’autres lieux alentours, se poursuivant volontiers par des
« after » après le concert, dans la célèbre
Maison Rose, lieu de répétition et d’improvisations en compagnie de Max Pollak,
danseur de claquettes, qui improvisa, en autres, sur l’Histoire du soldat de Stravinsky ou sur une création spécialement
commandée pour cet évènement, Pièce pour
violoncelle et danseur de claquettes de Thierry Escaich,
compositeur invité.
Une place non négligeable étant d’ailleurs
allouée à la musique contemporaine (Thierry Escaich, Kryztof Maratka) ainsi qu’aux
voix « étouffées » comme Erwin Schulhoff.
Surprise enfin, avec un atelier de lutherie composé de neuf luthiers confirmés,
réunis et dirigés par Frank Ravatin, un des plus
grands noms de la lutherie mondiale actuelle, formé à Crémone, qui releva le
défi de fabriquer en deux semaines de résidence à Giverny un violoncelle qui
fut présenté et joué lors du dernier concert du festival. Expérience unique
pour le public, mais également moment de solidarité puisque cet instrument sera
vendu au profit de l’association Musique de chambre en Normandie. Un très beau
moment de musique, de convivialité et de bonheur, à retrouver l’an prochain.
Nous y serons ! Bravo à tous.
DR
Patrice Imbaud.
Éblouissante rentrée de l’Orchestre de Paris, salle Pleyel.
L’annonce du départ prochain de Paavo Järvi ne semble pas avoir
entamé le moral de l’Orchestre de Paris tant ce concert de rentrée fut
éblouissant. Un départ prochain pour l’un, mais un retour pour l’autre… En
effet le grand violoniste Maxim Vengerov retrouvait, lors de cette soirée, l’instrument dont il fut, dans les années 90,
la star incontestée. Après quelques années occupées, pour raisons de santé, par
la direction d’orchestre, avec un bonheur assez mitigé, le voici donc revenu à
ses premières amours dont il possède, à l’évidence une science qui n’a pas subi
la patine des ans. Pour ce concert de rentrée Brahms, Roussel et Ravel. Le
violoniste russe, après une entame un peu instable, retrouva rapidement toute
sa superbe faisant sonner magnifiquement son « Stradivarius ex
Kreutzer » de 1727 pour un Concerto
de Brahms (1878) tout en charme et poésie, oscillant entre vitalité et
lyrisme, ne négligeant ni épanchements romantiques, ni virtuosité, conduisant
superbement son discours, soutenu avec brio par l’orchestre, dans un dialogue
qui jamais ne faiblit. Si la cadence initiale de ce concerto fut écrite par
Joseph Joachim, dédicataire de l’œuvre, celle de ce soir semblait toute
personnelle. En bis, Vengerov sembla se souvenir de
ces temps anciens où les solistes jouaient autre chose que la Chaconne de Bach, proposant la
délicieuse Méditation de Thaïs de
Massenet au public conquis. En deuxième partie, musique française dont Järvi s’est fait le champion. Deux œuvres brillantes et
ambigües dont la violence et le brio orchestral peinent à masquer l’importante
désolation qui les habitent l'une et l'autre. La Symphonie n° 3 (1930) d’Albert Roussel, que le compositeur
concevait comme de la musique pure, renonçant à toute influence symboliste et
impressionniste, ce qui fit dire au critique Emile Vuillermoz :
« Albert Roussel nous quitte… » tandis que
Francis Poulenc répondait : « C’est vraiment merveille d’allier tant
de printemps et de maturité… ». Un chef d’œuvre, aujourd’hui
incontestable, que le compositeur reconnaissait comme son œuvre maitresse. La Valse (1920) de Maurice Ravel,
apothéose de la valse viennoise, se concluant dans un tournoiement fantastique
et fatal. Là encore, comme pour Roussel, une composition chargée de sous
entendus : la danse chère au romantisme se double à présent d’une référence à
la catastrophe de la grande Guerre, prenant par instant des allures de danse
macabre. Deux œuvres d’une surprenante modernité, emblématiques de l’après
guerre dont elles portent les stigmates, alliant lumière éclatante et lueur
crépusculaire, violence et méditation, pulsation rythmique angoissante et
cantilène élégiaque, dissonances et lyrisme. Toute une complexité orchestrale
dont Paavo Järvi et sa
phalange extrêmement motivée rendirent compte avec le plus grand bonheur. Une
rentrée réussie !
Patrice Imbaud.
Hommage à Evgeny Svetlanov pour le concert de rentrée du Philhar.
Décevant !
Un concert d’ouverture de la saison qui
aura eu pour seul mérite de remplir la Salle Pleyel qui affichait
« complet » pour une soirée qu’on espérait riche en émotions…
Plusieurs casquettes contribuaient à donner à cet événement un lustre hors du
commun : Hommage au chef Evgeny Svetlanov annonçant le prochain concours de chef
d’orchestre du même nom, dernier concert dirigé par le chef coréen, Myung-Whun Chung, salle Pleyel,
après qu’il a passé plus de dix années à la tête du Philhar,
en selle une star mondiale du piano en la personne du pianiste russe Evgeny Kissin et, enfin, un
programme grand public, entièrement russe, Rachmaninov et Tchaïkovski !
C’est dire si nous y allions confiants… Hélas, beaucoup de bruit pour rien,
tant cette soirée annoncée comme exceptionnelle, nous parut terne et sans grand
intérêt. En première partie, le célèbre Concerto
n° 2 pour piano de Rachmaninov (1900) que Kissin interpréta de façon irréprochable, apollinienne, mais sans émotion
aucune ! Une prestation à son image, élégante mais un peu raide et froide,
sans ce petit rien qui fait le propre des grandes interprétations. En seconde
partie, un des chevaux de bataille de tous les orchestres et de tous les chefs,
la Symphonie n° 6 de Tchaïkovski,
dite « Pathétique » car
composée en 1893, quelques semaines avant la mort du compositeur. Ultime volet
de la trilogie dite du « Destin » elle porte, comme les deux
symphonies qui la précèdent, la marque du fatum, une ambigüité où se mêlent
intimement tension dramatique et vaine espérance. Chung en donna une vision
toute personnelle, monomorphe, d’une lourdeur caricaturale, Tchaïkovski revu et
corrigé, ici, par Bruckner. Plus rien de l’ambigüité voulue par le compositeur,
disparition de cette grâce et de cette jubilation, tout est devenu noir et
funèbre. Un premier mouvement trop lent, excessif dans les nuances et les
contrastes, un deuxième confus par manque d’équilibre entre les différents
pupitres, un troisième furieux à l’extrême. Seul l’adagio conclusif prenait
dans ce tintamarre lugubre un semblant d’intérêt. Bref une soirée orageuse,
entre trop froid et trop chaud, on aurait mieux fait de rester chez soi !
Patrice Imbaud.
Le formidable dynamisme de Paavo Järvi
Encore une magnifique soirée qui nous fut
offerte par l’Orchestre de Paris, dirigé par son chef titulaire Paavo Järvi. Les concerts se suivent
et se ressemblent par leur indéniable qualité, portés par ce formidable
dynamisme, cette intelligence d’interprétation, cette complicité avec
l’orchestre, qui sont les évidentes caractéristique du chef estonien. Un gage
rassurant pour l’avenir et l’ouverture prochaine, en Janvier 2015, de la
Philharmonie de Paris. Métaboles d’Henri Dutilleux ouvrait la soirée. Courte pièce composée en 1964,
probablement parmi les plus connues et les plus jouées en concert du
compositeur français. On insiste souvent sur la structure en cinq mouvements
enchaînés, où la figure initiale mélodique, rythmique ou harmonique se
transforme, d’où le titre de l’œuvre, pour engendrer une nouvelle figure
servant d’amorce à la pièce suivante et ainsi de suite jusqu’à la dernière pièce
(Flamboyant) où les bois (Incantatoire),
les cordes (Linéaire), les cuivres (Obsessionnel) et les percussions (Torpide) se retrouvent. Un concerto pour
orchestre dont la structure presque hélicoïdale ne saurait nous faire oublier
toute la poésie et la magie de timbres. Une œuvre emblématique de la veine
symphonique de Dutilleux (1916-2013) où il semble avoir donné le meilleur de
lui-même. Le Concerto pour violoncelle d’Edouard
Lalo fournissait ensuite à Xavier Phillips l’occasion d’une véritable leçon de
musique. Utilisant avec justesse la splendide sonorité de son Matteo Gofriller de 1710, il sut rendre à ce concerto, composé en
1876, dédié à Adolphe Fischer qui en assura la création, toute sa beauté, son
charme où virtuosité, mélancolie, lyrisme, thèmes populaires se mêlent dans une
permanente métamorphose. Un bis emprunté à Dutilleux, il fallait oser, assurait
un triomphe bien mérité. Pour conclure la soirée, Paavo Järvi avait choisi de donner, une fois de plus, la
célébrissime Symphonie n° 5 de
Tchaïkovski, symphonie faisant partie de la trilogie de fatum, composée en
1888, après l’échec de son mariage avec Antonina Milioukova,
et dont Mvravinski grava une version qui fait encore
aujourd’hui référence. Un pari audacieux, sans doute, maintes fois répété de
saison en saison… Tchaïkovski semblant incontournable de toute programmation… Järvi réussit une fois de plus son pari nous livrant de
cette œuvre lourde d’ambigüité, une vision à la fois claire, juste, neuve par
ses variations de tempi, dynamique par la formidable cohésion de l’orchestre et
fortement contrastée dans la narration, témoignant, ici, d’un impossible
bonheur sans cesse menacé par un sombre destin. Félicitations à toute la petite
harmonie et tout particulièrement à Pascal Moraguès à
la clarinette, Benoit de Barsony au cor et Marc Trénel au basson. Bravo !
Patrice Imbaud.
***
L'EDITION MUSICALE
FORMATION
MUSICALE
Johan
GUITON, Hervé MAGNAN : Musiques
plurielles. Cours complet d’éducation musicale. Classe de 5ème. Billaudot : Livre de l’élève : G8838B, Livre de
l’enseignant : G8839B.
Nous avons rendu compte
dans notre lettre n°62 de septembre 2012 du volume consacré à la 6ème.
Voici donc, toujours avec les mêmes qualités, le volume de la classe de
cinquième. On ne peut que saluer le travail des auteurs pour arriver à donner
une matière dense et intéressante tout en la faisant entrer dans les programmes
actuels du collège. Sans aucunement sacrifier à la
facilité, ils parviennent à fournir des éléments de qualité capables de
s’inscrire dans les fameuses « questions transversales » si chères,
désormais à l’éducation nationale. Nous ne détaillerons pas les propositions
des auteurs qui, comme le titre l’indique, font une part intéressante au
« métissage » et aux musiques plurielles. On comprend que ce volume
ne paraisse que deux ans après le précédent, mais le travail réalisé explique
cela : ajoutons que les qualités pédagogiques et musicales des auteurs,
qui ne sont plus à démontrer, sont garantes de l’excellence de ce travail.
Marie-Alice
CHARRITAT : Collection « les Contamalices » : Dingos ces animaux ! 1vol. 1CD. Histoire d’une forêt. 1vol. 1CD. Hugues le petit indien. 1vol. 1CD. Vande
Velde : VV407, VV406, VV408.
Voici trois petits
livres-disques utilisables aussi bien à la maison qu’en éveil musical ou même
en début de cycle 1, et bien sûr, dans les classes de maternelle. Chacun
raconte une petite histoire ponctuée de chansons originales simples mais non
simplettes. Les livrets contiennent l’histoire, les paroles et la musique des
chansons ainsi que des activités. Le CD contient l’intégrale de l’histoire et
des chansons avec, en plus, le play-back des chansons. Cette collection, qui
connaîtra sans doute une suite est pleine de fraicheur et mérite d’être connue.
CHANT
Wolfgang Amadé MOZART : Konzertarien für Tenor. Konzertarien für Bass. Bärenreiter : BA9184 – BA9185.
Nous avons rendu compte,
dans la lettre 78 de février 2014, des volumes consacrés aux airs de concert
pour soprane et alto. Voici donc chacun des deux volumes consacrés aux airs
pour ténor et basse. Ces deux volumes contiennent tous les airs pour chant et orchestre
classés par tessiture et placés chronologiquement à l’intérieur de chaque
volume. Chacun des volumes contient une brochure donnant toutes les indications
concernant l’interprétation de ces airs ainsi que tout ce qui concerne
l’ornementation et les cadences. Il s’agit donc d’une véritable édition de
travail. Il faut saluer ici le remarquable travail effectué par Thomas Seedorf et Uwe Kremp. Les volumes
donnent les références des partitions pour une interprétation avec orchestre.
La réduction pour piano de Christian Beyer est à la
fois fidèle et repensée vraiment pour le piano, ce qui n’est pas si fréquent.
PIANO
Antoine
REICHA : Grande sonate en mib. Edition : Michaël Bulley.
Symétrie : ISMN 979-0-2318-0758-5.
Antoine Reicha (1770-1836)
est maintenant plus qu’un nom et si le professeur qui compta parmi ses élèves
Berlioz, Franck, Liszt, et Gounod fut grandement apprécié en son temps, sa
musique mérite beaucoup mieux que l’oubli dans lequel elle était tombée. Cette Grande sonate, composée à Vienne mais
dont le titre est en Français, est publiée d’après la seule source existante,
un manuscrit de la Bibliothèque Nationale. Reicha en écrivit en même temps deux
autres. Elle ne démérite pas face à celles de son ami Beethoven. Souhaitons
qu’elle trouve bientôt sa place dans les récitals.
Christine
MARTY-LEJON, Jean-Claude SOLDANO : Les
bêtises pour piano 4 mains. Soldano : ES845. www.editions-soldano.fr
Sous-titrée « Quand
trois petits chats s’amusent… », cette pièce
porte bien son nom : dans un tempo assez vif, une mélodie, qui évoque à la
fois par ses notes et par son rythme le rag-time, folâtre, module pour se
terminer en feu d’artifice. L’ensemble est plein de fraicheur. Il est destiné à
deux pianistes de fin de cycle 1qui devraient y trouver beaucoup de plaisir.
Christine
MARTY-LEJON : Brasilian songpour
piano. 1ère/2ème année cycle 2. Soldano :
ES729. www.editions-soldano.fr
Si, comme le dit l’auteur,
la « saudade » se traduit à merveille dans
la bossa-nova, et qu’elle porte en elle un sentiment de nostalgie et de
mélancolie, alors le pari est tenu. Cette pièce évoque tout à fait cette
ambiance si typique qu’on trouve, bien sûr, dans les célèbres Saudades do Brazilde
Darius Milhaud. Peut-être, d’ailleurs, le professeur pourra-t-il faire écouter
ces pièces pour mettre l’élève dans l’ambiance, car il ne suffira pas de
respecter le rythme pour être dans l’esprit spécifique de cette œuvre.
André
TELMAN : L’androïde intelligent pour
piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2804.
Cet androïde se décline en
trois mouvements qui ont en commun une écriture atonale basée, pour les deux
premiers mouvements, sur des quintes parallèles, et pour le troisième sur des
quintes diminuées. Mais ces procédés n’ont rien d’artificiel et l’intelligence
de cet androïde se manifeste par le subtil jeu des rythmes et des élans
lyriques qui le caractérisent. Cette pièce plaira certainement beaucoup par son
étrangeté. Sans compter que les allusions à peine voilées au prélude de Tristan
permettront au professeur de compléter la culture musicale de ses élèves…
Noël
LEE : Distances pour piano. Delatour : DLT2312.
Ecrite en 1996, l’œuvre a
été éditée par Dimitri Tchesnokov pour le
« Concours-Festival – répertoire pianistique moderne » (Paris 2014).
L’éditeur en reconnaît le caractère énigmatique ainsi que la richesse
harmonique et polyphonique. Si techniquement la pièce n’est pas d’une
difficulté insurmontable, elle n’en demande pas moins une grande maturité.
C’est donc une œuvre à découvrir et à faire connaître.
VIOLON
Max
MÉREAUX : Le pont du bonheur pour
violon et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2759.
Cette jolie pièce
permettra au jeune violoniste de montrer toute sa sensibilité et son sens
mélodique rien que sur quelques notes. La partie de piano, extrêmement simple,
pourra être abordée par un pianiste de petit niveau. C’est excellent pour la
découverte de la musique de chambre. De plus, les harmonies quasi fauréennes
(comment ne pas penser à la Berceuse op.
16 ?) donnent à cette pièce une grande délicatesse.
Madeleine
BLOY-SOUBERBIELLE : Deux mélodies transcrites
pour violon et piano par Alexis Galpérine. Delatour : DLT1687.
C’est en 1996 que
Madeleine Bloy-Souberbielle, auteur de mélodies
remarquables, autorisa Alexis Galpérine à transcrire
pour violon deux d’entre elles. Elles furent créées le 29 octobre 1996 à
l’occasion d’un colloque sur Léon Bloy.
La première mélodie, d’un
mouvement très modéré, déroule de très belles phrases accompagnées sobrement
par le piano. La deuxième, dans un mouvement vif et une tonalité de sol dièse
mineur, nous entraine dans une course quasi incessante et haletante. C’est peu
dire que c’est de la très belle musique !
Otto-Albert TICHY : À Alexis. Deux pièces pour violon et piano.
Assez facile. Delatour : DLT1686.
Otto-Albert Tichy (1890-1973) est un organiste compositeur, musicologue
qui a laissé de nombreuses œuvres, en particulier religieuses. Né en Moravie,
il fut élève de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum et fut pendant trente ans Cantor de la cathédrale de Prague. S’il faut voir un
rapport avec les œuvres précédentes, c’est qu’il épousa, lui, la fille aînée de
Léon Bloy… Bref, ce délicieux diptyque fut dédié, pour ses onze ans, au jeune
Alexis Galpérine qui nous les offre aujourd’hui. La
première est un « andante amoroso » très lyrique, la deuxième un
Allegro contrasté inspiré du folklore. Ces deux pièces devraient ravir les
jeunes interprètes.
ALTO
Pascal
JUGY : Velours pour alto et
piano. Moyen. Delatour : DLT1107.
Voici ce qu’en dit
l’auteur : « Je l’aime cet alto; j’aime sa douce force intérieure, le
moelleux de sa voix quand il s’étire et prend son temps… Alors j’entends la
voix de Shenn et le bugle de Pierrot. ». On peut
dire que l’œuvre répond effectivement à cette ambiance toute de délicatesse et
de douceur, mais sans aucune mièvrerie.
FLÛTE
Jean-Louis
PETIT : Emergence. Niveau fin
d’étude. Fortin-Armiane : EFA78.
Dédiée à Pierre Monty et Yoko Kubo, cette pièce
pour piano (à queue, étant donné la nécessité de pouvoir accéder facilement aux
cordes) et flûte traversière possède toutes les qualités habituelles des œuvres
de cet auteur : les techniques contemporaines concourent au lyrisme et à
la beauté intrinsèque. La technique au service de la musique. Que demander de
plus ?…
CLARINETTE
Maurice
JOURNEAU : Trois pièces brèves pour
clarinette en sib. Niveau moyen.
Fortin-Armiane : EAL546.
Ces trois pièces ont été
écrites en 1984, date à laquelle Maurice Journeau cessa volontairement de composer. On y retrouve le langage si personnel de ce
compositeur plein de lyrisme et d’harmonies délicates. Souhaitons que ces
pièces soient abondamment jouées. Si nous avons indiqué un niveau de
difficulté, c’est pour que les professeurs n’hésitent pas à les faire jouer à
leurs élèves, mais elles n’ont rien de pièces « scolaires » ou
« pédagogiques » !
Yves
CUENOT : Ondes et remous pour
clarinette en sib. Moyen avancé. Delatour : DLT2261.
Deux parties dans ce
soliloque : Ondes, qui oscille
entre les différents registres de la clarinette en ondulant – c’est le cas de
le dire – nonchalamment, et Remous, où
alternent passages agités et passages plus lents.
SAXOPHONE
Bruno
GINER : Poker à quatre. Quatuor
de saxophones. Assez facile. Dhalmann : FD0439.
Mieux vaut être initié au
poker pour aborder cette œuvre. Il faudra aussi, bien sûr, être initié aux
techniques contemporaines de l’instrument, même si toutes les indications sont
fournies sur la partition. Le déroulement de cette partie ne devrait pas
laisser ses interprètes indifférents…
Charles
BALAYER : Parisian dreampour
quatuor de saxophones (soprano, alto, ténor, baryton). Assez difficile. Delatour : DLT2206.
Cette pièce très swing est
très agréable à entendre, rythmée tout en étant un brin nostalgique. On pourra
l’écouter intégralement sur le site de l’éditeur. Ce rêve parisien a vraiment
tout pour séduire et devrait avoir beaucoup de succès tant dans les classes de
bon niveau que pour des concerts professionnels.
BASSON
Maurice
JOURNEAU : Caprice pour basson
et piano. Fortin-Armiane : EFA73.
On commence à mieux
connaître et apprécier ce compositeur élève de Nadia Boulanger, né en 1898 et
mort en 1999 mais qui cessa volontairement d’écrire en 1984. Cette œuvre de
1955, difficile d’exécution mais limpide par une écriture personnelle qui reste
toujours compréhensible, comporte deux parties qui s’enchaînent. Si le basson a
la part belle avec notamment une cadence ad libitum, le piano n’est pas en
reste. Loin d’être un simple accompagnateur, il joue un vrai rôle de
partenaire. Le 6/8 de la deuxième partie est particulièrement lyrique et
envoûtant.
TROMPETTE
Jérôme
NAULAIS : L’escalier d’honneur pour
trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan :
P.L.2714.
Cet « escalier
d’honneur » porte bien son nom. L’œuvre possède toute la solennité requise
et l’atmosphère joyeuse qui s’en dégage conviendrait fort bien à un cortège de
mariage sortant de la Mairie. Souhaitons que le trompettiste puisse dire à la
fin de son morceau : « L’ai-je bien descendu ?… ».
René
POTRAT : Prémices pour trompette
ou cornet ou bugle et piano. Débutant. Lafitan :
P.L.2733.
Si la partie de trompette,
fort chantante, marque bien les débuts d’une carrière qu’on espère longue, la
partie de piano, aussi vivante que rythmée, demandera un pianiste plus
confirmé. L’harmonie ne manque pas non plus d’originalité. Bref, les
interprètes devraient trouver ici beaucoup de plaisir.
Max
MÉREAUX : Palomita pour trompette ou cornet ou bugle et
piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2734.
Voici ce qu’on appelle une
« pièce de caractère » et qui est fort bien réussie. L’ambiance
espagnole est présente tant par la mélodie que par le rythme. La partie de
piano n’est pas très difficile. Les deux interprètes devraient trouver beaucoup
de plaisir à faire voler cette petite colombe.
André
TELMAN : En plein songe pour
trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan :
P.L.2732.
Le paysage est
changeant : les courtes séquences se succèdent, pleines de contrastes. Et
pourtant, il s’agit bien d’un ensemble. Il faudra en marquer à la fois l’unité
et la diversité. Le piano aura fort à faire et le pianiste devra avoir de
préférence une grande main… Mais le jeu en vaut la chandelle et l’ensemble,
plein d’imprévu, est fort agréable.
Jean-Jacques
FLAMENT : La caresse du Zéphyr pour
trompette ou cornet ou bugle et piano. Débutant. Lafitan :
P.L.2705.
Tandis que la trompette
déroule une jolie mélodie, le piano s’envole en délicates arabesques mais qui
restent abordables pour un niveau, disons préparatoire. Ce sera une occasion de
commencer la musique de chambre avec cette pièce techniquement abordable et
pleine de charme.
SAXOPHONE
René
POTRAT : Saxophile pour saxophone alto et piano.
Préparatoire. Lafitan : P.L.2739.
Comment ne pas devenir
« saxophile » (si on ne l’est pas déjà)
avec cette charmante pièce construite en A-B-A avec une première et une
troisième partie très « grand siècle » et un milieu un peu plus
chaloupé ? Piano et saxo dialoguent à l’envie. L’ensemble est bien
agréable à écouter.
Gilles
MARTIN : Belle époque pour
saxophone alto et piano. Fin du 1er cycle. Lafitan :
P.L.2743.
Cette pièce est bien dans
le caractère et le style de cette « Belle époque » dont nous parle le
titre. Mais il est à craindre que les jeunes saxophonistes, même en fin de
premier cycle, n’aient qu’une très vague idée de ce que peut être cette
période… Une écoute d’un quadrille ou d’un comique troupier pourra sans doute
compléter leur culture historique et musicale ! Car il faudra une certaine
gouaille pour être dans l’esprit du morceau par ailleurs bien plaisant et dans
lequel piano et saxo pourront s’en donner à cœur joie.
PERCUSSIONS
Laurent
VIEUBLE : Ska Balance… Marimba
et piano. Facile. Dhalmann : FD0209.
Voici une pièce bien
réjouissante et pleine d’humour et de vie, comme son titre le fait présager.
Entre claquements de main et marimba, c’est toute une ambiance de fête qui se
dégage. La partie de piano peut également être interprétée au marimba par le professeur
ou un élève avancé.
MUSIQUE
DE CHAMBRE
Eric
FISHER : L’île où les hommes
implorent. Violon & Cello. Difficile. Dhalmann : FD0433.
Cette œuvre, publiée dans
la collection « Carnets du 21ème siècle », fait appel à
toute les techniques contemporaines pour exprimer une ambiance, créer des
images, des atmosphères. Il faudra, bien sûr, une grande écoute et une grande
connivence entre les interprètes pour rendre toutes les nuances de cette œuvre.
Pascal
JUGY : Velours pour alto et
guitare à 10 cordes. Moyen. Delatour : DLT1185.
Il s’agit de la même œuvre
que celle, pour alto et piano, recensée à la rubrique Alto.
ORCHESTRE – MUSIQUE D’ENSEMBLE
Franck Christoph YEZNIKIAN : AESTVARIUM
(III Notes from Salalah). Symétrie : ISMN 979-0-2318-0612-0.
Il s’agit d’une commande
de la Deutsche Radio Philarmonie avec le soutien de
l’Institut Français d’Allemagne. Cette œuvre grandiose d’une douzaine de
minutes nécessite un imposant dispositif instrumental, spécialement pour les
vents et les percussions. Destinée à exprimer une ambiance picturale et
mentale, elle suppose que l’effectif soit intégralement respecté et disposé
selon le plan fourni par le compositeur : le travail sur la
spatialisation, les timbres et les contrastes est fondamental dans cette œuvre.
André
TELMAN : Mouvances du silence pour
grand ensemble de trompettes et 2 percussions. Lafitan :
P.L.2688.
Cette œuvre demande un
effectif conséquent allant du début de cycle I au cycle III. Elle permet ainsi
de faire jouer toute une classe. L’écriture est contemporaine, avec des plages
d’improvisation. Il faudra une mise au point très précise pour tirer de cette
œuvre toute sa substance. Ces plages d’improvisation n’excluent en rien des
parties lyriques très écrites. Bref, il s’agit d’une œuvre comportant des
aspects très divers et très intéressants.
Jean-Christophe
AURNAGUE : « Solemn’ Processional ». Marche
solennelle pour 2 trompettes, orgue et timbales. Delatour :
DLT2203.
Cette œuvre écrite pour
deux trompettes, orgue et timbales et composée par l'organiste titulaire de
l'église du Sacré-Cœur de Monaco a été jouée le 13 novembre 2011 à l’occasion
du centenaire de Saint Martin de Monaco, en présence de la famille princière.
Qu’en dire sinon qu’elle répond parfaitement à sa destination. Comportant deux
parties plus solennelles enchâssant une partie plus lyrique, elle s’écoute avec
plaisir. On peut l’entendre intégralement sur le site de l’éditeur.
Gérard
HILPIPRE : Sinfonia Sacra pour chœur mixte (SATB), orgue et
percussions. Delatour : DLT2220.
Ecrite dans l’esprit des
grands auteurs de la Réforme, cette « Sinfonia »
commente trois textes bibliques en allemand dans la traduction de Luther. Le
premier est le psaume 121, un « psaume des montées », que la musique
illustre fidèlement, le deuxième est un texte de la 1ère épitre de
Pierre : « Car Toute chair est comme l'herbe, Et toute sa gloire
comme la fleur de l'herbe. L'herbe sèche, et la fleur tombe; mais la parole du
Seigneur demeure éternellement. » Quant au troisième texte, il s’agit du célèbre
psaume 150 illustré par César Franck entre autres, mais bien sûr, traité de
manière tout à fait différente même si on y trouve le même enthousiasme.
L’écriture, contemporaine, rend cette pièce difficile et abordable seulement
par des chœurs confirmés.
ORATORIO
Bruno
ROSSIGNOL : La fin dau monde. Oratorio sur un texte de Jean-Yves Agard. Delatour : DLT2196.
Bruno Rossignol nous offre
ici une œuvre tout à fait originale ne serait-ce que par sa taille : les
dix-sept tableaux ne durent pas moins de cinquante minutes. La nomenclature est
imposante : mezzo-soprano, récitant, vielle à roue, chœur mixte SATB,
harpe, piano, flûtes, hautbois, clarinettes divisées, clarinette basse,
bassons, cors divisés, trompettes divisées. violons 1 et 2, altos, violoncelles,
contrebasses, timbales, percussions diverses.
La présence de la vielle à
roue est primordiale : l’œuvre est en effet écrite en occitan limousin. La
fin du monde dont il est ici question est celle d’une langue, d’une culture, le
tout symbolisé par une soirée familiale en Périgord Vert le soir de la grande
tempête de 1999. L’ensemble est impressionnant, on est vraiment pris par cette
œuvre qu’on peut voir et entendre dans son intégralité sur le site de
l’éditeur. C’est à découvrir absolument.
ORGUE
Guy MIAILLE : Second Livre de
Préludes divers et Fugues pour l’Orgue, Santilly,
Éditions Les Escholiers (gmiv.esg@wanadoo.fr
), 2014, 38 p. (+ CD encarté : 27’ 14).
Dans une finalité fonctionnelle et pratique, Guy Miaille — organiste, pédagogue et compositeur prenant ses
distances vis-à-vis de toute école esthétique classée — vient de publier (aux
Éditions Les Escholiers qu’il dirige) son Second Livre de Préludes divers et Fugues dédié à Jorris Sauquet,
organiste de l’Église Notre-Dame du Rosaire (à Paris). Selon l’auteur, ce
cahier comprend des « nobles formes toujours appréciées tant par les
musiciens que par les mélomanes », car elles favorisent « une
expression renouvelée ». Il reprend donc les formes traditionnelles : Fugues, Choral, Canzona, Scherzetto.
Cette édition bien gravée fournit toutes les précisions utiles à propos du
caractère des pièces et de la registration souhaitée. De plus, un CD encarté
rendra de grands services aux organistes et facilitera leur choix de morceaux à
des fins fonctionnelles et cultuelles.
Guy MIAILLE : Déploration à la
mémoire de l’Abbé Armand ORY, Santilly,
Éditions Les Escholiers (gmiv.esg@wanadoo.fr
), 2014, 2 p. (+ CD ESG06/2014AO. TT: 3’).
Guy Miaille — fidèle lecteur de la Revue
trimestrielle : Musique sacrée-L’organiste, éditée par l’Association Jeanne
d’Arc (88 Fontenay) — a tenu à rendre un vibrant hommage au regretté Abbé
Armand Ory (décédé le 14 septembre 2013), ardent
défenseur des Orgues, de la musique sacrée et de la musique liturgique en particulier,
parolier et responsable de cette Revue. Sa Déploration pour orgue (2 p.) s’inspire du répons pour les Complies : In manus tuas,
Domine, commendo spiritum meum. Son interprétation nécessite, de préférence, au
Grand Orgue : les jeux de Gemshorn (Cor de chamois) et Flûte 8’ ; au récit :
ceux de Bourdon 8’ et Nasard. La partition comprend des changements de mesures
et de tonalités, l’alternance entre mesures binaires et ternaires. L’écriture
est claire, avec des accents sincères et, vers la fin, la mélodie In manus tuas est
citée. Un CD indépendant (3’) joint à la partition permettra aux interprètes de
mieux comprendre les intentions du compositeur.
Dimitri CHOSTAKOVITCH : Confession -
Cathédrale, LE CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com ), OR4899, 5 p.
Ces deux pièces pour 2 claviers et pédale, dont l’abord est facile, sont extraites de la musique du
film « Le Taon » réalisé par Alexander Feinzimmer.
La première : Confession (3
p.), Andante, commence par un thème pp à découvert à la pédale soutenu par
des accords de sixtes parallèles aux claviers, puis un mouvement de noires en
triolets, crescendo aboutit à un forte avec un rythme de croches, pour
retomber à pp dans la conclusion. La
seconde : Cathédrale (2 p.),
également Andante, s’impose par son
calme, avec de longues tenues à la pédale et à la main gauche et une facture
mélodique conjointe à la main droite. De caractère méditatif, elles peuvent
être interprétées lors d’une Messe par un organiste débutant.
Régis CAMPO : Sonate pour orgue n°2 Les Couleurs,
LE CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com ;
31-33 rue Vendrezanne 75013 PARIS), OR4896, 6 p.
La Sonate pour orgue n°2,
composée en 1996 par Régis Campo (né en
1968) — élève d’Alain Bancquart et de Gérard Grisey (CNSMP) — s’adresse à un interprète chevronné, rompu
aux subtilités rythmiques (changements de mesures — C, 3/4, 5/4 —, notes
détachées entrecoupées par des silences générant un effet de quasi staccato à la pédale). L’harmonisation
complexe fait appel à des accords dissonants à la main gauche ; la facture
mélodique, au chromatisme et à des intervalles augmentés, diminués. Un petit
motif de doubles-croches, ascendant et descendant, circulant à travers l’œuvre,
sert de conclusion à découvert et sur une seule note piquée suivie de silence.
Dans l’ensemble, cette pièce calme, dont la registration n’est pas précisée,
évolue dans la nuance piano. Cette
partition rendra service aux organistes soucieux de varier leur répertoire.
Édith Weber.
***
LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE
Association
Maurice & Marie-Madeleine Duruflé : Bulletin n°13/2013, Paris,
Association Maurice & Marie-Madeleine Duruflé (www.durufle.org ), 2013, 240 p. + CD encarté (66’ 40).
Selon
sa formule habituelle, ce Bulletin comprend d’abord une partie consacrée à des
œuvres de Maurice Duruflé. Il est illustré par un CD avec son Prélude, Adagio et Choral varié sur le Veni Creator (op.
4), en trois versions enregistrées : celles de 1931 par Ronald Ebrecht (en 2014), de 1956 par Maurice Duruflé (en 1959) et
par Marie-Madeleine Duruflé (en 1966) — sur des instruments différents. L’œuvre
bénéficie d’explications très fouillées rédigées par Alain Cartayrade :
dates, origine de l’Hymne ; de commentaires par Thomas Lacôte sur l’écriture et les réécritures de l’œuvre et d’analyses comparatives des six
versions de 1930 à 1996 : circonstances, influences (Nadia Boulanger,
Norbert Dufourcq et Marcel Dupré) par Ronald Ebrecht. La Messe Cum jubilo (op. 11) est située dans le contexte du
renouveau catholique, avec des réactions vis-à-vis du Concile de Vatican II,
mais aussi du Motu Proprio du Pape
Pie X acceptant la musique moderne dans la mesure où elle reste fidèle aux
principes liturgiques ; elle peut donc être considérée, selon Christophe
Rios (p. 84sq), comme un « acte
de mémorialisation ». Ce Bulletin si riche propose encore une étude musicologique et
théologique de J.-M. Leblanc à propos des Sept
Chorals-Poèmes de Charles Tournemire, et la révision de son Triple Choral par Maurice Duruflé,
présentée par Kurt Lueders. Par la rigueur de son
information, ce numéro sera très apprécié des organistes, hymnologues et mélomanes.
Édith Weber.
Béatrice
RAMAUT-CHEVASSUS, Anne DAMON-GUILLOT (dir.) : Dire/Chanter :
passages. Études musicologiques, ethnomusicologiques et poétiques (XXe et XXIe
siècles). Publications de l’Université de
Saint-Étienne (http://publications.univ-st-etienne.fr ), Collection « Musique et
musicologie », 2014, 351 p. – 25 €.
Les
problèmes d’identité, de réception, de transmission de la musique préoccupent
les chercheurs depuis plusieurs décennies. Ils sont surtout du ressort de trois
disciplines : musicologie, ethnomusicologie et poétique, et gravitent
autour de plusieurs notions : la « représentation de la
parole », la « vocalité » et le « chant des mots »
faisant l’objet de 17 études. Les aspects du « dit/chanté »
concernent le « parlé sur la scène de l’Opéra » (XIXe siècle), la
« mélodie parlante orchestrale » et encore les « formes vocales
exploratoires (1960…) » jusqu’à l’« extravocalité provocatrice » (XXe-XXIe siècles). Il s’agit donc de « servir avec sa
voix » capable d’assumer diverses fonctions : psychologique,
narrative, informative, symbolique, scénographique, dramaturgique et également
spirituelle. Elle est indissociable de l’écoute ; toutefois, la voix est
aussi audible, inaudible, silencieuse (cf. la prière), cantillée et, de plus, la parole peut
être orchestrée. La notion de « passage est liée à celles d’échanges, de
proximité ou de traversée » et de « transfiguration » (cf. Préface). Quant au titre, il
implique différents états vocaux explicités par de solides démonstrations à
partir de Manon, Pelléas et Mélisande, Lulu, du Requiem pour un jeune poète (Bernd Aloys Zimmermann), sans oublier la musique liturgique copte
(Haute-Égypte), le répertoire de l’Église apostolique arménienne (Istanbul), la
musique carnatique (Inde du Sud), les onomatopées et les cris (Beatles), entre
autres. Ces réflexions multiples — étayées d’analyses percutantes, de
diagrammes, de spectres et d’exemples musicaux — d’une grande diversité et
originalité, parfois inattendues, illustrent la vitalité des travaux effectués
par Le Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression
Contemporaine (Université de Saint-Étienne). Par la nouveauté de ses approches
terminologiques et méthodologiques, ce livre, particulièrement dense et étoffé,
présentant la voix dans tous ses états, ouvrira la voie à de nombreuses
spéculations intradisciplinaires.
Édith Weber.
François
NICOLAS : Le
Monde-Musique I. L'Œuvre musicale et son écoute. Château-Gontier, Éditions Aedam Musicae (www.musicae.fr ), 2014, 259 p. – 25 €.
L’auteur
— polytechnicien, compositeur, organiste, philosophe, chercheur à l’IRCAM et
Professeur — met sa vaste érudition au service d’une meilleure compréhension du
discours musical et d’une écoute attentive et soutenue permettant de révéler
des surprises cachées au musicien que François Nicolas considère
comme « un passeur de musique » (p. 39). En effet, selon le
regretté Jean Barraqué, « les œuvres nous créent créateurs » et, dès
la page 11, l’auteur en livre la clé au lecteur soucieux de comprendre l’« idée
musicienne de la musique » ; il avance quatre thèses : 1.
« La musique fait le monde », 2. « L’œuvre fait l’écoute
musicale », 3. « La musique fait le musicien et le musicien (pensif)
fait l’intellectualité musicale », 4. « La musique fait la raisonance »
(sic). Ces 4 assertions circulent comme un motif conducteur à travers l’ouvrage
qui affirme que la musique est un « art autonome » et « un
art de l’écoute ». L’auditeur de musique doit devenir un écouteur. Avec une terminologie
spécifique très personnelle, les différents chapitres exposent les moyens et
les étapes de l’écoute illustrées par de minutieux diagrammes. La théorie théologique chrétienne de l’écoute fidèle est illustrée par
Saint Paul, puis par le réformateur Martin Luther, enfin — plus proche de nous
— par le célèbre théologien Karl Barth, pour lesquels la foi, la prière, la
prédication sont du ressort de l’écoute. Le chapitre : Théorie de l’audition musicale (p. 87sq) intéressera plus particulièrement les musiciens et
compositeurs, car il importe « d’écrire et lire la musique », puis de
la « jouer », enfin de « l’entendre ». Les esthéticiens,
les psychologues, les spécialistes des problèmes de perception apprécieront le
chapitre concernant l’Approche
psychanalytique de l’écoute inconsciente (p.105sq). Les chapitres suivants : Le moment faveur, le plus développé ; Le tourniquet de l’intension (sic) ; Comment l’écoute
musicale tricote le temps ; la
forme musicale comme inspect (sic) ; Le concert ou quand les œuvres s’écoutent, ouvrent de nouvelles
perspectives autour des verbes : percevoir, auditionner, appréhender,
écouter, débordant largement les notions de perception, d’audition,
d’appréhension et d’écoute.
Les
repères de l’auteur sont multiples et pluridisciplinaires. Il se réfère, d’une
part, à Sigmund Freud, Sǿren Kierkegaard, Jean-Paul Sartre, Jean Lacan, Vladimir Jankélévitch… et, d’autre
part, à Arnold Schoenberg, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, C. Deliège —
dédicataire de l’étude. Une fois familiarisés avec la démarche très rigoureuse,
protéiforme et le vocabulaire, les lecteurs et auditeurs ayant assimilé cette
« théorie de l’écoute musicale » seront préparés à mieux comprendre
les 3 volumes complémentaires annoncés : Vol. II : « Théorie de
la logique d’écriture » (justifiant la notion d’un monde-musique) ; Vol. III : « Théorie de cette discursion langagière propre au musicien… Intellectualité
musicale » ; Vol. IV : « Théorie de ces rapports du monde-musique avec son environnement
qu’on nommera raisonance ».
À suivre.
Édith Weber.
Vincent
COTRO, Véronique MEYER, Marie-Luce PUJALTE-FRAYSSE (dir.) : La première
œuvre. Arts et musique (XVe-XXIe siècles). Rennes, Presses
Universitaires de Rennes (www.pur-editions.fr ), Collection « Art & Société »,
2014, 325 p. – 21 €.
Le
titre sollicite à la fois l’histoire de l’art et la musicologie, et porte sur
la longue durée. Il implique, en fait, la « première œuvre », au sens
de premier aboutissement déjà annonciateur d’un avenir (peut-être prometteur).
Elle est donc tributaire d’une identité esthétique. Ces 23 études, publiées
avec soin sous la direction de deux historiens de l’art et d’un musicologue,
gravitent autour du « rôle crucial que joue la première œuvre [aboutie]
dans les stratégies de carrière des musiciens et artistes ». Elles
résument les préoccupations agitées lors d’un Colloque international et
pluridisciplinaire. Cette vaste confrontation lance une problématique assez
neuve, et soulève de nouvelles perspectives à partir de cas de figure liés à la
difficulté même de définir « la première œuvre », de dégager ses
contextes, d’examiner la diversité des sujets et — dans la longue durée — de
mesurer la potentialité créatrice de l’artiste. La première partie, placée sous
l’angle historiographique par rapport aux partis pris culturels et aux écrits
et catalogues, est relative à Franz Liszt, Claude Monet, les mouvements
d’avant-garde, et soulève divers problèmes à propos de l’identité créatrice
convergeant vers l’interrogation suivante : « la première œuvre du
génie musical : une clé ? ». La deuxième partie fait appel à la
théorie de la réception (Rezeptionstheorie)
et aux diverses situations attestant l’assimilation de nouveautés artistiques,
par exemple : dans l’enluminure, l’architecture, les Grands Prix de
l’Académie Royale d’Architecture. Nos lecteurs seront attentifs aux
compositions musicales françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, au genre de
l’Opéra comique en France pendant la Révolution. La troisième partie, dans la
sphère de Mozart, Beethoven, Prokoviev, J. Turina,
Martial Solal (jazzman), Xenakis et György Kurtag, intéressera plus
particulièrement les musicologues et esthéticiens.
Ce
livre si dense (dont l’apport ne peut être signalé que succinctement dans ce
cadre) a le mérite de soulever, dans une optique interdisciplinaire, de
nombreux points relatifs à l’historiographie, au phénomène de la création
artistique et musicale, à la taxinomie en tenant compte à la fois de sa
perception cognitive et de sa réception esthétique dans l’immédiat et par la
postérité. Il met donc en relief les incidences, la fortune et la survie de la
« première œuvre ». Que de spéculations insoupçonnées à l’actif de la
Collection « Art et Société » (architecture, peinture, musique) pour dégager
la première touche géniale d’une œuvre et l’actualité créatrice à une époque
donnée.
Édith Weber.
Monette VACQUIN : « Grave, ma non troppo ».
Beethoven, dernier mouvement. Paris, Penta Éditions (www.penta-editions.fr ), 2013, Diffusion L’Harmattan (www.editions-harmattan.fr ), 326 p. – 29 €.
Ce
livre — baignant dans le monde musical et se lisant comme une roman — ne correspond à aucun genre littéraire classé. Il tient certes de la
« fiction » ; pourtant, le principal protagoniste est
réel : Ludwig (van Beethoven), il est, en effet, présent au fil des pages,
des dialogues, des anecdotes, des événements de la vie quotidienne et de
ses œuvres. Sa production musicale est située par rapport au Zeitgeist (à
l’esprit du temps) : liberté, fraternité entre les hommes. Ses attaches
familiales (père, frères : Kaspar Karl et Nikolaus Johann) sont signalées. Son cadre familier : deux pianos à queue, large table
de travail, partitions, esquisses… est décrit, mais il ne s’agit pas d’une
monographie. En fait, le personnage réel côtoie un personnage fictif :
une femme « qui n’a jamais existé que dans l’imaginaire d’une autre
femme », en l’occurrence : Monette Vacquin, dénommée Liebe (cf. la mélodie An die ferne Geliebte(À la bien-aimée lointaine), op. 98). Celle-ci
précise d’ailleurs : « Ludwig van Beethoven m’a engagée pour être son
intendante, tenir sa maison et être la copiste de son œuvre » (cf. p. 17) : voici le point de
départ de ce puzzle privilégiant des sources authentiques. M. Vacquin, écrivain et psychanalyste, ajoute qu’elle n’a pas
voulu réaliser un ouvrage de musicologie (événementielle ou historique). En 32 Chants (Lieder) et une Coda en guise de chapitres, l’approche
originale de « l’homme vivant » échappe à la déformation
psychanalytique professionnelle. L’auteur évoque — Ma non troppo — la bonne société
viennoise ; les angoisses de la vie (surdité…), les crises, le combat
intérieur de Beethoven ; ses voyages à Prague, Berlin… ; ses
exploits ; ses rencontres avec des célébrités : Daniel Steibelt, Johann Nepomuk Hummel,
Ferdinand Ries, Ignaz Schuppanzigh…La réalité
dépasse-t-elle la fiction ? ou le
contraire ? Au lecteur peut-être déconcerté de trancher. La réponse est
donnée par Mouette Vacquin elle-même qui — rappelant (p. 14) qu’elle n’est « ni
érudite, ni musicologue » — espère « que l’accès par le roman et par
l’amour permette d’approcher l’homme vivant, que la fiction soit au service
d’autres formes de vérité » (p. 15).
Édith Weber.
Jean GRIBENSKI et Patrick
TAÏEB (dir. ) : Mozart et la France De l'enfant prodige au génie (1764-1830).
1 vol. Éditions Symétrie, collection Recherche, 2014, 254 p. 17x24 cm, 39 €.
Cet ouvrage a pour
ambition d'éclairer notre connaissance de Mozart quant à l'image qui en a peu à
peu émergé en France à l'occasion de ses visites et durant les années qui ont
suivi sa mort. Comment Mozart a-t-il été « reçu » dans la conscience
française, comment s'est forgé le « mythe Mozart ». Les sources sont
l'édition et bien sûr le concert public. Les sept concerts données par Wolfgang
lors de se deux séjours français (d'une part, en 1764/1766, à Paris, Dijon et
Lyon et, d'autre part, 1778, à Strasbourg), ne font connaître Mozart qu'auprès
de ses confrères et de la bonne société. Le point de départ de la célébrité se
situe en 1801 avec la représentation des Mystères d'Isis, adaptation
française de Die Zauberflöte, qui pour
satisfaire au goût français pour le spectacle, « privilégie la
représentation historique au détriment de l'aspect féérique » et prend
quelques libertés avec le texte et la musique, par exemple en réduisant de
manière drastique le rôle de la Reine de la Nuit. Plus généralement, la
connaissance en France de l'œuvre de l'autrichien s'opère à travers ses opéras
: des nombreuses éditions françaises des Noces de Figaro et traduction
française de Die Entführung aus dem serail, à La
Flûte enchantée/Les Mystères d'Isis, enfin à Don Giovanni, en 1811,
après une première adaptation-parodie, Don Juan, en 1805 à Paris puis à
Lille. Au concert, sous la Révolution et l'Empire, le nom de Mozart apparaît
avec plus ou moins de régularité, d'abord essentiellement à travers des
extraits vocaux de ses opéras et les Ouvertures de ceux-ci. La dissémination
des œuvres jouées intervient en 1804, avec l'exécution du Requiem en
particulier, celle des symphonies ne venant que plus tard, en 1807, car
« Paris ne reconnaît qu'un symphoniste autour de 1800, Haydn ». Elle
s'opère aussi à travers le ballet-pantomime dont Alexandre Dratwicki souligne que « ces 'airs parlants' proposent une version purement
instrumentale d'une page opératique, avec un incipit mélodique qui suffit à
renvoyer immédiatement à l'esprit des spectateurs les mots supprimés ».
L'ouvrage, extrêmement documenté, se conclut, en une dernière partie intitulée
« Images de Mozart », par l'analyse de l'émergence du « mythe
Mozart » au début du XIX ème siècle. Les compte rendus dans la presse entretiennent anecdotes et
légendes et on assiste à un phénomène surprenant de biographie élogieuse qui
emprunte à l'hagiographie. Les rédacteurs, en 1801, des premières Vies de
Mozart en langue française, Théophile-Frédéric Winckler (« Notice biographique ») et Carl Friedrich Cramer (« Anecdotes
sur W.G.Mozart »), elles-mêmes traductions de textes originaux allemands,
accordent plus d'importance aux indications de lieux qu'aux précisions de temps
et privilégient les témoignages, souvent indirects, qui peu important leur
authenticité, « contribuent à l'édification du génie de Mozart, et même à la
sacralisation de son talent ». Sous la plume d'un Stendhal, un peu plus
tard, Mozart n'est-il pas représenté comme l'être élu ?
Jean-Pierre
Robert.
Igor
MINAEV & Olga MIKHAILOVA : Madame TCHAÏKOVSKI. 1 vol Éditions Astrée, 2014, 142 p. 16 €.
Voila
un livre qui ne fera pas date dans l’immense littérature consacrée au
compositeur russe ! Rien qu’on ne sache déjà dans cet ouvrage qui traite
de façon romancée du mariage désastreux et des rapports houleux entre Piotr
Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) et Antonina Ivanovna Milioukova (1848-1917). Un mariage célébré le 30
juillet 1877 qui ne tardera pas à virer à l’échec patent, puisque le
compositeur qui tentait par cette union de masquer son homosexualité latente,
quittera au bout de quelques mois, et définitivement, cette épouse haïe qui
finira ses jours dans un hôpital psychiatrique. Une union calamiteuse qui
fournit, ici, l’occasion d’une évocation romanesque de l’homosexualité et de la
mort du plus occidental et du plus romantique des compositeurs russes qui
méritait assurément mieux. Entre roman et biographie, l’histoire vue par le
petit bout de la lorgnette ! A éviter !
Patrice Imbaud.
***
CDs et DVDs
« Trobar & Joglar ». Ensemble Alla Francesca.1CD AGOGIQUE (www.agogique.com ) : AGO
017. TT .: 64’ 57.
Les troubadours
(ceux qui « trouvent » texte et mélodie), de langue d’oc, parfois
anonymes ou cités dans des Vidas (vies), ont joué un rôle considérable tant sur le plan littéraire que sur le
plan musical. Ils pratiquent l’ornementation, la science de l’improvisation ou
encore la récupération d’un chant pour une version instrumentale, comme en
témoigne l’Ensemble Alla Francesca, fondé en 1990 par Brigitte Lesne et Pierre Hamon et spécialisé dans la musique
médiévale. Il associe aux voix (B. Lesne, V. Biffi) les instruments historiques suivants : harpe,
psaltérion, rote, cimbalette (Brigitte Lesne) ; flûtes à bec, flûte traversière, cornemuses
(P. Hamon) ; vièle à archet (V. Biffi) ;
tambourins, cloches (C. Rizzo). Ce disque datant de
2014 est accompagné d’une présentation très fouillée (étymologie, définitions,
auteurs, contexte historique, traductions françaises des textes chantés),
rédigée par Geneviève Brunel-Lobrichon (Université Paris-Sorbonne). Les
improvisations instrumentales — faisant appel à la virtuosité — sont
magnifiquement restituées et interprétées par Pierre Hamon. Les contrafacta (techniques
d’adaptation et de substitution d’un texte par un autre, éventuellement de la
musique) de chansons et conduits ont été adaptés par Brigitte Lesne. Le programme comporte 14 pièces dans des formes en
usage à l’époque : canso (chanson d’amour), conduit (conductus destiné, depuis le XIIe siècle, à
accompagner des personnages, des processions ou des cérémonies), tenso (débat en dialogue), descort (dialogue
animé et discordant exprimant le désaccord des amants), sextine (appelée ainsi par Dante et Pétrarque), dont la première,
d’ARNAUT DANIEL (XIIe s.), est chantée par V. Biffi accompagnée à la vièle (pl. 11).
Parmi les
troubadours représentés, figurent BERNART DE VENTADORN (né à Ventadour v.1125-mort v.1200, auteur d’environ 45
chansons), avec la canso bien connue : Can l’erba fresch’e.lh folha par… (Quand
l’herbe fraîche apparaît et la feuille…) ; RAIMBAUT DE VAQUEIRAS (fin XIIe-début
XIIIe siècle, ayant séjourné dans les Cours d’Italie du Nord), auteur du descort plurilingue Eras quan vei verdeiar (Voici que je vois verdir…) ; GUILHEM AUGIER NOVELLA (ou OGIER DE
VIENNE, né v.1185, ayant — selon un témoignage manuscrit — longtemps vécu en
Lombardie : « Ogiers si fo uns ioglars de vianes, questet lonc temps in lombardia… »), avec le descort Ses alegratge chant per agradatge, folhatge… (Sans allégresse, je chante par bon gré,
folie…), ainsi que plusieurs anonymes. Ce programme, judicieusement sélectionné
par Brigitte Lesne et Pierre Hamon, représente en
quelque sorte un digest de la musique
et de la poésie de langue d’Oc, sur le thème de l’amour, de la fin’amor, de
l’amour trahi ou encore du mal d’aimer. Avec ces joyaux de la littérature et de la lyrique médiévales, l’Ensemble Alla francesca poursuit dignement sa contribution à une
meilleure compréhension des pratiques et des mentalités de jadis. Disque
incontournable.
Édith
Weber.
« Gérard Zuchetto chante les Troubadours XIIe et XIIIe
siècles ». 1CD VDE-GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 529. TT.: 48’ 28 .
Gérard Zuchetto — à la fois chanteur (avec une discographie
prolifique) et auteur — a fondé, en 1985, le Centre de Recherche et
d’Expression des musiques Médiévales-Trobar, devenu,
en 1995, Centre Trobar-Na Loba, favorisant la
recherche et la création artistique dans le domaine concernant la lyrique
médiévale et la poésie occitane contemporaine. Son chant est accompagné par les
instruments suivants : vièle à archet, citole, tympanon (P. Brient), bendir (instrument maghrébin à percussion), derboukas (tambours répandus en Afrique
du Nord), percussions (J. Khoudir). Après une brève
introduction instrumentale, il interprète, de sa voix chaude et sonore : Ar resplan la flors enversa (Quand paraît
la fleur…) de RAIMBAUT D’ORANGE (v.1140/45-1173, l’un des plus anciens
troubadours provençaux) et, comme il le précise : « Il y a dans la
poésie des Troubadours le génie des découvreurs. Alchimie des mots et des
sons » : ce qu’il réalise pleinement avec ce disque. Dans sa poésie
monodique, puis polyphonique : Mos
cors s’alegr’e s’esjau,
PEIRE VIDAL (fin XIIe–début XIIIe s.) chante l’amour
et la joie convenant « à l’honneur et courtoisie sincère et
parfaite », et, dans son interprétation, Gérard Zuchetto fait preuve d’une excellente déclamation. Le programme se poursuit avec deux
œuvres d’ARNAUT DANIEL (XIIe s.) considéré par Dante comme « un grand
maître d’amour » : En cest sonet coind’e lèri, air gracieux aux accents sincères évoquant
l’amour que lui inspire sa dame, et Lo ferm voler qu’el cor m’intra (Ce vœu dur qui dans le cœur
m’entre…), plus allant. Enfin, 5 pièces de RAIMON DE MIRAVAL (v.1165-v.1229) —
qui nous sont parvenues sur environ 45 — sur le thème de l’amour courtois, avec
de nombreuses allusions à la nature. A noter Cel que no vol auzie chansos (Celui qui ne veut pas écouter de chansons, qu’il se garde de notre
compagnie ! Je chante pour réjouir mon cœur et divertir mes
compagnons) : c’est ce que réalise Gérard Zuchetto et que les mélomanes apprécieront.
Édith Weber.
« Das kleinschwabhäuser Orgel-Positiv um 1650 im Bachhaus Eisenach. Die Silbermann-Orgel 1718 in der Pfarrkirche St
Georg (Grosskmehlen) ». Johannes Lang, orgue. Bachhaus Eisenach (Frauenplan 21, D-99817 Eisenach ;www.bachhaus.de). 1CD JUBAL MUSIKPRODUKTIONEN (www.jubal.de ): CD 140801. TT : 70’
37.
Ce disque réalisé
par la Maison BACH (Bachhaus) à Eisenach qui cultive
la mémoire de Jean Sébastien Bach, né précisément dans cette ville, permet
d’entendre deux Orgues de factures très différentes : l’Orgue positif
(v.1650) du petit village de Kleinschwabhausen (en
Thuringe) conservé dans son Musée instrumental et l’Orgue Gottfried Silbermann (1718) de l’Église St. Georg à Grosskmehlen. Le premier instrument (5 jeux) — acquis par
le Bachhaus en 2009 et restauré en 2011-12 selon les
témoignages d’époque, l’un des rares instruments conservés du XVIIe siècle
—garantit une interprétation authentique. Il sert à illustrer des conférences à
l’attention des visiteurs venus du monde entier. Le jeune organiste Johannes
Lang, Lauréat du 18e Prix Bach, y interprète en connaissance de cause trois
œuvres de Dietrich Buxtehude (v. 1637-1707) : Toccata in G (BuxWV 165), Canzonetta in G (BuxWV 171) et Prélude de choral Jesus Christus unser Heiland(BuxWV 198) ; la Canzon Dall istesso Tuono de Matthias Weckmann (v.1616-1674) ; trois œuvres de J. S.
Bach : Fughetta super Dies sind die heilgen Zehn Gebot (BWV 679), la Fuga super Jesus Christus unser Heiland (BWV 689) et le Duetto III in G (BWV 804). Il tire le meilleur parti des sonorités
de ce positif. Le second instrument est dû au facteur Gottfried Silbermann (1683-1753), plus connu que son frère, le
strasbourgeois Andreas Silbermann (1678-1734) (cf. Église St-Thomas). Selon une
quittance, l’Orgue de Grosskmehlen a été terminé le
20 novembre 1718. Restauré récemment par la Manufacture C. Rühle,
il comprend deux claviers : Principal (10 jeux), Grand orgue (9 jeux) et
pédalier, possédant également le registre Klengel (Klingel), sonnette
pour avertir le souffleur qui doit actionner les soufflets manuellement.
Johannes Lang y interprète avec brio des œuvres plus développées : le Prélude et Fugue en la mineur (BWV 543)
de J. S. Bach, les Préludes de choral de Gottfried August Homilius (1714-1785) : Komm, Heiliger Geist et Mein Gott, das Herze bring’ ich dir, la Partita très élaborée diverse sopra il corale Ach, was soll ich Sünder machen (BWV
770), ainsi que la Fugue en Si b Majeur de son fils aîné, Wilhelm Friedemann (1710-1784). Les
discophiles découvriront la Sonate n°III en la mineur (op.
23) d’August Gottfried Ritter (1811-1885), dédiée à son contemporain Franz
Liszt et d’inspiration romantique. L’excellent organiste met en valeur les
possibilités respectives de registration de ces deux Orgues si spécifiques et
redonne vie à ces pièces. Sa grande musicalité, son souci d’interprétation
historique et son programme hors du commun raviront à plus d’un titre les
mélomanes, organistes et historiens de la facture d’orgue allemande.
Édith Weber.
« BACH à Moudon ». Anne Chollet,
orgue. VDE-GALLO (rue de l’Ale 31 - CH-1003 LAUSANNE - www.vdegallo-music.com). 1 CD GALLO : 1431. TT : 74’
19.
Anne Chollet a
réalisé ce CD pour commémorer les 250 ans de l’Orgue de l’Église Réformée
Saint-Étienne à Moudon (Canton de Vaud). Cet
instrument, « probablement le plus ancien instrument jouable »
de ce Canton, a été construit en 1764 par le facteur français Adrien-Joseph
Potier, puis remanié en 1826 et 1874, avec adjonction d’un second clavier et,
enfin, restauré en 1974 par la maison Kuhn de Männedorf qui a voulu restituer à
l’instrument son état d’origine tout en conservant l’adjonction du positif.
Accordé en tempérament inégal, dit « d’Alembert-Rousseau », il comporte
deux claviers : Grand orgue (10 jeux) et Positif pectoral (8 jeux), avec
quelques tuyaux partiellement ou totalement originaux, pédalier et, en
particulier le Suavial : registre de 8’ en usage au XVIIIe
et au début du XIXe siècle, fréquent en Allemagne du Sud et dans la facture
suisse alémanique (par exemple au Grossmünster de
Zurich). Le remarquable texte trilingue joint au CD présente Anne Chollet,
pianiste et organiste suisse, passionnée dès son plus jeune âge par l’orgue,
concertiste internationale et lauréate, entre autres, du concours de la Bourse Migros (Zurich). Il donne quelques précisions sur
l’instrument, et analyse succinctement les œuvres. Enregistré en août 2013, le
programme, entièrement consacré à Jean Sébastien Bach, comprend 13
œuvres : Prélude et Fugue en mi
mineur (BWV 566) massif et décidé ; Prélude, Largo et Fugue en la mineur (BWV 543 et 529), bien enlevé,
avec son Largo intériorisé et la Fugue exposée avec clarté ; Sonate en trio n°3 en ré mineur (BWV
527) — composée pour Wilhelm Friedemann, son fils
aîné — avec l’Andante assez volubile,
l’Adagio plus méditatif
contrastant avec le Vivace énergique ; Pièce en Sol Majeur (BWV 572),
redoutable page de virtuosité nécessitant un jeu égal ; Passacaille et Fugue en do mineur (BWV
582) assez massive. Ces morceaux sont entrecoupés par des Préludes de choral
bien connus : Herzlich tut mich verlangen(BWV 727) particulièrement méditatif, Nun freut euch, lieben Christ g’mein(BWV 734), plus allant et le célèbre Choral du
Veilleur : Wachet auf, ruft uns die Stimme(BWV
645), avec son rythme caractéristique pris dans un tempo raisonnable. Grâce à
une sélection d’œuvres marquantes du Cantor de Leipzig, cette pertinente
réalisation des Disques GALLO, pour laquelle Anne Chollet déploie tout son
talent et sa musicalité, commémore dignement les 250 ans de l’Orgue de l’Église
Saint-Étienne à Moudon.
Édith Weber.
« BACH in Brazil ».Yoshiko Masaki, orgue, Manuel Leuenberger,
marimba. VDE-GALLO (www.vdegallo-music.com). 1CD GALLO :1421. TT : 62’58.
Le titre : Bach in Brazil n’implique, en fait, qu’une œuvre de Jean Sébastien Bach : son Concerto en ré mineur (BWV 1052). En
revanche, le Brésil est représenté par le Concerto
pour marimba n°I de Ney Rosauro (*1952), en 4 mouvements, et sa Brazilian Fantasy, ainsi que l’Aria (Cantilena) — Bachiana Brasileira n°5 — du célèbre musicien brésilien, Heitor Villa-Lobos (1887-1859). L’organiste japonaise Yoshiko Masaki, concertiste, qui se produit en Suisse,
Italie, Allemagne, France et au Japon, a été organiste de paroisses en Suisse,
Allemagne et au Japon ; elle est actuellement en poste à l’Église Réformée
de Uetikon am See (Canton de Zurich). Le Suisse Manuel Leuenberger (marimba), né à Thun, a été fasciné par les
percussions et, en particulier, par le marimba, instrument à percussion
d’Amérique Latine, utilisé aussi bien par la musique traditionnelle locale que
par les compositeurs contemporains (Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Steve
Reich, entre autres…). C’est aussi le cas de Ney Gabriel Rosauro (né le 25 octobre 1952 à Rio de Janeiro) — compositeur percussionniste ayant
étudié à la Hochschule für Musik de Würzburg (Allemagne) et à l’Universidade de Brasilia. En 1986, il a composé dans cette ville son Marimba Concerto n°I, en 4
mouvements : Saudaçao (Salutation) très rythmé, Lamento, Dança, Despedida (Adieu/Au revoir). Cette œuvre se présente comme une
symphonie en 4 mouvements : Rapide, Lent, Scherzo, Finale, avec des
motifs brésiliens mais aussi influencés par le jazz, le thème étant plus
particulièrement confié à la voix de basse mettant en valeur le timbre
spécifique de l’instrument et faisant appel à une grande virtuosité rythmique.
Sa Brazilian Fantasy (Miami, 2004) est sous-titrée Bach
in Brazil : d’où l’intitulé de ce disque qui
comprend encore l’Aria (Cantilena),
cinquième pièce des Bachiana Brasileira de Heitor Villa-Lobos (1887-1859), musicien prolixe,
remarquable pédagogue, exploitant largement les multiples possibilités sonores
et expressives du marimba qui, dans l’arrangement pour orgue de Camil Van Hulse, remplace la voix
de soprano. Selon les deux interprètes, cette œuvre est censée servir de lien
entre les deux musiciens brésiliens et J. S. Bach si apprécié par Heitor Villa-Lobos. Le Concerto
en ré mineur (BWV 1052), arrangé pour clavecin par Carl Philipp Emmanuel Bach, d’après un concerto pour violon de J. S. Bach (qui ne nous est
pas parvenu), est structuré en 3 mouvements (vif-lent-vif) : Allegro-Adagio-Allegro, interprété aux
deux instruments — dont les sonorités se marient bien avec discrétion,
précision, puis élan. Ce disque permet d’entendre l’Orgue Ziegler/Kuhn
(1952-2002) à Uetikon am See ; il convie les discophiles à un voyage original
dans le temps et dans l’espace.
Édith Weber.
Jan Pieterszoon SWEELINCK : « Ma jeune vie a une
fin ». Sébastien Wonner, clavecin.
Éditions K 617 (www.lecouvent.org )(www.outhere-music.com ). 1 CD : K617247. TT : 75’ 13.
Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), musicien néerlandais, né
à Deventer en 1562 et mort en 1621 à Amsterdam où il a été titulaire de l’orgue
de la Oude Kerk, a formé de nombreux organistes. Son œuvre assure la
jonction entre la Renaissance et l’époque baroque. Il a été influencé aussi
bien par les Hymnes catholiques que par les Psaumes calvinistes ou encore les
Chorals luthériens ou les chansons profanes. Comme le rappelle Sébastien Wonner : « L’orgue a sûrement été l’instrument
central de la vie de Sweelinck, et il mérite largement son nom de faiseur d’organistes »
(Johann Mattheson). À son époque, il devait faire
appel à des souffleurs et, aux Pays-Bas, le culte calviniste en a limité son
usage à des concerts spirituels deux fois par jour, et le clavecin était souvent
utilisé, comme c’est le cas de ce disque. Le programme groupe 14 pièces de
formes traditionnelles : Fantasia,
Toccata — d’après le modèle importé notamment des italiens Gabrieli et
Merulo…—, Allemande, Pavana Hispanica — dans le sillage de Cabezon —, deux d’inspiration mélodique grégorienne : Puer nobis nascitur, Christ
qui lux es et dies ; une d’inspiration protestante : Mein Hütter und mein Hirt (Psaume 23),
plusieurs d’inspiration profane : Von
der Fortuna werd ich getrieben (Engelse Fotuijn) ; Ich fuhr mich vber Rheine(Ick voer al over Rhijn-J’ai traversé le Rhin), invitation
au voyage — qui, comme le relève S. Wonner, « n’est autre que l’ancienne Spagnoletta italienne présente chez [Michael] Praetorius, mais aussi chez les Virginalistes » anglais — et son chef-d’œuvre :
la célèbre chanson Mein Junges Leben hat ein Endt (cf. titre : Ma jeunesse (jeune vie) a une fin),
complainte de celui qui, ayant perdu la joie, en a assez de la vie.
Le disque,
enregistré à l’Auditorium du Couvent de St Ulrich (Sarrebourg) bénéficiant
d’une excellente acoustique, est réalisé par le claveciniste Sébastien Wonner, élève entre autres, à Strasbourg, de Martin Gester et d’André Stricker, ainsi
que, pour l’improvisation, de Freddy Eichelberger,
notamment. Collaborant beaucoup avec la Chapelle Rhénane, les Ensembles Akademia et Sagittarius…, il
enseigne le clavecin au Département de Musique ancienne (CNR de Tours). Cette
réalisation représente en quelque sorte une mini Anthologie des formes pour
orgue et clavecin cultivées au XVIe siècle, entre autres en Hollande. Sébastien Wonner a (au lieu de l’orgue) sélectionné une copie
d’un Clavecin transpositeur Ruckers (1612) proche de
celui dont disposait J. P. Sweelinck. Certes, pour les mélomanes, l’impression
auditive sera différente qu’à l’orgue en raison des sonorités spécifiques du
clavecin et des critères d’ornementation plus exubérante. Sébastien Wonner s’impose par son jeu perlé, sa précision d’attaque,
sa bonne exposition des thèmes, son sens de l’architecture et de l’équilibre
entre les parties. Ce riche programme convenant aussi au clavecin a été
enregistré en août 2013. Cette Anthologie destinée à être joués en famille
« ès-maisons » enrichit le répertoire des Disques K617 (Sarrebourg) à
l’initiative d’Alain Pacquier, relayés par Outhere-Music. Un remarquable disque à leur actif.
Édith Weber.
« Passaggi da Napoli a Venetia ». Ensemble La Fenice, dir. Jean Tubéry. 1CD ARS
PRODUKTION (www.ars-produktion.de) : ARS 38 529). TT : 58’ 25.
L’Ensemble La Fenice, dirigé par Jean Tubéry —
spécialistes de ce répertoire depuis 1990 et qui ne sont pas à présenter au
grand public — regroupe les instruments suivants : cornet à bouquin (Zink), cornet
muet ; flûte, flûte à bec ; basson, doulciane ;
violoncelle, violone ; lyre de gambe ; archiluth ; clavecin et
orgue, en usage en Italie à l’époque de la Renaissance. Le titre de ce disque
et son dénominateur commun se réfèrent aux Passaggi en musique, c’est-à-dire aux ornements mélismatiques caractéristiques
de la musique italienne autour de 1600. Il concerne aussi un « voyage en
musique : depuis la Naples méridionale jusqu’à la Venise des Doges, en
passant par Rome l’éternelle, Florence la florissante ou Milan
l’ambrosienne ». Pour Naples, les discophiles découvriront Andrea Falconiero ; pour Rome : Girolamo Frescobaldi ; pour
Florence : Biovanni Battista Ferrini, Tarquinio Merula, Giulio Caccini, Jan-Jacob Van Eyck ;
pour Milan : Cipriano de Rore, Orlando Lasso, Giovanni Pierluigi da
Palestrina ; enfin, pour Venise : Giovanni Picchi,
Girolamo Kapsberger (italo-allemand) et Giovani Battista Fontana. Ils ont
composé dans les genres traditionnels : toccata, sonate, capriccio, canzon, chanson (Suzanne
un jour), passamezzo (proche de la pavane), courante. Les partitions proviennent notamment de
Traités : le Nuove Musiche (G. Cacchini, 1601), Der Fluyten Lust-Hof (Le Jardin des plaisirs de la flûte,
Amsterdam, 1649), de tablatures, ou encore de manuscrits conservés, par
exemple, à la Bibliothèque Vaticane. Cette production si révélatrice illustre
la technique et l’usage des Passaggi (et de leurs règles), et nécessite une grande
précision, souplesse et virtuosité de la part des interprètes, ainsi que le
sens du bon goût et de l’équilibre entre les parties (mélodie dominante et
basse continue) et la maîtrise de la respiration : autant de qualités
largement prouvées dans cette démonstration esthétique par les musiciens de La Fenice.
Édith Weber.
« Scala
Dei. Polyphonies en l’honneur de la Vierge Marie ». Ensemble Ligeriana, dir.
Katia Caré. 1CD JADE (www.jade-music.net ) : CD 699 832-2. TT.: 43'22.
L’Ensemble Ligeriana a été fondé en 2000 par Katia Caré,
son chef actuel, professeur de musique médiévale et spécialiste des œuvres
inédites du répertoire ibérique, entre autres. Il a le mérite de restituer,
sous le titre : Polyphonies en
l’honneur de la Vierge Marie, des pages du célèbre Codex (v. 1300) de la
Chartreuse de la Scala Dei, à Tarragone (Royaume Arogono-Catalan),
manuscrit regroupant les traditions hispanique et romaine, avec tropaire et séquentiaire pour
l’ordinaire de la Messe et des Proses ou Séquences pour les fêtes
religieuses ou l’office monastique. Le présent enregistrement, en l’honneur de
la Vierge, comprend 17 pièces aux titres évocateurs : Gloriosae Matris Dei, Ave maris stella (unicum,
folio 10, version particulière au codex), Ad honorem Virginis(trope
de Sanctus), Ave Maria, Alleluya Virga Jesse, Ave Regina Coelorum.
Les 9 voix de femmes (a cappella), triées sur le volet, s’imposent par leur
spontanéité, leur justesse et leur pureté, et sont particulièrement mises en
valeur grâce à l’acoustique du lieu. Le texte d’accompagnement est un modèle du
genre, avec introduction historique par Guy Lobrichon,
textes latins et traductions françaises. Ce CD illustre la vitalité du chant
liturgique médiéval dans le mouvance de l’Ordre des
Chartreux et le sillage de la dévotion mariale.
Édith
Weber.
« DIVNA ». Collector : 10e Anniversaire. Divna Ljubojevic et Chœur Melodi. 1CD JADE (www.jade-music.net ): CD 699 833-2. TT : 60'47.
Divna Ljubojevic et son Chœur Melodi,
spécialistes incontournables de l’interprétation de la musique orthodoxe, sont
bien connus de nos lecteurs. Les éditions JADE ont voulu marquer le 10e
anniversaire de leur collaboration, et proposent une sélection de sa production
discographique remasterisée au Studio La Source.
Ce collector,
vraie synthèse de leurs meilleurs enregistrements est, en même temps, une
Anthologie des principales formes de la musique orthodoxe : stichère, prokimenon, tropaire, trisagion, kondakion, chant de communion. Plusieurs pièces : la
célèbre Hymne des Chérubins, le Credo, le Pater Noster proviennent de la Divine
liturgie de Saint Jean Chrysostome. La dernière partie, intitulée :
« Divna en concert », comprend, entre
autres, Kondakion à la Mère de Dieu, l’Ave Maria, le Psaume 102… Divna a précisé
que son choix de morceaux « n’est
pas tant liturgique ou théologique que personnel » et qu’il s’agit des
morceaux qu’elle « aime plus particulièrement chanter en concert ou à
l’office ». Excellente initiative et marque de fidélité à l’honneur des
Éditions JADE. Bon anniversaire !
Édith
Weber.
« Inspiration ». Philippe Husser, flûte de Pan. 1CD Éditions de LA
CAUSE (www.lacause.org ). TT : 73’ 13.
Sous le
titre : Inspiration, Philippe Husser, grand spécialiste français de la flûte de Pan, a
regroupé des arrangements pour cet instrument et orgue, dont les sonorités se
marient si bien. Il propose une sélection de Chorals, de pièces latines,
françaises et anglaises allant de J. S. Bach et G. F. Haendel jusqu’à Charles
Gounod et Gabriel Fauré (Cantique de
Racine), et même des Negro Spirituals (Deep River). Le programme comprend également des pièces méditatives
pour orgue interprétées avec beaucoup de sensibilité par Pierre Cambourian,
organiste et compositeur, titulaire des Grandes Orgues et de l’Orgue de chœur
de l’Église Saint-Vincent-de-Paul (Paris). Rappelons que la flûte de Pan,
composée d’un ensemble de tuyaux sonores regroupés, mentionnée dans les Hymnes homériques, existait déjà dans la
musique grecque ancienne (syrinx). De
nos jours, elle est surtout cultivée en Roumanie et enseignée dans les
conservatoires en Hollande, Allemagne et Suisse, mais pas en France. Philippe Husser a justifié le remarquable choix des œuvres retenues,
en ces termes : « l’inspiration de ce programme musical vient d’en
haut. Les thèmes interprétés invitent au recueillement et au retour en
nous-mêmes… » et sont traduits avec infiniment de
musicalité. Son Anthologie est très révélatrice du pouvoir émotionnel émanant
de la flûte de Pan aux sonorités si prenantes et créant le calme nécessaire à
la réflexion, en plein accord avec le sous-titre : « un souffle
vivifiant ».
Édith Weber.
« Évasion. Greatest Movie Themes
II ». Philippe Husser, 1CD HUSSER 01/1 (phil.husser@infonie.fr ): HUSSER 01/1. TT. : 67’ 26.
D’une autre veine
que le disque Inspiration (flûte de
Pan-Orgue), pour Évasion reprenant
des thèmes de films célèbres, Philippe Husser a
regroupé 5 instruments : violon (Raphaël Husser),
flûte de Pan (Philippe Husser), orgue (Cédric Burgelin), flûte traversière (Benjamin Husser)
et cymbalum (Cyril Dupuy). Le programme éclectique, enregistré à
l’Abbaye-aux-Dames à Saintes, permet de retrouver des atmosphères populaires,
mais aussi de tourbillon sonore, rêve, nostalgie, douleur, tendresse... Comme
le précise Ph. Husser : « L’évasion, c’est
aussi l’écho d’une prière, d’une supplication. » Les discophiles
reconnaîtront facilement les extraits d’E. Morricone (L’homme à l’harmonica), d’Angel Cabral (La foule dans La Môme),
et découvriront deux œuvres de la tradition Klezmer (musique
juive ashkénaze d’Europe Centrale et de l’Est), une de la tradition roumaine (Nora Luca) dans l’arrangement de Ph. Husser, et l’hommage à Édith Piaf (« Padam ») de N. Glanzberg.
Grâce à ce remarquable ensemble familial associé à Cédric Burgelin,
organiste depuis 2000 titulaire des Grandes Orgues historiques de la Cathédrale
de Saintes, et Cyril Dupuy (cymbalum), soliste international, voici un
festival de musiques envoûtantes, entraînantes, irrésistibles ou nostalgiques
interprétées avec finesse, virtuosité et profondeur. À ne pas manquer.
Édith Weber.
« Lost in transition ». Daarler Vocal Consort. Yvonne Zimmer, Susanne Wagenmann, Marita Grasmück, Helmut Winkel, Georg Grün, Stefan Paul. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de ) : ROP 60 87. TT. : 63’
24.
Cet enregistrement
est réalisé par le Daarler Vocal Consort (sextuor)
avec la participation d’Yvonne Zimmer (Soprano),
Susanne Wagenmann (Mezzosoprano),
Marita Grasmück (Alto), Helmut Winkel (Ténor), Georg Grün (Baryton) et Stefan Paul (Basse). Il est centré sur l’idée
générale de la transition : « tout n’est que transition ». En fait, pour sa composition éponyme,
Georg Grün (né en 1960) s’est inspiré de l’inscription figurant sur un pont à
Vienne : « Alles ist nur Übergang… »
« Tout n’est que transition…. Imprègne-toi de ces mots graves… La mort est
vie, la mort en est la porte : tout n’est que transition. » Cette
citation et cette œuvre ont déterminé le titre du disque qui propose une
sélection d’œuvres sur les thèmes de la transition, de la solitude, de la
douleur, de l’homme qui se sent perdu, et de la vanité de l’existence, quelque
peu dans le sillage de l’Ecclésiaste.
Le programme propose un vaste parcours chronologique allant du poignant O vos omnesde
Carlo Gesualdo (1566-1613), répons si douloureux des matines du Samedi Saint,
du motet Steh auf und nimm das Kindeleinde Christoph Demantius (1567-1643) — relatant les paroles de l’ange adressées à Joseph et lui
suggérant de se rendre avec sa femme et l’enfant en Israël —, en passant par
des compositions romantiques : Peter Cornelius (1824-1874) et Johannes
Brahms, jusqu’à l’époque contemporaine. Les sources d’inspiration sont
bibliques (Évangile de Matthieu ou Cantique des Cantiques) ; d’autres
plus lyriques sont dues, entre autres, aux poètes Johannes Scheffler (Angelus Silesius,
1624-1677), Hermann Hesse (1877-1962). Parmi les compositeurs du XXe siècle,
figurent Wolfram Buchenberg (né en 1962), Kurt Bikkembergs (né en 1963), Jaako Mäntyärvi (né en 1963), Ivan Moody (né en 1964). Une
mention spéciale pour la pièce : Lost in transition de Georg Grün (né en 1960), si impressionnante et de caractère intemporel. Les
chanteurs, formant une équipe très soudée, ont maîtrisé les traquenards
techniques et se sont adaptés à des esthétiques et des atmosphères
particulièrement variées.
Édith
Weber.
« Shimmering ». Ensemble LA CAPPELLA. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de ) : ROP
6094. TT. : 47’ 20.
L’Ensemble La Cappella a réalisé un disque
original qui reflète musicalement la dévotion mariale essentiellement
contemporaine, avec toutefois un détour par le XVIe siècle, avec le répons de
Noël : Sancta et immaculata de Francisco Guerrero (1528-1599) dans la mouvance de la Contre-Réforme.
Le titre Shimmering correspond à la première pièce intitulée : Shimmering – Ave generosa gloriosa et intacta puella (texte d’après Hildegard von Bingen (1098-1179) mise en musique par Ola Gjeilo (1978-). À côté de Max Reger (1873-1916), avec la Berceuse de Marie (Mariae Wiegenlied) dans l’arrangement de Cl. Gottwald (1925-),
figurent des titres bien connus : Tota pulchra es, prière d’après le Cantique des Cantiques, extraite des Quatre Motets sur des thèmes grégoriens de Maurice Duruflé (1902-1986) ;
le poème néo-latin De Angelis —
allusion à l’Archange Michael et aux Anges Gabriel et Raphaël — de Petr Eben (1929-2007) ; l’invocation Ave Maria, gratia plena par Simon Wawer (1979-) ; l’hymne O salutaris hostia, texte : Thomas d’Aquin, musique : Eriks Esenvalds (1977-) ;
l’antienne mariale Assumpta est Maria de Vytautas Miskinis (1954-) ; O magnum mysterium, répons des matines de Noël, de Colin Mawby (1936-) ; Lux aeterna, extrait de la liturgie de la Messe des
morts de Wolfgang Drescher (1990-), et quelques
chants profanes. L’Ensemble La Cappella regroupe six voix de jeunes femmes (2
Sopranos, 2 Mezzo-sopranos et deux Altos) ayant donné leur premier concert fin
2004. Pour l’hymne O salutaris hostia(n°9), des chanteuses de La Cappella
junior ont été associées comme « invitées ». Pour les 15 pièces du
programme, ces remarquables voix, promues à un bel avenir, s’imposent par leur
luminosité, leur justesse, leur élan et leur joie de chanter ensemble.
Édith Weber.
Gioachino ROSSINI : Petite Messe solennelle. Chœur polyphonique de
l'Académie Sainte-Cécile de Rome (Opéra), dir. Renato Fasano. 2CD JADE (www.jade-music.net ): CD 699
835-2. TT : 37’ 54+40’ 09.
Gioachino Rossini, né à
Pesaro, le 29 février 1792 (année bissextile) — soit trois mois après la
disparition de Mozart — est mort le 13 novembre 1868 à Paris. Surtout connu par
sa production lyrique, il a également composé des œuvres religieuses telles que
le Stabat Mater (deux versions :
1832 et 1841), les hymnes Tantum ergo et O salutaris hostia, la Messa di gloria. Sa Petite Messe solennelle, si
subtile et émouvante, datant de la fin de sa vie (deux versions : 1864 et
orchestrée en 1867), a rencontré un vif succès en 1869, soit après sa mort.
À l’occasion des 150 ans de la création de
l’œuvre, les Éditions JADE ont réalisé la version historique remasterisée (en 2014) interprétée par la prestigieuse Académie Sainte-Cécile de Rome
(Opéra) et dirigée par Renato Fasano (1902-1979),
spécialiste reconnu du compositeur. Le premier CD présente le Kyrie jusqu’au Cum Sancto Spiritu,
et le second : le Credo jusqu’à
l’Agnus Dei. Dans cette Messe, petite par son effectif, alternent le chœur, les solistes avec
chœur ou en solo ; toutefois, après l’Et resurrexit, en guise d’Offertoire, Rossini a prévu un Praeludio religioso pour harmonium solo (en fait : Prélude et Fugue avec ritournelle).
Dans ce testament musical — à mi-chemin
entre la tradition du Bel Canto, la théâtralité de l’opéra et l’esthétique de
son temps —, selon la critique de Filippo Filippi (La Perseveranza,
29 mars 1864) : « cette fois, Rossini s’est surpassé lui-même, car
personne ne saurait dire ce qui l’emporte, de la science et de
l’inspiration. » Le Chœur Polyphonique de l’Académie Sainte-Cécile de Rome
s’était, lui aussi, surpassé.
Édith Weber.
« Confluences ». Pièces
pour orgue de Franz LISZT, Camille SAINT-SAËNS, César FRANCK. Odile JUTTEN , orgue. 2CDs TRITON (www.disques-triton.com ): TRI 331169. TT.: 76’ 14 +38’ 10.
Lauréate de
nombreux Prix du CNSM (Orgue, Improvisation, Harmonie, Contrepoint et Fugue) et
Docteur en Musicologie de l’Université Paris-Sorbonne, Odile Jutten, à la fois interprète, improvisatrice et créatrice
de « projets polyartistiques », est
titulaire de l’Orgue Quoirin de la Cathédrale
d’Évreux. Ce coffret comprend des œuvres enregistrées en 2010 (CD 1) et des
documents d’archives de 1986 (CD 2). Comme elle le précise : « ce qui a
guidé le choix du programme [Liszt, Saint-Saëns, Franck] est d’abord la
recherche de proximité historique entre les œuvres — toutes ont été écrites
entre 1860 et 1863 — et la construction de l’orgue (1868-1869). » Elle
rappelle que l’instrument Cavaillé-Coll de l’Église Notre-Dame
d’Épernay (34 jeux, 3 claviers : Grand orgue, Positif, Récit
expressif pédale, à traction mécanique avec machine Barker) « possède une
harmonie capable de répondre pleinement à sa destination première, la musique
française, tout en s’ouvrant de manière très convaincante à d’autres univers
sonores. »
Le premier volet
groupe des œuvres bien connues de César Franck (1822-1890) : Prélude, Fugue et Variation en si mineur (op. 18), Pastorale en Mi majeur (op. 19), Fantaisie en Ut majeur (op. 16), Final en Sib majeur (op. 21). Il prend soin de préciser ses registrations
correspondant à son Orgue de Sainte-Clotilde. Avec une grande habileté, Odile Jutten a réussi à adapter sa registration de manière à
« respecter l’équilibre des plans sonores », par exemple elle a dû
octavier la partie de pédale dans l’Allegretto de la Fantaisie en Ut pour parer
à l’absence du 32’. Le deuxième volet, consacré à Franz Liszt (1811-1886),
permet d’entendre Les Morts-Oraison (1860) et l’Einleitung (Introduction), Fugue und Magnificat aus der Symphonie zu Dantes « Divina Commedia » (1861-1862)
et Ave Maria von Arcadelt (1863), de caractère assez
impressionniste, citant un Ave Maria du XIXe siècle d’après une mélodie d’Arcadelt — en
fait arrangée par P. L. Dietsch. En l’absence
d’indications de registration, l’organiste a tiré le meilleur parti des
possibilités de l’orgue. Le second disque est entièrement consacré à Camille
Saint-Saëns (1835-1921) — organiste de Saint-Merry en
1853, puis de la Madeleine en 1861 — avec quatre Improvisations et deux Fantaisies (reprise d’archives de 1986),
dont la Deuxième, en Ré b majeur (op. 101) : Andantino, Andante, Allegro, Andantino, s’impose par son caractère
expressif et méditatif. Le titre Confluences est parfaitement justifié par ce programme associant deux compositeurs français :
César Franck et Camille Saint-Saëns au Hongrois Franz Liszt, en raison de la
« proximité historique » entre les œuvres et la construction de
l’instrument.
Édith
Weber.
Max REGER : L’Intégrale de l’Œuvre pour orgue, Vol. 3. Jean-Baptiste Dupont, orgue. 1CD HORTUS (www.editionshortus.com )-Éditions CLARA
FAMA : HORTUS 111. TT. : 84’ 35
Jean-Baptiste
Dupont, élève de l’Institut de Musique sacrée de Toulouse, du Conservatoire
National de Région, où il a obtenu le Prix François Vidal (2006), finaliste de
nombreux Concours internationaux tant en improvisation qu’en interprétation,
est un concertiste international considéré comme « l’un des improvisateurs
les plus doués de sa génération ». Pour le 3e Volume de cette imposante
Intégrale (qui en comportera 15), publié avec le soutien notamment du Max Reger
Institute, il a, en fonction des œuvres, sélectionné deux instruments dans le
sillage des orgues postromantiques allemands vers 1910-20 : l’Orgue Harrison
& Harrison (1912) de l’Église St. Mary Redcliff de Bristol et l’Orgue Dalstein-Haerpfer (1907) de l’Église Saint-Sauveur à Cronenbourg (près
de Strasbourg). Les organistes français interprètent peu les œuvres de Max
Reger (1873-1916), alors que, de longue date, elles sont cultivées au
Conservatoire de Strasbourg. D’ailleurs, le compositeur allemand rappelait que
ses « œuvres pour orgues sont difficiles, elles exigent de l’interprète une
technique souveraine et beaucoup d’esprit. J’ai été souvent accusé d’écrire une
musique délibérément difficile ; contre cette accusation je n’ai qu’une
seule réponse : il n’y a pas une note de trop ».
Le programme
illustre l’activité compositionnelle de Max Reger, surtout entre 1899 et 1912,
avec 18 Préludes de chorals relativement faciles (sans numéro d’opus) — dont
certains en deux versions —, destinés à la liturgie lors d’une célébration et
s’adressent à des organistes moins chevronnés. Ils permettent d’introduire le
chant des fidèles dans une optique fonctionnelle et sont, tour à tour, de
caractère méditatif et s’élevant des profondeurs (Christ ist erstanden ; O Haupt voll Blut und Wunden…) ou plus énergiques (Fantaisie : Ein feste Burg)
ou intériorisés (Mit Fried und Freud ich fahr dahin – Cantique de
Siméon…). L’excellent organiste leur confère leur atmosphère spécifique. Les
pages reposant sur des Chorals contrastent avec des œuvres de virtuosité et de
grande difficulté : Passacaille, Prélude, Fugue. C’est le cas de la Fugue
en do mineur (1900), du Präludium und Fuge en do mineur (1902),
du Postludium (1903), du Präludium und Fuge en fa # mineur (1907) ainsi que de la Romance en la mineur (1904), d’abord
écrite pour harmonium. Les difficultés sont considérables ; comme le
souligne Jean-Baptiste Dupont, les indications de phrasés, tempi et dynamique
de Reger, généralement « soit abondantes, soit imprécises », posent
un problème supplémentaire à l’interprète qui doit également tenir compte de la
composition des instruments et de l’acoustique des lieux. Jean-Baptiste Dupont
se joue toutefois de tous les nombreux traquenards techniques et
contrapuntiques, par exemple dans la Passacaille
en ré mineur, le Prélude et Fugue en
sol# mineur — à 4, puis 5 et 6 voix
sans contresujet —, très chromatique, avec jeu de questions et réponses, de
caractère expressionniste. Cette nouvelle production des Éditions HORTUS
contribuera à une meilleure compréhension et plus large diffusion en France du
répertoire organistique de Max Reger.
Édith
Weber.
« Rameau's Funeral ». Jean GILLES : Messe des
Morts. Judith van Wanroij, Robert Getchell, Juan Sancho, Lisandro Abadie. Collegium Vocale Gent.
Capriccio Stravagante Les 24 Violons, dir. Skip Sempé. 1 CD Paradizo :
PA0013. TT.: 63'35.
Le claveciniste Skip Sempé, musicien hors
pair, fondateur de l'ensemble Capriccio Stravagante,
n'a pas son pareil pour concocter des programmes singuliers. Ainsi ce disque
reconstitue-t-il le service funèbre de Jean-Philippe Rameau, tel que donné le
27 septembre 1764 à l'Oratoire du Louvre à Paris. On y joua la Messe des
morts de Jean Gilles (1668-1705). Cette œuvre écrite quelque soixante ans
plus tôt, et qui passe pour le plus célèbre des requiem de l'Ancien Régime,
date des dernières années de la vie de Gilles. Elle fut vraisemblablement
créée, sous la direction d'André Campra, pour les propres obsèques du musicien
en 1705. Elle sera jouée à plusieurs occasions majeures durant le XVIII ème siècle, dont la présente et pour les funérailles de
Louis XV, et sera inscrite au répertoire du Concert Spirituel jusqu'en 1770. Mais
elle subira des révisions, voire des altérations, notamment sous la plume de
Corrette, et sous celles de Rebel et de Francoeur. C'est la version de ces
derniers qui sera jouée lors des funérailles de Rameau. Elle revit ici comme au
premier jour. On y a ajouté, comme à l'époque semble-t-il, des extraits
d'œuvres du maître, empruntés à ses opéras Castor et Pollux, Dardanus et Zoroastre. Ainsi,
l'air « Tristes apprêts » de Castor et Pollux,
prolonge-t-il la sérénité du Sanctus, et le Rondeau tendre de Dardanus évoque-t-il le « Sommeil éternel de
Rameau ». Tandis que l'« Air des esprits infernaux », de Zoroastre,
conclut de manière curieusement festive, en tout cas glorieuse et tout en
contraste, la cérémonie mémorielle. L'interprétation de Skip Sempé montre une
empathie certaine pour cette musique dont les sonorités galliques sont
restituées avec soin, par exemple dans les parties de bassons. Il en émane un
grand recueillement auquel contribuent solistes et chœurs, rompus au style
français. La prise de son est généreusement résonante.
Jean-Pierre
Robert.
Anton BRUCKNER : Symphonie N° 9 en ré
mineur. Édition Leopold Nowak.
Orchestre du Festival de Lucerne, dir. Claudio
Abbado. Lucerne Festival, 8/2013. 1CD Universal DG :
479 3441. TT.: 63'09.
On n'avait pas hésité à qualifier le
concert du Festival de Lucerne donné le 26 août 2013 d'expérience mémorable
(cf. NL 10/2013), sans se douter qu'il marquait la dernière apparition publique
de Claudio Abbado. Un concert qui rapprochait deux symphonies inachevées, celle
de Schubert, celle de Bruckner. Cette version live de la Neuvième de Bruckner
constitue donc l'ultime témoignage de l'art souverain du maestro, et est
peut-être encore plus significative que sa précédente version enregistrée en
studio avec les Wiener Philharmoniker. Ce qui frappe
d'emblée c'est la stature, qui pour grandiose qu'elle soit, n'écrase pas, car
elle procède d'une extrême clarté et fluidité du geste. La palette dynamique
est large en effet, en particulier dans le registre pianissimo, comme cette
pédale de timbales qui ouvre, mystérieusement impalpable, le premier mouvement.
Le tempo lent adopté ici par le chef enchérit l'indication « Feiereich » (solennel), pour installer un climat
d'émouvante grandeur. Il va parcourir l'entière pièce, répondant à la
construction en arche imaginée par Bruckner. Le scherzo central, dans un
contraste saisissant, ouvre une séquence fort animée,
où les pizzicatos extrêmement détachés des cordes tranchent sur les accords en
aplat obsédants, avivés par la scansion primaire. Une nouvelle perspective se
fait jour avec le trio, d'un ample lyrisme presque dansant. Avec l'adagio, ce
sont 25 minutes menant vers l'infini, au-delà des contingences du matériel,
comme ce fut le cas du finale de la Neuvième symphonie de Mahler par les mêmes
interprètes (DVD Accentus music, cf. NL de 11/2011).
Les vastes crescendos « cathédralesques »
bâtis par Bruckner débouchent sur des climax imposants, jamais tonitruants, car
l'extrême forte, dans la conception
d'Abbado, ne doit pas perdre sa capacité à rester beau. Les silences se font de
plus en plus insistants, comme un discours qui va en se dépouillant, par
strates successives, le solennel cédant peu à peu la place à une douceur où
tout se dissout dans quelque écho, non pas douloureux, mais bienheureux, aux
dernières mesures. De cet ultime adagio brucknérien on a dit qu'il était une
sorte de testament. La présente exécution le fait ressentir plus que jamais,
dans un sentiment de bonté et non de tristesse. Comme elle laisse entrevoir, à
travers son message de spiritualité, ce sentiment de perfection si souvent hors
de portée. Cette interprétation bénéficie pour beaucoup de la transparente
sonorité du Lucerne Festival Orchestra, une formation forgée par le maestro,
« l'orchestre des amis » comme il aimait l'appeler. Basé sur le Mahler Chamber Oorchestra, il s'enrichit
de solistes de premier plan. Elle est saisie par une prise de son d'un bel
impact, restituant dans une perspective naturelle l'équilibre entre cordes et
vents, le tout agrémenté d'une basse généreusement enveloppante.
.
Jean-Pierre
Robert.
Béla BARTÓK : Le
Château de Barbe-Bleue. Opéra en un acte. Livret de Béla Balázs. Dietrich
Fischer-Dieskau, Irmgard Seefried. Swiss Festival Orchestra, dir.
Rafael Kubelik.Lucerne Festival,
8/1962. Chanté en allemand. 1CD Audite Lucerne Festival Historic performances : audite 95.626. TT.: 60'41.
Le Château de Barbe-Bleue (1911), « un
geyser de soixante minutes » dira l'ami Zoltan Kodály,
s'abreuve à plusieurs styles : la déclamation de Debussy, le chant populaire
hongrois et des influences de Richard Strauss et de Wagner. Mais Bartók y
imprime son langage sonore expressif qui s'accompagne d'un parlando rubato
particulier pour coller à la prosodie hongroise du texte de Béla Balázs. La présente exécution, captée live à Lucerne, en
août 1962, bien que privée de son court prologue parlé, et quoique chantée en
allemand et non dans son original, frappe par son extrême intensité.
L'atmosphère angoissante établie dès les premières mesures va se propager au
fur et à mesure de cet immense arc sonore. Elle doit beaucoup à la direction de
Rafael Kubelik, un habitué du festival (25 concerts de 1948 à 1990), qui
au-delà de la rutilance orchestrale (« le jardin enchanté »), révèle
une dramaturgie serrée qui va jusqu'à décocher des éclats de violence : le
grand climax présidant l'ouverture de la 5 ème porte
donne le frisson, comme l'accélération soudaine que le chef imprime
impulsivement au discours avant la 6 ème porte et ses
grands coups de timbales répétés, tandis que l'orchestre tout entier est
ensuite secoué des spasmes du « lac de larmes ». L'ultime
supplication de Judith pour se voir remettre le dernière clef, en un échange pathétique, libère un flot orchestral
incandescent. Dès lors, l'ouverture de la 7 ème porte
est inéluctable et mène au cauchemar dans un orchestre déchaîné, dévorant tout
sur son passage. La péroraison se fera grandiose, le cercle se refermant
lentement dans les harmonies apaisées du début. Dietrich Fischer-Dieskau, alors
au sommet de son art, campe un Barbe-Bleue d'une souveraine et menaçante
autorité, souvent impérieux dans ses répliques. Porté par le direct, son
interprétation atteint une grandeur tragique plus exacerbée que dans ses
enregistrements studio de 1956 (Ferenc Fricsay) ou de
1978 (Wolfgang Sawallisch). Quoique son timbre clair
surprenne dès l'abord dans un rôle généralement distribué à une voix plus
sombre, Irmgard Seefried offre un portrait saisissant de Judith : à la timidité initiale, que traduit
une tendance au sprechgesang, fait place une détermination qu'accompagne une
assurance vocale qui va s'affirmant au fil de l'action. Les dernières pages
sont d'une émotion palpable. O perçoit combien le retentissement a dû être fort
lors de cette exécution, même privée de la scène.
Jean-Pierre Robert.
Richard STRAUSS: Elektra. Opéra en un acte. Livret de Hugo von Hofmannsthal, d'après Electre de Sophocle. Evelyn Herlitzius, Waltraud Meier,
Adrianne Pieczonka, Mikhail Petrenko, Tom Randle, Franz Mazura, Florian Hoffmann, Donald Mcintyre,
Renate Behle, Bonita Hyman, Andrea Hill, Silvia Hablowetz,
Marie-Eve Munger, Roberta Alexander. Coro Gulbenkian.
Orchestre de Paris, dir. Esa-Pekka Salonen. Mise en scène : Patrice Chéreau. Festival
d'Aix-en-Provence, 7/2013. 1DVD BelAir classiques :
BAC110. TT.: 110'.
Cette version vidéo d'Elektra de Richard Strauss, captée au festival d'Aix-en-Provence 2013, dont ce fut
l'évènement majeur (cf. NL de 9/2013), en restitue exactement le formidable
impact. Le réalisateur Stéphane Metge, qui travailla
longtemps aux côtés de Patrice Chéreau, traduit les plus subtiles intentions du
metteur en scène. Dès les premières images muettes, avant que la musique ne
commence, le climat est établi, de cette cour grise où se terre Elektra, et que les servantes nettoient comme un rituel de
purification. Chéreau introduit une histoire qu'il dit être « une vengeance
perpétuellement fantasmée », un drame de l'attente bâti autour de trois
personnages féminins d'une force inouïe. S'il les scrute sans complaisance,
c'est avec cette étincelle d'humanité qui, même dans les plus sombres accents,
laisse entrevoir une lueur d'espoir. Les confrontations sont fascinantes, qui
peuvent aller jusqu'au corps à corps, par exemple lorsqu' Elektra tente de persuader Chrysothémis de l'aider à tuer
leur mère. Mais aussi ménager des espaces de compassion, entre mère et fille
notamment, car « Strauss nous dit que ces deux femmes-là ne sont pas
murées dans la haine », ou encore de tendresse, comme lorsque
reconnaissant son frère, Elektra lance les mots
« Orest, Orest! »,
d'un tragique jubilatoire, et au-delà du bonheur, se love contre lui, bref
instant d'abandon. On retrouve l'art consommé avec lequel Chéreau imprime le
mouvement, ce qui dans le cas présent tient du prodige tant dominent ici les
scènes ne mettant en présence que deux personnages. Mais aussi la manière
d'anticiper l'événement suivant, de le préparer. Ainsi de l'arrivée d'Orest, discrètement présent dès la fin de la scène de Klytemnestre, lorsqu'est révélée à celle-ci la nouvelle de
la mort de son fils. Car, observe finement Chéreau, c'est par la ruse de
l'annonce de sa mort qu'Oreste a pu s'introduire dans la palais. Ce travail méticuleux d'acteurs, de l'angoisse à l'exaltation, de la
tendresse à la fureur déchaînée, la caméra le restitue magistralement en des
plans extrêmement variés qui vont jusqu'à détailler les visages dans leur
expression secrète ou souligner des gestes terriblement signifiants. Le film
capture tout autant le climat d'enfermement que procure le décor sobre, en
camaïeux de gris, de Richard Peduzzi, superbement
métamorphosé par les éclairages géométriques ou diffus de Dominique
Bruguière.
L'interprétation atteint un état de
perfection rarissime, comme une soirée d'opéra peut pourtant en offrir quelquefois.
On sent la distribution étudiée autant en fonction de considérations vocales
que de critères dramatiques. Waltraud Meier, l'interprète fétiche de Chéreau,
est Klytemnestre : plus qu'une reine, une femme saisie
par le doute, qui n'hésite pas à se confier à cette fille qu'elle sait ne pas
l'aimer. Pourtant entre cette mère et cette fille se produisent des éclairs de
compréhension. Son monologue passe de l'étonnement à l'incrédulité, puis mise
en confiance, à la confidence : le récit de ses hallucinations nocturnes est
proprement envoûtant. Comme les interrogations à l'égard de cette enfant si
résolue à en découdre. Le portrait qu'offre Adrienne Pieczonca,
n'est pas moins subtil : sa Chysothémis laisse
entrevoir ces lueurs d'humanité par lesquelles elle tente de se détacher de
l'enfer de la violence. Son chant, d'une puissance exceptionnelle, est loin du
parti pris de larmoiement favorisé par certaines interprètes. Le rôle d'Elektra a, avec Evelyn Herlitzius,
sans doute trouvé son interprète la plus accomplie du moment. Un physique
félin, qui donne toute sa crédibilité à cette jeune fille enferrée dans sa
quête de réparation mortifère, un chant incandescent de la première à la
dernière réplique. Une interprétation bouleversante d'un rôle écrasant, qui ici
ne donne jamais le sentiment de difficulté. On n'oubliera pas ce visage de bête
traquée, qui conserve pourtant une beauté inquiétante, ces phrases lancées
comme inextinguibles. L'Orest de Mikhail Petrenko est justement hiératique, presque détaché à
côté de ces monstres dominés par la passion, et l'expression vocale engagée.
Comme l'est celle des diverses servantes, Roberta Alexander en particulier,
dont les interventions ne sont pas criées. Le souci de vérité dramatique va
jusqu'au choix pour celles-ci d'interprètes d'âge et de couleur différents, et
pour deux rôles épisodiques, d'interprètes des productions emblématiques
passées de Chéreau, Franz Mazura et Donald McIntyre,
qui furent de son Ring à Bayreuth et de sa Lulu à Garnier. Le
geste musical d'Esa-Pekka Salonen est grandiose, sans être écrasant, car ménageant aussi bien le côté tellurique
des grands climax, telles les terribles scansions précédant l'entrée de Klytemnestre ou la danse effrénée finale, que l'hédonisme
sonore que recèle la musique de Strauss lorsqu'elle pare certaines répliques de Chrysothémis ou la scène de la reconnaissance.
Quelques accélérations de tempo maintiennent en haleine ; un des exemples de
l'osmose existant entre fosse et scène. Salonen achève une transparence sonore qui permet aux voix de ne jamais souffrir de
l'inflation sonore souvent imaginée par Strauss. L'Orchestre de Paris,
galvanisé par une telle baguette, déploie tous ses atouts, dont de magnifiques
solos des vents. On sort de cette expérience tout aussi comblé et pris au
tréfonds que lors de la représentation aixoise. Une version tout simplement
indispensable.
Jean-Pierre
Robert.
« Made in
France ». Camille Saint-Saëns : Sonate pour clarinette et piano op.
167. Francis Poulenc : Sonate pour clarinette et piano. Ernest Chausson :
Andante et Allegro pour clarinette et piano. Claude Debussy : Première Rhapsodie. Jean Français : Tema con variazioni. Jules Massenet : Méditation de Thais. Pierre Génisson, clarinette, David Bismuth piano.
1CD Aparté : AP096. TT. 59'.
Voilà un CD passionnant, hommage au génie
français de l'écriture pour vents. Pour son premier disque de musique de
chambre, le talentueux clarinettiste Pierre Génisson (*1986) a choisi un programme s'inscrivant dans la tradition,
car, souligne-t-il, toutes les pièces réunies sur le disque ont été créées pour
le Conservatoire de Paris. Deuxième d'une trilogie de sonates destinées aux
vents, après celle pour hautbois et avant une pièce destinée au basson, écrites
en 1921, peu avant sa disparition, la Sonate pour clarinette et piano de
Saint-Saëns est un bijou méconnu. Après un allegretto mélodieux et un délicieux
et joyeux allegro animato, le lento majestueux, flattant le registre grave de
l'instrument, évolue vers une élégie triste. Elle se conclut par un finale
d'une belle faconde mélodique et tout en douceur. La Sonate de Poulenc est
pareillement une œuvre tardive, puisque débutée en 1962, il y travaillait
encore lorsqu'une crise cardiaque l'emporta en janvier 1963. Dédiée « à la
mémoire d'Artur Honegger », elle fut créée à New York en avril de la même
année par Barry Goodman et Leonard Berntein au piano,
puis l'été suivant à Aix par André Boutard et Jacques
Février. L'allegro tristamente installe un andantino
profond qui tire une de ses originalités de la répétition à l'envi d'une même
cellule thématique. La Romanza livre une large
mélodie empreinte d'une grande quiétude et bardée de ce sens de la formule
humoristique coutumière chez le musicien. Le pétillant allegro con fuoco final niche son humour dans des traits tirés de
l'extrême aigu de la clarinette, vrai pied de nez, que d'amples envolées,
toutes aussi caractéristiques, enjolivent encore. La première Rhapsodie pour
clarinette de Debussy (1910) - qui demeurera au demeurant la seule – développe
une dramaturgie qu'on retrouvera plus tard dans une pièce pour orchestre comme Jeux.
On y admire une écriture virtuose pour l'instrument. Le Tema con variazionide Jean Français (1974) est une très courte
pochade que distinguent un tempo di valza et un
prestissimo hautement humoristiques, à l'image de son espiègle auteur. Enfin l'Andante
et allegro de Chausson, de 1881, son unique composition dédiée aux vents,
est au-delà de son apparence d'exercice sage, fort bien pensé pour la
clarinette en termes d'expressivité. En guise de bis est proposée la fameuse Méditation
de Thais, carte de visite de
l'opéra de Massenet, dans une transcription due à Michel Arrignon.
Après le violon et le violoncelle, entre autres instruments, il est certain que
la chaude sonorité de la clarinette confère à cet andante religioso une épaisseur certaine. Pierre Génisson est l'interprète attentif, élégant,
raffiné et virtuose de ces pièces que visiblement il adore. Et le pianisme de David Bismuth est à l'unisson, imaginatif et
poétique.
Jean-Pierre Robert.
« Violin and Cello Duos ». Ensemble Les
Pierrots Lunaires. Mélanie Clapies, violin. Yan Levionnois, cello. 1CD Fondamenta : FON 1402013. TT. : 66’02.
Voilà deux jeunes solistes talentueux qu’il
faudra suivre de près, Mélanie Clapies et Yan Levionnois,
réunis dans cet ensemble de musique de chambre constitué en 2009, les Pierrots
Lunaires, faisant référence au Pierrot
lunaire (1884) d’Albert Giraud dont Schoenberg mit en musique 21 poèmes en
1912. Avec de tels parrains on ne peut que souhaiter une longue et prestigieuse carrière, méritée d’ailleurs, à ce
jeune duo, violon & violoncelle, qui consacre son énergie et son talent à
faire valoir et reconnaître le répertoire chambriste du XX ème et du XXIème siècle. Hommage à Hilding Rosenberg (1982) est un présent de György Ligeti à son ami, à l’occasion de ses 90 ans. Sonate en quatre parties (1922) de
Maurice Ravel est une sorte d’ascèse musicale faite de dépouillement centré sur
le son. Dos Choros (1929) d’Heitor Villa-Lobos réalise l’étonnant
syncrétisme entre tradition et modernité. Poèmes (1994) de Krystof Maratka évoquent une musique venue d’ailleurs. Dhipli Zyia (1951) est un tribut aux racines grecques du
compositeur, Iannis Xenakis. Duo (1925) d’Erwin Schulhoff est,
peut-être, la composition la plus émouvante, hésitant entre sérénité et
inquiétude. Écrite lors d’une période encore heureuse, elle porte en filigrane
les accents douloureux, comme prémonitoires, de la fin tragique en 1942 dans le
camp de concentration de Wülzburg en Bavière, de ce
compositeur tchèque, juif, homosexuel, communiste et avant gardiste,
appartenant aux « voix étouffées ». Une musique qui peut paraître un
peu ardue au premier abord, des sonorités nouvelles, mais une musique, chargée
de sens et d’émotion, qui peu à peu se dévoile, se laisse apprivoiser tout au
long de l’écoute pour, enfin, révéler son immense et percutante beauté. Une
interprétation de qualité qui n’est jamais prise en défaut, à la fois dans la
forme et dans l’esprit. Bravo !
Patrice Imbaud.
« Desde Carlos Gardel. Cancionero Porteño ». Diego Flores, baryton.
William Sabatier, bandonéon. Ciro Perez, guitare. 1CD Ambronay Editions : AMY040. TT : 71’46.
Un disque comme un hommage rendu à Carlos
Gardel (1890-1935) par Diego Flores et William Sabatier, tous deux issus de
l’authentique veine tanguera populaire. Le « Tango-chanson »,
véritable chant identitaire par lequel s’exprime toute une population
déracinée, issue des premières vagues massives d’immigrants européens, réfugiés
à Buenos Aires, au début du XXe siècle, dont Gardel fut l’incontestable héros.
Une musique qui déploie dans cet enregistrement toutes ses facettes, faites de
nostalgie, d’amour déçus, de chronique sociale, de légendes urbaines, où se
meuvent des personnages tour à tour révoltés, défaits, ivres, bagarreurs,
finissant abandonnés à une solitude sans retour… Toute une histoire
merveilleusement interprétée, qui ravira tous les habitués des milongas.
Émotion garantie !
Patrice Imbaud.
*** MUSIQUE ET CINEMA
BREVES
Clint Mansell sera en concert
exceptionnel le mercredi 8 octobre prochain au Trianon, à Paris !
www.letrianon.fr/eventdetail719_CLINT+MANSELL.html
Clint
Mansell est l’un des compositeurs de musique de film les plus excitants
actuellement. Compositeur attitré du réalisateur Darren Aronofsky (« Pi », « Requiem for a Dream »,
« The Fountain », « Black Swan »,
« Noé »...), on a également pu entendre ses compositions sur des
films tels que « Smokin’ Aces » de Joe Carnahan, « Last Night » de Massy Tadjedin (Milan 399 398-2), et plus récemment
« Stoker » de Park Chan-Wook (Milan 399
456-2).
Milan
vient d’éditer la BO du film « Filth »
réalisé par Jon S. Baird (Ref. 399 508-2).
https://www.youtube.com/watch?v=p5lB_YdWejo
ENTRETIEN
AVEC PATRICK SIGWALT
Compositeur de musiques à l’image, venu du
rock, Patrick Sigwalt a obtenu en 1987, le César de
la musique de film avec Bernardo Sandoval, pour
« Western » de Manuel Poirier. Aujourd’hui il est président de
l’Union des Compositeurs de Musiques de Films (UCMF)
A
quel moment avez-vous eu envie d’être musicien ?
«
C’est le jour où j’ai entendu un groupe de rock californien dont je ne me
souviens plus le nom, c’était dans les années 70 et il ne jouait pas de la
musique de film. Mes toutes premières émotions, c’était avec le groupe Free,
puis avec les imports de rock anglais que ramenaient mes grands frères. Mais
très jeune, dès l’âge de quatre ans, je baignais dans la musique à la maison.
Mes frères étaient musiciens, ma mère jouait du piano. Je ne me suis jamais
posé la question de ce que j’allais faire plus tard : c’était forcément musicien.
J’ai un parcours atypique. J’ai commencé par le conservatoire municipal et j’ai
tout de suite été hermétique à cet enseignement. Ma mère, voyant que cela ne
fonctionnait pas, m’a fait rencontrer quelqu’un de formidable, Jacques Breux, un pianiste de jazz, qui habitait dans ma rue, à
Paris. Il a commencé par de l’improvisation et m’a fait travailler autrement.
Il m’a amené lentement au jazz. Ce qui, dans les années 70, m’a permis de faire
du jazz rock et de former des orchestres de jazz rock. J’avais douze ans.
J’étais pianiste et je faisais des percus.
Tout
mon parcours de musicien a été ainsi, inhabituel. Avec le groupe ARTEFACT je
composais. J’étais le plus jeune du groupe. On a enregistré notre premier album
en studio, je devais avoir seize ans, et là j’ai découvert le monde de
l’enregistrement et du studio. Je me suis mis à 100% dans le son. J’ai un peu
délaissé la musique pour le son. Encore aujourd’hui je pense que les deux,
musique et son, sont étroitement liés. J’ai réussi par faire des stages dans
les studios en Angleterre. C’était chez Town House,
Air Studios. Je voulais comprendre comment le son de « Génésis »,
par exemple, était fait. Quand un son m’intéressait j’allais dans le studio
pour apprendre. Il n’existait pas d’école de son, la seule c’était « Louis
Lumière », mais très axé cinéma, pas assez musique. Je me suis formé au
son sur le tas. Je faisais des stages d’observation, je ne disais rien et quand
la séance se terminait, je demandais à l’assistant de m’expliquer ce que j’avais
entendu. J’ai assisté ainsi à des enregistrements de Phil Collins, d’Elton
John …On avait le temps et les moyens à cette époque de faire des albums
en faisant du son, c’était très créatif. Je suis resté six mois en Angleterre
et puis je suis rentré en France avec mon expérience anglaise et je suis allé
voir le plus gros studio qui, à l’époque, était le studio Delphine. Je devais
avoir dix-huit ans. Le patron du studio a bien voulu me prendre comme stagiaire
non rémunéré. J’ai commencé par repeindre l’entrée du studio! Et là j’ai appris
mon métier. Je n’avais pas le droit de toucher aux manettes, mais quand le soir
tout était terminé je refaisais ce que j’avais entendu dans la journée. J’ai
dormi dans le studio pendant six mois. On me permettait de le faire parce que
j’avais des idées. Par exemple, qu’il y ait une machine à café, ce qui ne se
faisait pas à l’époque. J’ai eu aussi l’idée d’offrir les journaux du matin aux
clients avec un petit tampon dessus « by courtesy of studio Delphine », des conneries qui ont fait que le studio est devenu
« Top Class ». Le bac, je l’avais mis de côté. Mes parents étaient
fou furieux, mais quand ils ont vu mon nom sur les disques ils ont compris que
le son était ce que je voulais faire. J’avais le complexe du type inculte et
pour leur prouver que j’étais aussi capable d’étudier je me suis inscrit au
CNAM et j’ai passé le concours. J’en voulais, je l’ai eu, puis j’ai fait math
sup, math spé pour devenir ingénieur du son à l’enregistrement.
C’est
le son ou la musique qui vous intéressait ?
Le
son pour moi c’était un moyen de comprendre la musique. Je continuais à
composer, souvent au piano et je ne connaissais toujours pas l’harmonie. Un
jour, j’ai dû faire un remplacement et me mettre aux manettes. J’avais
l’Orchestre de Paris en face de moi et ça ne m’a posé aucun problème, j’étais
prêt. L’orchestre venait souvent faire des séances. L’après-midi j’avais des
« requins » de la musique qui essayaient de me planter, mais ça m’amusait
car j’étais prêt. J’avais tellement travaillé que ça ne me posait aucun
problème. De plus je leur faisais un son qu’ils n’avaient pas l’habitude
d’entendre dans le studio. C’était des prises de son que j’avais apprises à
Londres. C’est à cette époque que j’ai voulu aussi devenu réalisateur, parce
qu’un ingénieur du son ne faisait que du son. Tout était bien cloisonné, il y
avait plus de dix personnes pour prendre des décisions. Aujourd’hui on a un peu
toutes les casquettes et moi je voulais avoir toutes les casquettes. Quand
j’entendais un instrumentiste qui n’était pas en place, je le lui disais ; ce
qui ne se faisait pas. Je voulais être partie prenante. Une part de ma
clientèle a apprécié, l’autre non. C’était de la variété, du rock.
J’enregistrais, de Fabienne Thibeault à Johnny, en
passant par Gainsbourg, Sardou. J’ai eu le plaisir de travailler aussi avec des
pointures comme Dédé Ceccarelli, Bernard Lubat – je viens de faire son dernier album – je n’ai pas
encore entendu mieux… Je suis allé aux USA où là-bas j’ai pris des claques.
J’écoutais, je regardais. J’ai été appelé, par recommandation, pour simplement
enregistrer un solo de guitare de Steely Dan. Un
jour, le type m’appelle pour que je sois au studio à neuf heures. Et là, je
vois deux trente huit tonnes qui déchargent du matériel et j’ai trois assistants
qui me demandent où mettre les pieds de micro. Comme vous avez l’habitude, je
leur ai répondu ! Un roady a joué de la guitare
de 10h à 16h, juste pour un son. On a tout essayé avec les moyens de temps et
de matériel qu’on avait. Le vrai guitariste du groupe est venu ensuite. Il est
resté trois quart d’heure mais avec un son énorme. J’ai passé un an là-bas,
mais bon il y a les moyens du marché. Fin des années 80 je participe à la
composition et la réalisation de nombreux albums.
Et
vous n’avez toujours pas appris l’harmonie ?
C’est
rarement écrit ce que je fais. Je suis un mélodiste, je n’ai jamais appris la
théorie de l’harmonie, mais j’ai tellement fait d’arrangements de cordes, de
rythmiques que l’harmonie je la connais comme çà. Ensuite j’ai produit beaucoup
d’albums, je travaillais sans arrêt, comme ingénieur du son. J’ai produit cinq
albums de Bernardo Sandoval que j’apprécie énormément
et avec qui nous avons écrit la musique de « Western » de Manuel
Poirier et qui a reçu le César de la meilleur musique
de film en 1997. On n'avait pas beaucoup d’argent pour faire la musique, on l’a
faite avec des bouts de ficelles et c’était passionnant.
En
1996 j’ai eu une prise de conscience : Je gagnais beaucoup d’argent et j’étais
prisonnier de ça. J’avais laissé de côté la musique au profit du son. Je
faisais quand même de la musique à l’image pour des documentaires, des dessins
animés. Et là, je faisais un choix artistique. J’ai gardé des gens que
j’appréciais, des artistes, des gens qui avaient des choses à dire et je suis
retourné à la musique. C’est ce que je faisais avec Sandoval par exemple.
Un
jour, fin des années 90, le Conservatoire National m’appelle. Ils avaient une
classe de son qui s’appelait la formation supérieure aux métiers du son, et ils
voulaient créer un département d’ingénieur du son pour les musiques actuelles.
Moi c’était quelque chose qui me convenait parfaitement car c’était exactement
ce que je faisais depuis des années. Ils cherchaient des professionnels. Ce qui
m’intéressait c’était d’apprendre aux étudiants comment faire du son au service
de la musique. J’arrête le son en studio et je me plonge à fond dans la
musique. Et là je compose, je fais de la musique pour la télévision,
Comment
arrivez-vous à vous faire connaître ?
Dans
le cinéma c’est très compliqué. J’ai des amis réalisateurs qui font des
documentaires, je connais des producteurs, des monteurs. « Western »
m’a fait aussi connaître dans le milieu. Je travaille sur des séries télé,
j’adore faire de la publicité.
Vous
avez composé pour Kenzo je vois ?
Oui,
j’ai fait leur dernière publicité, une musique un peu Klezmer.
C’est un des derniers médias où on en encore une grande liberté. Avec les
réalisateurs de film c’est souvent compliqué. Pour « Western », on a
eu le César parce qu'à un moment donné on est en plan serré sur les deux
acteurs principaux, et le mixeur enlève les dialogues et met la musique devant.
En France, on a le César quand on fait de la musique pour « Microcosmos » ou pour « Le Grand Bleu », ou
pour des films animaliers ou dans le Concert, lorsque la musique est devant. Si
elle est englobée avec les sons, qu’on ne l’entend pas, lorsqu’elle doit être
là où elle doit être, on n'a aucune chance de l’avoir. Et puis je trouve que
les films qui permettent de faire de la musique ne sont pas légion. Il y a
trente ans, la musique avait une place plus importante. Faire des thèmes c’est
devenu ringard, il n’ y a plus de place. On a de très
bons musiciens en France mais on ne leur donne pas les moyens de s’exprimer.
C’est pourquoi je suis président de l’UCMF aujourd’hui.
Les
champs pour s’exprimer aujourd’hui où les trouvent-on ?
A la
télévision, dans les séries et surtout dans l’animation. Ce sont des vrais
terrains de jeux pour nous aujourd’hui et là on peux s’exprimer. Dans les documentaires aussi.
Aujourd’hui il y a de gros problèmes au
sujet de la production, de l’édition musicale non ?
Les
producteurs et les chaînes de télévision se sont rendus compte qu’il y avait de l’argent à se faire sur ce terrain. Ils sont en train
de se positionner pour le prendre d’ailleurs. TF1, par exemple, est en train de
mettre en place un pool de compositeurs maison qu’elle paye à coup de lance
pierre. Elle leur fait miroiter des droits d’auteur fabuleux et donc ne les
paye pas pour composer.
Alors
on arrive à votre présence à l’UCMF.
L’UCMF
a douze ans. Je suis le quatrième président. Il y a eu Gréco Casadesus, le
fondateur, Gilles Tynaire, Bernard Grimaldi et moi.
Je ne veux rester qu’un an. Je voudrais être efficace et rapide. J’ai mis en
route une réforme 2.0 qui va être mis en œuvre rapidement pour mieux faire
connaître cette association. J’aimerais que le futur président soit quelqu’un
de plus médiatique, une sorte de président d’honneur, et changer
l’organigramme. Cette personnalité fera mieux connaître notre métier. Il y a
beaucoup de problèmes à régler, on sera derrière pour le faire, mais il nous
faut une personne plus connue qui donnera plus de poids à notre action. Il y
aura un président et un secrétaire général. Dans notre action on a déjà fait
une passerelle entre jeunes compositeurs du Conservatoire et jeunes
réalisateurs à la Fémis [École nationale supérieure
des métiers de l'image et du son]. Marie Jeanne Serero du Conservatoire et Gilles Tynaire de l’UCMF s’en
sont bien occupé. Ce dialogue est très important.
UCMF
a du pouvoir ?
On est sur beaucoup de dossiers, on est dans de nombreuses commissions et il y a des dossiers où il faut qu’on réagisse pour revaloriser la musique pour l’image en France. C’est mon cheval de bataille en ce moment. J’ai une éthique, j’ai créé avec un ami compositeur, David Vadant, une société de production de musiques pour l’image qui s’appelle Score Factory. Elle fait de la musique pour des dessins animés. On a voulu à travers cette société retrouver cet échange entre compositeurs, qu’on a perdu depuis quelques années. Dans cette société on forme des jeunes, anciens élèves du Conservatoire, et on travaille ensemble. Ils ont un bagage énorme au point de vue contrepoint, harmonie, théorie, et nous on a notre expérience. Ce mélange trans-générationnel est très efficace et on signe tous ensemble les compositions. On travaille à l’américaine. Il faut arrêter de faire travailler en nègre les compositeurs. Je suis aussi au conseil d’administration du SNAC [Syndicat National des Auteurs et Compositeurs] et là on est en face des politiques. J’espère qu’à Cannes on va créer un prix. J’ai réussi à faire entrer la musique de film au CNSMDP, grâce au compositeur Bruno Montovani d’ailleurs, et croyez-moi pour eux ce n’était pas de l |