Lettre d’Information – n°85 – Octobre 2014



 

                               

À RESERVER SUR L'AGENDA

 

 

11 / 10

 

Récital Muza Rubackyté à Gaveau

 


DR

 

Après une tournée internationale triomphale, la pianiste franco-lituanienne Muza Rubackyté donnera un récital intitulé “Joie et lumière” à la Salle Gaveau. Si son dernier concert parisien à l’Amphithéâtre Bastille, consacré à Louis Vierne, était sombre et empli de “Spleen et détresse”, c’est maintenant vers la lumière que Muza se tourne en proposant un programme sous forme d’un poème lyrique, véritable “ode à la joie” guidée par Bach (Chaconne dans l'arrangement de Busoni), Beethoven  (Sonates op. 31/3 et op. 110) et Liszt (Venezia e Napoli). En effet, tous les programmes que construit la pianiste ont un sens profond. Jamais elle ne cède à la tentation d’interpréter une œuvre pour sa simple beauté ou pour prouver sa virtuosité. Cette soirée dédiée essentiellement à Beethoven a pour but de montrer que, malgré les douleurs, les chagrins, les déceptions, les deuils, chacun tend vers sa lumière, au bout du chemin. 

 

Salle Gaveau, le 10 octobre 2014, à 20H30.

Location : sur place, 45, rue La Boétie 75008 Paris ; par tel : 01 49 53 05 07 ; en ligne : www.sallegaveau.com

 

 

14 / 10

 

Quand Rameau et Voltaire cohabitent

 


Rameau et Voltaire. Dessin de Tersan. Paris, Bibliothèque des Arts

 

Pour fêter la victoire militaire de Louis XV à Fontenoy et la suprématie française qui couronnaient la Guerre de Succession d’Autriche, il ne fallut pas moins que les talents mêlés de Voltaire et de Rameau. Pour leur nouvelle collaboration, après Samson et La Princesse de Navarre, ils imaginent une éblouissante fête intitulée Le Temple de la Gloire. Après une création fastueuse à la Cour, en 1745, l’œuvre sera remaniée l'année suivante pour l’Académie royale où elle triomphera grâce aux pages virtuoses dédiées à tous les grands talents de la troupe chantante et dansante. Voltaire ambitionne de poursuivre ses idées de réforme de l'opéra, esquissées dans Samson, et de mettre en avant les valeurs morales que sont le « vrai courage, la modération et la clémence », même si dans le remaniement de 1746, cette dimension s'efface au profit des conventions galantes de l'époque. Il est intéressant d'entendre à nouveau ce Ballet héroïque en un prologue et trois entrées, interprété en version de concert par le Chœur de Chambre de Namur et Les Agrémens, orchestre sur instruments anciens de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sous la direction de Guy Van Wass.

 

Opéra Royal du Château de Versailles, le 14 octobre 2014, à 20H.

Location : en ligne : www.chateauversailles-spectacles.fr

 

 

16, 19, 22, 24, 27, 29 / 10 - 1, 5, 8 / 11

 

L'Enlèvement au sérail : le grand retour parisien

 


Philippe Jordan/© ONP Jean-François Leclercq

 

Die Entführung aus dem serail enfin de retour au Palais Garnier, voilà qui ravira les mélomanes, car le Singspiel de Mozart n'y était plus représenté depuis des lustres. Pourtant la première édition piano-chant en langue française remonte à 1799, vraisemblablement à la suite des représentations parisiennes de la fin de 1798, comme on peut le lire dans l'ouvrage « Mozart et la France, de l'enfant prodige au génie » (Éditions Symétrie, voir rubrique Le coin bibliographique, ci infra). Bien sûr, on jouera la pièce dans son original allemand, car les goûts d'aujourd'hui ne sont plus ceux des amateurs de la fin du XVIII ème, et le surtitrage étant passé par là. Le Sérail, K 384, commande de Joseph II, c'est plus que la célèbre boutade du monarque « beaucoup trop de notes, Mozart ! ». C'est le triomphe des idéaux des Lumières, où un personnage renégat, Selim, tire la morale par le pardon et une leçon de tolérance religieuse donnée aux deux amoureux Constance et Belmonte. Si des personnages bouffes les entourent, Osmin au premier chef, c'est pour mieux faire émerger cette morale qui bannit la vengeance au profit de la grandeur d'âme. On est proche des idées que professera Gotthold Ephraim Lessing dans Nathan le Sage (1799), et de la conduite maçonnique. Cette nouvelle production est confiée à l'actrice-metteur en scène Zabou Breitman qui abordera sa première régie d'opéra. Le directeur musical Philippe Jordan sera au pupitre, à la tête d'une distribution de choix faisant la part belle aux nouveaux talents, Anna Prohaska, Bernard Richter, Lars Woldt... Une seconde série de représentations est prévue en janvier/février 2015.

 

Palais Garnier, les 16, 22, 24, 27, 29 octobre, 1er, 5, 8 novembre 2014, à 19H30 et le 19/10  à 15H

Location ; Palais Garnier, angle rues Scribe et Auber, 75001 Paris, ou Opéra Bastille, 130 rue de Lyon, 75012 Paris ; par tel. : 08 92 89 90 90  (depuis l'étranger : 331 72 29 35 35 ) ; en ligne : www.operadeparis.fr

 

 

18 / 10

 

Erwartung à l'Opéra Bastille

 


Arnold Schoenberg  : autoportrait

 

L'opéra en un acte Erwartung (L'attente) d'Arnold Schoenberg, sur un texte de la poétesse Marie Pappenheim (1909, mais créé en 1924) prend la forme d'un monologue, celui de La femme angoissée face à la prémonition d'une réalité à la dureté de laquelle elle ne pourra échapper : la mort de l'amant qu'elle attendait mais dont elle appréhendait la disparition. Les divers états psychiques du personnage, peu à peu gagné par la peur et l'hallucination, sont minutieusement traduits par le compositeur qui a donné à propos de sa pièce un luxe de détails allant jusqu'à l'indication de mise en scène. L'instabilité du discours, l'atonalisme du langage musical à travers un orchestre souvent foisonnant, créent un sentiment de malaise. Il n'est pas si fréquent de pouvoir écouter cette œuvre singulière, terriblement exigeante pour son interprète, dès lors que requérant la maîtrise de divers procédés vocaux, du parlando à l'expression lyrique la plus tendue. Raison de plus pour courir à l'Opéra Bastille l'entendre dans l'interprétation de Angela Denoke, une spécialiste de la musique du XX ème siècle, et sous la direction de Ingo Metzmacher, un chef dont l'affinité avec celle-ci est patente. Pour montrer son éclectisme, il donnera aussi la Quatrième symphonie de Brahms. 

 

Opéra Bastille, le 18 octobre 2014, à 20 H.

Location : voir ci-dessus. 

 

 

23 – 26 / 10

 

Pianoscope à Beauvais

 

 

Boris Berezovsky a convié à Beauvais, pour la 9éme édition de Pianoscope, une pléiade de jeunes talents et de pianistes confirmés. Durant un long week end on pourra entendre aussi bien Nicolas Angelich jouer Haydn, Beethoven et Schumann (24/10, à 18H) que Jean-Claude Pennetier dans Haydn et Schubert (26/10 à 16H) - lequel donnera aussi une masterclass le 25, de 10 à 14H - ou les jeunes Alexei Petrov, Alexander Kantorow (le 23 à 18H), Rémi Geniet, élève de Brigitte Engerer (le 25 à 16H30) ou encore la propre fille de Berezovsky, Evelyne Berezovsky (le 25 à 18H30). « Lumières scandinaves » servira de fil conducteur à deux concerts durant lesquels on pourra entendre des pièces de Grieg, Sibelius, Nielsen, Berwald, mais aussi de Bjarne Brustad et de Johan Svendsen, outre des musiques traditionnelles  nordiques (les 25 à 20H30 et 26 à 18H). Un concert de jazz réunissant le pianiste Baptiste Trotignon et le percussionniste Minino Garay aura ouvert les festivités (le 23 à 20H30). Quelques amis fidèles prêteront leur concours, tels que le celliste Henri Demarquette, le violoniste Jean-Marc Phillips-Varjabédian, l'altiste Elina Pak et la chanteuse Yana Ivanilova.

 

Théâtre du Beauvaisis hors les murs, Auditorium Rostropovitch, Grange de la Maladrerie Saint Lazare. 

Renseignements et location : Direction des Affaires Culturelles, rue de Gesvres, 60000 Beauvais ; par tel. : 03 44 15 67 00 (renseignements) et 03 44 45 49 72 (billetterie) ; en ligne : pianoscope.beauvais.fr   ou   www.beauvais.fr

 

 

23 & 24 / 10

 

Sur le fil, création à l'Athénée

 

 

Avec Sur le fil, Hélène Thiébault a conçu un conte sans texte, pour lumière, guitares, son et objets animés. Ce n'est ni un concert, ni un spectacle au sens conventionnel de ces termes, mais un voyage visuel et sonore, qui n'impose rien, mais donne à penser, à ressentir, à rêver. Le propos narratif sous-jacent est ainsi conté par la lumière et la musique, à travers une quinzaine de tableaux empruntant à des auteurs divers, de Philippe Mouratoglou, l'interprète guitariste, mais aussi de Léo Brouwer, Fernando Sor, Heitor Villa-Lobos, Arthur Kampela (*1960), Augustin Barrios Mangore (1885-1944) ou Benjamin Britten. La lumière se substitue au texte, narrative, évocatrice, suggestive, pour faire émerger la théâtralité et une forme d'épure, à l'aune de ce personnage perché sur un fil, qui ouvre le spectacle. La mise en scène sera assurée par l'auteure.

 

Théâtre de l'Athénée Louis Jouvet, les 23  et 24 octobre 2014 à 20H.

Location : Square de l'Opéra Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009   Paris ; par tel. : 01 53 05 19 19; en ligne : www.athenee-theatre.com  

 

 

24, 25, 26 / 10

 

Pornic Classic ou l'automne en musique en bord de mer

 

 

Pour sa troisième édition, Pornic classic convie à un week end musico balnéaire de musique de chambre dont la cheville ouvrière sera le Trio Élégiaque. Celui-ci  donnera deux concerts, autour de Schubert (Le pâtre sur le rocher, avec la soprano Helen Kearns et le clarinettiste Pierre Génisson, et le Quintette La truite), ou associant Ravel (Trio) à Chausson (Concert pour piano, violon et quatuor à cordes). Carte blanche sera donnée à la harpiste Marielle Nordman qui de Haendel à Schubert, de Vivaldi à Albeniz, associera son instrument au piano, à l'alto, au quatuor, et même aux  claquettes. Celle-ci donnera encore une masterclass de musique de chambre, tout comme l'altiste Bruno Pasquier. En effet, un partenariat avec le Pont Supérieur, Pôle d'enseignement supérieur du spectacle vivant de Bretagne et des Pays de la Loire, permettra à ses élèves de suivre des classes de maître de musique de chambre, ouvertes au public. Ils donneront à l'issue de ces cours un concert gratuit. Enfin, Jean-François Zygel signera le concert de clôture avec un programme surprise.  

 

Concerts à l'Espace Val Saint Martin Pornic, les 24 et 25 octobre 2014 à 19 H et le 26 à 15H30 et 18H. Masterclass à la Chapelle de l'Hôpital, les 24 et 25/10 de à 14 à 17H  et concert (gratuit) des élèves le 26 à 11H.

Location : Office du tourisme de Pornic, 44210 Pornic ; par tel.: 02 40 82 04 40 ; en ligne : ot-pornic.fr  ou  pornicclassic@gmail.com

 

 

24, 26, 28 / 10 et 5, 7, 21, 23 / 11

 

L'Amico Fritz s'en revient en Alsace

 


Pietro Mascagni / DR

 

Il est piquant, mais somme toute bien normal, que L'Amico Fritz de Pietro Mascagni revienne en terre alsacienne. Car l'action de cet opéra, créé en 1891, un an après Cavalleria Rusticana, se passe en Alsace, tirée qu'elle est d'un roman, « L'Ami Fritz », imaginé par le duo Émile Erckmann-Alexandre Chatrian, une association littéraire qui durera plus de quarante ans, célébrant en particulier l'Alsace et ses mœurs. Cette comédie lyrique tourne résolument le dos aux accents véristes de l'œuvre précédente. La musique est y pastorale et tendre pour décrire dans une campagne idyllique les amours de Fritz Kobus et de la jeune Suzel : le riche propriétaire qui a juré de ne pas s'en laisser conter par les femmes, allant jusqu'à parier une vigne qu'il resterait garçon, va bien évidemment succomber aux charmes de la jeune alsacienne, à son panier de cerises et son bouquet de violettes. Voilà une œuvre dont l'apparente naïveté recèle quelques bons principes moraux. La nouvelle production de l'Opéra national du Rhin, à Strasbourg et à Mulhouse, sera mise en scène par l'imaginatif Vincent Boussard et dirigée par Paolo Carignani. 

 

Opéra de Strasbourg, Place Broglie, Strasbourg, les 24, 28, octobre, 5, 7 novembre 2014, à 20H et le 26/10 à 15H. La Filature, Mulhouse, le 21 novembre à 20H et le 23/11 à 15H.

Location : A Strasbourg/Opéra, 19 place Broglie, BP 80320, 67008 Strasbourg cedex ; par tel. : 825 84 14 84 ; en ligne : caisse@onr.fr

A Mulhouse/La Filature, 20 allée Nathan Katz 68090 Mulhouse cedex ; par tel. : 03 89 36 28 28 ; en ligne : billetterie@lafilature.org

 

Jean-Pierre Robert.

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L'ARTICLE DU MOIS

 

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Vive la symphonie ! Attrait et vitalitÉ du genre chez les contemporains FRANÇAIS DE BERLIOZ

 

 

Dans le domaine symphonique, Berlioz s’impose aujourd’hui comme la figure majeure du milieu du XIXe siècle français. Ses chefs-d’œuvre dominent le répertoire orchestral de l’époque. Des symphonies contemporaines, l’histoire n’en a retenu a posteriori qu’une poignée, essentiellement les deux premières de Gounod et la « petite » symphonie en ut de Bizet. Grâce à l’entreprise enthousiaste de chefs qui s’intéressent aux « petits maîtres », la discographie s’est, depuis l’intégrale des symphonies de Saint-Saëns, enrichie de celles de Louise Farrenc, George Onslow, Théodore Gouvy, tout récemment de la Quatrième de Henri Reber.

 

En regard de la production de Beethoven, alors que les symphonies de Mendelssohn puis celles de Schumann pénètrent la scène européenne, la France ne se constitue pas de véritable école symphonique avant les années 1870. Le rayonnement de Beethoven en Europe et la question de sa succession ont progressivement contribué à faire oublier ceux qui ne se sont pas engagés dans la voie ouverte par Berlioz et ont continué à écrire dans une tradition plus classique. Dans un contexte musical par ailleurs largement tourné vers l’opéra et les démonstrations de virtuosité, la symphonie ne bénéficiait d’aucun statut privilégié pour s’implanter.

 

Pourtant, la France est loin de délaisser le genre. Le dépouillement croisé des fonds de partitions de la Bibliothèque nationale de France, des principaux périodiques musicaux de l’époque – la Revue musicale, la Revue et Gazette musicale de Paris, la France musicale, Le Ménestrel et l’Art musical notamment –, des archives de la Société des concerts du Conservatoire et autres témoignages d’époque – mémoires, correspondances etc. –, a permis de mettre au jour près d’une soixantaine de compositeurs actifs dans le domaine de la symphonie entre 1830 et 1870, auteurs de plus d’une centaine de symphonies(1).

 

Cet article présente ainsi, sous son aspect historique, tout un pan méconnu de l’histoire de la musique instrumentale en France. À l’heure où le Tout-Paris mélomane se presse à l’Opéra, l’intérêt que manifestent ces compositeurs pour un genre qui s’était presque éteint dans les années post-révolutionnaires ne peut que piquer notre curiosité. En dévoilant les fondements d’une intense activité de composition, on s’interrogera sur la personnalité et les motivations de compositeurs qui semblent éviter la facilité d’un succès assuré. La présence de leurs œuvres en concert sera alors l’occasion de revenir sur l’essor des sociétés orchestrales et leur rôle fondamental dans le maintien d’une tradition symphonique.

 

Trois générations de symphonistes

 

« Le célèbre Méhul est, je suppose le premier musicien français qui ait composé des symphonies sur le modèle de celles de Haydn et de Mozart. Longtemps après lui, MM. Rousselot et le comte de Sayve firent à leur tour des tentatives en ce genre ; ensuite M. Onslow, déjà renommé pour ses quintettes, MM. Félicien David et Georges Kastner, compositeurs des plus distingués ; M. Elwaert, Mme Farrenc, MM. Théodore Gouvy et Ferdinand Lavainne, ont par des productions semblables, ainsi que par leur musique instrumentale de chambre, mérité à juste titre l’estime des hommes compétents. » (2)

 


George Onslow / BNF

 

Ainsi présenté en 1862, le paysage symphonique du premier dix-neuvième siècle – hors Berlioz que l’auteur intègre à un paragraphe sur la musique dramatique – diffère de ses descriptions les plus courantes. La simple évocation d’une dizaine de compositeurs dessine une réalité bien plus féconde que la postérité ne nous l’a laissé croire. De George Onslow, né en 1784, à Georges Bizet, né en 1838, jusque même Benjamin Godard (1849-1895) à qui l’on doit un premier essai en 1865, se succèdent près de trois générations de symphonistes. S’ils sont pour la plupart parisiens, ils viennent aussi de Nantes (Pierre Rebeyrol), Lille (Ferdinand Lavainne, Pierre Baumann, Victor Delannoy), Toulouse (Pierre-Louis Deffès), La Rochelle (Léon Méneau), Clermont-Ferrand (George Onslow) ou bien encore Cambrai (Célestin Tingtry). Leur activité se concentre à Paris, certains ont rayonné plus largement, parfois même à l’étranger, quelques uns sont actifs à plein temps en province comme Pierre Rebeyrol ou Pierre Baumann(3).

 

Si les plus connus figurent au centre de la vie musicale, rares sont ceux qui ont atteint la gloire par leurs œuvres purement orchestrales. Saint-Saëns fait figure d’exception avec sa Symphonie op. 2 : il apparaît au grand jour en 1854 alors qu’il n’a pas encore vingt ans, à la faveur d’une symphonie – très favorablement accueillie – qu’il présente d’abord de manière anonyme au public parisien. Avant de se tourner vers la symphonie, George Onslow atteint le sommet de sa carrière par une vaste production de musique de chambre dont le succès allemand dépasse l’accueil qui lui est fait en France. Dans les années 1830 c’est, face à Berlioz, le seul compositeur d’envergure à s’intéresser au répertoire symphonique. Comme lui, Henri Reber se fait d’abord remarquer par ses œuvres de chambre. Lorsqu’il annonce son premier concert symphonique en avril 1839, Berlioz présente « un jeune compositeur digne de la sympathie chaleureuse de tous les vrais amis de l’art, qui a déjà produit des trios et des quatuors de la plus grande beauté » (4). Félicien David éblouit le public en décembre 1844 à la création du Désert. À cette époque, il a déjà composé trois de ses quatre symphonies « à grand orchestre ». Seule femme du corpus si l’on excepte l’unique essai vers 1849 de la jeune Clémence de Reiset – future vicomtesse de Grandval –, Louise Farrenc est l’épouse d’un éditeur parisien réputé, Aristide Farrenc. Introduite dans les salons bourgeois et les milieux musicaux de la haute société aux côtés de son mari, mais élevée à ce rang par ses propres talents, elle se fait connaître comme pianiste et pédagogue avant de s’imposer comme compositrice. Au début des années 1820, elle forge ses premières armes dans le répertoire pour piano à la mode. À ce choix courant pour une interprète, il faut ajouter une grande lucidité de l’auteur qui connaissait bien le milieu musical et savait que ce répertoire, particulièrement apprécié dans les salons parisiens, était le meilleur moyen d’obtenir une reconnaissance en tant que compositrice, indispensable pour aborder des pièces plus savantes. Ainsi préparée, toute sa production orchestrale se concentre entre 1840 et 1858 avant un retour vers le piano. De son côté, Charles Gounod se fait un nom dans le domaine de la musique religieuse dès l’époque de son Prix de Rome. Avant la création en 1854 de sa première symphonie en ré majeur, il est l’auteur de deux messes, diverses œuvres chorales sacrées et s’est déjà initié à la scène avec Sapho et la musique de scène Ulysse. Il a fait la connaissance à Rome de Fanny Hensel et la retrouve à Berlin en 1843. Elle lui présente son frère Felix Menselssohn, qui l’accueille à Leipzig en lui faisant écouter sa Symphonie écossaise. Avec ses sept symphonies, Théodore Gouvy est le plus prolifique de tous et le seul qui soit revenu de manière régulière à la symphonie tout au long de sa carrière.


Félicien David / BNF

 

Les autres compositeurs ne pénètrent pas durablement la société musicale, mais apportent leur pierre à un édifice en construction. Leurs symphonies se partagent entre essais de jeunesse et propositions ponctuelles d’un instrumentiste ou d’un chef d’orchestre. Léon Méneau préside ainsi la Société philharmonique de La Rochelle, Victor Delannoy est nommé chef d’orchestre de l’Association musicale de Lille en 1855. À Paris, Deldevez aborde le répertorie symphonique alors qu’il est encore violoniste à l’Opéra, mais s’affirme ensuite en tant que chef d’orchestre, notamment à la Société des concerts du Conservatoire. Les œuvres qui émanent d’instrumentistes-compositeurs ayant également suivi les classes techniques du Conservatoire sont elles aussi nombreuses, que l’on évoque les pianistes Georges Pfeiffer, Georges Mathias ou Ferdinand Lavainne, les violoncellistes Pierre Baumann et Scipion Rousselot, le harpiste Edmond Larivière, le hautboïste Jean-Madeleine Schneitzhœffer, le clarinettiste Pierre Rebeyrol ou l’organiste Lefébure-Wély. On rencontre enfin des figures atypiques tels Joseph Turcas, gendre de Cherubini et militaire de carrière, complet autodidacte en matière musicale, ou Alexis de Castillon qui suit l’école de Saint-Cyr et intègre le corps des lanciers de la Garde impériale avant de démissionner pour franchir les portes du Conservatoire et se consacrer définitivement à la musique.

 

Dans un contexte favorable à la musique dramatique, l’attirance de compositeurs de tous âges pour un genre purement orchestral témoigne d’une volonté et d’une ambition sans faille. Familiarisés avec la symphonie par des lectures à la table, par la lecture au piano de réductions de Haydn, Mozart ou Beethoven, par l’audition régulière de ce répertoire en concert, tous abordent la symphonie avec un bagage solide, renforcé pour la plupart par les enseignements d’Antoine Reicha, lui-même auteur d’une douzaine de symphonies et fervent défenseur de la musique instrumentale. Les raisons d’un choix atypique, les attentes et les prétentions stylistiques de chacun face à la symphonie, aussi variées qu’il n’y a de compositeurs, convergent néanmoins vers quelques profils types qui dessinent les contours d’un paysage symphonique tout à fait singulier.

 

Une symphonie ? Quelle « singulière idée » !

 

« On n’accepte en France que la musique étiquetée d’une certaine manière. Pour que la symphonie pût s’implanter définitivement en France, il faudrait que le violon ouvrît une bouche comme Lablache, que le violoncelle mît sa main sur sa poitrine comme M. Chollet, que le hautbois tortillât ses yeux et gonflât sa gorge à la manière de mademoiselle Jenny Colon. » (5)

 

À l’évidence, le contexte musical entièrement tourné vers l’opéra en ce milieu de siècle ne profitait pas à la symphonie, tant le parcours était semé d’embûches, de la gestation de l’œuvre à sa création puis son éventuelle édition. Qui, constate Berlioz, aurait voulu faire confiance à un compositeur de symphonies « en ce temps d’opéras-comiques, d’opérettes, d’opéras de salon, d’opéras en plein air, de musique qui va sur l’eau, d’œuvres utiles destinées à soulager de leur labeur quotidien les gens fatigués de gagner de l’argent » (6) ? Et quelle « singulière idée » (7), quelle « fantaisie » pour un jeune compositeur d’envisager une symphonie dans un tel contexte ! L’abondance – relative – de symphonies qui établissent une continuité du genre entre Étienne Méhul et César Franck invite dès lors à un questionnement sur les motivations de chacun à emprunter une voie où les chances de percer sont encore moins assurées qu’elles ne le sont du côté lyrique. De l’exercice de jeunesse à l’aboutissement d’une réflexion sur un genre prestigieux, loin d’être déconsidérée et reléguée au rang d’œuvres de moindre intérêt, la symphonie se révèle un genre attractif où la figure de Beethoven stimule autant qu’elle intimide, sans pour autant décourager.

 


Louise Farrenc (gravure sur bois ) 1855 / Source Gallica

 

Premier symphoniste français accueilli à la Société des concerts du Conservatoire, George Onslow aborde la symphonie beaucoup plus tard que ses successeurs, au plus fort de sa carrière. Quand il s’engage dans cette voie à quarante-six ans, il est déjà un maître réputé dans le domaine de la musique de chambre. Sa Troisième symphonie sera d’ailleurs l’arrangement d’un quintette avec contrebasse. Assuré de la reconnaissance de ses pairs, il aborde la symphonie sans autre objectif que d’appréhender l’orchestre dans ce qu’il propose de plus magistral. Au début des années 1840, Louise Farrenc était elle aussi reconnue, comme pianiste et compositrice de musique de chambre. Elle se tourne vers l’orchestre par choix esthétique. Le milieu aisé dans lequel elle évolue pouvait lui faire espérer la création de ses œuvres : si aucune n’était placée dans l’un des programmes officiels des saisons orchestrales, elle pouvait envisager une location de salle et un copiste à ses frais. À l’inverse, la situation sociale et financière de Félicien David ne favorisait aucune de ses ambitions. Attiré par la musique symphonique dès son retour d’Orient en 1835, Félicien David n’a alors à son actif que des chœurs et de la musique pour piano. Le jeune compositeur de vingt-cinq ans rêve de gagner la scène lyrique mais sait que sa technique est à approfondir. Retiré chez un ami dans la vallée de la Bièvre, il analyse du Beethoven et se met à l’écriture de symphonies pour patienter, pour se « tenir en haleine » (8). Sans argent, il s’attaque seul à l’élaboration des parties séparées de sa Première symphonie et, lassé de n’être pas accepté par les rares institutions orchestrales parisiennes, il entreprend une œuvre de plus grande envergure. C’est son ode-symphonie Le Désert. Elle constitue l’œuvre maîtresse d’un vaste concert organisé entièrement à ses frais au Théâtre-Italien le 4 décembre 1844. Félicien David place en tête de programme le Scherzo de sa Troisième symphonie. L’immense succès du concert lui donne alors accès aux sociétés orchestrales tant convoitées, qui accueilleront ses deuxième, troisième et quatrième symphonies. Contrairement à son aîné et grâce aux retombées de son succès au Prix de Rome, Gounod s’est déjà fait un nom au-delà même de la France lorsqu’il se tourne vers la symphonie au milieu des années 1850. Il est en bonne voie pour accéder à la scène lyrique mais est convaincu que les musiques religieuse et symphonique sont supérieures à la musique dramatique. C’est un peu pour se consoler de l’échec de La Nonne sanglante (1854) qu’il se tourne vers le domaine purement orchestral et compose, coup sur coup, deux symphonies. La « petite » symphonie en ut de Bizet, que l’auteur n’a jamais considérée comme une œuvre à part entière et n’a pas cherché à faire jouer, n’était au départ qu’un exercice de style inspiré par la symphonie en  majeur du maître Gounod. Pour Saint-Saëns, passée la première expérience d’une symphonie en la majeur écrite à quinze ans, l’attirance vers le genre de la symphonie s’affirme très tôt comme vecteur possible d’un renouveau du genre. On pressent déjà, tant au niveau formel qu’orchestral, la volonté de faire éclater les cadres. Le principe de la fugue comme alternative à la traditionnelle forme sonate, les audaces structurelles et les prémisses du principe cyclique trouvent en Saint-Saëns un premier rénovateur. Avec Deldevez, un peu plus tôt que les trois symphonies centrales de Saint-Saëns (op. 2, Urbs Roma et op. 55), la démarche était aussi d’ordre prospectif. Tant la symphonie In stile maestoso que la symphonie Héroï-comique, guidée par un programme poétique, proposent des alternatives originales aux cadres traditionnels, y compris dans l’idée unitaire d’un quasi thème cyclique. Dans ce paysage, Théodore Gouvy fait exception par ses sept symphonies quand ses contemporains ne dépassent pas trois ou quatre partitions du genre. L’ardeur qu’a mis le compositeur à faire jouer ses œuvres et la volonté jamais entamée de poursuivre dans cette voie tranchent avec ses contemporains. Ses affinités germaniques, sa proximité géographique avec l’Allemagne et l’accueil renouvelé de ses œuvres outre-Rhin expliquent en grande partie cette direction.

 

En dehors des motivations personnelles, la présence de concours locaux et nationaux contribue à asseoir le statut maître de la symphonie. Pierre Baumann et Ferdinand Lavainne sont récompensés par l’une des sociétés de science, de littérature et d’arts de Lille pour l’ensemble de leur œuvre, François Watier pour sa symphonie envoyée en 1856. Cette année-là, Saint-Saëns remporte la troisième édition du concours de la société Sainte-Cécile de Bordeaux avec sa symphonie « Urbs Roma », Célestin Tingry est deuxième. L’édition de 1866, à nouveau consacrée à la symphonie, voit la victoire d’Eugène Chaine devant David Poll da Silva. Depuis l’Italie, enfin, la villa Médicis favorise aussi la création symphonique. La symphonie figure à partir de 1840 comme possible envoi de deuxième ou troisième année à la place du traditionnel ouvrage de musique sacrée. La liste générale des envois de Rome établie par Alexandre Dratwicki(9) met en valeur seize contributions partielles ou complètes de symphonies entre 1830 et 1870(10).

 


Henri Reber, portrait photographique par Pierre Petit (vers 1850) / BNF

 

Si le genre de la symphonie stimule, si l’idée d’accéder à l’un des orchestres parisiens motive, la multiplicité des transcriptions pour piano seul, piano à quatre mains ou pour des formations plus insolites comme l’arrangement de la Deuxième symphonie op. 19 de Henri Reber pour quatre violons, violoncelle, contrebasse, poïkilorgue(11) et piano, ainsi que leur circulation dans le milieu musical français, témoignent d’un attrait partagé autant par les compositeurs que par les amateurs(12). Les séances de lecture organisées dans les salons par des instrumentistes amateurs ou des cercles de musiciens professionnels – comme les « séances d’émulation musicale » de Clara Pfeiffer où, par deux fois en 1856 et 1864, la symphonie de Georges Mathias est présentée dans un arrangement pour quatre pianos à quatre mains de l’auteur – confirment cet engouement.

 

Dans leurs versions originales aussi, malgré les nombreux obstacles, les symphonies sont bien présentes sur la scène musicale.

 

La symphonie au concert : une promotion discrète mais soutenue des jeunes générations

 

« Cette séance [de la Société Sainte-Cécile], annuellement consacrée à l’exécution des œuvres des compositeurs contemporains, n’est pas la moins intéressante de cette intéressante association. […] Là, peut-être, est l’avenir de l’école française. Là, peut se produire l’art musical dans sa force et dans sa liberté ; l’art instrumental, qui n’est pas obligé de subir, de traîner après lui des cavatines, des airs brillantés de ce qu’on appelle les prestiges de la vocalisation […], des exigences de scène qui font de ce pauvre art musical un métis, un esclave, un castrat. La symphonie, cette large et belle manifestation de l’art, que Haydn, Mozart et Beethoven ont porté si haut, peut se développer grâce à l’hospitalité que lui accorde la Société Sainte-Cécile. Il est vrai que, versé dans la science des sons, un compositeur de nos jours ayant écrit une œuvre de ce genre, d’un style pur, irréprochable, est presque toujours accusé d’imiter les deux premiers grands maîtres que nous venons de citer ; et que s’il dépasse le but, la forme de Beethoven, on le taxe de romantisme, ce qui ne lui imprime ni le cachet du génie, ni celui du goût. » (13)

 

Ce préambule au compte rendu d’un concert de 1854 où figure la Symphonie en  majeur de Georges Mathias résume les principales problématiques liées à la création symphonique à l’époque de Berlioz : trouver une institution ouverte aux jeunes générations et franchir les barrières de la critique musicale. Ainsi, louant l’entreprise fondée par François Seghers pour favoriser l’essor de la musique orchestrale contemporaine, Henri Blanchard déplore en filigrane le manque d’ouverture de la Société des concerts du Conservatoire, cette prestigieuse institution créée en 1828 par Habeneck, qui peine à s’ouvrir aux jeunes, même une fois révélée l’intégralité des symphonies de Beethoven. Le paradoxe que soulève ensuite Blanchard, c’est la double approche antagoniste et contradictoire que reçoit en général la symphonie quand elle se livre à la critique : qu’elle soit pensée en termes d’héritage et de filiation, ou envisagée en tant que composition plus moderne, la symphonie n’est jamais « comme il faut », rarement jugée en première écoute pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une œuvre contemporaine, en possible devenir.

 

Dans ce contexte, les nombreuses traces de concerts témoignent d’une vitalité certaine de l’activité symphonique à l’époque de Berlioz. Le dépouillement des sources a ainsi permis de dénombrer près de 150 concerts qui s’échelonnent régulièrement de 1830 à 1870, lors desquels on a pu entendre en France au moins une symphonie d’un auteur français contemporain. Parmi ces concerts, se détachent 70 créations, montrant que l’activité symphonique ne se limite pas à une poignée d’œuvres nouvelles. La chronologie des concerts est consultable en ligne sur le « Répertoire de la Symphonie française » (14).

 

Après un déclin bien réel durant les premières décennies du XIXe siècle, la survie de la symphonie dépendait – avant même l’attrait que pouvait leur porter les compositeurs – de la résurrection des sociétés orchestrales et de l’énergie que les chefs voudraient bien accorder à la sélection puis à la mise en place d’un répertoire en constante évolution. Il y avait toujours la possibilité d’engager les frais d’un concert privé mais, en dehors de quelques compositeurs fortunés ou de l’exceptionnelle énergie déployée par Berlioz(15), l’unique objectif était de figurer dans la programmation d’une société de concerts.

 


Edouard Deldevez en 1857, par Charles Vogt / BNF

 

Parmi les sociétés qui se développent dans le sillage de la Société des concerts du Conservatoire, émergent l’Union musicale de Louis Manéra, la Société Sainte-Cécile de François Seghers et, avec plus d’une trentaine de concerts présentant des symphonies françaises, celles de Jules Pasdeloup : Société des Jeunes artistes puis Concerts Pasdeloup. Toutes réservent une large part de leur programmation aux jeunes générations et participent du maintien de la symphonie au premier plan de la musique orchestrale. Après Félicien David et Théodore Gouvy qui profitent de l’ouverture de l’Union musicale en 1849, Reber, Gounod, Gouvy à nouveau et Berlioz bénéficient de l’hospitalité de la Société Sainte-Cécile entre 1850 et 1856. Avec son éphémère Grande Société philharmonique de Paris, Berlioz lui-même porte toute son attention envers ses cadets. Deux jeunes refoulés de la Société des concerts du Conservatoire, Léon Gastinel et Clémence de Reiset, y trouvent refuge en 1850 et 1851. Dans un même élan, Aristide Farrenc fonde sa Société symphonique et projette l’exécution de symphonies de Léopold-François Aimon et de sa femme Louise. L’entreprise échoue après le concert inaugural, laissant Léopold-François Aimon dans l’ombre où l’avait déjà renvoyé la Société des concerts. Avec la société des Jeunes Artistes où « les appelés non élus dans la salle du Conservatoire s’empressent de se rendre » (16), Jules Pasdeloup ouvre la porte à Gounod, Gouvy, Félicien David, Henri Reber, Lefébure-Wély. Il poursuit son entreprise avec le même enthousiasme à partir de 1861 au sein de ses Concerts populaires : « Faites des symphonies comme Beethoven, je les jouerai ! » disait-il pour attirer les Français vers l’orchestre(17). Gounod, Gouvy, Bizet, Saint-Saëns et Lacheurié ont profité du talent et de la renommée de cet orchestre. Sur cette même période 1830-1870, une vingtaine de concerts se placent hors institutions, ils émanent des compositeurs et se concentrent dans la décennie 1830-1840, alors que Paris n’offrait aucune autre institution orchestrale que la Société des concerts du Conservatoire. Reber, Gouvy, Félicien David, Mathias, Farrenc, Georges Pfeiffer, Deldevez, Léonce Cohen, Léon Kreutzer, Eugène Chaine et Saint-Saëns ont ainsi créé tout ou partie de symphonies dans des concerts exclusivement consacrés à leurs propres œuvres.

 

En renouvelant les programmes grâce aux créations de la jeune génération, en laissant le quasi monopole des symphonies de Beethoven à Habeneck et ses successeurs, les chefs d’orchestre Valentino, Manéra, Seghers, Berlioz et Pasdeloup se forgent un public fidèle, aussi bien attiré par la musique orchestrale que par la nouveauté. Grâce à des prix attractifs, la foule est au rendez-vous :

 

« Aujourd’hui il en coûte beaucoup moins au peuple des amateurs pour entendre d’excellente musique d’orchestre, que naguère pour assister à une seule matinée ou soirée payante d’un virtuose-romance. Plus ambitieuse de gloire que de bénéfices, la Société des concerts donnait depuis longtemps l’exemple du désintéressement. L’Union musicale a voulu renchérir encore sur cette modicité du tarif, et a mis à si bon marché l’éducation et les plaisirs de l’oreille qu’il n’y a plus à s’étonner de voir son enceinte littéralement encombrée. » (18)

 

À côté des nouveautés françaises, les orchestres puisent dans le vivier symphonique de Haydn, Mozart et Beethoven avant de s’ouvrir aux œuvres germaniques contemporaines de Mendelssohn, plus tardivement de Schumann(19). Thomas Tæglischsbeck, Ferdinand Ries, Charles Schwencke ou Louis Spohr viennent ponctuellement enrichir les programmations et contribuent tant à tisser un réseau d’inspirations qu’à alimenter une réflexion sur l’avenir de la symphonie après Beethoven.

 

***

Pas plus que les compositeurs ne délaissent la symphonie, donc, la symphonie ne s’efface de la vie orchestrale française. Elle occupe une place centrale de la vie symphonique du milieu du XIXe siècle. Se dévoilant aux croisements des sources musicales et littéraires, le paysage orchestral français révèle progressivement toute sa richesse, une richesse qui éclaire d’un angle nouveau l’histoire de la musique instrumentale. Les nombreuses partitions, l’abondance des comptes rendus de concerts et la programmation ininterrompue de ces symphonies entre 1830 et 1870 témoignent de l’attrait bien réel d’un genre et d’une vitalité symphonique jusqu’alors insoupçonnée parmi les contemporains de Berlioz.

 

Les quarante années qui maintiennent la continuité du genre pendant et après les nouvelles propositions de Berlioz constituent un fil conducteur qui mène, chez Saint-Saëns, d’une petite symphonie aux couleurs post-mozartiennes à un vaste diptyque mêlant piano et orgue à l’orchestre. Les nouveautés qu’apportent les compositeurs en terme de structures, de contours mélodiques, de langage harmonique ou d’écriture orchestrale dessinent les contours d’une symphonie qui s’émancipe progressivement d’un héritage viennois et engage la symphonie dans la voie du renouveau.

 

Muriel Boulan*.

 

 

 

* Muriel Boulan est Professeur agrégée à l’Université Paris-Sorbonne et Docteur en Musicologie.

 

 

 

 

(1) Ces recherches forment le noyau d’une thèse consacrée à ce répertoire contemporain de Berlioz : Muriel Boulan, La Symphonie française entre 1830 et 1870, Thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, dir. Jean-Pierre Bartoli, 2011, 2 vol., 611 et 521 p. Une grande partie des informations concernant les compositeurs, les principales caractéristiques de leurs œuvres, les concerts et les sociétés de concerts qui les ont programmées figurent désormais dans le « Répertoire de la Symphonie Française », base de données en ligne issue de cette thèse : http://www.ums3323.paris-sorbonne.fr/SYMPHONIES/index.php

(2) Andries, Jean, « La musique instrumentale en France. La symphonie », Précis de l’histoire de la musique depuis les temps les plus reculés, suivi de notices sur un grand nombre d’écrivains didactiques et théoriciens de l’art musical, Gand, Impr. et Lithogr. de Busscher frères, 1862, p. 156.

(3) Pour une vision plus exhaustive des compositeurs concernés, on se reportera au « Répertoire de la Symphonie Française » précédemment évoqué. On y retrouvera notamment la liste des symphonistes répertoriés entre 1830 et 1870, associées à des fiches biographiques pour  les compositeurs les moins connus.

(4) Berlioz, Hector, Journal des débats (18 avril 1839), Critique musicale, Cohen, H. Robert et Gérard, Yves, éd., Paris, Buchet-Chastel, 1996-2008, vol. 4, p. 85.

(5) David, Jules, Jacques Patru, Bruxelles, Meline, Cans et Compagnie, 1840, Tome 2, p. 13. Louis Lablache était un baryton italien qui remporta à Paris un immense succès, Jean-Baptiste Chollet un ténor français et Jenny Colon une actrice et cantatrice française.

(6) Berlioz, Hector, « Symphonies de Reber. Stephen Heller », À travers chants, Paris, Gründ, 1971 (1/1862) p. 341.

(7) Ibid.

(8) David, Félicien, Lettres autographes conservées au département de la BnF, lettre 74, 27 février 1837.

(9) Dratwicki, Alexandre, « Les « Envois de Rome » des compositeurs pensionnaires de la Villa Médicis (1804-1914) », Revue de musicologie, Paris, Société française de musicologie, 91/1, 2005, p. 99-193.

(10) Envoient une symphonie : François Bazin (1842), Victor Massé (1846), Léon Gastinel (1848), Pierre-Louis Deffès (1850), Jules Duprato (1851), Alfred Deléhelle (1854), Léonce Cohen (1855), Jean Conte (1858), Charles-Joseph Colin (1859), Georges Bizet (1860), Samuel David (1860, 1861 et 1862), Jules Massenet (1865), Charles-Victor Sieg (1866), Alfred Rabuteau (1870).

(11) Orgue de salon expressif, mis au point par Cavaillé-Coll. Il s’agit d’un instrument à clavier à lames vibrantes, pouvant faire entendre les sonorités de flûte, hautbois, clarinette et cor anglais.

(12) On pourra avoir une idée des transcriptions existantes en consultant le « Répertoire de la Symphonie Française ».

(13) Blanchard, Henri, « Société Sainte-Cécile », Revue et Gazette musicale de Paris, XXI/52 (24 décembre 1854), p. 414.

(14) Voir la note 1.

(15) Sur la totalité des concerts relevés en France, près de 60 proposent au moins l’une de ses symphonies, en intégralité ou par fragments, la plupart sous la direction du compositeur.

(16) Elwart, Antoine, Histoire de la Société des concerts du Conservatoire Impérial de Musique, Paris, Castel, 1860, p. 60.

(17) Rapporté par Camille Saint-Saëns, Harmonie et mélodie, Paris, Calmann-Lévy, 1885, p. 209.

(18) Bourges, Maurice, « Union musicale. Deuxième concert », Revue et Gazette musicale de Paris, XVII/7 (17 février 1850), p. 55. C’est la Troisième symphonie de Reber qui clôt le concert.

(19) La Première symphonie de Mendelssohn arrive en 1843, tandis que la Première de Schumann n’est programmée qu’en 1867, dix ans après l’accueil de la Troisième symphonie par la Société des Jeunes Artistes.

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FOCUS SUR LA MUSIQUE MODERNE

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  MAURICE JOURNEAU (1898-1999)

On sait bien peu de chose sur le compositeur Maurice Journeau décédé il y a une quinzaine d'années. En effet, sa centaine d'œuvres inédites – originales et éventuellement transcrites ou orchestrées par lui-même – fut découverte avec étonnement par quelques musiciens à la fin de l'année 1992. Puis les éditions Combre commencèrent à les publier régulièrement dès 1993,  cédant ensuite leur fonds éditorial aux Éditions Henry Lemoine à la fin de l'année 2010. Pourquoi cette situation? Parce que le jeune compositeur n'avait pas désiré faire de la musique sa profession, souhaitant seulement écrire en toute liberté. Ce choix personnel ayant eu l'inconvénient de le laisser en-dehors du milieu musical et donc pratiquement inconnu excepté de quelques excellents artistes disparus bien longtemps avant lui.

 

 Maurice Journeau (©Archives du Compositeur)

 

Chaque compositeur a son parcours musical particulier. Celui de Maurice Journeau prend sa source à Biarritz, sa ville natale, le 17 novembre 1898, dans un Pays basque où la musique de Maurice Ravel deviendra vite omniprésente. Comme il le disait lui-même plus tard avec amusement « On entendait sa musique à tous les coins de rue, on ne pouvait y échapper! ». Il fut d'ailleurs très vite conscient de cette imprégnation influençant ses toutes premières œuvres biarrotes et il prit alors rapidement de la distance pour suivre son propre chemin musical. L'organiste bien connue de la ville, Mlle Paris, qui sera ensuite la dédicataire de sa première œuvre officielle (le « Menuet » op. 1) fut son excellent et exigeant professeur de piano. Celui-ci restera donc l'instrument dont il jouera tous les soirs de sa vie. Y compris à Paris mais avec la discrétion requise dans un immeuble (même si les voisins du dessus assuraient aimer l'entendre) et accentuée par son toucher velouté, attentif aux moindres nuances, contribuant à cette exécution intime. Mais le fait déterminant pour sa vocation fut l'écoute régulière à l'adolescence de concerts de musique de chambre qui fit naître en lui l'envie de composer sa propre musique personnelle. Il put enfin, après la guerre de 14-18, suivre à l'École Normale de Musique de Paris des cours de composition, d'harmonie et de contrepoint, de 1920 à 1922. Même s'il ne cacha pas à ses maîtres Max d'Ollone et Nadia Boulanger qu'il ne poursuivrait aucun but professionnel ensuite, ceux-ci lui recommandèrent néanmoins, lors de son départ, de toujours continuer à composer. Ce qui fut la joie de toute son existence.

 

De retour à Biarritz, il retrouve la beauté de la Côte basque,  les fortes vagues de l'Atlantique survolées par les mouettes aux cris aigus que sa « Sonate pour piano et violon » opus 6 écrite en 1923 nous laisse imaginer. Une sonate romantique dont le dédicataire, son maître Max d'Ollone, lui écrivit « Cela marche, cela chante, cela vit! Et dans l'adagio, il y a des choses qui m'émeuvent profondément ». Il retourne dans les Pyrénées voisines et en Espagne toute proche, notamment à Saint-Sébastien où il passa quelques années de sa petite enfance. Il revient dans ses lieux de promenade favoris dans les environs qu'évoque sa seconde « Nuit basque », la sémillante « Nuit d'automne : Saint-Jean-de-Luz, Ciboure ». Au Pays basque et en Espagne la danse  est fréquente et même spontanée. Voire mondaine à Biarritz comme dans sa tourbillonnante « Valse » op. 2 pour piano. Ou plus naturelle telle la « Danse », titre de la deuxième de ses trois « Pièces brèves » op. 8 également pour piano. Son « Trio pour piano, violon et violoncelle » op. 7 de 1924 dédié « à Mademoiselle Nadia Boulanger » fut sa troisième et dernière œuvre en hommage reconnaissant à un professeur. Cette œuvre de musique de chambre reçut l'approbation de la presse musicale et du critique Paul Le Flem lors de sa 1ère audition à la Société Nationale de Musique, banc d'essai des jeunes compositeurs d'alors. Un prélude déjà à une autre œuvre de musique de chambre, son quatuor à cordes op. 11 qu'il commence en juillet 1925.

 

Biarritz 1998 – Le Centenaire

 

Devant quitter Biarritz en 1926 pour Nice, il reprendra sur la Côte d'Azur l'écriture interrompue de ce quatuor qu'il achèvera en février 1927 et qui sera créé en janvier 1930 à la Société Nationale de Musique, avec notamment Eugène Bozza et Jean Martinon. Une œuvre chantante, pleine de passion et de vie, mais aussi de profondeur dans son 3ème mouvement « Lent ». Ce qui n'est guère étonnant. N'est-il pas alors un jeune marié heureux de vingt-huit ans, abordant une vie nouvelle dans une autre région maritime à découvrir avec sa mer calme, son ciel bleu, son bel arrière-pays là aussi, ses senteurs et ses fleurs...

 

Cette résidence d'une dizaine d'années à Nice suscitera notamment une Suite en trois tableaux écrite en fin de séjour, à l'automne 1935, « Aux Rivages Méditerranéens » pour violon et piano. Il la dédiera à son violoniste ami Gil Graven et en écrira une version orchestrale à Paris une trentaine d'années plus tard. Y sont évoqués le Cap d'Antibes, le village de Sospel et le petit monastère sur la colline de Cimiez, « le monastère parmi les fleurs ».

 

Cette période musicale verra aussi l'écriture de la « Petite Suite pour cordes et piano » op. 13, un quintette en forme de triptyque (« Conte », « Élégie », « Valse ») écrit en juin au Touquet Paris-Plage, une parenthèse dans le Pas-de-Calais. Également de la « 3ème Sonatine » pour piano créée par Monique Haas en 1933 et de la « Berceuse pour violon et piano » exprimant toutes deux sa grande tendresse envers sa jeune épouse Yvonne. On relèvera aussi pour le piano l'œuvre « Fileuse » au mouvement extrêmement rapide, ce qui se retrouve dans le tempo « Vif » de sa version orchestrale pour cordes et vents.  Quant aux  « Préludes » op. 15 et aux « Cinq Nouveaux Préludes » op. 19, deux recueils indépendants créés en 1952 par Hélène Boschi, ils correspondent à une affection chez ce compositeur indépendant pour des formes d'écriture libres comme aussi la Fantaisie ou le Caprice. Mais cela a une fin... Sa dernière œuvre niçoise, « Marine » pour violoncelle et piano, de mai 1936, exprime les vagues de la mer tandis que s'élève le chant du violoncelle un brin nostalgique. Il va falloir monter à Paris...

 

Paris, où il arrive donc bien tard, s'avèrera la ville où Maurice Journeau aura le plus longuement vécu. Ce sera aussi son principal et dernier lieu de composition. La période de pleine maturité musicale à la quarantaine va s'ouvrir en 1939 avec sa « 2e Sonate pour violon » op. 24 en do dièse mineur, en trois mouvements « Modéré », « Lent », « Vif et énergique ». Celle-ci, contrairement à la précédente « Sonate pour piano et violon » op.6 de jeunesse mettant piano et violon sur le même plan, insiste volontairement sur la suprématie du violon, le piano ayant seulement rang d'accompagnement. Créée après guerre en 1947 par le violoniste Dany Brunschwig avec la pianiste Suzanne Desmarquest, elle fut ensuite radiodiffusée en 1948 avec cette même pianiste. Lors de la célébration du Centenaire de Maurice Journeau à Biarritz en 1998, cette sonate fut la seule œuvre dont le compositeur consulté recommanda expressément l'exécution. Cette période de maturité artistique se révélera propice au renouvellement ensuite de son écriture. Car Maurice Journeau estimait important de toujours se renouveler. Et on en trouvera divers modes.

 

D'abord par sa recherche d'un nouveau moyen d'expression se traduisant par sa période d'écriture sérielle des années 1950 à laquelle sa lecture dans le texte du Traité d'harmonie de Schoenberg ne fut pas étrangère, loin de là (il parlait et lisait en anglais, allemand, espagnol couramment, avait un peu de notions d'italien). Parmi ces œuvres dodécaphoniques on relève, entre autres, le « Concertino pour violon solo et cordes » destiné par lui à mettre en valeur un très beau violon, et les curieux « Tableaux Abstraits » pour piano, orchestrés ensuite pour cordes seules. Toutefois ce sérialisme demeure manifestement empreint de sa personnalité, avec de la chaleur et des couleurs. Il restera une expérience passagère peut-être mais néanmoins marquante.

 

Quelques partitions de Maurice Journeau

 

Autre forme de renouvellement, son intérêt jusque-là axé sur les instruments à cordes et particulièrement le violon va se déporter pour la première fois sur les instruments à vent, jusque-là négligés non seulement par lui-même mais de manière générale y compris à la radio. Maurice Journeau compose pour le hautbois avec quelques tentatives audacieuses pour l'époque dans sa Sonate op. 34 créée par Robert Casier en 1952. Il recourt délibérément à la sonorité souhaitée par lui du rare hautbois d'amour dans son quatuor pour anches doubles « Trois pièces opus 32 », sachant pertinemment et avec une philosophie qui était un des traits de son caractère serein que cette tentative avant-gardiste vouerait l'œuvre à inexécution à son époque et transcrivant toutefois pour orgue son 2ème mouvement « Lent ». Il écrit pour la flûte traversière (« Quatre Impromptus pour flûte » op. 35), le basson (« Caprice pour basson et piano » op. 38), la clarinette (« Trois pièces brèves pour clarinette en Si bémol » op .69). En outre, il a le souci, remarqué par Marcelle de Lacour qui créera l'œuvre en 1952 directement à la radio, de remettre le clavecin à la mode avec ses « Quatre pièces en Suite pour clavecin » op. 30 de 1947, en en prévoyant une alternance « à défaut » pour le piano au rendu sonore évidemment différent mais non moins satisfaisant à ses yeux.

 

Enfin, il va se consacrer davantage à l'écriture pour orchestre (qu'il avait étudiée en autodidacte à travers quelques solides Traités). Soit par l'orchestration de plusieurs œuvres très aimées comme sa Pastorale « Midi aux Champs » op. 27, originellement écrite pour piano en Normandie au mois de juillet 1943 et publiée déjà pour orchestre cet été 2014, ou comme sa Suite « Aux Rivages Méditerranéens » op.  21 de 1935. S'y ajoutera son « Feu d'Artifice » op. 67 pour piano de mars 1982 donnant ainsi lieu à une Fantaisie orchestrale de caractère festif. Soit en composant directement pour l'orchestre des œuvres de niveau plus difficile et de durée plus longue, accessibles aussi en piano à quatre mains: la « Symphonie brève » op. 36, la « Suite en Ut » op. 37, la Fantaisie « Sortilège d'été » op. 39, la « Passacaille » op.48, celle-ci née selon lui d'une réminiscence des défilés de rue vus par lui autrefois en Espagne («pasacalle» en espagnol) et dans Saint-Jean-de-Luz, scandés de manière répétitive par les tambours.

 

Création de la "Passacaille" par Jean Jacques Werner - Fresnes 2004

 

Bien évidemment, le piano restera toujours privilégié. Les « Nocturnes », joués par lui « rubato », et les « Impromptus », requérant une grande fluidité, constituèrent chacun un recueil de six pièces. Les deux dernières de ses quatre Sonatines s'ajoutèrent aux deux sonatines op. 4 et op. 10 déjà écrites à Biarritz, formant un cycle en pratique. On notera sa Toccata op. 52, les très modernes « Impressions Très Fugitives », et les « Nouvelles Impressions Fugitives », sorte de miniatures dont il faut rendre le son cristallin, etc... Mention doit être faite de son original « Divertissement pour deux pianos » op. 49 de 1959, une année-charnière. Entre 1959 et 1970, on constate en effet une décade de silence dont Maurice Journeau sortira en se tournant cette fois vers l'orgue pour lequel il écrira son œuvre majeure, la difficile « Suite pour orgue », et auquel il associera parfois le violon, une alliance instrumentale heureuse. En 1984, après ses « Ballades » pour violon ou pour piano, il mit volontairement un point final à son écriture, considérant avoir suffisamment composé. Mais il continuera toujours de jouer du piano, que ce soit ses propres œuvres ou son répertoire, lequel s'étendait de Bach à Boulez en passant par les Romantiques (il aimait Schumann) et avec toujours la plus grande admiration pour Ravel qui ne se démentira jamais.

 

Cette musique matériellement peu accessible aurait pu rester définitivement enfouie. D'un tempérament discret et modeste, Maurice Journeau ne parlait pas de lui-même et seule la famille proche savait qu'il s'adonnait à la composition. Ses œuvres formaient un fond sonore familial aimé. Mais elles étaient laissées inédites sur son piano ou dans ses tiroirs pour celles qu'il ne pouvait jouer seul, conséquence d'un choc durable reçu de la disparition de l'éditeur de neuf de ses œuvres de jeunesse, Maurice Sénart.

 

 Sa musique eut cependant son heure, même si très tardive. Quelques années avant sa mort, les artistes contemporains la découvrant progressivement donnèrent donc ses œuvres en première audition pour la plupart d'entre elles, ce qui lui permit de les entendre enfin, tout au moins pour celles autres que de piano. Le dernier concert auquel il put assister eut lieu à Paris le 23 novembre 1997 alors qu'il venait d'avoir 99 ans et de perdre  son épouse après soixante et onze ans de mariage. Retiré à Versailles en 1998, année de son Centenaire (celle qui vit le début d'une discographie), il restait d'une curiosité musicale et d'une mémoire exceptionnelles, aimant toujours la lecture, écoutant les concerts de la radio et supervisant en cas de besoin pour certains détails la relecture de la gravure de ses œuvres. Et ce, jusqu'à un certain matin de printemps du 9 juin 1999 où il partit doucement, en laissant une musique bien française du XX ème siècle, d'un « moderne modéré » selon ses propres termes, où sérénité et passion, tendresse et volonté, humour et profondeur s'entremêlent, qu'il s'agisse de ses œuvres les plus importantes ou de celles pleines de fraîcheur destinées aux enfants pour lesquels il eut toujours beaucoup d'affection.

 

Chantal Virlet-Journeau.

 

 

 

Pour en savoir plus, on consultera :

 

-         le site officiel du compositeur  <http://www.journeau.com>.

-         le livre « Maurice Journeau, 1898-1999 » par Chantal Virlet-Journeau, Éditions Séguier, coll. «Empreinte», Paris 2007.

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LE FESTIVAL DE SALZBOURG

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© Tourismus Salzburg

 

Pour sa troisième et dernière année aux commandes du gigantesque Festival de Salzbourg, l'intendant Alexander Pereira aura concocté un programme très ambitieux,  même si à un degré moindre que les deux étés précédents. Six opéras en version scénique se seront partagés l'affiche dont une création, Charlotte Salomon de Marc-André Dalbavie, la seule qu'il aura pu mener à bien. Deux opéras exécutés en version de concert, dont la rare Favorite de Donizetti distinguaient une foison de concerts symphoniques, au centre desquels les prestations des Wiener Phllharmoniker constituent d'indéniables moments de choix. L'orchestre aura d'ailleurs joué dans pas moins de quatre productions opératiques. C'est dire sa place essentielle, pour ne pas dire incontournable, l'été à Salzbourg. Deux séries de concerts auront marqué cette édition : l'intégrale des sonates pour piano de Beethoven par Rudolf  Buchbinder, un artiste adulé ici, si méconnu chez nous, et le cycle des neuf symphonies de Bruckner, dirigées par diverses baguettes expertes, dont Philippe Jordan. Un exemple de la présence fort significative d'artistes français, du chant, Sophie Koch, Nora Gubich, Philippe Jarrousky, Ludovic Tézier, ou instrumentistes, Pierre-Laurent Aimard, le harpiste Xavier de Maistre, le hautboïste François Leleux, et du podium, Christophe Rousset ou Jean-Christophe Spinozi. Le public aura largement répondu à l'appel, malgré le prix exorbitant des billets, et il était bien difficile d'en trouver un les soirs ou matinées de grandes productions alignant quelques unes des stars du moment. Ce sont en effet quelques 270.000 visiteurs, de 74 pays dont 35 non européens, qui auront franchi les portes des diverses salles de spectacles, avec un taux de remplissage des plus honorables puisque de plus de 93%. Les programmes destinés au jeune public auront accueilli 5000 visiteurs enthousiastes, en particulier dans les deux opéras adaptés pour lui, La Cererentola für Kinder et Die Entführung au dem serail für Kinder. Malgré quelques déconvenues mineures, il faut bien reconnaître qu'à Salzbourg spectacle rime avec excellence.

 

 

Un Chevalier à la rose d'anthologie

 

Richard STRAUSS : Der Rosenkavalier. Comédie en musique en trois actes. Livret de Hugo von Hofmannsthal. Krassimira Stoyanova, Sophie Koch, Mojca Erdmann, Gunther Groissböck, Adrian Eröd, Silvana Dussmann, Rudolf Schasching, Wiebke Lehmkuhl, Stefan Pop, Tobias Kehrer, Franz Supper, Martin Piskorski, Dirk Aleschus, Roman Sadnik, Andreja Zidaric, Phobe Haines, Idunnu Münch,  Alexandra Flodd, Franz Gürtelschmied, Rupert Grössinger. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Musique de scène : Mitglieder der Angelika-Prokopp-Akademie der Wiener Philharmoniker. Wiener Philharmoniker, dir. Franz Welser-Möst. Mise en scène : Harry Kupfer.

 


Acte I © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

Le festival aura frappé un grand coup avec cette nouvelle production de l'opéra  emblématique de Richard Strauss, et célébré fastueusement l'année anniversaire, au demeurant par cette unique proposition scénique. Der Rosenkavalier, c'est le triomphe d'une certaine idée du théâtre en musique, ce spécifiquement viennois auquel Strauss tenait tant. On a beaucoup disserté sur la perfection de cette pièce, fruit de la collaboration du musicien avec le poète Hugo von Hofmannsthal, et la symbiose parfaite texte-musique qui en est résulté. On a peut-être moins souligné combien cette mascarade viennoise hérite, entre autres, de sources françaises. Le baron Ochs von Lerchenau n'est-il pas un lointain cousin du Pouceaugnac de Molière, l'allusion étant à peine déguisée, au troisième acte, lorsque le baron est assailli par une femme se prétendant son épouse et une nuée de gosses se réclamant de sa paternité. Les auteurs dépeignent les mœurs codifiées de Vienne, en 1760, sous le règne de l'impératrice Marie-Thérèse, mais souvent par des aspects artificiels. Sans parler de quelques invraisemblances, car le tempo de valse qui émaille la partition est pure invention, la valse viennoise ne s'étant imposée sur les bords du Danube qu'un bon siècle plus tard. En tout cas l'évocation d'une Vienne idéalisée ressort clairement de la mise en scène de Harry Kupfer. Celui qui nous avait habitué à des transpositions audacieuses, se montre d'une étonnante sagesse. Ce qui ne veut pas dire sans idée. Car voilà une vision rafraîchie de l'intrigue, mise au goût du jour. Rien ne manque de l'échange brûlant entre la Maréchale et Octavian, comme du grand Levée, au premier acte, de la présentation de la rose au deuxième, une géniale, mais pure invention des auteurs, et des réticences bien senties de la décidément peu farouche Sophie envers son conquérant d'époux, comme des quiproquos alambiqués du troisième et de son finale bien rangé, auprès d'un banc, dans le douceur d'une journée finissante. Et pourtant, l'approche est bien différente. La Maréchale perd de son statut, souvent exagéré, de femme sur le déclin - après tout elle n'a que 32 ans - et le trait de mélancolie désespérée qu'on perçoit souvent à travers le monologue concluant le Ier acte ; les échanges aigres-doux, au suivant, entre Ochs, Sophie et Octavian conservent une vraie dose d'humanité, comme sont discrètement ravalées les tribulations des comparses du baron à l'endroit du personnel féminin de la maison de Faninal. Surtout, la gaudriole du III ème laisse place à une fine conclusion de la farce, au sein d'un Heuriger viennois fort coloré. Au centre de cette interprétation réévaluée, finalement plus proche du texte qu'il n'y paraît, se situe la figure du baron Ochs : voilà non pas un rustaud évoluant dans un magasin de porcelaine, mais un jeune parvenu auquel rien ne saurait résister de la gent féminine, à mille lieux d'un homme grossier et sans manière. Son entrée fracassante dans la salon de la Maréchale est spectaculaire de témérité et sa vraie-fausse indisposition qui solde l'acte II se vit tel un échec cuisant. Comme le traquenard de l'auberge ne sera sans doute qu'une passade, le bonhomme se reconnaissant berné par là où il a pêché. La charge érotique qui parcourt la pièce n'est pas moins présente, mais jamais appuyée. Tout cela s'inscrit dans un décor aérien d'une beauté à couper le souffle, camaïeux de gris, où quelques éléments, un porte monumentale de palais, un immense miroir ovale, par exemple au Ier acte, rompant habilement en hauteur la vastitude du plateau, apportent une vraie légèreté à l'environnement : la présence, en toile de fond, de la ville de Vienne au début du XX ème siècle, dont on devine une rue bien connue proche de la Hofburg, une façade de Musée célèbre, des intérieurs grandioses de palais, des jardins nimbés de brume, sans oublier la fameuse grande roue du Prater.

 


Trio final © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

La prestation des Wiener Philharmoniker doit être saluée tout particulièrement, car exceptionnelle, à l'aune même de leur habituel standard de perfection. Rarement aura-t-on entendu sonorité aussi racée, claire et transparente, coulée d'une telle somptuosité. Même si derrière le raffinement inouï de l'instrumentation se cache une extrême complexité du texte musical, héritée de Salomé et d'Elektra. Cette musique, les Viennois l'ont en eux, la ressentent comme aucune autre formation. Le chef Franz Welser-Möst en possède aussi la génialité : art des volumes, des transitions, du dosage entre grands climats et moments de pure contemplation. On est transporté de bonheur à l'écoute de ces cordes lustrées, de ces bois enchanteurs, de ces cuivres rutilants, et surtout d'un ensemble où tout est à l'unisson d'une certaine idée de la beauté sonore! La distribution se signale par sa parfaite cohésion. Sophie Koch répète avec Octavian un rôle qu'elle a déjà assumé dans les lieux les plus prestigieux. Sa stature élégante, la spontanéité de ses gestes, son chant glorieux, toujours parfaitement intelligible, portent une aura de grandeur. La Maréchale de Krassimira Stoyanova, si elle n'a pas la souveraine allure des grandes interprètes qu'on sait, ne le cède en rien pour ce qui est de la rectitude de son chant, et on se prend à aimer cette femme sans fard se déposséder d'une part de sa vie. Mais la découverte restera le Baron Ochs de Günther Groissböck. A seulement 37 ans, le baryton basse autrichien aborde un rôle trop souvent distribué à un interprète en milieu, voire en fin de carrière. Aidé par la régie de Kupfer, il trace un portrait attrayant, loin des conventions, voire des convulsions habituelles parodiques ou vulgaires. Il le pare d'un chant rien moins qu'inextinguible, que ce soit dans le parlé chanté si singulier adopté par Strauss, ou lors des fameuses fins de phrases plongées dans l'extrême grave. Une présence sans complexe, une voix d'un formidable impact distinguent une prestation enthousiasmante. La Sophie de Mojca Erdman déçoit, du moins durant l'acte II, par une voix pas assez affirmée pour se confronter à l'auditorium du Grosses Festspielhaus. Cette interprète, entendue à Berlin dans Lulu, avait laissé un meilleur souvenir. Heureusement, le trio et le duo finaux ne souffriront pas de cette ténuité. Les autres rôles sont dignement tenus, à commencer par le Faninal d'Adrian Eröd, amusant dans sa vraie fausse colère devant l'échec des épousailles de sa fille, et la Marianne de Silvana Dussmann, pas mégère ni criarde comme souvent. Le couple des intrigants bénéficie de la voix fort bien placée de Wiebke Lehmkhul, un Octavian en puissance, et le ténor, Stefan Pop, se fait le sosie de Pavarotti, stature carrée et long mouchoir blanc prolongeant la main.

 

 

Une nuit de drame au Musée

 

Giuseppe VERDI : Il Trovatore. Dramma lirico en quatre parties. Livret de Salvadore Cammarano et Leone Emanuele Bardare, d'après le drame El trovador d'Antonio García Gutiérez.  Anna Netrebko, Marie-Nicole Lemieux, Francesco Meli, Artur Ruciński, Riccardo Zanellato, Diana Haller, Gérard Schneider, Raimundas Juzuitis. Musique de scène : Mitglieder der Angelika-Prokopp-Akademie der Wiener Philharmoniker. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Wiener Philharmoniker, dir. Daniele Gatti. Mise en scène : Alvis Hermanis.

 

 


© Salzburger Festspiele/ Forster

 

Le festival de Salzbourg aime les superproductions, deux de ses scènes s'y prêtant particulièrement, et Alexander Pereira avait prévenu que celle du Trouvère ne manquerait pas d'étonner. On avoue pourtant avoir nourri quelque interrogation quant au choix d'Alvis Hermanis pour mettre en scène cette pièce réputée délicate à monter en raison de son intrigue curieusement alambiquée et de la primauté absolue qu'elle assigne au chant. Foin de crainte, on doit reconnaître que le letton, qui n'a pas son pareil pour animer un plateau de théâtre, comme le révéla sa régie des Soldats de Berndt Alois Zimmermann en 2012 (cf. NL de 10/2012), a réussi un tour de force peu banal : rendre la trame lisible à travers le prisme de la superposition du présent et du passé. Partant du principe qu' « un espace muséal fonctionne comme une machine à remonter le temps, ramenant à la vie le passé et développant en nous le sentiment de nostalgie face à une histoire qui disparait », il pose le postulat que tous les caractères, excepté celui de Manrico, sont employés dans un musée. Ces individus qui développent à un titre ou à un autre une empathie, voire même une certaine affinité, pour les personnages représentés dans les toiles qu'ils côtoient, ont sans doute, une fois closes les portes du musée, quelque chose à dire de ces destins singuliers qui font leur quotidien. Aussi les tableaux vont-ils livrer leurs secrets, à mesure que les protagonistes s'identifient à eux. Leonora et Inés sont des gardiens, Ferrando et Azucena des guides, le conte di Luna un responsable des équipes. Ainsi Ferrando, lors de la première scène, destinée à exposer les événements antérieurs, guide-t-il la foule des visiteurs parmi les tableaux censés représenter lesdits événements, et leur en révèle la terrible signification. Ce tableau qui passe, bien à tord, pour un maillon faible de la pièce, retrouve sa vraie fonction dramatique, puisque le personnage « présente au public le drame sous des couleurs de légende » (Gilles de Van, in  'Verdi, un théâtre en musique', Fayard ). Un peu plus tard, la fringante guide Azucena en fera autant au pied d'une Pietà, durant son air d'entrée « Stride la vampa ». Le trait sera saisissant lorsqu'à la fin, elle lâche le formidable « Mi vendica... mi vendica ! », prostrée devant le tableau. Mais peu à peu les personnages abandonnent ce statut « moderne » pour endosser les habits d'époque, les riches atours du Settecento. Le plateau figure une vaste salle de ce musée imaginaire qui renferme tant de chefs d'œuvre connus. Les toiles vont glisser latéralement au fil de l'action, dessinant des espaces tantôt vastes, tantôt restreints, comme lors du duo où Azucena révèle à Manrico le sort funeste de sa propre mère, et adopte une attitude quasi maternelle à son égard, devant un alignement de trois Madones. Ce ballet pictural introduit une harmonie certaine, où s'impose tout un dégradé de la couleur rouge grenat, celle de la passion amoureuse, et habille un plateau réputé difficile à habiter de par ses vastes dimensions. Les scènes se succèdent à rideau ouvert durant chacun des actes, ce qui leur assure une vraie unité. Le plus piquant est que la direction d'acteurs proprement dite ne refuse pas une convention toute opératique et sa gestuelle emphatique, digne des représentations du passé. Notamment dans les scènes de foule. Mais cette convention est assimilée dans un cadre qui l'explicite et la grandit.

 


Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

 

Jouer Il Trovatore requiert, dit-on, les quatre plus belles voix du monde. On approche, cette fois, cet inatteignable, rêve de tout directeur d'opéra (et qu'Herbert von Karajan avait frôlé avec sa production salzbourgeoise de 1962, qui alignait pas moins que Franco Corelli, Leontyne Price, Giulietta Simionato et Ettore Bastanini). D'abord avec Anna Netrebko. Sa Leonora possède une stature grandiose, apanage de ses très célèbres interprètes. La voix, qui a gagné en ampleur, se fait un festin des diverses facettes d'un rôle difficile, exigeant un soprano drammatico d'agilità, c'est à dire doté à la fois d'un large medium, qui densifie le chant et le pare d'indispensables couleurs, et d'aigus aussi fulgurants qu'aériens. Que ce soit dans les récitatifs, d'une haute tenue, ou au fil des airs, comme « Tacea la notte placida » et la cabalette qui suit, ou l'émouvant « D'amor sull'ali rose » dont chaque inflexion livre comme un sanglot, partout la soprano russe dispense une vocalité intense, d'une sûreté, d'un  total accomplissement. Pour ses débuts salzbourgeois, et sa prise de rôle, Marie-Nicole Lemieux porte au triomphe la gitane Azucena. L'engagement de tous les instants, coutumier chez cette artiste, lui offre matière à incarner ce destin hors du commun. Ses diverses interventions marquées au coin de graves bien sonores, dignes de ses illustres collègues italiennes, la vaillance des aigus, le sens du récitatif verdien, font de cette première assomption un coup de maître, justement acclamé. Francesco Meli campe un Manrico héroïque évitant tout excès, imaginatif dans la phrasé doté d'un vrai sens de la nuance. On savoure la délicatesse du verbe et la retenue dans l'expression. Remplaçant la star, désormais baryton, Plácido Domingo, souffrant, le jeune polonais Artur Ruciński gratifie le rôle du Conte di Luna d'une superbe faconde et d'un legato hautement maîtrisé, notamment dans l'air « Il balen del suo sorriso », une des plus belles inspirations confiées par Verdi au baryton. Il est certain que la jeunesse de l'interprète et sa spontanéité, scénique du moins, restituent un équilibre dramaturgique, que la prestation de Domingo (ainsi que vue, lors de la retransmission TV) ne donnait pas forcément, dans le rapport avec l'autre interprète masculin, en rivalité pour l'amour de la même femme. Riccardo Zanelatto, de son timbre de basse bien timbrée, donne de l'épaisseur à la partie épisodique de Ferrando. Certainement pas en terrain inconnu, les Chœurs de l'Opéra de Vienne brillent dans leurs interventions et s'avèrent le public assidu de ce musée décidément surprenant. Daniele Gatti dispense une lecture énergique, aux contrastes accentués entre violence et tendresse. S'il favorise un accompagnement lent des arias, de Leonora et de Luna en particulier, Gatti n'en ménage pas moins l'intensité. Les ensembles débordent d'une vitalité irrésistible, ces confrontations propices à un vrai lâcher de puissance. Comme il en est du palpitant trio final du premier acte mettant aux prises Luna et Manrico alors que Leonora tente de s'interposer. Le pittoresque de la scène bohémienne est peut-être plus conventionnel, pas moins attractif en tout cas, surtout lorsqu'au soutien de la pulsation du chant de l'Azucena de Marie-Nicole Lemieux. La sonorité verdienne est indéniable, car les Viennois possèdent leur Verdi comme peu et montrent leur fabuleux éclectisme au lendemain du Rosenkavalier.

 


Marie-Niole Lemieux © Salzburger Festspiele / Forster

 

 

Une rareté : Fierrabras de Schubert

 

Franz SCHUBERT : Fierrabras. opéra héroïque romantique en trois actes. Livret de Joseph Kupelwieser, d'après la chanson de geste héroïque en vieux français Fierabras (1170) et la légende germanique Eginhard und Emma. Michael Schade, Julia Kleiter, Dorothea Röschmann, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Georg Zeppenfeld, Peter Kálmán, Marie-Claude Chappuis, Manuel Walser, Franz Gruber. Musique de scène : Mitglieder der Angelika-Prokopp-Sommerakademie der Wiener Philharmoniker. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Wiener Philharmoniker, dir. Ingo Metzmacher. Mise en scène : Peter Stein.

 


© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

Franz Schubert qui a toujours caressé le dessein d'écrire des opéras, n'en aura achevé que deux, dont cet étonnant Fierrabras (1824). La pièce créée à titre posthume, ne connut qu'un succès éphémère et l'on doit à Claudio Abbado de l'avoir tirée de l'oubli en 1988, lorsqu'il était directeur musical de l'opéra de Vienne ; une exécution devenue légendaire, heureusement préservée par le disque. La présente production lui est d'ailleurs dédiée. Inspirée d'une chanson de geste française, La Chanson de Fierabras, et d'une légende germanique, Eginhard und Emma, la fresque se situe au temps où Charlemagne guerroyait contre les Maures. Contemporain du cycle de Lieder de La Belle Meunière, l'opéra en diffère profondément par son climat sombre et héroïque. Si l'action s'avère quelque peu complexe, opposant deux mondes, celui des preux chevaliers entourant l'empereur Charlemagne, et celui des maures conduits par Fierrabras, et mettant en scène deux couples, Emma et Eginhard, Florinda et Roland, d'abord contrariés dans leur entreprise amoureuse, avant que sonne la réconciliation finale, Schubert s'accommode parfaitement de ce contexte d'aventures chevaleresques. Que de belle musique écrit-il en effet ! Il va même jusqu'à mêler les genres puisque apparaissent çà et là des dialogues parlés et surtout des moments de mélodrame, introduisant une dramatisation soudaine de l'action. Alors que les airs sont peu nombreux, les ensembles concertants occupent une place décisive et les chœurs un rôle essentiel. Il y a deux manières de présenter ce type d'œuvre, la voie de la transposition ou celle de la reconstitution. Peter Stein a fait le choix de privilégier la seconde, ne cherchant pas à conceptualiser. La légende sera ainsi développée au fil de tableaux réalistes, au sein de décors en trompe l'œil, les personnages saisis dans leur jus historique. Ce premier degré ne laisse pas beaucoup d'espace, non seulement à l'imagination du spectateur, mais aussi aux artistes eux-mêmes, obligés de trouver leurs marques. Ce qui les renferme dans leur convention, voire leur austérité. Le jeu reste comme figé, livrant une succession de tableaux léchés, reconstituant les péripéties d'une saga de chevalerie dans un théâtre de cour, mais dont on ne discerne pas clairement le message. Restent quelques idées bienvenues telle celle de visualiser, à l'acte II, l'extérieur et l'intérieur de la tour dans laquelle se sont réfugiés les chevaliers, rejoints par Florinda, laquelle par transparence donne à voir leur agitation résignée et le volontarisme de celle-ci.

 


© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

La direction d'Ingo Metzmacher convainc par sa sincérité et la volonté de contraster ce qui ressort de la mélodie schubertienne et du geste héroïque tranché. On savoure la finesse de l'orchestration, non seulement pour ce qui est des cordes et des bois, dont on remarque le rôle assigné à la clarinette ou à la flûte piccolo, sans parler des appels de trompettes, dignes de Fidelio, mais encore à travers des instruments plus originaux, telle la grosse caisse associée aux cymbales dans le chœur des maures, traité sur un rythme de marche. Sans oublier la touche d'exotisme que Schubert instille çà et là. Le jeu tout en souplesse des Wiener Philharmoniker, encore une fois à la manœuvre, reste un objet d'admiration. Les « divines longueurs » attribuées au compositeur semblent ressortir ici plus de la monotonie instaurée par la mise en scène que du débit musical proprement dit. La distribution est dominée par le Fierrabras de Michael Schade et la Florinda de Dorothea Röschmann. Ces deux immenses artistes, qui n'en sont plus à leur première apparition à Salzbourg, démontrent combien un sûr métier peut capter l'attention. Le ténor de Schade est large et bien sonnant, et le style généreux. Tout comme le soprano corsé de Röschmann est apte à apporter une aura de distinction au grand air du personnage, point fort de l'opéra, marqué allegro furioso. Ils sont entourés d'une troupe valeureuse : la basse Georg Zeppenfeld, un roi de grande allure, les barytons Markus Werba, Roland, et Peter Kálmán, Boland, enfin la mezzo Marie-Claude Chappuis, Maragond, la suivante de Florinda. Le ténor Benjamin Bernheim, Eginhard est moins à l'aise, contraint souvent de passer en force, et la soprano Julia Kleiter, pourtant il y a peu une merveilleuse Pamina, n'est pas dans sa meilleure forme pour incarner la douce Emma, nantie de pages pas toujours aisées à négocier.    

 

 

Une Cenerentola décomplexée

 

Goacchino ROSSINI : La Cenerentolaossia La bontà in trionfo. Dramma giocoso en deux actes. Livret de Jacopo Ferretti. Cecilia Bartoli, Javier Camarena, Enzo Capuano, Nicola Alaimo, Hilary Summers, Lynette Tapia, Ugo Guagliardo. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Ensemble Matheus, dir. Jean-Christophe Spinosi. Mise en scène : Damiano Michieletto.

 


© Salzburger Festspiele / Silvia Lelli

 

On ne saurait imaginer contraste plus saisissant que la production furieusement tendance de La Cenerentola. Cecilia Bartoli, en sa qualité de directrice artistique du Festival de Pentecôte, où ce spectacle a été créé en juin dernier, choisit avec soin ses producteurs et équipes. Après le tandem Patrice Caurier & Moshe Leiser pour Giulio Cesare, en 2012, et Norma l'année suivante, elle a invité cette fois l'enfant terrible des scènes d'opéra, le vénitien Damiano Michieletto, déjà auteur de deux productions au festival d'été, La Bohème et Falstaff. Et désormais de celle du Barbier de Séville à l'Opéra Bastille. Sans complexe, indique-t-il être intéressé par l'actualité de ce conte qui, selon lui, est un mélange de sombre dramatisme et de pure fantaisie, et vouloir travailler des caractères bien d'aujourd'hui, à la fois comiques, pathétiques et tragiques. De fait, l'imagination est au pouvoir dès les premières mesures de l'Ouverture qui voit un petit personnage tomber littéralement du ciel, et se révéler être Alidoro, deus ex machina de ce conte qui va sonner aussi cruel que divertissant. Ne va-t-il pas tirer les ficelles de l'histoire de l'infortunée Cendrillon. Serveuse dans un fast food appelé « Buffet », elle sera propulsée star, look à la Sophia Loren, au sein d'une boîte nocturne, « Palace » , où sont conviés tous les protagonistes pour une soirée fort arrosée. Tout commence donc dans le lieu convenu et passablement agité de la cantine dirigée par Don Magnifico, bardé de ses deux affreuses de filles, l'une, Tisbe, aussi dégingandée que l'autre, Clorinda, est inconséquente. Survient un client peu ordinaire, Ramiro, qui va tomber sous le charme de la serveuse, tandis que son « valet »  Dandini, une vedette du show biz, fait tourner les têtes des clientes affamées. Notre Alidoro-maître des événements assigne les rôles et dicte le cours des choses. Le finale du premier acte sonnera une heure de folie où chacun semble tournoyer fébrilement comme les poissons s'y affairent dans un aquarium. De retour au bercail, après une folle soirée au night club, le petit monde va affronter une tempête où tout semble se déformer alentour, alors qu'Alidoro tire d'un extincteur des bouffées d'air sec, épousant les hoquets de la musique. L'arrivée du carrosse défait de Ramiro ? Une torpedo défonçant la vitrine du bar ; un trait souligné qui rappelle les portes claquant et les chaises lancées en travers distinguant le début de l'opéra. Le pardon final ressortit au registre doux-amer, car si la désormais princesse distribue des présents à son entourage, l'ouverture de ceux-ci découvre une paire de gants de ménage jaunes, et chacun se voit contraint d'astiquer le parquet. Humour glacé qui fait dire à Bartoli que le pardon ne signifie pas nécessairement que tous ceux qui ont maltraité Cendrillon sont quitte, alors qu'ils doivent encore travailler. Michieletto ne laisse pas en repos et les gags s'accumulent les uns après les autres, au grand plaisir de l'auditoire qui s'amuse à gorge déployée, au point de troubler dangereusement des passages musicaux essentiels tel le sextuor des onomatopées du II ème acte et surtout l'air final de Cendrillon, affecté de pitreries en tous genres dont un lâcher de bulles de savon! Voilà le type même du spectacle pour la satisfaction immédiate du public, flatté par un flot de numéros hilares.

 


Cecilia Bartoli & Javier Camarena © Salzburger Festspiele/ Silvia Lelli

 

Musicalement, force est de dire que les choses ne vont pas toujours pour le mieux. Le cast est de qualité. Le Don Ramiro de Javier Camarena a tous les atouts du vrai ténor rossinien, quinte aiguë facile, ligne aisée, vocalises aérées. Cet artiste, auquel Pereira a naguère donné sa chance à l'Opernhaus de Zürich, mène désormais une carrière internationale enviable. Cecilia Bartoli colore le personnage d'Angelina de fatalisme sous une apparente désinvolture, à mille lieux de la soubrette timide terrorisée par ses demi sœurs et son beau-père. Comme à son habitude, l'engagement ne se dément pas et elle ne se ménage pas pour coller au réalisme de la mise en scène. Le personnage en ressort plus buriné que d'ordinaire. La ligne de chant, souvent soulignée dans le registre grave, combine agilité et flexibilité. Si la Tisbe de Hilary Summers en impose, et pas seulement par sa stature physique et son accoutrement en survêt moulant rose, la Clorinda de Lynette Tapia frôle l'inconséquent. Nicola Alaimo, Dandini, joue de sa large mine de bon vivant, et passé un début précautionneux, distille un chant habile. Il en va de même de Enzo Capuano, Don Magnifico, amusant vieux papa italien, se gardant bien de tout comique facile comme souvent le portraiturent ses interprètes dévoués. Le duo qui les réunit, confrontation de voix de basses typique de l'opéra rossinien, fait florès. Le problème se noue avec la direction de Jean-Christophe Spinozi. Il est, certes, intéressant d'interpréter la musique de Rossini sur instruments anciens, ce qui lui confère une saveur particulière dont Cecilia Bartoli souligne le gain procuré par rapport à un orchestre plus fourni. Mais la recherche de nuances, souvent de l'ordre de l'infinitésimal, lui fait perdre de sa substance, surtout aux prises avec des voix du calibre de celles alignées ici. Outre des tempos erratiques, les oppositions de texture, les ralentissements arbitraires, voire les silences prolongés confinent au maniérisme chichiteux. L'orchestre dispense un son ténu, qui ne « sonne » guère, un comble dans l'acoustique extrêmement présente de la salle Haus für Mozart. Il n'en ressort pas non plus forcément plus clair. Au contraire, l'impression de flottement appert à plus d'un endroit, dans les ensembles en particulier, n'évitant pas les décalages avec le chœur. Le buffa débridé de la régie n'a que peu d'écho dans cette lecture. Quelles que soient ses qualités intrinsèques, l'Ensemble Matheus ne saurait rivaliser avec les Viennois, entendus dans le même lieu la veille dans le Schubert, voire avec une formation comme les Musiciens du Louvre-Grenoble, ici même durant la Semaine Mozart dans l'Orphée de Gluck. Mieux vaut pour cette formation et son chef se déployer  dans le répertoire baroque que d'essayer à tout prix de s'assimiler un style bel cantiste avec lequel ils n'accrochent pas nécessairement. 

 

 

Les viennois s'ouvrent à la jeunesse et à la création

 


Gustavo Dudamel & René Staar © Salzburger Festspiele / Marco Borelli / Lelli

 

C'est au bouillant chef vénézuelien Gustavo Dudamel que devait échoir la direction de la cinquième série de concerts des Wiener Philharmoniker. Un de ceux destinés à présenter l'intégrale, ou peu s'en faut, des poèmes symphoniques de Richard Strauss. Une création, à Salzbourg du moins, marquait aussi ce concert, fait assez rare pour l'orchestre. La surprise est d'autant plus grande que le compositeur n'est autre qu'un musicien issu des rangs des Viennois, René Staar (*1951), qui joue habituellement au sein des seconds violons. Time Recycling, créé à Vienne en mai dernier, est une pièce en deux parties elles-même divisées en deux sections enchaînées. La notion de récurrence du temps, expérimentée à travers l'expérience que tout un chacun peut en avoir dans la réalité, forme la thématique, selon l'auteur, autrement dit l'interpénétration du passé, du présent et du futur. Elle s'ouvre par de petits éclats secs et dans ses sections « Déjà vu » et « Perpetua mobilia » va alterner agitation rythmique et apaisement, aux cordes en particulier, qui du frémissement s'enflent jusqu'au grondement. La seconde partie est plus expressionniste et « légère » , qui au fil de «  Memories » et de « Global Village », distille une sorte de persiflage avec réminiscences de sonorités sud américaines, samba, bossa nova, exposées notamment à travers des solos du premier violon et de la trompette. Les forces se lâchent alors, et ce même visuellement, telles les contrebasses tournant en girouette. L'œuvre requiert une formation extrêmement importante, en particulier dans la section des percussions. Elle déconcerte par manque d'unité, outre sa longueur, inhabituelle pour une composition de musique actuelle, puisque durant quelques 25 minutes. En tout cas, l'orchestre et son chef font honneur à leur hôte. Deux poèmes symphoniques de Richard Strauss encadraient ladite création. De Mort et transfiguration, op. 24, bien des commentateurs ont fustigé le creux de l'inspiration, embourbé dans un contenu philosophique un peu indigeste. Gustavo Dudamel l'aborde avec précaution, ralentissant ce qui est marqué lent, comme le début et la partie centrale, et précipitant ce qui est de l'ordre du plus rapide. Mais cela sonne bien et la section finale ne manque pas d'allure à travers un crescendo bien cuivré. Also sprach Zarathustra op. 30 est « librement adapté de Nietzsche », dira Strauss, qui soulignera n'avoir pas voulu composer « de la musique philosophique » mais « plutôt transmettre par la musique une idée de l'évolution de l'espèce humaine depuis ses origines, à travers ses différentes phases... jusqu'à l'idée d'Übermensch de Nietzsche ». Mais l'auditeur d'aujourd'hui se préoccupe-il de ce substrat philosophique, de ce pathos ? Ou s'en étonne-t-il encore, comme de la dissonance irrésolue, une audace pour l'époque (1896), qui n'effraie plus personne maintenant. Il est plutôt séduit par un habile morceau de bravoure pour l'orchestre, flatté qu'il est par son réalisme et ses harmonies complexes, mais chatoyantes. Et s'accommode-t-il de bien des complaisances. Dudamel est peut-être encore plus chez lui ici. On ne peut qu'admirer du très beau travail d'orchestre et une empathie certaine avec l'idiome straussien. Empruntant une gestuelle digne d'un Bernstein, comme dansant sur le podium, Dudamel livre une lecture totalement cohérente, indéniablement brillante et en tous points maitrisée. Les Viennois qui ont muté vers la nouvelle génération des stars de la baguette, le suivent sans barguigner, même dans quelque parti pris de lenteur, là encore, quoique finalement pas gênant dans le contexte. Beau succès public.

 

Jean-Pierre Robert.

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LE FESTIVAL DE LUCERNE

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KKL Lucerne ©Lucerne Tourisme

 

Après la disparition de Claudio Abbado, âme de l'Orchestre du festival, « l'orchestre des amis », comme il l'appelait, le festival de Lucerne est orphelin. Même si le maestro assoluto a pu être remplacé pour ses concerts par Andris Nelsons, dont on rapporte que les prestations furent du plus haut niveau, il est certain que le passage de témoin est délicat. Cheville ouvrière de la Lucerne Festival Academy, Pierre Boulez a, par ailleurs, laissé la main, à son invitation expresse, à Simon Rattle, Heinz Holliger et Matthias Pintscher. La célèbre manifestation musicale helvétique est à un tournant de son histoire. Gageons que le renouvellement du mandat de son dynamique directeur artistique Michael Haefliger permettra d'ouvrir de nouveaux horizons. Pour l'heure, et alors que l'hommage au chef italien est omniprésent, l'institution devait dignement fêter cette édition estivale et surmonter ces bouleversements. Les grands orchestres sont toujours au rendez-cous, les Berliner Philharmoniker, Wiener Philharmoniker, Gewandhaus Leipzig, Concertgebouw d'Amsterdam, Mariinsky Orchestra, Birmingham Symphony, Mahler Chamber Orchestra, pour ne citer que les européens, et un nouveau venu cette année, dans la Mecque du symphonique, l'Orchestre de l'Opéra de Paris avec son directeur musical, le suisse Philippe Jordan. Avec quelques 120 manifestations et un taux de remplissage global de 95%, les organisateurs ont de quoi se réjouir de la faveur renouvelée du public. Au sein de celui-ci, le jeune public se sera vu proposer 25 événements dans le cadre du programme YOUNG. Le thème de cette édition 2014, « Psyché », devait permettre de poser un certain nombre de questions essentielles sur la perception de la musique par tout un chacun : Comment agit-elle sur nous ? D'où vient qu'elle peut rendre heureux ou triste, déchaîner les passions, agir au plus profond de nos émotions ? Quel(s) message(s) sous-jacent(s) apporte-t-elle, et sous les apparentes et diverses formes qu'elle revêt, quelle vérité première ?  En tout cas nous faire réfléchir et pas seulement nous distraire.

 

Fantasmagorie orchestrale et conte de fée

 


© Peter Fischli/Lucerne Festival

 

Le choix de rapprocher les Danses symphoniques de Rachmaninov et L'Oiseau de feu de Stravinsky s'explique nul doute par une raison historique. Le chorégraphe Mikhail Fokine, qui joua un rôle central dans l'élaboration du ballet de Stravinsky, au temps des Ballets russes de Diaghilev, collabora aussi avec Rachmaninov. Sa chorégraphie sur la Rhapsodie de Paganini (1939) enthousiasma tant le musicien qu'il envisagea de poursuivre la collaboration sur un nouveau projet : les Danses symphoniques. La mort du chorégraphe ne permettra pas qu'il voit le jour comme tel. Mais la pièce, dédiée à l'Orchestre de Philadelphie et à son chef Eugène Ormandy, sera créée par eux en 1941. Il n'empêche, à travers ce qui tient du concerto pour orchestre, la danse reste omniprésente. Pour ce qui sera son œuvre ultime, « ma dernière étincelle » dira-t-il, composée aux États-Unis, Rachmaninov propose l'aboutissement de ses recherches sonores. Ainsi le premier mouvement, curieusement marqué « non allegro », signale-t-il une sorte de motif récurrent, formé de trois notes, qui se renouvelle à l'envi, même lorsque la mélodie s'impose à travers un solo de saxophone alto, sur un passage uniquement dévolu aux vents. La coda laisse émerger des sonorités de cloches, une manière souvent privilégiée par le musicien. Le « Tempo di valse » oppose une atmosphère plus paisible, en apparence, car la manière est anxieuse, douloureuse presque. Le finale déploie lui aussi une dramaturgie où alternent tristesse et sursauts d'espérance, à l'aune de la succession lent-rapide du débit. Le terme de « fantastiques » que Rachmaminov avait à l'esprit pour le titre de sa pièce, prend tout son sens, surtout lors qu'apparaît le thème du Dies irae du Requiem. Simon Rattle saisit le relief et la flamboyance de cette pièce qui à plus d'un endroit rend hommage aux grands anciens, Tchaikovski ou Rimsky-Korsakov. Sa vison de L'Oiseau de feu, donné dans sa version intégrale de 1910, n'est pas moins relevée. On réalise à quel point Stravinsky a synthétisé les éléments du langage chromatique d'un Rimsky-Korsakov et le diatonisme directement issu de la musique populaire russe. De ce ballet d'action, le chef va détailler l'histoire, un conte mystérieux et fantastique, à travers la plus scintillante des orchestrations. En créant des oppositions extrêmes de tempo et de dynamique, les deux paramètres étant savamment associés : pppp de l'ordre de l'impalpable de l'Introduction ou du jardin magique de Kashchei, fortissimos étourdissants de frénésie, comme il en va de la rythmique barbare de la « Danse infernale » ; ralentissements inouïs, à la limite de l'arrêt, par exemple dans la « Berceuse » ou à l'avant le dernier crescendo, ou au contraire accélérations fulgurantes conférant au discours un supplément d'adrénaline. Des nuances proprement miraculeuses et chambristes habitent la première partie qui perd ainsi sa réputation de longueur. On se laisse griser par l'énergie qui parcourt cette grande fresque colorée, à mille lieux de la simple démonstration d'orchestre, et dont l'apparatus gigantesque sonne de manière limpide. On  est envoûté par le chatoiement des cordes, dont la basse enveloppante des contrebasses, et l'aura des bois. Ainsi de la flûte d'Andreas Blau, sans doute une de ses dernières prestations avant la retraite, ou du solo de cor, Stefan Dohr, au deuxième tableau, proprement magique dans ses pianissimos étouffés. L'apothéose cérémonielle finale, savamment calculée dans sa progression et sa succession martelée d'accords, donne le frisson. Devant le succès, et en guise de « dessert », annonce-t-il, le chef offrira l'« Intermezzo » de Manon Lescaut de Puccini, exécuté de la plus généreuse manière, enluminé de ses fameux solos de violoncelle et d'alto. 

 

 

Ritualisation de la Passion selon Saint Matthieu

 

Johann Sebastian BACH :Matthäus-Passion BWV 244. Version de 1736. Mark Padmore, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Topi Lehtipuu, Eric Owen, Christian Gerhaher. Rundfunkchor Berlin. Luzerner Kantorei. Berliner Philharmoniker, dir. Simon Rattle. Régie : Peter Sellars. 

 


Michael Hasel, Emmanuel Pahud, Magdalena Kožená, Mark Padmore © Georg Anderhub/Lucerne Festival

 

Une représentation semi staged de la Passion selon Saint Matthieu BWV 244 de Jean Sébastien Bach peut-elle aider à en percer les arcanes ? Avec sa douce et persuasive faconde, le régisseur Peter Sellars s'en explique lors d'une conférence introductive : « cette musique n'est pas seulement contemplative, mais active et est un challenge pour l'auditeur », car elle n'est pas plus une œuvre de concert qu'une pièce pour le théâtre, mais « un rituel de la transformation unissant temps et espace, unifiant le disparate et des communautés découragées partageant un processus d'affliction ». Une musique pour l'esprit mais aussi, inéluctablement, pour le corps, ajoute-t-il. Les contrastes incroyables qu'elle recèle ne peuvent être restitués par le seul concert : il y a tant de questions posées ici, auxquelles il faut tenter de trouver des réponses. L'exécution qu'il propose répond donc à un souci de « ritualisation », pour amener tout un chacun à réagir, à externaliser cette somme d'émotions intérieures qui la parcourt, passant d'une perspective philosophique à une perspective plus dramatique dans sa seconde partie. On a essayé de se concentrer sur une présentation qui ne focalise pas sur des images religieuses. La musique de Bach a quelque chose d'universel et elle peut être imaginée autrement que simplement chrétienne. La spacialisation, déjà imposée par l'œuvre, avec deux orchestres, deux chœurs, sera très poussée dans la conception de Sellars, puisque débordant le plateau, elle s'étend à l'auditorium. La « ritualisation » passe d'abord par une représentation des deux chœurs : un groupe de gens déboussolés par l'histoire d'un homme qui veut changer le monde, puis un autre groupe qui ne fait que poser des questions. Peu à peu ils vont dialoguer, commencer à parler de ce qu'ils ressentent. Elle se traduit ensuite par le traitement réservé aux solistes à travers les récitatifs et les arias, ces dernières vécues comme le complément contemplatif de la composante narrative des premiers. Les chanteurs vont se mouvoir au sein d'une aire ménagée au milieu des chœurs et des musiciens d'orchestre, avec une gestuelle volontairement resserrée, mais combien signifiante, hors de toute emphase. Au premier chef, l'Évangéliste, au-delà de son rôle de narrateur, met en scène le récit, et s'y identifie au point de ressentir lui-même mentalement et même physiquement les paroles qu'il rapporte. Telles celles de Jésus. Celui-ci restera au demeurant en arrière, immobile. Marie Madeleine, dont le rôle est important à en juger par le nombre et la beauté musicale des arias qui lui sont confiées, est, selon Sellars, « a difficult woman », une femme ordinaire avec ses contradictions et les ambivalences de la pécheresse. « C'est pour cela que Jésus l'aime », ajoute-t-il malicieusement.

 


Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Ulrich Wolff © Georg Anderhub/Lucerne Festival

 

L'un des aspects les plus originaux de la conception de Sellars reste la symbiose qu'il achève entre texte et musique, particulièrement en évidence durant les arias. Il signale à ce propos avoir expressément demandé aux solistes musiciens de mémoriser leur partie, afin pour eux de mieux « parler » aux chanteurs. La corrélation instrumentiste(s)-chanteur décuple l'expressivité de l'aria. Outre sa pure beauté musicale, en est révélée la dramaturgie, l'air étant replacé dans le continuum de l'action. Ainsi de l'aria de l'alto («  Buss und Reu »/ Contrition et repentir) où Marie-Madeleine tient par les épaules l'Évangéliste, tandis que juste derrière eux les deux flûtistes distillent une douce cantilène ; ou celle du ténor, comme accroché au son du hautboïste, placé au-dessus de lui (« Ich will bei meinem Jesus wachen »), et vis à vis duquel, après que le chant ait pris fin, il aura un merveilleux geste de la main. Sellars puise même sa dramaturgie dans les changements intervenant en termes de timbres dans l'accompagnement des arias. Ainsi de celle de la basse (« Gebt mir meinen Jesum wieder »), où le chanteur se voit secoué de frayeur par les traits arrachés du violon solo ; et ce comme en écho on ne peut plus contrasté à l'aria précédente, « Erbarme dich, mein Gott », où le chant du violon solo, nimbé d'une exquise béatitude, caresse la voix de l'alto. Par delà la couleur instrumentale et la plastique vocale, s'impose une nouvelle forme d'expressivité. Il émerge de ces dialogues une profonde intimité. Et un sentiment d'immédiateté gagne l'auditeur, amené à participer à un processus bien différent de l'écoute habituelle du concert.

 


© Georg Anderhub/Lucerne Festival

 

L'interprétation appelle à dépasser les paramètres habituels, tant s'impose le formidable investissement manifesté par tous les participants, chanteurs et musiciens. Au premier chef, Mark Padmore transcende le rôle de passeur de l'Évangéliste, par une vraie identification au texte et aux personnages, singulièrement de Jésus, qu'il personnifie de manière continument bouleversante, criant de vérité dans son martyre intérieur. Chez cet artiste qui passe pour l'un des plus illustres interprètes actuels de cette partie écrasante, qu'il a chantée sous les baguettes les plus célèbres, le geste vocal est comme inextinguible et l'émotion palpable. L'engagement n'est pas moins fort chez chacun des solistes, Camilla Tilling, soprano, Magdalena Kožená, alto, Topi Lehtipuu, ténor, Eric Owen, basse, et Christian Gerhaher, Jésus, au point d'élargir le statut de chanteur à une dimension  spirituelle. Les autres parties sont confiées à des membres du Rundfunkchor Berlin. Celui-ci, dans les nombreux chorals et les grands ensembles, fait aussi œuvre de visualisation scénique, avec une conviction de tous les instants. Simon Rattle, qui va d'un orchestre à l'autre et semble murmurer chaque parole du texte, favorise un débit lent, quoique non hiératique, et une manière chambriste qui révèle les harmonies subtiles de la musique. Sa direction est en totale adéquation avec les mouvements scéniques retreints, ne dégageant les forces, au demeurant non gigantesques, que dans certains passages chorals essentiels. Ses solistes instrumentaux, premiers pupitres du Berliner Phiharmoniker, sont tout simplement merveilleux. Et on n'oubliera pas de sitôt les flûtes de Emmanuel Pahud et de Michael Hasel, le hautbois d'amour d'Albrecht Mayer, les hautbois da caccia de Dominik Wollenweber et de Christoph Hartmann, sans oublier les violons de Daniel Strabawa et de Daishin Kashimoto ou la viole de gambe d'Ulrich Wolff. Rarement l'auditoire aura-t-il été aussi partie prenante d'une exécution, pourtant extrêmement exigeante. La concentration absolue du public durant ces quelques trois heures de musique habitée en est une marque tangible. Le long silence après les dernières notes aussi. Une immédiate standing ovation encore : toute une salle debout dès le premier rappel est un fait rarissime, presque unique. Au-delà même du sentiment pour chacun d'avoir assisté à un moment de musique exceptionnel, restera gravée dans la mémoire la conviction d'avoir participé à une exécution essentielle.

 

Les merveilleuses couleurs de l'Orchestre du Concertgebouw

 


Mariss Jansons, Jean-Yves Thibaudet © Priska Ketterer/Lucerne Festival

 

Le Concertgebouw Orkest est bien l'une des phalanges de prestige de la vieille Europe et l'association avec un chef du charisme de Mariss Jansons promet toujours le meilleur. Leur concert rapprochant Brahms, Chostakovitch aussi bien que Ravel, bouscule l'ordonnancement traditionnel du programme « ouverture, concerto, symphonie », puisque la pièce concertante est renvoyée en seconde partie, tandis qu'en guise d'ouverture est proposée un morceau de plus vastes dimensions, s'agissant des Variations sur un thème de Haydn, op. 56a de Brahms. Première vraie rencontre avec le grand orchestre symphonique, elles déclinent, au fil de huit séquences, un thème qui s'y prête particulièrement, celui d'un choral ancien de pèlerins, dit de Saint Antoine, en forme de marche. Jansons les prend avec délicatesse et une certaine retenue. Le vaste dispositif orchestral ne sonne nullement épais. Si cette pièce se veut un hommage au passé, la Première symphonie de Dimitri Chostakovitch défie déjà le futur. Car cet op. 10, écrit en 1924/1925, est un formidable pied de nez et une manière bien singulière de s'affirmer de la part du jeune étudiant au Conservatoire de Leningrad. Celui-i y montre une imagination résolument anti conformiste. Tout est ici déconcertant, de la forme comme du contenu, un découpage en quatre mouvements dont deux allegros successifs, reléguant le lento en troisième position, et un finale développé en plusieurs sections. Surtout, comme pour brouiller les pistes, Chostakovitch déploie une quasi arrogance dans le discours, le truffant de solos instrumentaux, trompette et basson, puis clarinette, piano, et même timbales, mais aussi assemblant des rythmiques différentes, conduisant à une juxtaposition de courtes séquences dans une approche quasi cinématographique. Mariss Jansons, dont on sait l'affinité avec l'univers symphonique du compositeur, offre une lecture en restituant à la fois l'élan et les particularités : son humour déjà grinçant, les effets de surprise, et surtout l'originalité des interventions solos qu'assure un orchestre au mieux de sa forme. Les climats sont soigneusement différenciés, de la calme élégie au déchaînement sauvage, montrant toute la défiance que peut apporter cette pièce décidément provocatrice. La deuxième partie du concert était consacrée à Ravel, mettant en évidence le fini sonore dont est capable l'orchestre néerlandais et son affinité certaine avec le répertoire français, qui ne date pas d'hier. Le concerto pour piano en sol, Jean-Yves Thibaudet le joue avec zest et distinction : un jeu immatériel où il semble comme effleurer le clavier dans l'« allegramente » initial, paré de mille couleurs dans l'accompagnement racé que prodigue Jansons, une symbiose d'émerveillement et de vitalité bien comprise de musique populaire. Le solo introductif de l'adagio assai est ménagé avec un grand souci de classicisme – on sait combien Ravel se place ici dans les pas de Mozart - qui se résout dans les arabesques magiques de la flûte, du hautbois et de la clarinette lors de la reprise orchestrale. Le mouvement progresse avec une grâce infinie. Le finale presto est tout sauf extérieur, sa folle course endiablée défiant là aussi les lois de la vitesse, et on s'abreuve sans retenue de la brillance de l'orchestration ravélienne. La deuxième Suite de Daphnis et Chloé allait prolonger la fantasmagorie sonore et conclure un concert généreux : un « Lever du jour » mystérieux et solaire, sans effet appuyé, paré entre autres de la harpe enchantée de Petra van der Heide, une « Pantomime » gaie, bien détaillée par la flûte aérienne de Emily Beynon, et une « Danse générale » irrésistible dans sa progression effrénée, son joyeux tumulte. Ici, comme dans les autres pièces de ce programme éclectique, on savoure la profondeur de son de l'orchestre, remarquable en particulier dans le registre piano.

 

Pianisme énergique

 


Mei Yi Foo © Peter Fischli/Lucerne Festival

 

Pour son concert dans la série « Debut », la pianiste malaisienne Mei Yi Foo (*1980) n'a pas choisi la facilité. A part Ravel, les compositeurs inscrits à son programme, Messiaen, Bartok, Balakirew et Unsuk Chin offrent ceci de commun de projeter la tension au plus haut degré d'énergie. Ce qui n'est pas pour impressionner cette jeune femme frêle, mais dotée d'une poigne pour le moins étonnante. Les notes de programme parlent d'« expéditions dans l'irréel ». En effet. Par des pièces des XX ème et XXIème siècle, favorites du répertoire de l'interprète. « Le Regard de l'Esprit de joie » extrait des Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus, d'Olivier Messiaen (1944), marqué « presque vif », est sous les doigts de Mei Yi Foo, pris fort rapide et empoigne l'auditeur. Mais les instants contemplatifs que Messiaen intercale dans son propos s'imprègnent d'une douceur habitée. Le contraste est intéressant avec Ma Mère l'Oye de Ravel, dans l'arrangement pour piano solo de Jacques Charlot. Ces cinq pièces enfantines déploient d'indéniables couleurs et la pianiste les restitue avec tact et élégance. De la coréenne Unsuk Chin (*1961), compositeur étoile du présent festival, elle donne ensuite les Six Études pour piano. Cette élève de György Ligeti est déjà à la tête d'un corpus impressionnant, dont un opéra, Alice au pays des merveilles (2007) et plusieurs pièces vocales et concertantes. Elle explique que sa musique est le reflet de ses rêves. De fait, ses Études dévoilent un monde inspiré de son mentor Ligeti, mais pas seulement, car on y perçoit des allusions jazzistes : répétitions motiviques, dignes de Messiaen (Étude I «  in C »), exploration de l'entier spectre du piano (Étude II « Sequenzen »), traitement démoniaque tout de brusquerie dans l'Étude III «  Scherzo ad libitum ». L'Étude IV, « Skalen », mise sur une impression de gammes, mais quelles gammes ! Le style semble se raréfier dans les deux dernières pièces, car la composition de l'entière œuvre s'est étalée sur plusieurs années, de 1995 à 2003. Avec l'Étude VI «  Grains », des cellules fugitives font leur apparition, et dans l'Étude V «  Tocccata », jouée en dernier, la virtuosité s'avère irrépressible. L'interprétation tient de l'exercice physique, mais là encore la pianiste tient aisément le choc ; l'auditeur peut-être moins ! Nouveau contraste avec En plein air de Béla Bartók (1926), composition contemporaine de la Sonate pour piano et du premier concerto pour piano. La pianiste mise sur le côté percussif du piano au fil des cinq morceaux articulés en arche autour du morceau central « Musettes », sorte de scherzo, entouré de deux pièces plus lentes « Barcarolle et «  Bruits de la nuit », et de deux pages vives. Les changements de rythmes, la tension, le mystère insondable des pages modérées, Mei YI Foo en fait son miel avec une belle assurance. Elle terminera ce marathon par la formidable fantaisie orientale Islamey de Mili Balakirev, qui si elle s'inspire de mélodies populaires du Caucase, ne renie pas quelques touches espagnolisantes. Là encore, on est saisi par la formidable maîtrise de l'interprète. On sort de ce récital, donné sans interruption, à la fois impressionné par tant d'audace et charmé par une indéniable sensibilité.

 

Jean-Pierre Robert.

 

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    SPECTACLES ET CONCERTS

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Retour aux Proms

 


Martyn Brabbins / DR

 

Quelle joie de retrouver, cette année encore, les merveilleux concerts, Proms (bbc.co.uk/proms), du Royal Albert Hall de Londres, fondés en août 1895 par Sir Henry Joseph Wood (1869-1944). Le concert du 1er août dernier était donné par le BBC Symphony Orchestra dirigé par l’excellent chef britannique Martyn Brabbins. Il débutait par une œuvre emblématique, War Elegy (1919/20), relative à la commémoration de la Première guerre mondiale, du très talentueux poète, compositeur et soldat Ivor Gurney (1890-1937), originaire du Gloucestershire. Sa participation au conflit, au cours duquel il a subi de graves dommages psychologiques autant que physiques, a progressivement troublé son esprit. Cette poignante Elegy – achevée en novembre 1920 alors qu’il étudiait au Royal College of Music auprès de Ralph Vaughan Williams (1872-1958) – en témoigne avec force, colère, chagrin et anxiété. Gurney a aussi été l’auteur de 330 songs. Certains d’entre eux évoquent, avec un contraste saisissant, les beautés des paysages anglais opposés aux horreurs de la guerre. Gurney a survécu à cette dernière. Mais, profondément touché en son intégrité, il sera interné en septembre 1922. Dès ce moment, il sera oublié jusqu’à ce concert touchant du 1er août offert à un public ému.

 

Le programme initial prévoyait, ensuite, la création londonienne du Concerto pour Violon (1992/94) de la compositrice anglaise Sally Beamish (1956-). Toutefois, en raison de l’indisposition du soliste Anthony Marwood, cette partition a été remplacée par The Singing, concerto pour accordéon et orchestre de S. Beamish également. Sa musique est imprégnée en profondeur par la culture celtique, celle des songs, des bénédictions et des prières qui ponctuent chaque instant de la vie quotidienne. Ainsi, le principal motif des deuxième et troisième mouvements est-il traité tel un pibroch, la musique classique des Highland Bagpipes. Il s’agit d’une belle déploration. Le soliste en était le remarquable et inspiré James Crabb, Écossais de naissance établi à Sydney. Son jeu a notablement influencé la composition de The Singing, partition extraordinairement organique, proche de la terre, des intonations gaéliques et du chant des oiseaux.

 

Le programme se poursuivait avec la roborative Première Symphonie en si b mineur (1931/35) de William Walton (1902-1983) qui, au sein de la culture musicale britannique, avait sa propre façon de concevoir son métier de compositeur. De ce fait, il occupe une place à part, tout à fait originale. Dès le premier enregistrement, en 1935, de cette Première Symphonie, le pianiste et compositeur John Nicholson Ireland (1879-1962) écrivait à son collègue : « Ceci est l’œuvre d’un véritable Maître. » En effet, le pouvoir dramatique, cathartique, de cette musique est indéniable. Elle fut néanmoins composée non sans difficulté, probablement en raison de la dédicace To the Baroness Imma Doernberg, l’une des grandes passions, extrêmement douloureuse, de Walton. Le contexte agité des années trente, en Europe, y a certainement de même contribué. Malgré tout, le compositeur a entonné son message avec la plus grande détermination tragique telle qu’elle se ressent, notamment, dans la superbe conclusion du premier mouvement, l’un des passages parmi les plus grandioses de l’histoire de la Symphonie. Ce vaste péan concluait cet émouvant concert marqué par la ferveur des interprètes conduits avec intelligence et intensité par Martyn Brabbins, l’un des chefs les plus imaginatifs et réfléchis de notre temps.

 

James Lyon.

 

Les BBC Singers aux Rencontres musicales de Vézelay

 


BBC Singers © Sophie Laslett

 

La venue, à Vézelay (Yonne), dans le cadre des Rencontres Musicales 2014, de ce chœur de chambre de haute qualité, avait quelque chose de surréaliste. Il y a quelques jours, je les avais entendus à Londres, au Royal Albert Hall, pour un concert dédié, entre autres, à Richard Strauss. J’étais particulièrement heureux de les retrouver en ce haut lieu de l’art roman, la basilique Sainte-Marie-Madeleine, où ils nous proposaient un concert entièrement dédié à la musique chorale anglaise, intitulé Sing to the Lord ! Plus précisément, le chant entonné quotidiennement lors de l’Evensong anglican, dans l’esprit et l’héritage de la Cathedral music. Mis à part Benjamin Britten (1913-1976) et, peut-être Sir Michael Kemp Tippett (1905-1998), la plupart des compositeurs inscrits à ce magnifique et riche programme sont pratiquement inconnus du public français.

 

L’Irlandais Charles Wood (1866-1926), professeur à Cambridge, auteur d’une St Mark Passion (1920), à la fois sereine et tragique, inaugurait le concert avec l’anthem Hail, Gladdening Light (« Salut, réjouissante lumière »), composé en 1919, dont la polyphonie si particulière nous invitait d’emblée à la concentration. Je ne comprendrai jamais pourquoi Sir Charles Villiers Stanford (1852-1924) n’est pas estimé comme étant un compositeur aussi essentiel, sinon parfois davantage, que Sir Edward William Elgar (1857-1934). Il a été l’un des plus grands professeurs de composition de l’Angleterre. Son œuvre considérable, dans tous les domaines, mérite incontestablement d’être reconnue. Le Magnificat pour double chœur (1918) correspond non seulement à un temps tragique de l’histoire mais aussi à un drame personnel du compositeur dans sa relation à son ami et collègue Sir Charles Hubert Hastings Parry (1848-1918), dédicataire de la partition. L’organiste Samuel Wesley (1766-1837), fils de Charles Wesley (1707-1788), l’un des fondateurs du Méthodisme, a incarné une forme de dissidence du fait de sa conversion au catholicisme. Estimé notamment par Mendelssohn, il a été l’un des principaux propagateurs de la musique de Bach en Angleterre. Nous entendions, vendredi soir, son In exitu Israël pour huit voix (1810), une musique qui se situe, malgré tout, dans la tradition des cathédrales. La première partie s’achevait avec la sublime Mass en sol mineur (1920/21) de Ralph Vaughan Williams (1872-1958), composée peu après la Première guerre mondiale, dans le respect de l’héritage essentiel de l’École polyphonique de Westminster Cathedral et celui légué par William Byrd (ca 1540-1623). La sérénité de cette partition manifeste à quel point le soldat Vaughan Williams avait surmonté les angoisses face aux horreurs meurtrières dont il avait été le témoin.

 

Après l’entracte, nous entendions de Gustav Theodore Holst (1874-1934), son Nunc dimittis pour chœur à huit voix (1915), expression liturgique conduisant au plus haut niveau d’exégèse du texte lucanien (Lc 2,29-32). Sir John Kenneth Tavener (1944-2013), récemment disparu, a composé selon diverses sources d’inspiration. Profondément influencé par la religiosité orthodoxe, ses dernières partitions contrastent, de par leur maîtrise, avec ses premières compositions au demeurant assez abstraites. Les BBC Singers entonnaient le Song for Athene (1993) pour lequel Tavener écrivait dans sa préface qu’il lui était venu à l’esprit « aux funérailles d’une jeune fille, Athene Hariades ». Tippett a, curieusement, été l’élève de Charles Wood. Les Negro Spirituals sont issus de son oratorio A Child of Our Time (1939/41), marqué par le pacifisme du compositeur. Nos interprètes inspirés ont choisi deux d’entre eux : Nobody knows (« Personne ne connaît ») et Go down, Moses (« Descends, Moïse »). Tippett les a conçus à la manière des chorals de Bach dans les Passions. Herbert Norman Howells (1892-1982), également organiste, disciple de Stanford et Wood, est l’un des compositeurs anglais les plus remarquables de church music du XXe siècle. Spécialiste de la musique Tudor, professeur au Royal College of Music, il incarne une religiosité sonore spécifique, empreinte à la fois d’humanisme et de science. Son Salve Regina (1915) – extrait des 4 Anthems to the Blessed Virgin Mary, opus 9 – en témoigne avec force. Pour conclure, les BBC Singers proposaient, de Lord Britten of Aldeburgh, ses Sacred and Profane, Eight medieval Lyrics, opus 91 (1974/75). Le septième de ces chants étonnants, Ye that pasen by (« Toi qui passes »), est apparu comme le plus émouvant. Un tel concert aurait mérité la rédaction d’un programme musicologique, à la hauteur de l’événement, moins entaché d’erreurs et d’omissions incompréhensibles.

 

James Lyon.

 

Le Festival Musique de Chambre à Giverny 2014 : Un très bon cru.

 

 

C’est peu de dire qu’il régnait une ambiance festive dans ce petit coin reculé du Vexin en ces derniers jours d’août, lieu béni des dieux où d’autres, en leur temps, ont déjà reconnu l’existence d’un micro climat favorable à la création artistique ! Il faut avouer que Michel Strauss, directeur artistique du festival, avait bien fait les choses mariant avec bonheur, et de façon toute naturelle, qualité, création, formation musicales et lutherie, pour un résultat digne d’éloges. Qualité, création et formation musicales d’abord, par le choix des œuvres, originales ou transcriptions, et par le choix des interprètes talentueux, appariant pour un concert d’un soir, Maitre et élève, musiciens séniors confirmés et artistes en devenir, dans un programme, centré sur Prague et la danse, comportant nombres de compositions de Dvořák, Smetana, ou Janacek, sans oublier d’autres compositeurs moins connus comme Suk ou Fibich. Hommage musical à cette Prague qui participera au « Printemps des peuples » retrouvant son folklore bohémien, ses danses spécifiques, sans oublier pour autant ses influences viennoises ou ses moments de douleur. Une dizaine de concert étaient programmés, mettant en scène plus d’une vingtaine de musiciens qu’il est bien sûr impossible de tous présenter ici. A titre d’exemple, citons le concert intitulé « De ma vie » comprenant l’Humoresque n° 7 de Dvořák, arrangée pour trio, délicieusement viennoise, bien qu’à cette époque (1892-1895) le compositeur réside à New York, le Quatuor à cordes n° 1 (De ma Vie) de Smetana, d’un romantisme douloureux où transparait en filigrane le bonheur d’avoir suivi son chemin vers la liberté, mais également la douleur des  drames familiaux multiples, ainsi que l’apparition de la surdité qui marquera les dernières années de sa vie, la Moldau, pièce parmi les plus connues du compositeur, arrangée pour quatuor à cordes, clarinette et piano, un arrangement du plus bel effet, pour conclure par une pièce peu connue de Zdenĕk Fibich (1850-1900) le Quintette pour clarinette, cor et trio, datant de 1893, aux influences allemandes, héritage de Schumann et Mendelssohn. Un programme musical, comme on le voit, d’une grande richesse, émouvant, se déroulant dans l’auditorium du Musée des Impressionnistes, en l'Église de Giverny et en d’autres lieux alentours, se poursuivant volontiers par des « after » après le concert, dans la célèbre Maison Rose, lieu de répétition et d’improvisations en compagnie de Max Pollak, danseur de claquettes, qui improvisa, en autres, sur l’Histoire du soldat de Stravinsky ou sur une création spécialement commandée pour cet évènement, Pièce pour violoncelle et danseur de claquettes de Thierry Escaich, compositeur invité.

 


Thierry Escaich © Guy Vivien

 

Une place non négligeable étant d’ailleurs allouée à la musique contemporaine (Thierry Escaich, Kryztof Maratka) ainsi qu’aux voix « étouffées » comme Erwin Schulhoff. Surprise enfin, avec un atelier de lutherie composé de neuf luthiers confirmés, réunis et dirigés par Frank Ravatin, un des plus grands noms de la lutherie mondiale actuelle, formé à Crémone, qui releva le défi de fabriquer en deux semaines de résidence à Giverny un violoncelle qui fut présenté et joué lors du dernier concert du festival. Expérience unique pour le public, mais également moment de solidarité puisque cet instrument sera vendu au profit de l’association Musique de chambre en Normandie. Un très beau moment de musique, de convivialité et de bonheur, à retrouver l’an prochain. Nous y serons ! Bravo à tous.

 

DR

 

 

Patrice Imbaud.

 

Éblouissante rentrée de l’Orchestre de Paris, salle Pleyel.

 


Maxim Vengerov / DR

 

L’annonce du départ prochain de Paavo Järvi ne semble pas avoir entamé le moral de l’Orchestre de Paris tant ce concert de rentrée fut éblouissant. Un départ prochain pour l’un, mais un retour pour l’autre… En effet le grand violoniste Maxim Vengerov retrouvait, lors de cette soirée, l’instrument dont il fut, dans les années 90, la star incontestée. Après quelques années occupées, pour raisons de santé, par la direction d’orchestre, avec un bonheur assez mitigé, le voici donc revenu à ses premières amours dont il possède, à l’évidence une science qui n’a pas subi la patine des ans. Pour ce concert de rentrée Brahms, Roussel et Ravel. Le violoniste russe, après une entame un peu instable, retrouva rapidement toute sa superbe faisant sonner magnifiquement son « Stradivarius ex Kreutzer » de 1727 pour un Concerto de Brahms (1878) tout en charme et poésie, oscillant entre vitalité et lyrisme, ne négligeant ni épanchements romantiques, ni virtuosité, conduisant superbement son discours, soutenu avec brio par l’orchestre, dans un dialogue qui jamais ne faiblit. Si la cadence initiale de ce concerto fut écrite par Joseph Joachim, dédicataire de l’œuvre, celle de ce soir semblait toute personnelle. En bis, Vengerov sembla se souvenir de ces temps anciens où les solistes jouaient autre chose que la Chaconne de Bach, proposant la délicieuse Méditation de Thaïs de Massenet au public conquis. En deuxième partie, musique française dont Järvi s’est fait le champion. Deux œuvres brillantes et ambigües dont la violence et le brio orchestral peinent à masquer l’importante désolation qui les habitent l'une et l'autre. La Symphonie n° 3 (1930) d’Albert Roussel, que le compositeur concevait comme de la musique pure, renonçant à toute influence symboliste et impressionniste, ce qui fit dire au critique Emile Vuillermoz : « Albert Roussel nous quitte… » tandis que Francis Poulenc répondait : « C’est vraiment merveille d’allier tant de printemps et de maturité… ». Un chef d’œuvre, aujourd’hui incontestable, que le compositeur reconnaissait comme son œuvre maitresse. La Valse (1920) de Maurice Ravel, apothéose de la valse viennoise, se concluant dans un tournoiement fantastique et fatal. Là encore, comme pour Roussel, une composition chargée de sous entendus : la danse chère au romantisme se double à présent d’une référence à la catastrophe de la grande Guerre, prenant par instant des allures de danse macabre. Deux œuvres d’une surprenante modernité, emblématiques de l’après guerre dont elles portent les stigmates, alliant lumière éclatante et lueur crépusculaire, violence et méditation, pulsation rythmique angoissante et cantilène élégiaque, dissonances et lyrisme. Toute une complexité orchestrale dont Paavo Järvi et sa phalange extrêmement motivée rendirent compte avec le plus grand bonheur. Une rentrée réussie !

 

Patrice Imbaud.

 

Hommage à Evgeny Svetlanov pour le concert de rentrée du Philhar. Décevant !

 


Myung-Whun Chung © Jean-François Leclercq

 

Un concert d’ouverture de la saison qui aura eu pour seul mérite de remplir la Salle Pleyel qui affichait « complet » pour une soirée qu’on espérait riche en émotions… Plusieurs casquettes contribuaient à donner à cet événement un lustre hors du commun : Hommage au chef Evgeny Svetlanov annonçant le prochain concours de chef d’orchestre du même nom, dernier concert dirigé par le chef coréen, Myung-Whun Chung, salle Pleyel, après qu’il a passé plus de dix années à la tête du Philhar, en selle une star mondiale du piano en la personne du pianiste russe Evgeny Kissin et, enfin, un programme grand public, entièrement russe, Rachmaninov et Tchaïkovski ! C’est dire si nous y allions confiants… Hélas, beaucoup de bruit pour rien, tant cette soirée annoncée comme exceptionnelle, nous parut terne et sans grand intérêt. En première partie, le célèbre Concerto n° 2 pour piano de Rachmaninov (1900) que Kissin interpréta de façon irréprochable, apollinienne, mais sans émotion aucune ! Une prestation à son image, élégante mais un peu raide et froide, sans ce petit rien qui fait le propre des grandes interprétations. En seconde partie, un des chevaux de bataille de tous les orchestres et de tous les chefs, la Symphonie n° 6 de Tchaïkovski, dite « Pathétique » car composée en 1893, quelques semaines avant la mort du compositeur. Ultime volet de la trilogie dite du « Destin » elle porte, comme les deux symphonies qui la précèdent, la marque du fatum, une ambigüité où se mêlent intimement tension dramatique et vaine espérance. Chung en donna une vision toute personnelle, monomorphe, d’une lourdeur caricaturale, Tchaïkovski revu et corrigé, ici, par Bruckner. Plus rien de l’ambigüité voulue par le compositeur, disparition de cette grâce et de cette jubilation, tout est devenu noir et funèbre. Un premier mouvement trop lent, excessif dans les nuances et les contrastes, un deuxième confus par manque d’équilibre entre les différents pupitres, un troisième furieux à l’extrême. Seul l’adagio conclusif prenait dans ce tintamarre lugubre un semblant d’intérêt. Bref une soirée orageuse, entre trop froid et trop chaud, on aurait mieux fait de rester chez soi !

 

Patrice Imbaud.

 

Le formidable dynamisme de Paavo Järvi

 


Xavier Phillips / DR

 

Encore une magnifique soirée qui nous fut offerte par l’Orchestre de Paris, dirigé par son chef titulaire Paavo Järvi. Les concerts se suivent et se ressemblent par leur indéniable qualité, portés par ce formidable dynamisme, cette intelligence d’interprétation, cette complicité avec l’orchestre, qui sont les évidentes caractéristique du chef estonien. Un gage rassurant pour l’avenir et l’ouverture prochaine, en Janvier 2015, de la Philharmonie de Paris. Métaboles d’Henri Dutilleux ouvrait la soirée. Courte pièce composée en 1964, probablement parmi les plus connues et les plus jouées en concert du compositeur français. On insiste souvent sur la structure en cinq mouvements enchaînés, où la figure initiale mélodique, rythmique ou harmonique se transforme, d’où le titre de l’œuvre, pour engendrer une nouvelle figure servant d’amorce à la pièce suivante et ainsi de suite jusqu’à la dernière pièce (Flamboyant) où  les bois (Incantatoire), les cordes (Linéaire), les cuivres (Obsessionnel) et les percussions (Torpide) se retrouvent. Un concerto pour orchestre dont la structure presque hélicoïdale ne saurait nous faire oublier toute la poésie et la magie de timbres. Une œuvre emblématique de la veine symphonique de Dutilleux (1916-2013) où il semble avoir donné le meilleur de lui-même. Le Concerto pour violoncelle d’Edouard Lalo fournissait ensuite à Xavier Phillips l’occasion d’une véritable leçon de musique. Utilisant avec justesse la splendide sonorité de son Matteo Gofriller de 1710, il sut rendre à ce concerto, composé en 1876, dédié à Adolphe Fischer qui en assura la création, toute sa beauté, son charme où virtuosité, mélancolie, lyrisme, thèmes populaires se mêlent dans une permanente métamorphose. Un bis emprunté à Dutilleux, il fallait oser, assurait un triomphe bien mérité. Pour conclure la soirée, Paavo Järvi avait choisi de donner, une fois de plus, la célébrissime Symphonie n° 5 de Tchaïkovski, symphonie faisant partie de la trilogie de fatum, composée en 1888, après l’échec de son mariage avec Antonina Milioukova, et dont Mvravinski grava une version qui fait encore aujourd’hui référence. Un pari audacieux, sans doute, maintes fois répété de saison en saison… Tchaïkovski semblant incontournable de toute programmation… Järvi réussit une fois de plus son pari nous livrant de cette œuvre lourde d’ambigüité, une vision à la fois claire, juste, neuve par ses variations de tempi, dynamique par la formidable cohésion de l’orchestre et fortement contrastée dans la narration, témoignant, ici, d’un impossible bonheur sans cesse menacé par un sombre destin. Félicitations à toute la petite harmonie et tout particulièrement à Pascal Moraguès à la clarinette, Benoit de Barsony au cor et Marc Trénel au basson. Bravo !

 

Patrice Imbaud.

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L'EDITION MUSICALE

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FORMATION MUSICALE

 

Johan GUITON, Hervé MAGNAN : Musiques plurielles. Cours complet d’éducation musicale. Classe de 5ème. Billaudot : Livre de l’élève : G8838B, Livre de l’enseignant : G8839B.

Nous avons rendu compte dans notre lettre n°62 de septembre 2012 du volume consacré à la 6ème. Voici donc, toujours avec les mêmes qualités, le volume de la classe de cinquième. On ne peut que saluer le travail des auteurs pour arriver à donner une matière dense et intéressante tout en la faisant entrer dans les programmes actuels du collège. Sans aucunement sacrifier à la facilité, ils parviennent à fournir des éléments de qualité capables de s’inscrire dans les fameuses « questions transversales » si chères, désormais à l’éducation nationale. Nous ne détaillerons pas les propositions des auteurs qui, comme le titre l’indique, font une part intéressante au « métissage » et aux musiques plurielles. On comprend que ce volume ne paraisse que deux ans après le précédent, mais le travail réalisé explique cela : ajoutons que les qualités pédagogiques et musicales des auteurs, qui ne sont plus à démontrer, sont garantes de l’excellence de ce travail.

 

 

Marie-Alice CHARRITAT : Collection « les Contamalices » : Dingos ces animaux ! 1vol. 1CD. Histoire d’une forêt. 1vol. 1CD. Hugues le petit indien. 1vol. 1CD. Vande Velde : VV407, VV406, VV408.

Voici trois petits livres-disques utilisables aussi bien à la maison qu’en éveil musical ou même en début de cycle 1, et bien sûr, dans les classes de maternelle. Chacun raconte une petite histoire ponctuée de chansons originales simples mais non simplettes. Les livrets contiennent l’histoire, les paroles et la musique des chansons ainsi que des activités. Le CD contient l’intégrale de l’histoire et des chansons avec, en plus, le play-back des chansons. Cette collection, qui connaîtra sans doute une suite est pleine de fraicheur et mérite d’être connue.

 

 

CHANT

 

Wolfgang Amadé MOZART : Konzertarien für Tenor. Konzertarien für Bass. Bärenreiter : BA9184 – BA9185.

Nous avons rendu compte, dans la lettre 78 de février 2014, des volumes consacrés aux airs de concert pour soprane et alto. Voici donc chacun des deux volumes consacrés aux airs pour ténor et basse. Ces deux volumes contiennent tous les airs pour chant et orchestre classés par tessiture et placés chronologiquement à l’intérieur de chaque volume. Chacun des volumes contient une brochure donnant toutes les indications concernant l’interprétation de ces airs ainsi que tout ce qui concerne l’ornementation et les cadences. Il s’agit donc d’une véritable édition de travail. Il faut saluer ici le remarquable travail effectué par Thomas Seedorf et Uwe Kremp. Les volumes donnent les références des partitions pour une interprétation avec orchestre. La réduction pour piano de Christian Beyer est à la fois fidèle et repensée vraiment pour le piano, ce qui n’est pas si fréquent.

 

 

PIANO

 

Antoine REICHA : Grande sonate en mib. Edition : Michaël Bulley. Symétrie : ISMN 979-0-2318-0758-5.

Antoine Reicha (1770-1836) est maintenant plus qu’un nom et si le professeur qui compta parmi ses élèves Berlioz, Franck, Liszt, et Gounod fut grandement apprécié en son temps, sa musique mérite beaucoup mieux que l’oubli dans lequel elle était tombée. Cette Grande sonate, composée à Vienne mais dont le titre est en Français, est publiée d’après la seule source existante, un manuscrit de la Bibliothèque Nationale. Reicha en écrivit en même temps deux autres. Elle ne démérite pas face à celles de son ami Beethoven. Souhaitons qu’elle trouve bientôt sa place dans les récitals.

 

 

Christine MARTY-LEJON, Jean-Claude SOLDANO : Les bêtises pour piano 4 mains. Soldano : ES845. www.editions-soldano.fr

Sous-titrée « Quand trois petits chats s’amusent… », cette pièce porte bien son nom : dans un tempo assez vif, une mélodie, qui évoque à la fois par ses notes et par son rythme le rag-time, folâtre, module pour se terminer en feu d’artifice. L’ensemble est plein de fraicheur. Il est destiné à deux pianistes de fin de cycle 1qui devraient y trouver beaucoup de plaisir.

 

 

Christine MARTY-LEJON : Brasilian songpour piano. 1ère/2ème année cycle 2. Soldano : ES729. www.editions-soldano.fr

Si, comme le dit l’auteur, la « saudade » se traduit à merveille dans la bossa-nova, et qu’elle porte en elle un sentiment de nostalgie et de mélancolie, alors le pari est tenu. Cette pièce évoque tout à fait cette ambiance si typique qu’on trouve, bien sûr, dans les célèbres Saudades do Brazilde Darius Milhaud. Peut-être, d’ailleurs, le professeur pourra-t-il faire écouter ces pièces pour mettre l’élève dans l’ambiance, car il ne suffira pas de respecter le rythme pour être dans l’esprit spécifique de cette œuvre.

 

 

André TELMAN : L’androïde intelligent pour piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2804.

Cet androïde se décline en trois mouvements qui ont en commun une écriture atonale basée, pour les deux premiers mouvements, sur des quintes parallèles, et pour le troisième sur des quintes diminuées. Mais ces procédés n’ont rien d’artificiel et l’intelligence de cet androïde se manifeste par le subtil jeu des rythmes et des élans lyriques qui le caractérisent. Cette pièce plaira certainement beaucoup par son étrangeté. Sans compter que les allusions à peine voilées au prélude de Tristan permettront au professeur de compléter la culture musicale de ses élèves…

 

 

Noël LEE : Distances pour piano. Delatour : DLT2312.

Ecrite en 1996, l’œuvre a été éditée par Dimitri Tchesnokov pour le « Concours-Festival – répertoire pianistique moderne » (Paris 2014). L’éditeur en reconnaît le caractère énigmatique ainsi que la richesse harmonique et polyphonique. Si techniquement la pièce n’est pas d’une difficulté insurmontable, elle n’en demande pas moins une grande maturité. C’est donc une œuvre à découvrir et à faire connaître.

 

 

VIOLON

 

Max MÉREAUX : Le pont du bonheur pour violon et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2759.

Cette jolie pièce permettra au jeune violoniste de montrer toute sa sensibilité et son sens mélodique rien que sur quelques notes. La partie de piano, extrêmement simple, pourra être abordée par un pianiste de petit niveau. C’est excellent pour la découverte de la musique de chambre. De plus, les harmonies quasi fauréennes (comment ne pas penser à la Berceuse op. 16 ?) donnent à cette pièce une grande délicatesse.

 

 

Madeleine BLOY-SOUBERBIELLE : Deux mélodies transcrites pour violon et piano par Alexis Galpérine. Delatour : DLT1687.

C’est en 1996 que Madeleine Bloy-Souberbielle, auteur de mélodies remarquables, autorisa Alexis Galpérine à transcrire pour violon deux d’entre elles. Elles furent créées le 29 octobre 1996 à l’occasion d’un colloque sur Léon Bloy.

La première mélodie, d’un mouvement très modéré, déroule de très belles phrases accompagnées sobrement par le piano. La deuxième, dans un mouvement vif et une tonalité de sol dièse mineur, nous entraine dans une course quasi incessante et haletante. C’est peu dire que c’est de la très belle musique !

 

 

Otto-Albert TICHY : À Alexis. Deux pièces pour violon et piano. Assez facile. Delatour : DLT1686.

Otto-Albert Tichy (1890-1973) est un organiste compositeur, musicologue qui a laissé de nombreuses œuvres, en particulier religieuses. Né en Moravie, il fut élève de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum et fut pendant trente ans Cantor de la cathédrale de Prague. S’il faut voir un rapport avec les œuvres précédentes, c’est qu’il épousa, lui, la fille aînée de Léon Bloy… Bref, ce délicieux diptyque fut dédié, pour ses onze ans, au jeune Alexis Galpérine qui nous les offre aujourd’hui. La première est un « andante amoroso » très lyrique, la deuxième un Allegro contrasté inspiré du folklore. Ces deux pièces devraient ravir les jeunes interprètes.

 

 

ALTO

 

Pascal JUGY : Velours pour alto et piano. Moyen. Delatour : DLT1107.

Voici ce qu’en dit l’auteur : « Je l’aime cet alto; j’aime sa douce force intérieure, le moelleux de sa voix quand il s’étire et prend son temps… Alors j’entends la voix de Shenn et le bugle de Pierrot. ». On peut dire que l’œuvre répond effectivement à cette ambiance toute de délicatesse et de douceur, mais sans aucune mièvrerie.

 

 

FLÛTE

 

Jean-Louis PETIT : Emergence. Niveau fin d’étude. Fortin-Armiane : EFA78.

Dédiée à Pierre Monty et Yoko Kubo, cette pièce pour piano (à queue, étant donné la nécessité de pouvoir accéder facilement aux cordes) et flûte traversière possède toutes les qualités habituelles des œuvres de cet auteur : les techniques contemporaines concourent au lyrisme et à la beauté intrinsèque. La technique au service de la musique. Que demander de plus ?…

 

 

CLARINETTE

 

Maurice JOURNEAU : Trois pièces brèves pour clarinette en sib. Niveau moyen. Fortin-Armiane : EAL546.

Ces trois pièces ont été écrites en 1984, date à laquelle Maurice Journeau cessa volontairement de composer. On y retrouve le langage si personnel de ce compositeur plein de lyrisme et d’harmonies délicates. Souhaitons que ces pièces soient abondamment jouées. Si nous avons indiqué un niveau de difficulté, c’est pour que les professeurs n’hésitent pas à les faire jouer à leurs élèves, mais elles n’ont rien de pièces « scolaires » ou « pédagogiques » !

 

 

Yves CUENOT : Ondes et remous pour clarinette en sib. Moyen avancé. Delatour : DLT2261.

Deux parties dans ce soliloque : Ondes, qui oscille entre les différents registres de la clarinette en ondulant – c’est le cas de le dire – nonchalamment, et Remous, où alternent passages agités et passages plus lents.

 

 

SAXOPHONE

 

Bruno GINER : Poker à quatre. Quatuor de saxophones. Assez facile. Dhalmann : FD0439.

Mieux vaut être initié au poker pour aborder cette œuvre. Il faudra aussi, bien sûr, être initié aux techniques contemporaines de l’instrument, même si toutes les indications sont fournies sur la partition. Le déroulement de cette partie ne devrait pas laisser ses interprètes indifférents…

 

 

Charles BALAYER : Parisian dreampour quatuor de saxophones (soprano, alto, ténor, baryton). Assez difficile. Delatour : DLT2206.

Cette pièce très swing est très agréable à entendre, rythmée tout en étant un brin nostalgique. On pourra l’écouter intégralement sur le site de l’éditeur. Ce rêve parisien a vraiment tout pour séduire et devrait avoir beaucoup de succès tant dans les classes de bon niveau que pour des concerts professionnels.

 

 

BASSON

 

Maurice JOURNEAU : Caprice pour basson et piano. Fortin-Armiane : EFA73.

On commence à mieux connaître et apprécier ce compositeur élève de Nadia Boulanger, né en 1898 et mort en 1999 mais qui cessa volontairement d’écrire en 1984. Cette œuvre de 1955, difficile d’exécution mais limpide par une écriture personnelle qui reste toujours compréhensible, comporte deux parties qui s’enchaînent. Si le basson a la part belle avec notamment une cadence ad libitum, le piano n’est pas en reste. Loin d’être un simple accompagnateur, il joue un vrai rôle de partenaire. Le 6/8 de la deuxième partie est particulièrement lyrique et envoûtant.

 

 

TROMPETTE

 

Jérôme NAULAIS : L’escalier d’honneur pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2714.

Cet « escalier d’honneur » porte bien son nom. L’œuvre possède toute la solennité requise et l’atmosphère joyeuse qui s’en dégage conviendrait fort bien à un cortège de mariage sortant de la Mairie. Souhaitons que le trompettiste puisse dire à la fin de son morceau : « L’ai-je bien descendu ?… ».

 

 

René POTRAT : Prémices pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2733.

Si la partie de trompette, fort chantante, marque bien les débuts d’une carrière qu’on espère longue, la partie de piano, aussi vivante que rythmée, demandera un pianiste plus confirmé. L’harmonie ne manque pas non plus d’originalité. Bref, les interprètes devraient trouver ici beaucoup de plaisir.

 

 

Max MÉREAUX : Palomita pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2734.

Voici ce qu’on appelle une « pièce de caractère » et qui est fort bien réussie. L’ambiance espagnole est présente tant par la mélodie que par le rythme. La partie de piano n’est pas très difficile. Les deux interprètes devraient trouver beaucoup de plaisir à faire voler cette petite colombe.

 

 

André TELMAN : En plein songe pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2732.

Le paysage est changeant : les courtes séquences se succèdent, pleines de contrastes. Et pourtant, il s’agit bien d’un ensemble. Il faudra en marquer à la fois l’unité et la diversité. Le piano aura fort à faire et le pianiste devra avoir de préférence une grande main… Mais le jeu en vaut la chandelle et l’ensemble, plein d’imprévu, est fort agréable.

 

 

Jean-Jacques FLAMENT : La caresse du Zéphyr pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2705.

Tandis que la trompette déroule une jolie mélodie, le piano s’envole en délicates arabesques mais qui restent abordables pour un niveau, disons préparatoire. Ce sera une occasion de commencer la musique de chambre avec cette pièce techniquement abordable et pleine de charme.

 

SAXOPHONE

 

René POTRAT : Saxophile pour saxophone alto et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2739.

Comment ne pas devenir « saxophile » (si on ne l’est pas déjà) avec cette charmante pièce construite en A-B-A avec une première et une troisième partie très « grand siècle » et un milieu un peu plus chaloupé ? Piano et saxo dialoguent à l’envie. L’ensemble est bien agréable à écouter.

 

 

Gilles MARTIN : Belle époque pour saxophone alto et piano. Fin du 1er cycle. Lafitan : P.L.2743.

Cette pièce est bien dans le caractère et le style de cette « Belle époque » dont nous parle le titre. Mais il est à craindre que les jeunes saxophonistes, même en fin de premier cycle, n’aient qu’une très vague idée de ce que peut être cette période… Une écoute d’un quadrille ou d’un comique troupier pourra sans doute compléter leur culture historique et musicale ! Car il faudra une certaine gouaille pour être dans l’esprit du morceau par ailleurs bien plaisant et dans lequel piano et saxo pourront s’en donner à cœur joie.

 

 

PERCUSSIONS

 

Laurent VIEUBLE : Ska Balance… Marimba et piano. Facile. Dhalmann : FD0209.

Voici une pièce bien réjouissante et pleine d’humour et de vie, comme son titre le fait présager. Entre claquements de main et marimba, c’est toute une ambiance de fête qui se dégage. La partie de piano peut également être interprétée au marimba par le professeur ou un élève avancé.

 

 

MUSIQUE DE CHAMBRE

 

Eric FISHER : L’île où les hommes implorent. Violon & Cello. Difficile. Dhalmann : FD0433.

Cette œuvre, publiée dans la collection « Carnets du 21ème siècle », fait appel à toute les techniques contemporaines pour exprimer une ambiance, créer des images, des atmosphères. Il faudra, bien sûr, une grande écoute et une grande connivence entre les interprètes pour rendre toutes les nuances de cette œuvre.

 

 

Pascal JUGY : Velours pour alto et guitare à 10 cordes. Moyen. Delatour : DLT1185.

Il s’agit de la même œuvre que celle, pour alto et piano, recensée à la rubrique Alto.

 

 

ORCHESTRE – MUSIQUE D’ENSEMBLE

 

Franck Christoph YEZNIKIAN : AESTVARIUM (III Notes from Salalah). Symétrie : ISMN 979-0-2318-0612-0.

Il s’agit d’une commande de la Deutsche Radio Philarmonie avec le soutien de l’Institut Français d’Allemagne. Cette œuvre grandiose d’une douzaine de minutes nécessite un imposant dispositif instrumental, spécialement pour les vents et les percussions. Destinée à exprimer une ambiance picturale et mentale, elle suppose que l’effectif soit intégralement respecté et disposé selon le plan fourni par le compositeur : le travail sur la spatialisation, les timbres et les contrastes est fondamental dans cette œuvre.

 

 

André TELMAN : Mouvances du silence pour grand ensemble de trompettes et 2 percussions. Lafitan : P.L.2688.

Cette œuvre demande un effectif conséquent allant du début de cycle I au cycle III. Elle permet ainsi de faire jouer toute une classe. L’écriture est contemporaine, avec des plages d’improvisation. Il faudra une mise au point très précise pour tirer de cette œuvre toute sa substance. Ces plages d’improvisation n’excluent en rien des parties lyriques très écrites. Bref, il s’agit d’une œuvre comportant des aspects très divers et très intéressants.

 

 

Jean-Christophe AURNAGUE : « SolemnProcessional ». Marche solennelle pour 2 trompettes, orgue et timbales. Delatour : DLT2203.

Cette œuvre écrite pour deux trompettes, orgue et timbales et composée par l'organiste titulaire de l'église du Sacré-Cœur de Monaco a été jouée le 13 novembre 2011 à l’occasion du centenaire de Saint Martin de Monaco, en présence de la famille princière. Qu’en dire sinon qu’elle répond parfaitement à sa destination. Comportant deux parties plus solennelles enchâssant une partie plus lyrique, elle s’écoute avec plaisir. On peut l’entendre intégralement sur le site de l’éditeur.

 

 

Gérard HILPIPRE : Sinfonia Sacra pour chœur mixte (SATB), orgue et percussions. Delatour : DLT2220.

Ecrite dans l’esprit des grands auteurs de la Réforme, cette « Sinfonia » commente trois textes bibliques en allemand dans la traduction de Luther. Le premier est le psaume 121, un « psaume des montées », que la musique illustre fidèlement, le deuxième est un texte de la 1ère épitre de Pierre : « Car Toute chair est comme l'herbe, Et toute sa gloire comme la fleur de l'herbe. L'herbe sèche, et la fleur tombe; mais la parole du Seigneur demeure éternellement. » Quant au troisième texte, il s’agit du célèbre psaume 150 illustré par César Franck entre autres, mais bien sûr, traité de manière tout à fait différente même si on y trouve le même enthousiasme. L’écriture, contemporaine, rend cette pièce difficile et abordable seulement par des chœurs confirmés.

 

 

ORATORIO

 

Bruno ROSSIGNOL : La fin dau monde. Oratorio sur un texte de Jean-Yves Agard. Delatour : DLT2196.

Bruno Rossignol nous offre ici une œuvre tout à fait originale ne serait-ce que par sa taille : les dix-sept tableaux ne durent pas moins de cinquante minutes. La nomenclature est imposante : mezzo-soprano, récitant, vielle à roue, chœur mixte SATB, harpe, piano, flûtes, hautbois, clarinettes divisées, clarinette basse, bassons, cors divisés, trompettes divisées. violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses, timbales, percussions diverses.

La présence de la vielle à roue est primordiale : l’œuvre est en effet écrite en occitan limousin. La fin du monde dont il est ici question est celle d’une langue, d’une culture, le tout symbolisé par une soirée familiale en Périgord Vert le soir de la grande tempête de 1999. L’ensemble est impressionnant, on est vraiment pris par cette œuvre qu’on peut voir et entendre dans son intégralité sur le site de l’éditeur. C’est à découvrir absolument.

Daniel Blackstone.

ORGUE

Guy MIAILLE : Second Livre de Préludes divers et Fugues pour l’Orgue, Santilly, Éditions Les Escholiers (gmiv.esg@wanadoo.fr ), 2014, 38 p. (+ CD encarté : 27’ 14).

Dans une finalité fonctionnelle et pratique, Guy Miaille — organiste, pédagogue et compositeur prenant ses distances vis-à-vis de toute école esthétique classée — vient de publier (aux Éditions Les Escholiers qu’il dirige) son Second Livre de Préludes divers et Fugues dédié à Jorris Sauquet, organiste de l’Église Notre-Dame du Rosaire (à Paris). Selon l’auteur, ce cahier comprend des « nobles formes toujours appréciées tant par les musiciens que par les mélomanes », car elles favorisent « une expression renouvelée ». Il reprend donc les formes traditionnelles : Fugues, Choral, Canzona, Scherzetto. Cette édition bien gravée fournit toutes les précisions utiles à propos du caractère des pièces et de la registration souhaitée. De plus, un CD encarté rendra de grands services aux organistes et facilitera leur choix de morceaux à des fins fonctionnelles et cultuelles.

 

Guy MIAILLE : Déploration à la mémoire de l’Abbé Armand ORY, Santilly, Éditions Les Escholiers (gmiv.esg@wanadoo.fr ), 2014, 2 p. (+ CD ESG06/2014AO. TT: 3’).

Guy Miaille — fidèle lecteur de la Revue trimestrielle : Musique sacrée-L’organiste, éditée par l’Association Jeanne d’Arc (88 Fontenay) — a tenu à rendre un vibrant hommage au regretté Abbé Armand Ory (décédé le 14 septembre 2013), ardent défenseur des Orgues, de la musique sacrée et de la musique liturgique en particulier, parolier et responsable de cette Revue. Sa Déploration pour orgue (2 p.) s’inspire du répons pour les Complies : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Son interprétation nécessite, de préférence, au Grand Orgue : les jeux de Gemshorn (Cor de chamois) et Flûte 8’ ; au récit : ceux de Bourdon 8’ et Nasard. La partition comprend des changements de mesures et de tonalités, l’alternance entre mesures binaires et ternaires. L’écriture est claire, avec des accents sincères et, vers la fin, la mélodie In manus tuas est citée. Un CD indépendant (3’) joint à la partition permettra aux interprètes de mieux comprendre les intentions du compositeur.

 

Dimitri CHOSTAKOVITCH : Confession - Cathédrale, LE CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com  ), OR4899,  5 p.

Ces deux pièces pour 2 claviers et pédale, dont l’abord est facile, sont extraites de la musique du film « Le Taon » réalisé par Alexander Feinzimmer. La première : Confession (3 p.), Andante, commence par un thème pp à découvert à la pédale soutenu par des accords de sixtes parallèles aux claviers, puis un mouvement de noires en triolets, crescendo aboutit à un forte avec un rythme de croches, pour retomber à pp dans la conclusion. La seconde : Cathédrale (2 p.), également Andante, s’impose par son calme, avec de longues tenues à la pédale et à la main gauche et une facture mélodique conjointe à la main droite. De caractère méditatif, elles peuvent être interprétées lors d’une Messe par un organiste débutant.

 

 

Régis CAMPO : Sonate pour orgue n°2 Les Couleurs, LE CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com  ; 31-33 rue Vendrezanne 75013 PARIS), OR4896, 6 p.

La Sonate pour orgue n°2, composée en 1996 par Régis Campo  (né en 1968) — élève d’Alain Bancquart et de Gérard Grisey (CNSMP) — s’adresse à un interprète chevronné, rompu aux subtilités rythmiques (changements de mesures  — C, 3/4, 5/4 —, notes détachées entrecoupées par des silences générant un effet de quasi staccato à la pédale). L’harmonisation complexe fait appel à des accords dissonants à la main gauche ; la facture mélodique, au chromatisme et à des intervalles augmentés, diminués. Un petit motif de doubles-croches, ascendant et descendant, circulant à travers l’œuvre, sert de conclusion à découvert et sur une seule note piquée suivie de silence. Dans l’ensemble, cette pièce calme, dont la registration n’est pas précisée, évolue dans la nuance piano. Cette partition rendra service aux organistes soucieux de varier leur répertoire.

 

Édith Weber.

 

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LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE

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Association Maurice & Marie-Madeleine Duruflé : Bulletin n°13/2013, Paris, Association Maurice & Marie-Madeleine Duruflé (www.durufle.org ), 2013, 240 p. + CD encarté (66’ 40).

Selon sa formule habituelle, ce Bulletin comprend d’abord une partie consacrée à des œuvres de Maurice Duruflé. Il est illustré par un CD avec son Prélude, Adagio et Choral varié sur le Veni Creator (op. 4), en trois versions enregistrées : celles de 1931 par Ronald Ebrecht (en 2014), de 1956 par Maurice Duruflé (en 1959) et par Marie-Madeleine Duruflé (en 1966) — sur des instruments différents. L’œuvre bénéficie d’explications très fouillées rédigées par Alain Cartayrade : dates, origine de l’Hymne ; de commentaires par Thomas Lacôte sur l’écriture et les réécritures de l’œuvre et d’analyses comparatives des six versions de 1930 à 1996 : circonstances, influences (Nadia Boulanger, Norbert Dufourcq et Marcel Dupré) par Ronald Ebrecht. La Messe Cum jubilo (op. 11) est située dans le contexte du renouveau catholique, avec des réactions vis-à-vis du Concile de Vatican II, mais aussi du Motu Proprio du Pape Pie X acceptant la musique moderne dans la mesure où elle reste fidèle aux principes liturgiques ; elle peut donc être considérée, selon Christophe Rios (p. 84sq), comme un « acte de mémorialisation ». Ce Bulletin si riche propose encore une étude musicologique et théologique de J.-M. Leblanc à propos des Sept Chorals-Poèmes de Charles Tournemire, et la révision de son Triple Choral par Maurice Duruflé, présentée par Kurt Lueders. Par la rigueur de son information, ce numéro sera très apprécié des organistes, hymnologues et mélomanes.

Édith Weber.

 

Béatrice RAMAUT-CHEVASSUS, Anne DAMON-GUILLOT (dir.) : Dire/Chanter : passages. Études musicologiques, ethnomusicologiques et poétiques (XXe et XXIe siècles). Publications de l’Université de Saint-Étienne (http://publications.univ-st-etienne.fr ), Collection « Musique et musicologie », 2014, 351 p. – 25  €.

Les problèmes d’identité, de réception, de transmission de la musique préoccupent les chercheurs depuis plusieurs décennies. Ils sont surtout du ressort de trois disciplines : musicologie, ethnomusicologie et poétique, et gravitent autour de plusieurs notions : la « représentation de la parole », la « vocalité » et le « chant des mots » faisant l’objet de 17 études. Les aspects du « dit/chanté » concernent le « parlé sur la scène de l’Opéra » (XIXe siècle), la « mélodie parlante orchestrale » et encore les « formes vocales exploratoires (1960…) » jusqu’à l’« extravocalité provocatrice » (XXe-XXIe siècles). Il s’agit donc de « servir avec sa voix » capable d’assumer diverses fonctions : psychologique, narrative, informative, symbolique, scénographique, dramaturgique et également spirituelle. Elle est indissociable de l’écoute ; toutefois, la voix est aussi audible, inaudible, silencieuse (cf. la prière), cantillée et, de plus, la parole peut être orchestrée. La notion de « passage est liée à celles d’échanges, de proximité ou de traversée » et de « transfiguration » (cf. Préface). Quant au titre, il implique différents états vocaux explicités par de solides démonstrations à partir de Manon, Pelléas et Mélisande, Lulu, du Requiem pour un jeune poète (Bernd Aloys Zimmermann), sans oublier la musique liturgique copte (Haute-Égypte), le répertoire de l’Église apostolique arménienne (Istanbul), la musique carnatique (Inde du Sud), les onomatopées et les cris (Beatles), entre autres. Ces réflexions multiples — étayées d’analyses percutantes, de diagrammes, de spectres et d’exemples musicaux — d’une grande diversité et originalité, parfois inattendues, illustrent la vitalité des travaux effectués par Le Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Expression Contemporaine (Université de Saint-Étienne). Par la nouveauté de ses approches terminologiques et méthodologiques, ce livre, particulièrement dense et étoffé, présentant la voix dans tous ses états, ouvrira la voie à de nombreuses spéculations intradisciplinaires.

Édith Weber.

 

François NICOLAS : Le Monde-Musique I. L'Œuvre musicale et son écoute. Château-Gontier,  Éditions Aedam Musicae (www.musicae.fr  ), 2014, 259 p. – 25 €.

L’auteur — polytechnicien, compositeur, organiste, philosophe, chercheur à l’IRCAM et Professeur — met sa vaste érudition au service d’une meilleure compréhension du discours musical et d’une écoute attentive et soutenue permettant de révéler des surprises cachées au musicien que François Nicolas considère comme «  un passeur de musique » (p. 39). En effet, selon le regretté Jean Barraqué, « les œuvres nous créent créateurs » et, dès la page 11, l’auteur en livre la clé au lecteur soucieux de comprendre l’« idée musicienne de la musique » ; il avance quatre thèses : 1. « La musique fait le monde », 2. « L’œuvre fait l’écoute musicale », 3. « La musique fait le musicien et le musicien (pensif) fait l’intellectualité musicale », 4. « La musique fait la raisonance » (sic). Ces 4 assertions circulent comme un motif conducteur à travers l’ouvrage qui affirme que la musique est un « art autonome » et « un art de l’écoute ». L’auditeur de musique doit devenir un écouteur. Avec une terminologie spécifique très personnelle, les différents chapitres exposent les moyens et les étapes de l’écoute illustrées par de minutieux diagrammes. La théorie théologique chrétienne de l’écoute fidèle est illustrée par Saint Paul, puis par le réformateur Martin Luther, enfin — plus proche de nous — par le célèbre théologien Karl Barth, pour lesquels la foi, la prière, la prédication sont du ressort de l’écoute. Le chapitre : Théorie de l’audition musicale (p. 87sq) intéressera plus particulièrement les musiciens et compositeurs, car il importe « d’écrire et lire la musique », puis de la « jouer », enfin de « l’entendre ». Les esthéticiens, les psychologues, les spécialistes des problèmes de perception apprécieront le chapitre concernant l’Approche psychanalytique de l’écoute inconsciente (p.105sq). Les chapitres suivants : Le moment faveur, le plus développé ; Le tourniquet de l’intension  (sic) ;  Comment l’écoute musicale tricote le temps ; la forme musicale comme inspect  (sic) ; Le concert ou quand les œuvres s’écoutent, ouvrent de nouvelles perspectives autour des verbes : percevoir, auditionner, appréhender, écouter, débordant largement les notions de perception, d’audition, d’appréhension et d’écoute.

Les repères de l’auteur sont multiples et pluridisciplinaires. Il se réfère, d’une part, à Sigmund Freud, Sǿren Kierkegaard, Jean-Paul Sartre, Jean Lacan, Vladimir Jankélévitch… et, d’autre part, à Arnold Schoenberg, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, C. Deliège  — dédicataire de l’étude. Une fois familiarisés avec la démarche très rigoureuse, protéiforme et le vocabulaire, les lecteurs et auditeurs ayant assimilé cette « théorie de l’écoute musicale » seront préparés à mieux comprendre les 3 volumes complémentaires annoncés : Vol. II : « Théorie de la logique d’écriture » (justifiant la notion d’un monde-musique) ; Vol. III : « Théorie de cette discursion langagière propre au musicien… Intellectualité musicale » ; Vol. IV : « Théorie de ces rapports du monde-musique avec son environnement qu’on nommera raisonance ». À suivre.

 

Édith Weber.

 

Vincent COTRO, Véronique MEYER, Marie-Luce PUJALTE-FRAYSSE (dir.) : La première œuvre. Arts et musique (XVe-XXIe siècles). Rennes, Presses Universitaires de Rennes (www.pur-editions.fr ), Collection « Art & Société », 2014, 325 p. – 21  €.

Le titre sollicite à la fois l’histoire de l’art et la musicologie, et porte sur la longue durée. Il implique, en fait, la « première œuvre », au sens de premier aboutissement déjà annonciateur d’un avenir (peut-être prometteur). Elle est donc tributaire d’une identité esthétique. Ces 23 études, publiées avec soin sous la direction de deux historiens de l’art et d’un musicologue, gravitent autour du « rôle crucial que joue la première œuvre [aboutie] dans les stratégies de carrière des musiciens et artistes ». Elles résument les préoccupations agitées lors d’un Colloque international et pluridisciplinaire. Cette vaste confrontation lance une problématique assez neuve, et soulève de nouvelles perspectives à partir de cas de figure liés à la difficulté même de définir « la première œuvre », de dégager ses contextes, d’examiner la diversité des sujets et — dans la longue durée — de mesurer la potentialité créatrice de l’artiste. La première partie, placée sous l’angle historiographique par rapport aux partis pris culturels et aux écrits et catalogues, est relative à Franz Liszt, Claude Monet, les mouvements d’avant-garde, et soulève divers problèmes à propos de l’identité créatrice convergeant vers l’interrogation suivante : « la première œuvre du génie musical : une clé ? ». La deuxième partie fait appel à la théorie de la réception (Rezeptionstheorie) et aux diverses situations attestant l’assimilation de nouveautés artistiques, par exemple : dans l’enluminure, l’architecture, les Grands Prix de l’Académie Royale d’Architecture. Nos lecteurs seront attentifs aux compositions musicales françaises aux XVIIe et XVIIIe siècles, au genre de l’Opéra comique en France pendant la Révolution. La troisième partie, dans la sphère de Mozart, Beethoven, Prokoviev, J. Turina, Martial Solal (jazzman), Xenakis et György Kurtag, intéressera plus particulièrement les musicologues et esthéticiens.

Ce livre si dense (dont l’apport ne peut être signalé que succinctement dans ce cadre) a le mérite de soulever, dans une optique interdisciplinaire, de nombreux points relatifs à l’historiographie, au phénomène de la création artistique et musicale, à la taxinomie en tenant compte à la fois de sa perception cognitive et de sa réception esthétique dans l’immédiat et par la postérité. Il met donc en relief les incidences, la fortune et la survie de la « première œuvre ». Que de spéculations insoupçonnées à l’actif de la Collection « Art et Société » (architecture, peinture, musique) pour dégager la première touche géniale d’une œuvre et l’actualité créatrice à une époque donnée.

Édith Weber.

 

Monette VACQUIN : « Grave, ma non troppo ». Beethoven, dernier mouvement. Paris, Penta Éditions (www.penta-editions.fr ), 2013, Diffusion L’Harmattan (www.editions-harmattan.fr ), 326 p. – 29 €.

Ce livre — baignant dans le monde musical et se lisant comme une roman — ne correspond à aucun genre littéraire classé. Il tient certes de la « fiction » ; pourtant, le principal protagoniste est réel : Ludwig (van Beethoven), il est, en effet, présent au fil des pages, des dialogues, des anecdotes, des événements de la vie quotidienne et de ses œuvres. Sa production musicale est située par rapport au Zeitgeist (à l’esprit du temps) : liberté, fraternité entre les hommes. Ses attaches familiales (père, frères : Kaspar Karl et Nikolaus Johann) sont signalées. Son cadre familier : deux pianos à queue, large table de travail, partitions, esquisses… est décrit, mais il ne s’agit pas d’une monographie. En fait, le personnage réel côtoie un personnage fictif : une femme « qui n’a jamais existé que dans l’imaginaire d’une autre femme », en l’occurrence : Monette Vacquin, dénommée Liebe (cf. la mélodie An die ferne Geliebte(À la bien-aimée lointaine), op. 98). Celle-ci précise d’ailleurs : « Ludwig van Beethoven m’a engagée pour être son intendante, tenir sa maison et être la copiste de son œuvre » (cf. p. 17) : voici le point de départ de ce puzzle privilégiant des sources authentiques. M. Vacquin, écrivain et psychanalyste, ajoute qu’elle n’a pas voulu réaliser un ouvrage de musicologie (événementielle ou historique). En 32 Chants (Lieder) et une Coda en guise de chapitres, l’approche originale de « l’homme vivant » échappe à la déformation psychanalytique professionnelle. L’auteur évoque — Ma non troppo la bonne société viennoise ; les angoisses de la vie (surdité…), les crises, le combat intérieur de Beethoven ; ses voyages à Prague, Berlin… ; ses exploits ; ses rencontres avec des célébrités : Daniel Steibelt, Johann Nepomuk Hummel, Ferdinand Ries, Ignaz Schuppanzigh…La réalité dépasse-t-elle la fiction ? ou le contraire ? Au lecteur peut-être déconcerté de trancher. La réponse est donnée par Mouette Vacquin elle-même qui  — rappelant (p. 14) qu’elle n’est « ni érudite, ni musicologue » — espère « que l’accès par le roman et par l’amour permette d’approcher l’homme vivant, que la fiction soit au service d’autres formes de vérité » (p. 15).

Édith Weber.

 

Jean GRIBENSKI et Patrick TAÏEB (dir. ) : Mozart et la France De l'enfant prodige au génie (1764-1830). 1 vol. Éditions Symétrie, collection Recherche, 2014, 254 p. 17x24 cm, 39 €.

Cet ouvrage a pour ambition d'éclairer notre connaissance de Mozart quant à l'image qui en a peu à peu émergé en France à l'occasion de ses visites et durant les années qui ont suivi sa mort. Comment Mozart a-t-il été « reçu » dans la conscience française, comment s'est forgé le « mythe Mozart ». Les sources sont l'édition et bien sûr le concert public. Les sept concerts données par Wolfgang lors de se deux séjours français (d'une part, en 1764/1766, à Paris, Dijon et Lyon et, d'autre part, 1778, à Strasbourg), ne font connaître Mozart qu'auprès de ses confrères et de la bonne société. Le point de départ de la célébrité se situe en 1801 avec la représentation des Mystères d'Isis, adaptation française de Die Zauberflöte, qui pour satisfaire au goût français pour le spectacle, « privilégie la représentation historique au détriment de l'aspect féérique » et prend quelques libertés avec le texte et la musique, par exemple en réduisant de manière drastique le rôle de la Reine de la Nuit. Plus généralement, la connaissance en France de l'œuvre de l'autrichien s'opère à travers ses opéras : des nombreuses éditions françaises des Noces de Figaro et traduction française de Die Entführung aus dem serail, à La Flûte enchantée/Les Mystères d'Isis, enfin à Don Giovanni, en 1811, après une première adaptation-parodie, Don Juan, en 1805 à Paris puis à Lille. Au concert, sous la Révolution et l'Empire, le nom de Mozart apparaît avec plus ou moins de régularité, d'abord essentiellement à travers des extraits vocaux de ses opéras et les Ouvertures de ceux-ci. La dissémination des œuvres jouées intervient en 1804, avec l'exécution du Requiem en particulier, celle des symphonies ne venant que plus tard, en 1807, car « Paris ne reconnaît qu'un symphoniste autour de 1800, Haydn ». Elle s'opère aussi à travers le ballet-pantomime dont Alexandre Dratwicki souligne que « ces 'airs parlants' proposent une version purement instrumentale d'une page opératique, avec un incipit mélodique qui suffit à renvoyer immédiatement à l'esprit des spectateurs les mots supprimés ». L'ouvrage, extrêmement documenté, se conclut, en une dernière partie intitulée « Images de Mozart », par l'analyse de l'émergence du « mythe Mozart » au début du XIX ème siècle. Les compte rendus dans la presse entretiennent anecdotes et légendes et on assiste à un phénomène surprenant de biographie élogieuse qui emprunte à l'hagiographie. Les rédacteurs, en 1801, des premières Vies de Mozart en langue française, Théophile-Frédéric Winckler (« Notice biographique ») et Carl Friedrich Cramer (« Anecdotes sur W.G.Mozart »), elles-mêmes traductions de textes originaux allemands, accordent plus d'importance aux indications de lieux qu'aux précisions de temps et privilégient les témoignages, souvent indirects, qui peu important leur authenticité, « contribuent à l'édification du génie de Mozart, et même à la sacralisation de son talent ». Sous la plume d'un Stendhal, un peu plus tard, Mozart n'est-il pas représenté comme l'être élu ?

Jean-Pierre Robert.

 

Igor MINAEV & Olga MIKHAILOVA : Madame TCHAÏKOVSKI. 1 vol Éditions Astrée, 2014, 142 p. 16 €.

Voila un livre qui ne fera pas date dans l’immense littérature consacrée au compositeur russe ! Rien qu’on ne sache déjà dans cet ouvrage qui traite de façon romancée du mariage désastreux et  des rapports  houleux entre Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) et Antonina Ivanovna Milioukova (1848-1917).  Un mariage célébré le 30 juillet 1877 qui ne tardera pas à virer à l’échec patent, puisque le compositeur qui tentait par cette union de masquer son homosexualité latente, quittera au bout de quelques mois, et définitivement, cette épouse haïe qui finira ses jours dans un hôpital psychiatrique. Une union calamiteuse qui fournit, ici, l’occasion d’une évocation romanesque de l’homosexualité et de la mort du plus occidental et du plus romantique des compositeurs russes qui méritait assurément mieux. Entre roman et biographie, l’histoire vue par le petit bout de la lorgnette ! A éviter !

 

Patrice Imbaud.

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CDs et DVDs

 

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« Trobar & Joglar ». Ensemble Alla Francesca.1CD AGOGIQUE (www.agogique.com ) : AGO 017. TT .: 64’ 57.

Les troubadours (ceux qui « trouvent » texte et mélodie), de langue d’oc, parfois anonymes ou cités dans des Vidas (vies), ont joué un rôle considérable tant sur le plan littéraire que sur le plan musical. Ils pratiquent l’ornementation, la science de l’improvisation ou encore la récupération d’un chant pour une version instrumentale, comme en témoigne l’Ensemble Alla Francesca, fondé en 1990 par Brigitte Lesne et Pierre Hamon et spécialisé dans la musique médiévale. Il associe aux voix (B. Lesne, V. Biffi) les instruments historiques suivants : harpe, psaltérion, rote, cimbalette (Brigitte Lesne) ; flûtes à bec, flûte traversière, cornemuses (P. Hamon) ; vièle à archet (V. Biffi) ; tambourins, cloches (C. Rizzo). Ce disque datant de 2014 est accompagné d’une présentation très fouillée (étymologie, définitions, auteurs, contexte historique, traductions françaises des textes chantés), rédigée par Geneviève Brunel-Lobrichon  (Université Paris-Sorbonne). Les improvisations instrumentales — faisant appel à la virtuosité — sont magnifiquement restituées et interprétées par Pierre Hamon. Les contrafacta (techniques d’adaptation et de substitution d’un texte par un autre, éventuellement de la musique) de chansons et conduits ont été adaptés par Brigitte Lesne. Le programme comporte 14 pièces dans des formes en usage à l’époque : canso (chanson d’amour), conduit (conductus destiné, depuis le XIIe siècle, à accompagner des personnages, des processions ou des cérémonies), tenso (débat en dialogue), descort (dialogue animé et discordant exprimant le désaccord des amants), sextine (appelée ainsi par Dante et Pétrarque), dont la première, d’ARNAUT DANIEL (XIIe s.), est chantée par V. Biffi accompagnée à la vièle (pl. 11).

Parmi les troubadours représentés, figurent BERNART DE VENTADORN (né à Ventadour v.1125-mort v.1200, auteur d’environ 45 chansons), avec la canso bien connue : Can l’erba fresch’e.lh folha par… (Quand l’herbe fraîche apparaît et la feuille…) ; RAIMBAUT DE VAQUEIRAS (fin XIIe-début XIIIe siècle, ayant séjourné dans les Cours d’Italie du Nord), auteur du descort plurilingue Eras quan vei verdeiar (Voici que je vois verdir…) ; GUILHEM AUGIER NOVELLA (ou OGIER DE VIENNE, né v.1185, ayant — selon un témoignage manuscrit — longtemps vécu en Lombardie : « Ogiers si fo uns ioglars de vianes, questet lonc temps in lombardia… »), avec le descort Ses alegratge chant per agradatge, folhatge(Sans allégresse, je chante par bon gré, folie…), ainsi que plusieurs anonymes. Ce programme, judicieusement sélectionné par Brigitte Lesne et Pierre Hamon, représente en quelque sorte un digest de la musique et de la poésie de langue d’Oc, sur le thème de l’amour, de la fin’amor, de l’amour trahi ou encore du mal d’aimer. Avec ces joyaux de la littérature et de la lyrique médiévales, l’Ensemble Alla francesca poursuit dignement sa contribution à une meilleure compréhension des pratiques et des mentalités de jadis. Disque incontournable.

Édith Weber.

 

« Gérard Zuchetto chante les Troubadours XIIe et XIIIe siècles ». 1CD VDE-GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 529. TT.: 48’ 28 .

Gérard Zuchetto — à la fois chanteur (avec une discographie prolifique) et auteur — a fondé, en 1985, le Centre de Recherche et d’Expression des musiques Médiévales-Trobar, devenu, en 1995, Centre Trobar-Na Loba, favorisant la recherche et la création artistique dans le domaine concernant la lyrique médiévale et la poésie occitane contemporaine. Son chant est accompagné par les instruments suivants : vièle à archet, citole, tympanon (P. Brient), bendir (instrument maghrébin à percussion), derboukas (tambours répandus en Afrique du Nord), percussions (J. Khoudir). Après une brève introduction instrumentale, il interprète, de sa voix chaude et sonore : Ar resplan la flors enversa (Quand paraît la fleur…) de RAIMBAUT D’ORANGE (v.1140/45-1173, l’un des plus anciens troubadours provençaux) et, comme il le précise : « Il y a dans la poésie des Troubadours le génie des découvreurs. Alchimie des mots et des sons » : ce qu’il réalise pleinement avec ce disque. Dans sa poésie monodique, puis polyphonique : Mos cors s’alegr’e s’esjau, PEIRE VIDAL (fin XIIe–début XIIIe s.) chante l’amour et la joie convenant « à l’honneur et courtoisie sincère et parfaite », et, dans son interprétation, Gérard Zuchetto fait preuve d’une excellente déclamation. Le programme se poursuit avec deux œuvres d’ARNAUT DANIEL (XIIe s.) considéré par Dante comme « un grand maître d’amour » : En cest sonet coind’e lèri, air gracieux aux accents sincères évoquant l’amour que lui inspire sa dame, et Lo ferm voler qu’el cor m’intra (Ce vœu dur qui dans le cœur m’entre…), plus allant. Enfin, 5 pièces de RAIMON DE MIRAVAL (v.1165-v.1229) — qui nous sont parvenues sur environ 45 — sur le thème de l’amour courtois, avec de nombreuses allusions à la nature. A noter Cel que no vol auzie chansos (Celui qui ne veut pas écouter de chansons, qu’il se garde de notre compagnie ! Je chante pour réjouir mon cœur et divertir mes compagnons) : c’est ce que réalise Gérard Zuchetto et que les mélomanes apprécieront.

 

Édith Weber.

 

 

« Das kleinschwabhäuser Orgel-Positiv um 1650 im Bachhaus Eisenach. Die Silbermann-Orgel 1718 in der Pfarrkirche St Georg (Grosskmehlen». Johannes Lang, orgue. Bachhaus Eisenach (Frauenplan 21, D-99817 Eisenach ;www.bachhaus.de). 1CD JUBAL MUSIKPRODUKTIONEN (www.jubal.de  ): CD 140801. TT : 70’ 37.

Ce disque réalisé par la Maison BACH (Bachhaus) à Eisenach qui cultive la mémoire de Jean Sébastien Bach, né précisément dans cette ville, permet d’entendre deux Orgues de factures très différentes : l’Orgue positif (v.1650) du petit village de Kleinschwabhausen (en Thuringe) conservé dans son Musée instrumental et l’Orgue Gottfried Silbermann (1718) de l’Église St. Georg à Grosskmehlen. Le premier instrument (5 jeux) — acquis par le Bachhaus en 2009 et restauré en 2011-12 selon les témoignages d’époque, l’un des rares instruments conservés du XVIIe siècle —garantit une interprétation authentique. Il sert à illustrer des conférences à l’attention des visiteurs venus du monde entier. Le jeune organiste Johannes Lang, Lauréat du 18e Prix Bach, y interprète en connaissance de cause trois œuvres de Dietrich Buxtehude (v. 1637-1707) : Toccata in G (BuxWV 165), Canzonetta in G (BuxWV 171) et Prélude de choral Jesus Christus unser Heiland(BuxWV 198) ; la Canzon Dall istesso Tuono de Matthias Weckmann (v.1616-1674) ; trois œuvres de J. S. Bach : Fughetta super Dies sind die heilgen Zehn Gebot (BWV 679), la Fuga super Jesus Christus unser Heiland (BWV 689) et le Duetto III in G (BWV 804). Il tire le meilleur parti des sonorités de ce positif. Le second instrument est dû au facteur Gottfried Silbermann (1683-1753), plus connu que son frère, le strasbourgeois Andreas Silbermann (1678-1734) (cf. Église St-Thomas). Selon une quittance, l’Orgue de Grosskmehlen a été terminé le 20 novembre 1718. Restauré récemment par la Manufacture C. Rühle, il comprend deux claviers : Principal (10 jeux), Grand orgue (9 jeux) et pédalier, possédant également le registre Klengel (Klingel), sonnette pour avertir le souffleur qui doit actionner les soufflets manuellement. Johannes Lang y interprète avec brio des œuvres plus développées : le Prélude et Fugue en la mineur (BWV 543) de J. S. Bach, les Préludes de choral de Gottfried August Homilius (1714-1785) : Komm, Heiliger Geist et Mein Gott, das Herze bringich dir, la Partita très élaborée diverse sopra il corale Ach, was soll ich Sünder machen (BWV 770), ainsi que la Fugue en Si b Majeur de son fils aîné, Wilhelm Friedemann (1710-1784). Les discophiles découvriront la Sonate n°III en la mineur (op. 23) d’August Gottfried Ritter (1811-1885), dédiée à son contemporain Franz Liszt et d’inspiration romantique. L’excellent organiste met en valeur les possibilités respectives de registration de ces deux Orgues si spécifiques et redonne vie à ces pièces. Sa grande musicalité, son souci d’interprétation historique et son programme hors du commun raviront à plus d’un titre les mélomanes, organistes et historiens de la facture d’orgue allemande.

Édith Weber.

 

« BACH à Moudon ». Anne Chollet, orgue. VDE-GALLO (rue de l’Ale 31 - CH-1003 LAUSANNE - www.vdegallo-music.com). 1 CD GALLO : 1431. TT : 74’ 19.

Anne Chollet a réalisé ce CD pour commémorer les 250 ans de l’Orgue de l’Église Réformée Saint-Étienne à Moudon (Canton de Vaud). Cet instrument, « probablement le plus ancien instrument jouable »  de ce Canton, a été construit en 1764 par le facteur français Adrien-Joseph Potier, puis remanié en 1826 et 1874, avec adjonction d’un second clavier et, enfin, restauré en 1974 par la maison Kuhn de Männedorf qui a voulu restituer à l’instrument son état d’origine tout en conservant l’adjonction du positif. Accordé en tempérament inégal, dit « d’Alembert-Rousseau », il comporte deux claviers : Grand orgue (10 jeux) et Positif pectoral (8 jeux), avec quelques tuyaux partiellement ou totalement originaux, pédalier et, en particulier le Suavial : registre de 8’ en usage au XVIIIe et au début du XIXe siècle, fréquent en Allemagne du Sud et dans la facture suisse alémanique (par exemple au Grossmünster de Zurich). Le remarquable texte trilingue joint au CD présente Anne Chollet, pianiste et organiste suisse, passionnée dès son plus jeune âge par l’orgue, concertiste internationale et lauréate, entre autres, du concours de la Bourse Migros (Zurich). Il donne quelques précisions sur l’instrument, et analyse succinctement les œuvres. Enregistré en août 2013, le programme, entièrement consacré à Jean Sébastien Bach, comprend 13 œuvres : Prélude et Fugue en mi mineur (BWV 566) massif et décidé ; Prélude, Largo et Fugue en la mineur (BWV 543 et 529), bien enlevé, avec son Largo intériorisé et la Fugue exposée avec clarté ; Sonate en trio n°3 en ré mineur (BWV 527) ­— composée pour Wilhelm Friedemann, son fils aîné — avec l’Andante assez volubile, l’Adagio plus méditatif contrastant avec le Vivace énergique ;  Pièce en Sol Majeur (BWV 572), redoutable page de virtuosité nécessitant un jeu égal ; Passacaille et Fugue en do mineur (BWV 582) assez massive. Ces morceaux sont entrecoupés par des Préludes de choral bien connus : Herzlich tut mich verlangen(BWV 727) particulièrement méditatif, Nun freut euch, lieben Christ g’mein(BWV 734), plus allant et le célèbre Choral du Veilleur : Wachet auf, ruft uns die Stimme(BWV 645), avec son rythme caractéristique pris dans un tempo raisonnable. Grâce à une sélection d’œuvres marquantes du Cantor de Leipzig, cette pertinente réalisation des Disques GALLO, pour laquelle Anne Chollet déploie tout son talent et sa musicalité, commémore dignement les 250 ans de l’Orgue de l’Église Saint-Étienne à Moudon.

Édith Weber.

 

« BACH in Brazil ».Yoshiko Masaki, orgue, Manuel Leuenberger, marimba. VDE-GALLO (www.vdegallo-music.com). 1CD GALLO :1421. TT : 62’58.

Le titre : Bach in Brazil n’implique, en fait, qu’une œuvre de Jean Sébastien Bach : son Concerto en ré mineur (BWV 1052). En revanche, le Brésil est représenté par le Concerto pour marimba n°I de Ney Rosauro (*1952), en 4 mouvements, et sa Brazilian Fantasy, ainsi que l’Aria (Cantilena) — Bachiana Brasileira n°5 — du célèbre musicien brésilien, Heitor Villa-Lobos (1887-1859). L’organiste japonaise Yoshiko Masaki, concertiste, qui se produit en Suisse, Italie, Allemagne, France et au Japon, a été organiste de paroisses en Suisse, Allemagne et au Japon ; elle est actuellement en poste à l’Église Réformée de Uetikon am See (Canton de Zurich). Le Suisse Manuel Leuenberger (marimba), né à Thun, a été fasciné par les percussions et, en particulier, par le marimba, instrument à percussion d’Amérique Latine, utilisé aussi bien par la musique traditionnelle locale que par les compositeurs contemporains (Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Steve Reich, entre autres…). C’est aussi le cas de Ney Gabriel Rosauro (né le 25 octobre 1952 à Rio de Janeiro) — compositeur percussionniste ayant étudié à la Hochschule für Musik de Würzburg (Allemagne) et à l’Universidade de Brasilia. En 1986, il a composé dans cette ville son Marimba Concerto n°I, en 4 mouvements : Saudaçao (Salutation) très rythmé, Lamento, Dança, Despedida (Adieu/Au revoir). Cette œuvre se présente comme une symphonie en 4 mouvements : Rapide, Lent, Scherzo, Finale, avec des motifs brésiliens mais aussi influencés par le jazz, le thème étant plus particulièrement confié à la voix de basse mettant en valeur le timbre spécifique de l’instrument et faisant appel à une grande virtuosité rythmique. Sa Brazilian Fantasy (Miami, 2004) est sous-titrée Bach in Brazil : d’où l’intitulé de ce disque qui comprend encore l’Aria (Cantilena), cinquième pièce des Bachiana Brasileira de Heitor Villa-Lobos (1887-1859), musicien prolixe, remarquable pédagogue, exploitant largement les multiples possibilités sonores et expressives du marimba qui, dans l’arrangement pour orgue de Camil Van Hulse, remplace la voix de soprano. Selon les deux interprètes, cette œuvre est censée servir de lien entre les deux musiciens brésiliens et J. S. Bach si apprécié par Heitor Villa-Lobos. Le Concerto en ré mineur (BWV 1052), arrangé pour clavecin par Carl Philipp Emmanuel Bach, d’après un concerto pour violon de J. S. Bach (qui ne nous est pas parvenu), est structuré en 3 mouvements (vif-lent-vif) : Allegro-Adagio-Allegro, interprété aux deux instruments — dont les sonorités se marient bien avec discrétion, précision, puis élan. Ce disque permet d’entendre l’Orgue Ziegler/Kuhn (1952-2002) à Uetikon am See ; il convie les discophiles à un voyage original dans le temps et dans l’espace.

 

Édith Weber.

 

Jan Pieterszoon SWEELINCK :  « Ma jeune vie a une fin ». Sébastien Wonner, clavecin. Éditions K 617 (www.lecouvent.org )(www.outhere-music.com ). 1 CD : K617247. TT : 75’ 13.

Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), musicien néerlandais, né à Deventer en 1562 et mort en 1621 à Amsterdam où il a été titulaire de l’orgue de la Oude Kerk, a formé de nombreux organistes. Son œuvre assure la jonction entre la Renaissance et l’époque baroque. Il a été influencé aussi bien par les Hymnes catholiques que par les Psaumes calvinistes ou encore les Chorals luthériens ou les chansons profanes. Comme le rappelle Sébastien Wonner : « L’orgue a sûrement été l’instrument central de la vie de Sweelinck, et il mérite largement son nom de faiseur d’organistes  » (Johann Mattheson). À son époque, il devait faire appel à des souffleurs et, aux Pays-Bas, le culte calviniste en a limité son usage à des concerts spirituels deux fois par jour, et le clavecin était souvent utilisé, comme c’est le cas de ce disque. Le programme groupe 14 pièces de formes traditionnelles : Fantasia, Toccata ­— d’après le modèle importé notamment des italiens Gabrieli et Merulo…—, Allemande, Pavana Hispanicadans le sillage de Cabezon , deux d’inspiration mélodique grégorienne : Puer nobis nascitur, Christ qui lux es et dies ; une d’inspiration protestante : Mein Hütter und mein Hirt (Psaume 23), plusieurs d’inspiration profane : Von der Fortuna werd ich getrieben (Engelse Fotuijn) ; Ich fuhr mich vber Rheine(Ick voer al over Rhijn-J’ai traversé le Rhin), invitation au voyage  — qui, comme le relève S. Wonner, « n’est autre que l’ancienne Spagnoletta italienne présente chez [Michael] Praetorius, mais aussi chez les Virginalistes » anglais — et son chef-d’œuvre : la célèbre chanson Mein Junges Leben hat ein Endt (cf. titre : Ma jeunesse (jeune vie) a une fin), complainte de celui qui, ayant perdu la joie, en a assez de la vie.

Le disque, enregistré à l’Auditorium du Couvent de St Ulrich (Sarrebourg) bénéficiant d’une excellente acoustique, est réalisé par le claveciniste Sébastien Wonner, élève entre autres, à Strasbourg, de Martin Gester et d’André Stricker, ainsi que, pour l’improvisation, de Freddy Eichelberger, notamment. Collaborant beaucoup avec la Chapelle Rhénane, les Ensembles Akademia et Sagittarius…, il enseigne le clavecin au Département de Musique ancienne (CNR de Tours). Cette réalisation représente en quelque sorte une mini Anthologie des formes pour orgue et clavecin cultivées au XVIe siècle, entre autres en Hollande. Sébastien Wonner a (au lieu de l’orgue) sélectionné une copie d’un Clavecin transpositeur Ruckers (1612) proche de celui dont disposait J. P. Sweelinck. Certes, pour les mélomanes, l’impression auditive sera différente qu’à l’orgue en raison des sonorités spécifiques du clavecin et des critères d’ornementation plus exubérante. Sébastien Wonner s’impose par son jeu perlé, sa précision d’attaque, sa bonne exposition des thèmes, son sens de l’architecture et de l’équilibre entre les parties. Ce riche programme convenant aussi au clavecin a été enregistré en août 2013. Cette Anthologie destinée à être joués en famille « ès-maisons » enrichit le répertoire des Disques K617 (Sarrebourg) à l’initiative d’Alain Pacquier, relayés par Outhere-Music. Un remarquable disque à leur actif.

 

Édith Weber.

 

« Passaggi  da Napoli  a Venetia ». Ensemble La Fenice, dir. Jean Tubéry. 1CD ARS PRODUKTION (www.ars-produktion.de) : ARS 38 529). TT : 58’ 25.

L’Ensemble La Fenice, dirigé par Jean Tubéry — spécialistes de ce répertoire depuis 1990 et qui ne sont pas à présenter au grand public — regroupe les instruments suivants : cornet à bouquin (Zink), cornet muet ; flûte, flûte à bec ; basson, doulciane ; violoncelle, violone ; lyre de gambe ; archiluth ; clavecin et orgue, en usage en Italie à l’époque de la Renaissance. Le titre de ce disque et son dénominateur commun se réfèrent aux Passaggi en musique, c’est-à-dire aux ornements mélismatiques caractéristiques de la musique italienne autour de 1600. Il concerne aussi un « voyage en musique : depuis la Naples méridionale jusqu’à la Venise des Doges, en passant par Rome l’éternelle, Florence la florissante ou Milan l’ambrosienne ». Pour Naples, les discophiles découvriront Andrea Falconiero ; pour Rome : Girolamo Frescobaldi ; pour Florence : Biovanni Battista Ferrini, Tarquinio Merula, Giulio Caccini, Jan-Jacob Van Eyck ; pour Milan : Cipriano de Rore, Orlando Lasso, Giovanni Pierluigi da Palestrina ; enfin, pour Venise : Giovanni Picchi, Girolamo Kapsberger (italo-allemand) et Giovani Battista Fontana. Ils ont composé dans les genres traditionnels : toccata, sonate, capriccio, canzon, chanson (Suzanne un jour), passamezzo (proche de la pavane), courante. Les partitions proviennent notamment de Traités : le Nuove Musiche (G. Cacchini, 1601), Der Fluyten Lust-Hof (Le Jardin des plaisirs de la flûte, Amsterdam, 1649), de tablatures, ou encore de manuscrits conservés, par exemple, à la Bibliothèque Vaticane. Cette production si révélatrice illustre la technique et l’usage des Passaggi (et de leurs règles), et nécessite une grande précision, souplesse et virtuosité de la part des interprètes, ainsi que le sens du bon goût et de l’équilibre entre les parties (mélodie dominante et basse continue) et la maîtrise de la respiration : autant de qualités largement prouvées dans cette démonstration esthétique par les musiciens de La Fenice.

Édith Weber.

 

« Scala Dei. Polyphonies en l’honneur de la Vierge Marie ». Ensemble Ligeriana, dir. Katia Caré. 1CD JADE (www.jade-music.net ) : CD 699  832-2. TT.: 43'22.

L’Ensemble Ligeriana a été fondé en 2000 par Katia Caré, son chef actuel, professeur de musique médiévale et spécialiste des œuvres inédites du répertoire ibérique, entre autres. Il a le mérite de restituer, sous le titre : Polyphonies en l’honneur de la Vierge Marie, des pages du célèbre Codex (v. 1300) de la Chartreuse de la Scala Dei, à Tarragone (Royaume Arogono-Catalan), manuscrit regroupant les traditions hispanique et romaine, avec tropaire et séquentiaire pour l’ordinaire de la Messe et des Proses ou Séquences pour les fêtes religieuses ou l’office monastique. Le présent enregistrement, en l’honneur de la Vierge, comprend 17 pièces aux titres évocateurs : Gloriosae Matris Dei, Ave maris stella (unicum, folio 10, version particulière au codex), Ad honorem Virginis(trope de Sanctus), Ave Maria, Alleluya Virga Jesse, Ave Regina Coelorum. Les 9 voix de femmes (a cappella), triées sur le volet, s’imposent par leur spontanéité, leur justesse et leur pureté, et sont particulièrement mises en valeur grâce à l’acoustique du lieu. Le texte d’accompagnement est un modèle du genre, avec introduction historique par Guy Lobrichon, textes latins et traductions françaises. Ce CD illustre la vitalité du chant liturgique médiéval dans le mouvance de l’Ordre des Chartreux et le sillage de la dévotion mariale.

Édith Weber.

 

« DIVNA ». Collector : 10e Anniversaire. Divna Ljubojevic et Chœur Melodi. 1CD JADE (www.jade-music.net ): CD 699 833-2. TT : 60'47.

Divna Ljubojevic et son Chœur Melodi, spécialistes incontournables de l’interprétation de la musique orthodoxe, sont bien connus de nos lecteurs. Les éditions JADE ont voulu marquer le 10e anniversaire de leur collaboration, et proposent une sélection de sa production discographique remasterisée au Studio La Source. Ce collector, vraie synthèse de leurs meilleurs enregistrements est, en même temps, une Anthologie des principales formes de la musique orthodoxe : stichère, prokimenon, tropaire, trisagion, kondakion, chant de communion. Plusieurs pièces : la célèbre Hymne des Chérubins, le Credo, le Pater Noster proviennent de la Divine liturgie de Saint Jean Chrysostome. La dernière partie, intitulée : « Divna en concert », comprend, entre autres, Kondakion à la Mère de Dieu, l’Ave Maria, le Psaume 102Divna a précisé  que  son choix de morceaux « n’est pas tant liturgique ou théologique que personnel » et qu’il s’agit des morceaux qu’elle « aime plus particulièrement chanter en concert ou à l’office ». Excellente initiative et marque de fidélité à l’honneur des Éditions JADE. Bon anniversaire !

Édith Weber.

 

« Inspiration ». Philippe Husser, flûte de Pan. 1CD Éditions de LA CAUSE (www.lacause.org  ). TT : 73’ 13.

Sous le titre : Inspiration, Philippe Husser, grand spécialiste français de la flûte de Pan, a regroupé des arrangements pour cet instrument et orgue, dont les sonorités se marient si bien. Il propose une sélection de Chorals, de pièces latines, françaises et anglaises allant de J. S. Bach et G. F. Haendel jusqu’à Charles Gounod et Gabriel Fauré (Cantique de Racine), et même des Negro Spirituals (Deep River). Le programme comprend également des pièces méditatives pour orgue interprétées avec beaucoup de sensibilité par Pierre Cambourian, organiste et compositeur, titulaire des Grandes Orgues et de l’Orgue de chœur de l’Église Saint-Vincent-de-Paul (Paris). Rappelons que la flûte de Pan, composée d’un ensemble de tuyaux sonores regroupés, mentionnée dans les Hymnes homériques, existait déjà dans la musique grecque ancienne (syrinx). De nos jours, elle est surtout cultivée en Roumanie et enseignée dans les conservatoires en Hollande, Allemagne et Suisse, mais pas en France. Philippe Husser a justifié le remarquable choix des œuvres retenues, en ces termes : « l’inspiration de ce programme musical vient d’en haut. Les thèmes interprétés invitent au recueillement et au retour en nous-mêmes… » et sont traduits avec infiniment de musicalité. Son Anthologie est très révélatrice du pouvoir émotionnel émanant de la flûte de Pan aux sonorités si prenantes et créant le calme nécessaire à la réflexion, en plein accord avec le sous-titre : « un souffle vivifiant ».

Édith Weber.

 

« Évasion. Greatest Movie Themes II ». Philippe Husser, 1CD HUSSER 01/1 (phil.husser@infonie.fr ): HUSSER 01/1. TT. : 67’ 26.

D’une autre veine que le disque Inspiration (flûte de Pan-Orgue), pour Évasion reprenant des thèmes de films célèbres, Philippe Husser a regroupé 5 instruments : violon (Raphaël Husser), flûte de Pan (Philippe Husser), orgue (Cédric Burgelin), flûte traversière (Benjamin Husser) et cymbalum (Cyril Dupuy). Le programme éclectique, enregistré à l’Abbaye-aux-Dames à Saintes, permet de retrouver des atmosphères populaires, mais aussi de tourbillon sonore, rêve, nostalgie, douleur, tendresse... Comme le précise Ph. Husser : « L’évasion, c’est aussi l’écho d’une prière, d’une supplication. » Les discophiles reconnaîtront facilement les extraits d’E. Morricone (L’homme à l’harmonica), d’Angel Cabral (La foule dans La Môme), et découvriront deux œuvres de la tradition Klezmer (musique juive ashkénaze d’Europe Centrale et de l’Est), une de la tradition roumaine (Nora Luca) dans l’arrangement de Ph. Husser, et l’hommage à Édith Piaf (« Padam ») de N. Glanzberg. Grâce à ce remarquable ensemble familial associé à Cédric Burgelin, organiste depuis 2000 titulaire des Grandes Orgues historiques de la Cathédrale de Saintes, et Cyril Dupuy (cymbalum), soliste international, voici un festival de musiques envoûtantes, entraînantes, irrésistibles ou nostalgiques interprétées avec finesse, virtuosité et profondeur. À ne pas manquer.

Édith Weber.

 

« Lost in transition ». Daarler Vocal Consort. Yvonne Zimmer, Susanne Wagenmann, Marita Grasmück, Helmut Winkel, Georg Grün, Stefan Paul. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de ) : ROP 60 87. TT. : 63’ 24.

Cet enregistrement est réalisé par le Daarler Vocal Consort (sextuor) avec la participation d’Yvonne Zimmer (Soprano), Susanne Wagenmann (Mezzosoprano), Marita Grasmück (Alto), Helmut Winkel (Ténor), Georg Grün (Baryton) et Stefan Paul (Basse). Il est centré sur l’idée générale de la transition  : « tout n’est que transition ». En fait, pour sa composition éponyme, Georg Grün (né en 1960) s’est inspiré de l’inscription figurant sur un pont à Vienne : « Alles ist nur Übergang… » « Tout n’est que transition…. Imprègne-toi de ces mots graves… La mort est vie, la mort en est la porte : tout n’est que transition. » Cette citation et cette œuvre ont déterminé le titre du disque qui propose une sélection d’œuvres sur les thèmes de la transition, de la solitude, de la douleur, de l’homme qui se sent perdu, et de la vanité de l’existence, quelque peu dans le sillage de l’Ecclésiaste. Le programme propose un vaste parcours chronologique allant du poignant O vos omnesde Carlo Gesualdo (1566-1613), répons si douloureux des matines du Samedi Saint, du motet Steh auf und nimm das Kindeleinde Christoph Demantius (1567-1643) — relatant les paroles de l’ange adressées à Joseph et lui suggérant de se rendre avec sa femme et l’enfant en Israël —, en passant par des compositions romantiques : Peter Cornelius (1824-1874) et Johannes Brahms, jusqu’à l’époque contemporaine. Les sources d’inspiration sont bibliques (Évangile de Matthieu ou Cantique des Cantiques) ; d’autres plus lyriques sont dues, entre autres, aux poètes Johannes Scheffler (Angelus Silesius, 1624-1677), Hermann Hesse (1877-1962). Parmi les compositeurs du XXe siècle, figurent Wolfram Buchenberg (né en 1962), Kurt Bikkembergs (né en 1963), Jaako Mäntyärvi (né en 1963), Ivan Moody (né en 1964). Une mention spéciale pour la pièce : Lost in transition de Georg Grün (né en 1960), si impressionnante et de caractère intemporel. Les chanteurs, formant une équipe très soudée, ont maîtrisé les traquenards techniques et se sont adaptés à des esthétiques et des atmosphères particulièrement variées.

 

 

Édith Weber.

 

« Shimmering ». Ensemble LA CAPPELLA. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de ) : ROP 6094. TT. : 47’ 20.

 

L’Ensemble La Cappella a réalisé un disque original qui reflète musicalement la dévotion mariale essentiellement contemporaine, avec toutefois un détour par le XVIe siècle, avec le répons de Noël : Sancta et immaculata de Francisco Guerrero (1528-1599) dans la mouvance de la Contre-Réforme. Le titre Shimmering correspond à la première pièce intitulée : Shimmering – Ave generosa gloriosa et intacta puella (texte d’après Hildegard von Bingen (1098-1179) mise en musique par Ola Gjeilo (1978-). À côté de Max Reger (1873-1916), avec la Berceuse de Marie (Mariae Wiegenlied) dans l’arrangement de Cl. Gottwald (1925-), figurent des titres bien connus : Tota pulchra es, prière d’après le Cantique des Cantiques, extraite des Quatre Motets sur des thèmes grégoriens de Maurice Duruflé (1902-1986) ; le poème néo-latin De Angelis — allusion à l’Archange Michael et aux Anges Gabriel et Raphaël — de Petr Eben (1929-2007) ; l’invocation Ave Maria, gratia plena par Simon Wawer (1979-) ; l’hymne O salutaris hostia, texte : Thomas d’Aquin, musique : Eriks Esenvalds (1977-) ; l’antienne mariale Assumpta est Maria de Vytautas Miskinis (1954-) ; O magnum mysterium, répons des matines de Noël, de Colin Mawby (1936-) ; Lux aeterna, extrait de la liturgie de la Messe des morts de Wolfgang Drescher (1990-), et quelques chants profanes. L’Ensemble La Cappella regroupe six voix de jeunes femmes (2 Sopranos, 2 Mezzo-sopranos et deux Altos) ayant donné leur premier concert fin 2004. Pour l’hymne O salutaris hostia(n°9), des chanteuses de La Cappella junior ont été associées comme « invitées ». Pour les 15 pièces du programme, ces remarquables voix, promues à un bel avenir, s’imposent par leur luminosité, leur justesse, leur élan et leur joie de chanter ensemble.

 

Édith Weber.

 

 

Gioachino ROSSINI : Petite Messe solennelle. Chœur polyphonique de l'Académie Sainte-Cécile de Rome (Opéra), dir. Renato Fasano. 2CD JADE (www.jade-music.net ): CD 699 835-2. TT : 37’ 54+40’ 09.

Gioachino Rossini, né à Pesaro, le 29 février 1792 (année bissextile) — soit trois mois après la disparition de Mozart — est mort le 13 novembre 1868 à Paris. Surtout connu par sa production lyrique, il a également composé des œuvres religieuses telles que le Stabat Mater (deux versions : 1832 et 1841), les hymnes Tantum ergo et O salutaris hostia, la Messa di gloria. Sa Petite Messe solennelle, si subtile et émouvante, datant de la fin de sa vie (deux versions : 1864 et orchestrée en 1867), a rencontré un vif succès en 1869, soit après sa mort.

À l’occasion des 150 ans de la création de l’œuvre, les Éditions JADE ont réalisé la version historique remasterisée (en 2014) interprétée par la prestigieuse Académie Sainte-Cécile de Rome (Opéra) et dirigée par Renato Fasano (1902-1979), spécialiste reconnu du compositeur. Le premier CD présente le Kyrie jusqu’au Cum Sancto Spiritu, et le second : le Credo jusqu’à l’Agnus Dei. Dans cette Messe, petite par son effectif, alternent le chœur, les solistes avec chœur ou en solo ; toutefois, après l’Et resurrexit, en guise d’Offertoire, Rossini a prévu un Praeludio religioso pour harmonium solo (en fait : Prélude et Fugue avec ritournelle).

Dans ce testament musical — à mi-chemin entre la tradition du Bel Canto, la théâtralité de l’opéra et l’esthétique de son temps —, selon la critique de Filippo Filippi (La Perseveranza, 29 mars 1864) : « cette fois, Rossini s’est surpassé lui-même, car personne ne saurait dire ce qui l’emporte, de la science et de l’inspiration. » Le Chœur Polyphonique de l’Académie Sainte-Cécile de Rome s’était, lui aussi, surpassé.

Édith Weber.

 

« Confluences ». Pièces pour orgue de Franz LISZT, Camille SAINT-SAËNS, César FRANCK. Odile JUTTEN , orgue. 2CDs TRITON (www.disques-triton.com ): TRI 331169. TT.: 76’ 14 +38’ 10.

Lauréate de nombreux Prix du CNSM (Orgue, Improvisation, Harmonie, Contrepoint et Fugue) et Docteur en Musicologie de l’Université Paris-Sorbonne, Odile Jutten, à la fois interprète, improvisatrice et créatrice de « projets polyartistiques », est titulaire de l’Orgue Quoirin de la Cathédrale d’Évreux. Ce coffret comprend des œuvres enregistrées en 2010 (CD 1) et des documents d’archives de 1986 (CD 2). Comme elle le précise : « ce qui a guidé le choix du programme [Liszt, Saint-Saëns, Franck] est d’abord la recherche de proximité historique entre les œuvres — toutes ont été écrites entre 1860 et 1863 — et la construction de l’orgue (1868-1869). » Elle rappelle que l’instrument Cavaillé-Coll de l’Église Notre-Dame d’Épernay (34 jeux, 3 claviers : Grand orgue, Positif, Récit expressif pédale, à traction mécanique avec machine Barker) « possède une harmonie capable de répondre pleinement à sa destination première, la musique française, tout en s’ouvrant de manière très convaincante à d’autres univers sonores. »

Le premier volet groupe des œuvres bien connues de César Franck (1822-1890) : Prélude, Fugue et Variation en si mineur (op. 18), Pastorale en Mi majeur (op. 19), Fantaisie en Ut majeur (op. 16), Final en Sib majeur (op. 21). Il prend soin de préciser ses registrations correspondant à son Orgue de Sainte-Clotilde. Avec une grande habileté, Odile Jutten a réussi à adapter sa registration de manière à « respecter l’équilibre des plans sonores », par exemple elle a dû octavier la partie de pédale dans l’Allegretto de la Fantaisie en Ut pour parer à l’absence du 32’. Le deuxième volet, consacré à Franz Liszt (1811-1886), permet d’entendre Les Morts-Oraison (1860) et l’Einleitung (Introduction), Fugue und Magnificat aus der Symphonie zu Dantes « Divina Commedia » (1861-1862) et Ave Maria von Arcadelt (1863), de caractère assez impressionniste, citant un Ave Maria du XIXe siècle d’après une mélodie d’Arcadelt — en fait arrangée par P. L. Dietsch. En l’absence d’indications de registration, l’organiste a tiré le meilleur parti des possibilités de l’orgue. Le second disque est entièrement consacré à Camille Saint-Saëns (1835-1921) — organiste de Saint-Merry en 1853, puis de la Madeleine en 1861 — avec quatre Improvisations  et deux Fantaisies (reprise d’archives de 1986), dont la Deuxième, en Ré b majeur (op. 101) : Andantino, Andante, Allegro, Andantino, s’impose par son caractère expressif et méditatif. Le titre Confluences est parfaitement justifié par ce programme associant deux compositeurs français : César Franck et Camille Saint-Saëns au Hongrois Franz Liszt, en raison de la « proximité historique » entre les œuvres et la construction de l’instrument.

Édith Weber.

 

Max REGER : L’Intégrale de l’Œuvre pour orgue, Vol. 3. Jean-Baptiste Dupont, orgue. 1CD HORTUS (www.editionshortus.com )-Éditions CLARA FAMA : HORTUS 111. TT. : 84’ 35

Jean-Baptiste Dupont, élève de l’Institut de Musique sacrée de Toulouse, du Conservatoire National de Région, où il a obtenu le Prix François Vidal (2006), finaliste de nombreux Concours internationaux tant en improvisation qu’en interprétation, est un concertiste international considéré comme « l’un des improvisateurs les plus doués de sa génération ». Pour le 3e Volume de cette imposante Intégrale (qui en comportera 15), publié avec le soutien notamment du Max Reger Institute, il a, en fonction des œuvres, sélectionné deux instruments dans le sillage des orgues postromantiques allemands vers 1910-20 : l’Orgue Harrison & Harrison (1912) de l’Église St. Mary Redcliff de Bristol et l’Orgue Dalstein-Haerpfer (1907) de l’Église Saint-Sauveur à Cronenbourg (près de Strasbourg). Les organistes français interprètent peu les œuvres de Max Reger (1873-1916), alors que, de longue date, elles sont cultivées au Conservatoire de Strasbourg. D’ailleurs, le compositeur allemand rappelait que ses « œuvres pour orgues sont difficiles, elles exigent de l’interprète une technique souveraine et beaucoup d’esprit. J’ai été souvent accusé d’écrire une musique délibérément difficile ; contre cette accusation je n’ai qu’une seule réponse : il n’y a pas une note de trop ».

Le programme illustre l’activité compositionnelle de Max Reger, surtout entre 1899 et 1912, avec 18 Préludes de chorals relativement faciles (sans numéro d’opus) — dont certains en deux versions —, destinés à la liturgie lors d’une célébration et s’adressent à des organistes moins chevronnés. Ils permettent d’introduire le chant des fidèles dans une optique fonctionnelle et sont, tour à tour, de caractère méditatif et s’élevant des profondeurs (Christ ist erstanden ; O Haupt voll Blut und Wunden…) ou plus énergiques (Fantaisie : Ein feste Burg) ou intériorisés (Mit Fried und Freud ich fahr dahin – Cantique de Siméon…). L’excellent organiste leur confère leur atmosphère spécifique. Les pages reposant sur des Chorals contrastent avec des œuvres de virtuosité et de grande difficulté : Passacaille, Prélude, Fugue. C’est le cas de la Fugue en do mineur (1900), du Präludium und Fuge en do mineur (1902), du Postludium (1903), du Präludium und Fuge en fa # mineur (1907) ainsi que de la Romance en la mineur (1904), d’abord écrite pour harmonium. Les difficultés sont considérables ; comme le souligne Jean-Baptiste Dupont, les indications de phrasés, tempi et dynamique de Reger, généralement « soit abondantes, soit imprécises », posent un problème supplémentaire à l’interprète qui doit également tenir compte de la composition des instruments et de l’acoustique des lieux. Jean-Baptiste Dupont se joue toutefois de tous les nombreux traquenards techniques et contrapuntiques, par exemple dans la Passacaille en ré mineur, le Prélude et Fugue en sol# mineur   à 4, puis 5 et 6 voix sans contresujet —, très chromatique, avec jeu de questions et réponses, de caractère expressionniste. Cette nouvelle production des Éditions HORTUS contribuera à une meilleure compréhension et plus large diffusion en France du répertoire organistique de Max Reger.

 

Édith Weber.

 

« Rameau's Funeral ». Jean GILLES  : Messe des Morts. Judith van Wanroij, Robert Getchell, Juan Sancho, Lisandro Abadie. Collegium Vocale Gent. Capriccio Stravagante Les 24 Violons, dir. Skip Sempé. 1 CD Paradizo : PA0013. TT.: 63'35. 

Le claveciniste Skip Sempé, musicien hors pair, fondateur de l'ensemble Capriccio Stravagante, n'a pas son pareil pour concocter des programmes singuliers. Ainsi ce disque reconstitue-t-il le service funèbre de Jean-Philippe Rameau, tel que donné le 27 septembre 1764 à l'Oratoire du Louvre à Paris. On y joua la Messe des morts de Jean Gilles (1668-1705). Cette œuvre écrite quelque soixante ans plus tôt, et qui passe pour le plus célèbre des requiem de l'Ancien Régime, date des dernières années de la vie de Gilles. Elle fut vraisemblablement créée, sous la direction d'André Campra, pour les propres obsèques du musicien en 1705. Elle sera jouée à plusieurs occasions majeures durant le XVIII ème siècle, dont la présente et pour les funérailles de Louis XV, et sera inscrite au répertoire du Concert Spirituel jusqu'en 1770. Mais elle subira des révisions, voire des altérations, notamment sous la plume de Corrette, et sous celles de Rebel et de Francoeur. C'est la version de ces derniers qui sera jouée lors des funérailles de Rameau. Elle revit ici comme au premier jour. On y a ajouté, comme à l'époque semble-t-il, des extraits d'œuvres du maître, empruntés à ses opéras Castor et Pollux, Dardanus et Zoroastre. Ainsi, l'air « Tristes apprêts » de Castor et Pollux, prolonge-t-il la sérénité du Sanctus, et le Rondeau tendre de Dardanus évoque-t-il le « Sommeil éternel de Rameau ». Tandis que l'« Air des esprits infernaux », de Zoroastre, conclut de manière curieusement festive, en tout cas glorieuse et tout en contraste, la cérémonie mémorielle. L'interprétation de Skip Sempé montre une empathie certaine pour cette musique dont les sonorités galliques sont restituées avec soin, par exemple dans les parties de bassons. Il en émane un grand recueillement auquel contribuent solistes et chœurs, rompus au style français. La prise de son est généreusement résonante.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Anton BRUCKNER : Symphonie N° 9 en ré mineur. Édition Leopold Nowak. Orchestre du Festival de Lucerne, dir. Claudio Abbado. Lucerne Festival, 8/2013. 1CD Universal DG : 479 3441. TT.: 63'09.

On n'avait pas hésité à qualifier le concert du Festival de Lucerne donné le 26 août 2013 d'expérience mémorable (cf. NL 10/2013), sans se douter qu'il marquait la dernière apparition publique de Claudio Abbado. Un concert qui rapprochait deux symphonies inachevées, celle de Schubert, celle de Bruckner. Cette version live de la Neuvième de Bruckner constitue donc l'ultime témoignage de l'art souverain du maestro, et est peut-être encore plus significative que sa précédente version enregistrée en studio avec les Wiener Philharmoniker. Ce qui frappe d'emblée c'est la stature, qui pour grandiose qu'elle soit, n'écrase pas, car elle procède d'une extrême clarté et fluidité du geste. La palette dynamique est large en effet, en particulier dans le registre pianissimo, comme cette pédale de timbales qui ouvre, mystérieusement impalpable, le premier mouvement. Le tempo lent adopté ici par le chef enchérit l'indication « Feiereich » (solennel), pour installer un climat d'émouvante grandeur. Il va parcourir l'entière pièce, répondant à la construction en arche imaginée par Bruckner. Le scherzo central, dans un contraste saisissant, ouvre une séquence fort animée, où les pizzicatos extrêmement détachés des cordes tranchent sur les accords en aplat obsédants, avivés par la scansion primaire. Une nouvelle perspective se fait jour avec le trio, d'un ample lyrisme presque dansant. Avec l'adagio, ce sont 25 minutes menant vers l'infini, au-delà des contingences du matériel, comme ce fut le cas du finale de la Neuvième symphonie de Mahler par les mêmes interprètes (DVD Accentus music, cf. NL de 11/2011). Les vastes crescendos « cathédralesques » bâtis par Bruckner débouchent sur des climax imposants, jamais tonitruants, car l'extrême forte, dans la conception d'Abbado, ne doit pas perdre sa capacité à rester beau. Les silences se font de plus en plus insistants, comme un discours qui va en se dépouillant, par strates successives, le solennel cédant peu à peu la place à une douceur où tout se dissout dans quelque écho, non pas douloureux, mais bienheureux, aux dernières mesures. De cet ultime adagio brucknérien on a dit qu'il était une sorte de testament. La présente exécution le fait ressentir plus que jamais, dans un sentiment de bonté et non de tristesse. Comme elle laisse entrevoir, à travers son message de spiritualité, ce sentiment de perfection si souvent hors de portée. Cette interprétation bénéficie pour beaucoup de la transparente sonorité du Lucerne Festival Orchestra, une formation forgée par le maestro, « l'orchestre des amis » comme il aimait l'appeler. Basé sur le Mahler Chamber Oorchestra, il s'enrichit de solistes de premier plan. Elle est saisie par une prise de son d'un bel impact, restituant dans une perspective naturelle l'équilibre entre cordes et vents, le tout agrémenté d'une basse généreusement enveloppante.

 

 

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Jean-Pierre Robert.

 

 

Béla BARTÓK : Le Château de Barbe-Bleue. Opéra en un acte. Livret de Béla Balázs. Dietrich Fischer-Dieskau, Irmgard Seefried. Swiss Festival Orchestra, dir. Rafael Kubelik.Lucerne Festival, 8/1962. Chanté en allemand. 1CD Audite Lucerne Festival Historic performances : audite 95.626. TT.: 60'41.

Le Château de Barbe-Bleue (1911), « un geyser de soixante minutes » dira l'ami Zoltan Kodály, s'abreuve à plusieurs styles : la déclamation de Debussy, le chant populaire hongrois et des influences de Richard Strauss et de Wagner. Mais Bartók y imprime son langage sonore expressif qui s'accompagne d'un parlando rubato particulier pour coller à la prosodie hongroise du texte de Béla Balázs. La présente exécution, captée live à Lucerne, en août 1962, bien que privée de son court prologue parlé, et quoique chantée en allemand et non dans son original, frappe par son extrême intensité. L'atmosphère angoissante établie dès les premières mesures va se propager au fur et à mesure de cet immense arc sonore. Elle doit beaucoup à la direction de Rafael Kubelik, un habitué du festival (25 concerts de 1948 à 1990), qui au-delà de la rutilance orchestrale (« le jardin enchanté »), révèle une dramaturgie serrée qui va jusqu'à décocher des éclats de violence : le grand climax présidant l'ouverture de la 5 ème porte donne le frisson, comme l'accélération soudaine que le chef imprime impulsivement au discours avant la 6 ème porte et ses grands coups de timbales répétés, tandis que l'orchestre tout entier est ensuite secoué des spasmes du « lac de larmes ». L'ultime supplication de Judith pour se voir remettre le dernière clef, en un échange pathétique, libère un flot orchestral incandescent. Dès lors, l'ouverture de la 7 ème porte est inéluctable et mène au cauchemar dans un orchestre déchaîné, dévorant tout sur son passage. La péroraison se fera grandiose, le cercle se refermant lentement dans les harmonies apaisées du début. Dietrich Fischer-Dieskau, alors au sommet de son art, campe un Barbe-Bleue d'une souveraine et menaçante autorité, souvent impérieux dans ses répliques. Porté par le direct, son interprétation atteint une grandeur tragique plus exacerbée que dans ses enregistrements studio de 1956 (Ferenc Fricsay) ou de 1978 (Wolfgang Sawallisch). Quoique son timbre clair surprenne dès l'abord dans un rôle généralement distribué à une voix plus sombre, Irmgard Seefried offre un portrait saisissant de Judith : à la timidité initiale, que traduit une tendance au sprechgesang, fait place une détermination qu'accompagne une assurance vocale qui va s'affirmant au fil de l'action. Les dernières pages sont d'une émotion palpable. O perçoit combien le retentissement a dû être fort lors de cette exécution, même privée de la scène.

 

Jean-Pierre Robert.

 

Richard STRAUSS: Elektra. Opéra en un acte. Livret de Hugo von Hofmannsthal, d'après Electre de Sophocle. Evelyn Herlitzius, Waltraud Meier, Adrianne Pieczonka, Mikhail Petrenko, Tom Randle, Franz Mazura, Florian Hoffmann, Donald Mcintyre, Renate Behle, Bonita Hyman, Andrea Hill, Silvia Hablowetz, Marie-Eve Munger, Roberta Alexander. Coro Gulbenkian. Orchestre de Paris, dir. Esa-Pekka Salonen. Mise en scène : Patrice Chéreau. Festival d'Aix-en-Provence, 7/2013. 1DVD BelAir classiques : BAC110. TT.: 110'.

Cette version vidéo d'Elektra de Richard Strauss, captée au festival d'Aix-en-Provence 2013, dont ce fut l'évènement majeur (cf. NL de 9/2013), en restitue exactement le formidable impact. Le réalisateur Stéphane Metge, qui travailla longtemps aux côtés de Patrice Chéreau, traduit les plus subtiles intentions du metteur en scène. Dès les premières images muettes, avant que la musique ne commence, le climat est établi, de cette cour grise où se terre Elektra, et que les servantes nettoient comme un rituel de purification. Chéreau introduit une histoire qu'il dit être « une vengeance perpétuellement fantasmée », un drame de l'attente bâti autour de trois personnages féminins d'une force inouïe. S'il les scrute sans complaisance, c'est avec cette étincelle d'humanité qui, même dans les plus sombres accents, laisse entrevoir une lueur d'espoir. Les confrontations sont fascinantes, qui peuvent aller jusqu'au corps à corps, par exemple lorsqu' Elektra tente de persuader Chrysothémis de l'aider à tuer leur mère. Mais aussi ménager des espaces de compassion, entre mère et fille notamment, car « Strauss nous dit que ces deux femmes-là ne sont pas murées dans la haine », ou encore de tendresse, comme lorsque reconnaissant son frère, Elektra lance les mots «  Orest, Orest! », d'un tragique jubilatoire, et au-delà du bonheur, se love contre lui, bref instant d'abandon. On retrouve l'art consommé avec lequel Chéreau imprime le mouvement, ce qui dans le cas présent tient du prodige tant dominent ici les scènes ne mettant en présence que deux personnages. Mais aussi la manière d'anticiper l'événement suivant, de le préparer. Ainsi de l'arrivée d'Orest, discrètement présent dès la fin de la scène de Klytemnestre, lorsqu'est révélée à celle-ci la nouvelle de la mort de son fils. Car, observe finement Chéreau, c'est par la ruse de l'annonce de sa mort qu'Oreste a pu s'introduire dans la palais. Ce travail méticuleux d'acteurs, de l'angoisse à l'exaltation, de la tendresse à la fureur déchaînée, la caméra le restitue magistralement en des plans extrêmement variés qui vont jusqu'à détailler les visages dans leur expression secrète ou souligner des gestes terriblement signifiants. Le film capture tout autant le climat d'enfermement que procure le décor sobre, en camaïeux de gris, de Richard Peduzzi, superbement métamorphosé par les éclairages géométriques ou diffus de Dominique Bruguière. 

 

L'interprétation atteint un état de perfection rarissime, comme une soirée d'opéra peut pourtant en offrir quelquefois. On sent la distribution étudiée autant en fonction de considérations vocales que de critères dramatiques. Waltraud Meier, l'interprète fétiche de Chéreau, est Klytemnestre : plus qu'une reine, une femme saisie par le doute, qui n'hésite pas à se confier à cette fille qu'elle sait ne pas l'aimer. Pourtant entre cette mère et cette fille se produisent des éclairs de compréhension. Son monologue passe de l'étonnement à l'incrédulité, puis mise en confiance, à la confidence : le récit de ses hallucinations nocturnes est proprement envoûtant. Comme les interrogations à l'égard de cette enfant si résolue à en découdre. Le portrait qu'offre Adrienne Pieczonca, n'est pas moins subtil : sa Chysothémis laisse entrevoir ces lueurs d'humanité par lesquelles elle tente de se détacher de l'enfer de la violence. Son chant, d'une puissance exceptionnelle, est loin du parti pris de larmoiement favorisé par certaines interprètes. Le rôle d'Elektra a, avec Evelyn Herlitzius, sans doute trouvé son interprète la plus accomplie du moment. Un physique félin, qui donne toute sa crédibilité à cette jeune fille enferrée dans sa quête de réparation mortifère, un chant incandescent de la première à la dernière réplique. Une interprétation bouleversante d'un rôle écrasant, qui ici ne donne jamais le sentiment de difficulté. On n'oubliera pas ce visage de bête traquée, qui conserve pourtant une beauté inquiétante, ces phrases lancées comme inextinguibles. L'Orest de Mikhail Petrenko est justement hiératique, presque détaché à côté de ces monstres dominés par la passion, et l'expression vocale engagée. Comme l'est celle des diverses servantes, Roberta Alexander en particulier, dont les interventions ne sont pas criées. Le souci de vérité dramatique va jusqu'au choix pour celles-ci d'interprètes d'âge et de couleur différents, et pour deux rôles épisodiques, d'interprètes des productions emblématiques passées de Chéreau, Franz Mazura et Donald McIntyre, qui furent de son Ring à Bayreuth et de sa Lulu à Garnier. Le geste musical d'Esa-Pekka Salonen est grandiose, sans être écrasant, car ménageant aussi bien le côté tellurique des grands climax, telles les terribles scansions précédant l'entrée de Klytemnestre ou la danse effrénée finale, que l'hédonisme sonore que recèle la musique de Strauss lorsqu'elle pare certaines répliques de Chrysothémis ou la scène de la reconnaissance. Quelques accélérations de tempo maintiennent en haleine ; un des exemples de l'osmose existant entre fosse et scène. Salonen achève une transparence sonore qui permet aux voix de ne jamais souffrir de l'inflation sonore souvent imaginée par Strauss. L'Orchestre de Paris, galvanisé par une telle baguette, déploie tous ses atouts, dont de magnifiques solos des vents. On sort de cette expérience tout aussi comblé et pris au tréfonds que lors de la représentation aixoise. Une version tout simplement indispensable.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

« Made in France ». Camille Saint-Saëns : Sonate pour clarinette et piano op. 167. Francis Poulenc : Sonate pour clarinette et piano. Ernest Chausson : Andante et Allegro pour clarinette et piano. Claude Debussy : Première  Rhapsodie. Jean Français : Tema con variazioni. Jules Massenet : Méditation de Thais. Pierre Génisson, clarinette, David Bismuth piano. 1CD Aparté : AP096. TT. 59'.

Voilà un CD passionnant, hommage au génie français de l'écriture pour vents. Pour son premier disque de musique de chambre, le talentueux clarinettiste Pierre Génisson (*1986) a choisi  un programme s'inscrivant dans la tradition, car, souligne-t-il, toutes les pièces réunies sur le disque ont été créées pour le Conservatoire de Paris. Deuxième d'une trilogie de sonates destinées aux vents, après celle pour hautbois et avant une pièce destinée au basson, écrites en 1921, peu avant sa disparition, la Sonate pour clarinette et piano de Saint-Saëns est un bijou méconnu. Après un allegretto mélodieux et un délicieux et joyeux allegro animato, le lento majestueux, flattant le registre grave de l'instrument, évolue vers une élégie triste. Elle se conclut par un finale d'une belle faconde mélodique et tout en douceur. La Sonate de Poulenc est pareillement une œuvre tardive, puisque débutée en 1962, il y travaillait encore lorsqu'une crise cardiaque l'emporta en janvier 1963. Dédiée « à la mémoire d'Artur Honegger », elle fut créée à New York en avril de la même année par Barry Goodman et Leonard Berntein au piano, puis l'été suivant à Aix par André Boutard et Jacques Février. L'allegro tristamente installe un andantino profond qui tire une de ses originalités de la répétition à l'envi d'une même cellule thématique. La Romanza livre une large mélodie empreinte d'une grande quiétude et bardée de ce sens de la formule humoristique coutumière chez le musicien. Le pétillant allegro con fuoco final niche son humour dans des traits tirés de l'extrême aigu de la clarinette, vrai pied de nez, que d'amples envolées, toutes aussi caractéristiques, enjolivent encore. La première Rhapsodie pour clarinette de Debussy (1910) - qui demeurera au demeurant la seule – développe une dramaturgie qu'on retrouvera plus tard dans une pièce pour orchestre comme Jeux. On y admire une écriture virtuose pour l'instrument. Le Tema con variazionide Jean Français (1974) est une très courte pochade que distinguent un tempo di valza et un prestissimo hautement humoristiques, à l'image de son espiègle auteur. Enfin l'Andante et allegro de Chausson, de 1881, son unique composition dédiée aux vents, est au-delà de son apparence d'exercice sage, fort bien pensé pour la clarinette en termes d'expressivité. En guise de bis est proposée la fameuse Méditation de Thais, carte de visite de l'opéra de Massenet, dans une transcription due à Michel Arrignon. Après le violon et le violoncelle, entre autres instruments, il est certain que la chaude sonorité de la clarinette confère à cet andante religioso une épaisseur certaine. Pierre Génisson est l'interprète attentif, élégant, raffiné et virtuose de ces pièces que visiblement il adore. Et le pianisme de David Bismuth est à l'unisson, imaginatif et poétique.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

« Violin and Cello Duos ». Ensemble Les Pierrots Lunaires. Mélanie Clapies, violin. Yan Levionnois, cello. 1CD Fondamenta : FON 1402013. TT. : 66’02.

Voilà deux jeunes solistes talentueux qu’il faudra suivre de près, Mélanie Clapies et Yan Levionnois, réunis dans cet ensemble de musique de chambre constitué en 2009, les Pierrots Lunaires, faisant référence au Pierrot lunaire (1884) d’Albert Giraud dont Schoenberg mit en musique 21 poèmes en 1912. Avec de tels parrains on ne peut que  souhaiter une longue et prestigieuse carrière, méritée d’ailleurs, à ce jeune duo, violon & violoncelle, qui consacre son énergie et son talent à faire valoir et reconnaître le répertoire chambriste du XX ème et du XXIème siècle. Hommage à Hilding Rosenberg (1982) est un présent de György Ligeti à son ami, à l’occasion de ses 90 ans. Sonate en quatre parties (1922) de Maurice Ravel est une sorte d’ascèse musicale faite de dépouillement centré sur le son. Dos Choros (1929) d’Heitor Villa-Lobos réalise l’étonnant syncrétisme entre tradition et modernité. Poèmes (1994) de Krystof Maratka évoquent une musique venue d’ailleurs. Dhipli Zyia (1951) est un tribut aux racines grecques du compositeur, Iannis Xenakis. Duo (1925) d’Erwin Schulhoff est, peut-être, la composition la plus émouvante, hésitant entre sérénité et inquiétude. Écrite lors d’une période encore heureuse, elle porte en filigrane les accents douloureux, comme prémonitoires, de la fin tragique en 1942 dans le camp de concentration de Wülzburg en Bavière, de ce compositeur tchèque, juif, homosexuel, communiste et avant gardiste, appartenant aux « voix étouffées ». Une musique qui peut paraître un peu ardue au premier abord, des sonorités nouvelles, mais une musique, chargée de sens et d’émotion, qui peu à peu se dévoile, se laisse apprivoiser tout au long de l’écoute pour, enfin, révéler son immense et percutante beauté. Une interprétation de qualité qui n’est jamais prise en défaut, à la fois dans la forme et dans l’esprit. Bravo !

 

Patrice Imbaud.

 

 

« Desde Carlos Gardel. Cancionero Porteño ». Diego Flores, baryton. William Sabatier, bandonéon. Ciro Perez, guitare. 1CD Ambronay Editions : AMY040. TT : 71’46.

Un disque comme un hommage rendu à Carlos Gardel (1890-1935) par Diego Flores et William Sabatier, tous deux issus de l’authentique veine tanguera populaire. Le « Tango-chanson », véritable chant identitaire par lequel s’exprime toute une population déracinée, issue des premières vagues massives d’immigrants européens, réfugiés à Buenos Aires, au début du XXe siècle, dont Gardel fut l’incontestable héros. Une musique qui déploie dans cet enregistrement toutes ses facettes, faites de nostalgie, d’amour déçus, de chronique sociale, de légendes urbaines, où se meuvent des personnages tour à tour révoltés, défaits, ivres, bagarreurs, finissant abandonnés à une solitude sans retour… Toute une histoire merveilleusement interprétée, qui ravira tous les habitués des milongas. Émotion garantie !

 

Patrice Imbaud.

 

 

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MUSIQUE ET CINEMA

 

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BREVES

 

Clint Mansell sera en concert exceptionnel le mercredi 8 octobre prochain au Trianon, à Paris !

 

www.letrianon.fr/eventdetail719_CLINT+MANSELL.html

 

 

Clint Mansell est l’un des compositeurs de musique de film les plus excitants actuellement. Compositeur attitré du réalisateur Darren Aronofsky (« Pi », « Requiem for a Dream », « The Fountain », « Black Swan », « Noé »...), on a également pu entendre ses compositions sur des films tels que « Smokin’ Aces » de Joe Carnahan, « Last Night » de Massy Tadjedin (Milan 399 398-2), et plus récemment « Stoker » de Park Chan-Wook (Milan 399 456-2).

 

Milan vient d’éditer la BO du film « Filth » réalisé par Jon S. Baird (Ref. 399 508-2).

 

https://www.youtube.com/watch?v=p5lB_YdWejo

 

ENTRETIEN AVEC PATRICK SIGWALT

Compositeur de musiques à l’image, venu du rock, Patrick Sigwalt a obtenu en 1987, le César de la musique de film avec Bernardo Sandoval, pour « Western » de Manuel Poirier. Aujourd’hui il est président de l’Union des Compositeurs de Musiques de Films (UCMF)

 

 


DR

A quel moment avez-vous eu envie d’être musicien ?

« C’est le jour où j’ai entendu un groupe de rock californien dont je ne me souviens plus le nom, c’était dans les années 70 et il ne jouait pas de la musique de film. Mes toutes premières émotions, c’était avec le groupe Free, puis avec les imports de rock anglais que ramenaient mes grands frères. Mais très jeune, dès l’âge de quatre ans, je baignais dans la musique à la maison. Mes frères étaient musiciens, ma mère jouait du piano. Je ne me suis jamais posé la question de ce que j’allais faire plus tard : c’était forcément musicien. J’ai un parcours atypique. J’ai commencé par le conservatoire municipal et j’ai tout de suite été hermétique à cet enseignement. Ma mère, voyant que cela ne fonctionnait pas, m’a fait rencontrer quelqu’un de formidable, Jacques Breux, un pianiste de jazz, qui habitait dans ma rue, à Paris. Il a commencé par de l’improvisation et m’a fait travailler autrement. Il m’a amené lentement au jazz. Ce qui, dans les années 70, m’a permis de faire du jazz rock et de former des orchestres de jazz rock. J’avais douze ans. J’étais pianiste et je faisais des percus.

Tout mon parcours de musicien a été ainsi, inhabituel. Avec le groupe ARTEFACT je composais. J’étais le plus jeune du groupe. On a enregistré notre premier album en studio, je devais avoir seize ans, et là j’ai découvert le monde de l’enregistrement et du studio. Je me suis mis à 100% dans le son. J’ai un peu délaissé la musique pour le son. Encore aujourd’hui je pense que les deux, musique et son, sont étroitement liés. J’ai réussi par faire des stages dans les studios en Angleterre. C’était chez Town House, Air Studios. Je voulais comprendre comment le son de « Génésis », par exemple, était fait. Quand un son m’intéressait j’allais dans le studio pour apprendre. Il n’existait pas d’école de son, la seule c’était « Louis Lumière », mais très axé cinéma, pas assez musique. Je me suis formé au son sur le tas. Je faisais des stages d’observation, je ne disais rien et quand la séance se terminait, je demandais à l’assistant de m’expliquer ce que j’avais entendu. J’ai assisté ainsi à des enregistrements de Phil Collins, d’Elton John …On avait le temps et les moyens à cette époque de faire des albums en faisant du son, c’était très créatif. Je suis resté six mois en Angleterre et puis je suis rentré en France avec mon expérience anglaise et je suis allé voir le plus gros studio qui, à l’époque, était le studio Delphine. Je devais avoir dix-huit ans. Le patron du studio a bien voulu me prendre comme stagiaire non rémunéré. J’ai commencé par repeindre l’entrée du studio! Et là j’ai appris mon métier. Je n’avais pas le droit de toucher aux manettes, mais quand le soir tout était terminé je refaisais ce que j’avais entendu dans la journée. J’ai dormi dans le studio pendant six mois. On me permettait de le faire parce que j’avais des idées. Par exemple, qu’il y ait une machine à café, ce qui ne se faisait pas à l’époque. J’ai eu aussi l’idée d’offrir les journaux du matin aux clients avec un petit tampon dessus « by courtesy of studio Delphine », des conneries qui ont fait que le studio est devenu « Top Class ». Le bac, je l’avais mis de côté. Mes parents étaient fou furieux, mais quand ils ont vu mon nom sur les disques ils ont compris que le son était ce que je voulais faire. J’avais le complexe du type inculte et pour leur prouver que j’étais aussi capable d’étudier je me suis inscrit au CNAM et j’ai passé le concours. J’en voulais, je l’ai eu, puis j’ai fait math sup, math spé pour devenir ingénieur du son à l’enregistrement.

C’est le son ou la musique qui vous intéressait ?

Le son pour moi c’était un moyen de comprendre la musique. Je continuais à composer, souvent au piano et je ne connaissais toujours pas l’harmonie. Un jour, j’ai dû faire un remplacement et me mettre aux manettes. J’avais l’Orchestre de Paris en face de moi et ça ne m’a posé aucun problème, j’étais prêt. L’orchestre venait souvent faire des séances. L’après-midi j’avais des « requins » de la musique qui essayaient de me planter, mais ça m’amusait car j’étais prêt. J’avais tellement travaillé que ça ne me posait aucun problème. De plus je leur faisais un son qu’ils n’avaient pas l’habitude d’entendre dans le studio. C’était des prises de son que j’avais apprises à Londres. C’est à cette époque que j’ai voulu aussi devenu réalisateur, parce qu’un ingénieur du son ne faisait que du son. Tout était bien cloisonné, il y avait plus de dix personnes pour prendre des décisions. Aujourd’hui on a un peu toutes les casquettes et moi je voulais avoir toutes les casquettes. Quand j’entendais un instrumentiste qui n’était pas en place, je le lui disais ; ce qui ne se faisait pas. Je voulais être partie prenante. Une part de ma clientèle a apprécié, l’autre non. C’était de la variété, du rock. J’enregistrais, de Fabienne Thibeault à Johnny, en passant par Gainsbourg, Sardou. J’ai eu le plaisir de travailler aussi avec des pointures comme Dédé Ceccarelli, Bernard Lubat – je viens de faire son dernier album – je n’ai pas encore entendu mieux… Je suis allé aux USA où là-bas j’ai pris des claques. J’écoutais, je regardais. J’ai été appelé, par recommandation, pour simplement enregistrer un solo de guitare de Steely Dan. Un jour, le type m’appelle pour que je sois au studio à neuf heures. Et là, je vois deux trente huit tonnes qui déchargent du matériel et j’ai trois assistants qui me demandent où mettre les pieds de micro. Comme vous avez l’habitude, je leur ai répondu ! Un roady a joué de la guitare de 10h à 16h, juste pour un son. On a tout essayé avec les moyens de temps et de matériel qu’on avait. Le vrai guitariste du groupe est venu ensuite. Il est resté trois quart d’heure mais avec un son énorme. J’ai passé un an là-bas, mais bon il y a les moyens du marché. Fin des années 80 je participe à la composition et la réalisation de nombreux albums.

Et vous n’avez toujours pas appris l’harmonie ?

C’est rarement écrit ce que je fais. Je suis un mélodiste, je n’ai jamais appris la théorie de l’harmonie, mais j’ai tellement fait d’arrangements de cordes, de rythmiques que l’harmonie je la connais comme çà. Ensuite j’ai produit beaucoup d’albums, je travaillais sans arrêt, comme ingénieur du son. J’ai produit cinq albums de Bernardo Sandoval que j’apprécie énormément et avec qui nous avons écrit la musique de « Western » de Manuel Poirier et qui a reçu le César de la meilleur musique de film en 1997. On n'avait pas beaucoup d’argent pour faire la musique, on l’a faite avec des bouts de ficelles et c’était passionnant.

En 1996 j’ai eu une prise de conscience : Je gagnais beaucoup d’argent et j’étais prisonnier de ça. J’avais laissé de côté la musique au profit du son. Je faisais quand même de la musique à l’image pour des documentaires, des dessins animés. Et là, je faisais un choix artistique. J’ai gardé des gens que j’appréciais, des artistes, des gens qui avaient des choses à dire et je suis retourné à la musique. C’est ce que je faisais avec Sandoval par exemple.

Un jour, fin des années 90, le Conservatoire National m’appelle. Ils avaient une classe de son qui s’appelait la formation supérieure aux métiers du son, et ils voulaient créer un département d’ingénieur du son pour les musiques actuelles. Moi c’était quelque chose qui me convenait parfaitement car c’était exactement ce que je faisais depuis des années. Ils cherchaient des professionnels. Ce qui m’intéressait c’était d’apprendre aux étudiants comment faire du son au service de la musique. J’arrête le son en studio et je me plonge à fond dans la musique. Et là je compose, je fais de la musique pour la télévision,

Comment arrivez-vous à vous faire connaître ?

Dans le cinéma c’est très compliqué. J’ai des amis réalisateurs qui font des documentaires, je connais des producteurs, des monteurs. « Western » m’a fait aussi connaître dans le milieu. Je travaille sur des séries télé, j’adore faire de la publicité.

Vous avez composé pour Kenzo je vois ?

Oui, j’ai fait leur dernière publicité, une musique un peu Klezmer. C’est un des derniers médias où on en encore une grande liberté. Avec les réalisateurs de film c’est souvent compliqué. Pour « Western », on a eu le César parce qu'à un moment donné on est en plan serré sur les deux acteurs principaux, et le mixeur enlève les dialogues et met la musique devant. En France, on a le César quand on fait de la musique pour « Microcosmos » ou pour « Le Grand Bleu », ou pour des films animaliers ou dans le Concert, lorsque la musique est devant. Si elle est englobée avec les sons, qu’on ne l’entend pas, lorsqu’elle doit être là où elle doit être, on n'a aucune chance de l’avoir. Et puis je trouve que les films qui permettent de faire de la musique ne sont pas légion. Il y a trente ans, la musique avait une place plus importante. Faire des thèmes c’est devenu ringard, il n’ y a plus de place. On a de très bons musiciens en France mais on ne leur donne pas les moyens de s’exprimer. C’est pourquoi je suis président de l’UCMF aujourd’hui.

Les champs pour s’exprimer aujourd’hui où les trouvent-on ?

A la télévision, dans les séries et surtout dans l’animation. Ce sont des vrais terrains de jeux pour nous aujourd’hui et là on peux s’exprimer. Dans les documentaires aussi.

Aujourd’hui il y a de gros problèmes au sujet de la production, de l’édition musicale non ?

Les producteurs et les chaînes de télévision se sont rendus compte qu’il y avait de l’argent à se faire sur ce terrain. Ils sont en train de se positionner pour le prendre d’ailleurs. TF1, par exemple, est en train de mettre en place un pool de compositeurs maison qu’elle paye à coup de lance pierre. Elle leur fait miroiter des droits d’auteur fabuleux et donc ne les paye pas pour composer.

Alors on arrive à votre présence à l’UCMF.

L’UCMF a douze ans. Je suis le quatrième président. Il y a eu Gréco Casadesus, le fondateur, Gilles Tynaire, Bernard Grimaldi et moi. Je ne veux rester qu’un an. Je voudrais être efficace et rapide. J’ai mis en route une réforme 2.0 qui va être mis en œuvre rapidement pour mieux faire connaître cette association. J’aimerais que le futur président soit quelqu’un de plus médiatique, une sorte de président d’honneur, et changer l’organigramme. Cette personnalité fera mieux connaître notre métier. Il y a beaucoup de problèmes à régler, on sera derrière pour le faire, mais il nous faut une personne plus connue qui donnera plus de poids à notre action. Il y aura un président et un secrétaire général. Dans notre action on a déjà fait une passerelle entre jeunes compositeurs du Conservatoire et jeunes réalisateurs à la Fémis [École nationale supérieure des métiers de l'image et du son]. Marie Jeanne Serero du Conservatoire et Gilles Tynaire de l’UCMF s’en sont bien occupé. Ce dialogue est très important.

UCMF a du pouvoir ?

On est sur beaucoup de dossiers, on est dans de nombreuses commissions et il y a des dossiers où il faut qu’on réagisse pour revaloriser la musique pour l’image en France. C’est mon cheval de bataille en ce moment. J’ai une éthique, j’ai créé avec un ami compositeur, David Vadant, une société de production de musiques pour l’image qui s’appelle Score Factory. Elle fait de la musique pour des dessins animés. On a voulu à travers cette société retrouver cet échange entre compositeurs, qu’on a perdu depuis quelques années. Dans cette société on forme des jeunes, anciens élèves du Conservatoire, et on travaille ensemble. Ils ont un bagage énorme au point de vue contrepoint, harmonie, théorie, et nous on a notre expérience. Ce mélange trans-générationnel est très efficace et on signe tous ensemble les compositions. On travaille à l’américaine. Il faut arrêter de faire travailler en nègre les compositeurs. Je suis aussi au conseil d’administration du SNAC [Syndicat National des Auteurs et Compositeurs] et là on est en face des politiques. J’espère qu’à Cannes on va créer un prix. J’ai réussi à faire entrer la musique de film au CNSMDP, grâce au compositeur Bruno Montovani d’ailleurs, et croyez-moi pour eux ce n’était pas de l