PAROLES D'AUTEUR : APPASSIONATA, UNE SONATE EMBLÉMATIQUE DE LA "PASSION BEETHOVÉNIENNE" REPÈRES PÉDAGOGIQUES : L'ACADÉMIE DE L'OPÉRA DE PARIS. SA DIRECTRICE EN DÉVOILE LES GRANDS AXES PROPOS PARTAGÉS : FRANÇOISE NOËL-MARQUIS, DIRECTRICE DE L'ÉCOLE NORMALE DE MUSIQUE DE PARIS
L'AGENDA
26 & 27 / 9 Les concerts d'Esther : Tremplin Talents
Salle Adyar, 4
Square Rapp, 75007 Paris, les 26 septembre 2015, à 18H et 20H, et 27/9, à 12H,
14H, 16H et 18H. Réservations
: par tel : 06 11 05 18 40 ; en ligne : www.concertsdesther.fr 10, 13, 16, 18, 20 / 10 Theodora au
Théâtre des Champs-Elysées Bien qu'oratorio, Theodora est taillé pour la scène. C'est que l'avant
dernier chef d'œuvre (1750) que Georg Friedrich Haendel consacre au genre qui
est désormais le sien depuis quelques dix ans, possède une densité tragique
digne des plus beaux sujets d'opéra ; en l'occurrence le seul en anglais à
traiter un sujet chrétien : le martyr d'une jeune femme qui ne peut être sauvée
par le centurion romain Didyme qui, converti, lui voue un amour sincère et
profond. La musique en est d'une extrême richesse avec renforcement de cuivres
tels que cors et trompettes. Elle comporte des chœurs que le musicien
chérissait tout autant, sinon plus, que ceux de son Messie. William
Christie retrouvera un ouvrage qu'il affectionne (il l'a enregistré déjà deux
fois) et avec lequel il avait triomphé naguère au Festival de Glyndebourne. Et l'empathie avec l'idiome haendélien de son
ensemble des Arts Florissants ne fait pas de doute. La mise est scène sera
signée de Stephen Langridge qui possède ce don
imaginatif de recréer des atmosphères éminemment suggestives. Et la
distribution offre un quintette vocal difficile à égaler, avec Katherine
Watson, Philippe Jaroussky, Stéphanie d'Oustrac, Kresimir Spicer et Callum Thorpe. Un des événements parisiens de
l'automne. Théâtre des Champs Elysées,
Paris, les 10, 13, 16, 20 octobre 2015, à 19H30, et le 18 octobre à 17H. Réservations : Billetterie, 15, Avenue Montaigne, 75008, Paris ;
par tel.: 01 49 52 50 50
; en ligne : theatrechampselysees.fr 10 / 10 – 8/ 11 Il était une fois l'Andalousie ... en Seine-Saint-Denis. Pour la prochaine édition du festival
Villes des Musiques du Monde, l'âme andalouse va s'amarrer aux quais des Villes
des Musiques du Monde, en Saine Saint Denis, à la rencontre d'une Andalousie à
la fois réelle et historique, rêvée, désirée, à inventer. Un foisonnement de
manifestations : concerts, bals, ateliers de pratique musicale, contes,
expositions, projections de films, créations... se relaieront pendant quatre
semaines pour témoigner de la richesse culturelle de cette région du sud de
l'Espagne dont l'empreinte est bien présente dans l'écrin urbain des
villes-escales du festival. L'Andalousie, la Seine-St-Denis et Paris se
rencontrent naturellement. Le programme
présentera notamment El Mawsili, orchestre et
école de musique arabo-andalouse basée à Saint-Denis. En écho aux territoires
du festival, LES ANDALOUSES saluent ainsi les chanteuses et les
danseuses de flamenco, dont Esperanza Fernandez, l'une des plus belles voix du
flamenco actuel, mais aussi les familles andalouses qui ont trouvé refuge
en région parisienne; des familles si nombreuses à Saint-Denis que l'un de ses
quartiers est surnommé « la petite Espagne ». Et si le festival
célèbre les « Musiques du Monde », il est également le miroir des
« Villes » qui le nourrissent. A Aubervilliers comme au Bourget, à
Bobigny comme à Montreuil, la diversité culturelle est une réalité quotidienne.
Et nouveauté de la présente édition, sera inaugurée une scène jeune public. Du
10 octobre au 8 novembre 2015, divers lieux. Renseignements ( www.villesdesmusiquesdumonde.com)
et réservations : par tel.: 01 48 36 34 02 ; en ligne :
reservation@villesdesmusiquesdumonde.com 17, 20, 23, 26, 31 / 10 & 3, 6, 9 /11 Moïse et Aaron enfin à l'Opéra Bastille
Le
première nouvelle production du directorat de Stéphane Lissner
à l'Opéra National de Paris s'est portée sur le chef d'œuvre scénique d'Arnold
Schönberg, Moses und Aron. Cet opéra dont le
musicien a lui-même écrit le livret, en trois actes, traite du sujet biblique tiré de l'Exode et du
livre des Nombres. Schönberg accentue l'antagonisme entre les deux
frères, Moïse et Aaron, celui qui pense, mais ne peut communiquer, celui qui
transmet la parole au risque d'en dévoyer le sens. Il le fait en distribuant
leurs rôles de façon originale, qui confient celui de Moïse à un baryton basse
s'exprimant en Sprechgesang, et celui d'Aaron à un ténor qui emprunte le chant
lyrique pour libérer cette parole qui manque tant à son congénère. L'œuvre
restera inachevée (1932) par la volonté de son auteur, qui ayant rejoint en
1933 une confession juive qu'il avait délaissée en se faisant baptiser, était
plus que préoccupé par la montée du nazisme. Elle se conclut à la fin du
deuxième acte par ces mots lourds de sens « Oh verbe, verbe qui me
manque », sur un constat d'échec de Moïse. Focalisant sur le drame de
l'incommunicabilité. La difficulté de représenter une œuvre plus proche de
l'oratorio que de l'opéra, en même temps bourrée de didascalies quant à la
manière de la mettre en scène (on pense au tableau du « Veau d'or »),
explique sa relative rareté dans les maisons d'opéra. Créée en 1954 à Hambourg,
en version de concert, puis enfin scéniquement à Zurich en 1957, dans les deux
cas sous la direction de Hans Rosbaud, elle ne
comptera ensuite que peu de productions. La plus récente et significative a été
dirigée par Pierre Boulez à Amsterdam et à Salzbourg à la fin des années 1990.
Nonobstant, l'œuvre est d'une fascinante beauté et vaut d'être entendue et vue.
La production nouvelle, très attendue, possède de sérieux atouts : la direction
d'orchestre confiée au directeur musical Philippe Jordan et la mise en scène au
très imaginatif et iconoclaste Romeo Castelluci. Et
une superbe distribution. A ne pas manquer !
Opéra Bastille, les 17
(Avant-première), 20, 23, 31 octobre, 3, 6, 9 novembre 2015 à 19H30, et le
26/10 à 20H. Réservations
:
Billetterie, Opéra Bastille, 130, rue de Lyon, 75012 Paris ou Palais Garnier,
angle des rues Scribe et Auber, 75001 Paris ; par tel. : 08 92 89 90 90 ; en ligne : operadeparis.fr 23, 27, 29, 31 / 10 & 3, 20, 22 / 11 Courir à Strasbourg pour Pénélope
L'unique opéra de Gabriel Fauré, Pénélope,
n'est pas si souvent monté qu'il faut se précipiter à l'Opéra du Rhin pour le
voir. Ce drame lyrique en trois actes qui vit le jour en 1913, à Monte Carlo,
puis peu après au Théâtre des Champs-Elysées à Paris avec Lucienne Bréval, coûta sept années de labeur au musicien, alors
occupé par ses fonctions de directeur du conservatoire. « Ces
demoiselles-fileuses m'auront donné beaucoup de mal » dira-t-il.
L'écriture vocale marque le retour à la déclamation lyrique issue de Lully, un
langage arioso bien différent du style que Debussy avait adopté pour Pelléas et Mélisande. La production
alsacienne se promet fastueuse grâce à une distribution de haut vol, menée par
Anna Caterina Antonacci dont on sait le tempérament
de tragédienne et la maitrise de la prosodie française. La direction de Patrick
Davin ne manquera pas de révéler les prestiges d'une
« musique patricienne » (Emile Vuillermoz)
qui bien qu'appartenant chronologiquement à la dernière période créatrice du
compositeur, n'emprunte pas spécialement son dépouillement. La mise en scène
d'Olivier Py, qui complètera là ses incursions
remarquées dans le grand opéra français, après Les Huguenots et Ariane
et Barbe-Bleue, dans ce même théâtre, devrait démontrer que le statisme
souvent reproché à l'ouvrage, n'est sans doute que façade. Opéra de Strasbourg, les 23, 27, 29, 31
octobre, 3 novembre, 2015 à 20H ; et à Mulhouse/La Filature, les 20 et 22 (15H)
novembre. Réservations : Opéra de Strasbourg : 19,
Place Broglie, BP 80320, 67008 Strasbourg cedex ; par tel. : 03 68 98 51 80. La
Filature Mulhouse, 20 allée Nathan- Katz, 68090 Mulhouse ; par tel.: 03 89 36 28 29 ; En
ligne : caisse@onr.fr 5 – 30 / 11 Fesival
Terpsichore, deuxième édition Pour sa deuxième édition, le festival
Terpsichore donnera 12 concerts dans des lieux historiques et
inhabituels de la capitale, dotés d'une acoustique remarquable, comme Le
Temple de Pentemont, la Salle Erard ou
l'Église Saint-Louis-en-l'Ile. Le programme de cette
nouvelle édition sera essentiellement centré autour de Bach et
de la musique baroque allemande. Il permettra de découvrir des artistes
dont la notoriété et la qualité sont essentiellement connues au disque et à
l'étranger, mais assez peu en France : l'Ensemble Huelgas
de Paul Van Nevel, mais aussi l'Ensemble Masques avec Olivier Fortin,
le Helsinki Baroque Orchestra ou encore Les Voix Humaines. Prendront
place à leurs côtés des musiciens et des chanteurs plus familiers : les
clavecinistes Pierre Hantaï et Jean Rondeau, le contre ténor Valer Sabadus, le Collegium Vocale Gent, le Capriccio Stravagante
Renaissance Orchestra dirigé par Skip Sempé, le directeur artistique de ce
festival décidément très choisi. Pour une autre conception de la programmation
dite « grand public », concept dont Skip Sempé se méfie de la pertinence,
car aussi bien « le public est souvent prêt à aller beaucoup plus loin qu'on le
pense » remarque-t-il.
On
pourra entendre ainsi : -
le
5/11, Temple de Pentemont, des pièces de Cipriano de Rore(1515-1565) par l'ensemble Huelgas
et Paul Van Nevel -
le
7/11, salle Erard, un programme de Virginalistes à
trois (Dowland, Byrd, Holborne, Phillips, Morley) par
Skip Sempé, Olivier Fortin et Pierre Hantaï -
le
11/11, Temple de Pentemont, des Suites et Cantates de
Bach et Buxtehude, par l'ensemble Masques et Olivier Fortin -
le
14/11, salle Erard, une soirée autour des Violes allemandes et anglaises par
Les Voix Humaines, -
le
17/11, Église Saint Louis en Lille, des pièces de Purcell, Haendel et Bach
chantées par le contre ténor Valer Sabadus avec le Helsinki Baroque Orchestra dirigé par Skip
Sempé -
le
21/11, salle Erard, un programme intitulé "Les Virtuoses itinérants" par le
Capriccio Stravagante Trio -
Le
22/11,salle Erard, "Dimanche chez Zimmermann"
programme de concertos pour deux clavecins avec Olivier Fortin et Jean Rondeau
et l'ensemble Masques -
le
30/11, Église Saint Louis en Lille, des motets de Praetorius par le
Capriccio Stravagante
Renaissance Orchestra, le Collegium Vocale Gent,
Benjamin Allard, orgue, et Skip Sempé. Du
5 au 30 novembre 2015, horaires variables. Renseignements et réservations :
billetterie FNAC et sur place une heure avant le concert ; en ligne : www.terpsichore-festival.com.
Jean-Pierre Robert. *** PAROLES D'AUTEUR
Appassionata : une Sonate emblématique de
la « passion beethovénienne » « Appassionata » est la
dénomination posthume de la Sonate pour piano op.57 donnée à
l'arrangement pour piano à quatre mains publié en 1838 par l'éditeur Cranz de Hambourg dans un contexte de réception
« romantique » de la musique de Beethoven. Si ce « titre »
donné par l'éditeur manifeste son souci d'écouler au mieux sa marchandise...,
il est également le reflet de l'appropriation « romantique » de
Beethoven dont la musique est considérée trop difficile à comprendre :
pour pallier cette difficulté, préjudiciable pour les affaires, rien de mieux
que d'y associer des images, des références implicites, voire des textes tirés
des classiques Homère, Shakespeare, le Faust de Goethe... Que révèle ce titre ? Entre
appropriation romantique et passion amoureuse. L'exemple de la Sonate dite au
« Clair de lune » Outre la « Sonata
appassionata », l'autre exemple significatif de Sonate dotée
d'un surnom est la Sonate pour piano op.27 n°2 surnommée « Mondscheinsonate », Sonate au Clair de lune,
ou La Clair de lune, œuvre qui a été l'occasion de nombreuses
représentations figurées, au point de devenir emblématique de la création de
Beethoven, encore aujourd'hui.
qui montre une déesse
lunaire, telle une muse, émergeant des flots derrière un Beethoven dont
on ne voit que la tête. Pourtant « Mondscheinsonate »
n'est pas un titre de Beethoven. Lors de l'édition originale chez Giovanni Capi à Vienne en mars 1802, cette Sonate composée en
1801-1802 est qualifiée, comme la Sonate op.27 n°1, de « quasi una Fantasia » et est dédiée à la comtesse Giulietta Guicciardi. Ce titre
est mentionné et discuté par Wilhelm von Lenz (1803-1883)
dans son essai « Beethoven et ses trois styles » paru en 1852
à Saint-Pétersbourg ; il l'attribue au poète Rellstab
qui « compare cette œuvre à une barque, visitant, par le clair de lune,
les sites sauvages du lac des quatre cantons en Suisse. Le sobriquet de 'Mondscheinsonate', qui, il y a vingt ans, faisait crier au
connaisseur en Allemagne, n'a pas d'autre origine. Cet Adagio est bien plutôt
un monde de morts, l'épitaphe de Napoléon en musique, Adagio sulla morte d'un eroe ! » (1). Lenz reprend
cette référence dans le volume 3 de son essai « Beethoven. Eine Kunststudie » (paru
entre 1852 et 1860), associant ainsi cette Sonate avec le clair de lune,
image qui condense les références au calme et à la mort. Lenz a été formé par
Liszt (1811-1886), devenu grand prêtre du culte de Beethoven, et par Ignaz Moschelès (1794-1870) un
pianiste ami de Beethoven, ce qui explique qu'il s'autorise à reprendre cette
dénomination qui donne du « sens » à cette Sonate. Lenz
l'attribue donc au poète Heinrich Friedrich Ludwig Rellstab (1799-1860)
qui rencontra Beethoven 1825 et échangea souvent avec lui à propos de livrets
d'opéra (Antigone, Attila, Orest). Pourtant
pas un fois Rellstab dans
ses souvenirs sur Beethoven parus en 1841, « Beethoven. Ein Bild der Erinnerung
aus meinem Leben »,
n'évoque cette dénomination. Mais le poète a écrit une nouvelle en 1823,
« Theodor. Eine
musikalische Skizze »,
publiée en 1824 dans la Berliner
Allgemeine musikalsiche Zeitung, nouvelle dans
laquelle il met en scène une discussion entre deux musiciens et un mélomane sur
la trilogie Mozart, Haydn et Beethoven, chacun essayant de caractériser les
compositeurs par une expression adéquate. Au cours de cet échange, le mélomane décrit
l'Adagio de cette Sonate en l'associant au calme d'un clair de lune sur
un lac de montagne : il n'est question ni de barque, ni de Suisse. Rellstab a également utilisé l'image de barque au clair de
lune, sans lien avec la Sonate, dans plusieurs poésies... Lenz s'est sans doute
inspiré de ces images pour donner une description de cette Sonate op.27
en se réclamant de Rellstab, aboutissant à cette
barque oscillant au « clair de lune par une calme nuit d'août »
sur le lac suisse des Quatre cantons, conférant donc une vision romantique à
cette musique balancée(2). Lenz a pu également
s'appuyer sur Schindler qui cite le surnom de la Sonate dans sa
biographie parue en 1840, et sur Carl Czerny qui dès 1840 parle de « Nachtszene » à propos de cette Sonate. D'autre part, ce surnom favorise
l'association
avec le dessin de J.N. Hoechle qui date de 1832 et
qui montre l'appartement de Beethoven à Vienne dans le Schwarzspanierhaus
avec, vu par la fenêtre, le clair de lune au-dessus de la flèche de la
cathédrale Saint Étienne – image qui va dans le sens donné par Lenz de clair de
lune métaphore de la mort, de l'affliction, mais également de l'inspiration.
Ainsi, cette vision romantique du clair de lune fait partie des images qui
accompagnent la réception de Beethoven dès la fin de sa vie en 1827, la Sonate
op.27 n°2 en étant l'emblème. La référence au poète Rellstab
est l'exemple même de la recherche du « sens » d'une musique
trop difficile à intégrer, à comprendre en tant que langage en soi : on
tire du côté des clichés attribués au romantisme. En l'occurrence, la lumière
blafarde de la lune connote l'affliction, la mort. Et ce cliché est traduit en
musique par les moyens stylistiques du deuil et de la désolation (Trauerklage) : le balancement des triolets évoque la
mort du Commandeur dans Don Giovanni de Mozart ; le rythme est celui
d'une marche funèbre qui rappelle celle de la Sonate pour piano op.26.
L'indication de jeu de l'Adagio sostenuto initial op.27 n°2 : « Si
deve suonare questo pezzo delicatissimamente
e senza sordino »
renforce le côté planant. Quant à la tonalité d'ut dièse mineur, elle
est réservée à la plainte de pénitence et à la prière d'affliction adressée à
Dieu (Bussklage, trauerliche
Unterredung mit Gott)
et le soupir est celui de l'amitié et de l'amour insatisfait. La mise en œuvre de la musique dans la Sonate
op.27 n°2 correspond donc à la sensibilité romantique, car elle rassemble les
traits d'écriture qui permettent la métaphore du clair de lune. Quand s'y
ajoutent des anecdotes biographiques... une Sonate écrite pour une jeune
femme, qui s'avère volage... et qui suscite le sentiment de perte d'un être
cher, de l'amour malheureux : Giulietta a
d'ailleurs longtemps été candidate pour « l'immortelle
bien-aimée »... en fait, Beethoven a composé cette Sonate avant de
tomber amoureux de Giulietta, et avant qu'elle ne lui
préfère un autre compositeur, le comte von Gallenberg. Cette volonté de conférer une dénomination
pour donner un sens réduit l'œuvre, fait passer à côté des intentions de
Beethoven telles qu'elles peuvent se déduire de l'étude des esquisses, du
manuscrit, de la période créatrice, des modalités du choix de la dédicataire,
etc. Ainsi, au lieu d'être influencé par l'image
du clair de lune, l'auditeur devrait porter son attention sur la sonorité, sur
l'expression de l'émotion, sur la démarche de l'œuvre qui débouche sur un
presto agitato : se fixer sur le clair de lune, qui a une signification
poétique, littéraire, c'est au détriment du déroulement de la musique. Apprivoiser
les « bizarreries » de Beethoven Également surnommée, la Sonate op.57
est donc inscrite dans le registre de la passion : Appassionata...
dans le but d'« apprivoiser » cette sonate étrange dont l'Allgemeine
musikalische Zeitung (IX, 1807, col.433-436) a
rendu compte peu après sa publication en février 1807 à Vienne, soulignant
que : « Chacun connaît l'habitude (« die Weise »)
que B. a de composer de grandes Sonates ; en ce qui concerne la diversité
dans l'unité, B. reste fidèle à lui-même. » Mais « dans le premier
mouvement, comme dans les autres grandes Sonates il a laissé se
déchaîner beaucoup trop de mauvais esprits » (« wieder
viele böse Geister losgelassen ») :
est-ce vraiment utile, se demande le critique, de se battre (« kämpfen ») avec tant de difficultés et
d'inanités dues à la recherche « du bizarre à tout prix » ? Le
critique affirme qu'il n'a rien à ajouter de plus qu'habituellement et plaint
le pianiste qui se confronterait à ce mouvement. Pour le mouvement lent, le
jugement est plus nuancé : ce court Andante con moto à variations est d'un
très grand art, même s'il est difficile de trouver la mélodie, et si Beethoven
manifeste une fois de plus le désir d'être regardé (« nach etwas ausehen »);
pourtant c'est une musique qui va droit au cœur («wenn
du nicht fühlst, solche Musik gehe
von Herzen zu Herzen »).
De même le dernier mouvement est fort apprécié par le critique qui le
trouve « seelenvoll » (plein
d'âme), d'une grande force et d'une grande maîtrise, en particulier le Presto
est très bien venu ; d'autre part ce mouvement, contrairement au premier,
est possible à jouer. Le besoin de donner des titres signale donc
le décalage entre Beethoven et les premiers auditeurs, ses contemporains qui
ont du mal à suivre ses « bizarreries » ; puis il met en
évidence la difficulté éprouvée par la génération romantique qui cherche
pourtant à s'approprier la musique de Beethoven, y entendant la
« modernité », qui caractérise cette génération, soit la mélancolie,
la nostalgie, comme en témoigne Delacroix qui analyse dans son Journal du
28 février 1847 la « modernité » de Beethoven : « Je crois
qu'on peut dire qu'il a vraiment reflété (...) le caractère moderne des arts à
l'expression de la mélancolie et de ce qu'à tort ou à raison on appelle
romantisme. » Et dans son Journal, le 29 juin 1853, après un concert chez
Marcelline Czartoryska, il note que Beethoven touche
« la partie douloureuse de l'imagination. Cet homme est toujours
triste » ; il sait « toucher au côté mélancolique des
choses ». Pour cette réception
« romantique », E.T.A. Hoffmann a joué un grand rôle dès
1810 dans son fameux article sur la Cinquième Symphonie publié dans
l'Allgemeine musikalische Zeitung : « La musique instrumentale de
Beethoven nous ouvre aussi le royaume de l'immense et de l'incommensurable. Des
rais incandescents zèbrent la nuit obscure ; nous apercevons des ombres
titanesques (…) ; nous ne vivons que dans cette douleur qui engloutit sans
les détruire l'amour, l'espérance et la joie, et veut faire éclater notre
poitrine en unissant toutes les passions dans un tutti formidable – et nous
sommes des visionnaires émerveillés. « La musique de Beethoven suscite le
frisson, la crainte, l'épouvante, la douleur et éveille cette nostalgie infinie
qui est l'essence même du romantisme. » Cette réception « romantique »
est mise en évidence par les dessinateurs, graveurs qui se plaisent à
montrer sur les visages et dans les attitudes, l'effet produit par la musique
de Beethoven : prière, souffrance, méditation, concentration – elle ne
laisse pas indifférent comme en témoigne la gravure d'Eugène Louis Lami.
Groupe
d'auditeurs au Conservatoire ou Première audition de la
symphonie en la de Beethoven Dessin à la plume, rehaut d'aquarelle,
1840 – Musée de la Musique Critiques et images témoignent donc de la
révolution imposée par Beethoven : il exige une nouvelle forme d'écoute,
il bouleverse les habitudes, les attentes... auxquelles tout mélomane doit
savoir répondre ! Mais comme il est difficile de comprendre cette musique,
on lui donne des titres.... Difficile à comprendre et à jouer :
Czerny, en 1842(3), signale que
jusqu'à la Sonate op.106 Beethoven tenait cette Sonate pour sa
plus grande, et qu'effectivement il s'agit du « développement remarquable
d'une idée puissante et colossale ». Le pianiste qui veut la jouer doit
posséder beaucoup d'esprit et une grande force physique, car elle exige la
perfection la plus brillante, dans un tempo rigoureusement respecté. Une
Sonate associée à la passion amoureuse Dans son analyse de chacune des œuvres pour
piano de Beethoven, Czerny signale en 1842 ce surnom de la Sonate op.57, mais il trouve
qu'il n'est pas adapté : à son avis, le terme « appassionata »
devrait être associé à la Sonate connue sous le nom de « Die Verliebte » (l'amoureuse) qui a été écrite dans un
état de grande passion amoureuse (affirme-t-il) en 1796/97. Cette quatrième
Sonate pour piano en mi bémol majeur op.7, publiée à Vienne par Artaria en 1797 est dédiée à la Comtesse Babette von Keglevics, et elle est
publiée seule (l'usage était alors de les publier par trois ou par six), sous
la dénomination de « Grande Sonate ». Elle fit grande impression sur
les contemporains, et, pour des raisons non élucidées (peut-être en liaison
avec la dédicataire), elle fut appelée « L'amoureuse » « Die Verliebte ». Cette « Grande Sonate » se
caractérise par le déploiement d'une énergie inscrite dans l'organisation du
matériau sonore utilisé, ainsi que par une mise en mouvement et une animation
qui l'apparente à une sorte de condensation de drame. Le premier mouvement, de tempo rapide et
dynamique, Allegro molto e con brio, à 6/8, commence par une pulsation
régulière de croches sur une même note répétée (la tonique), affirmation à la
fois de la tonalité choisie et du rôle thématique conféré à la pulsation et au
rythme (éléments constitutifs d'un timbre). Cette énergie concentrée dans
l'accord parfait et ses différentes positions, sur répétition régulière d'une
même note, le mi bémol, se déploie dans des broderies qui entraînent de
grandes vagues interrompues par de longs accords fortissimo et leur écho
pianissimo. Si le premier thème est d'abord énergie incluse dans le rythme, le
second thème de ce premier mouvement de forme sonate est lui aussi énergie
concentrée, mais cette fois dans la réalisation harmonique dense d'une mélodie
très simple en valeurs longues (noires pointées) qui est immédiatement intégrée
dans la pulsation initiale. Après cette énergique mise en vibration de
la matière sonore, le mouvement lent, Largo, con gran
espressione, en ut majeur, est ouvert par de courts motifs qui installent
une atmosphère de suspension, en contraste avec l'affirmation du premier
mouvement. Cette page chargée d'émotion laisse place à
un Scherzo, Allegro, dont le caractère très détendu est en total
contraste avec le Trio central en mi bémol mineur qui privilégie la
densité harmonique faite d'une succession ininterrompue de triolets d'arpèges
brisés. Le Rondo final, dans le tempo très précis de « Poco Allegretto
e grazioso » redonne son importance à la pulsation régulière (ici la double croche) qui soutient une longue phrase mélodique
et dynamique, en grande partie du fait des syncopes. Rondo et forme sonate -
cette organisation du matériau sonore est magnifiée par la coda, qui
malgré l'intensité de son parcours se termine « decrescendo » jusqu'à
pianissimo, comme si la tension ne se résolvait pas en explosant, mais qu'elle
restait intérieure. Pour rester dans le registre de la relation
amoureuse, rappelons que la Sonate op.57 est associé à un moment de passion : bien que postérieure à la composition (1804-1805),
il y a une histoire d'amitié amoureuse avec Marie Bigot, pianiste, d'origine
française, à Vienne depuis l'été 1804, avec son mari Paul
Bigot de Morogues (né à Berlin en 1765). Il fut à
Vienne de l'été 1804 à l'été 1809 (donc jusqu'à la guerre), bibliothécaire du
comte Andreas Rasumovsky. Marie Bigot a été la
première interprète de cette Sonate qu'elle déchiffra à vue, alors que
le manuscrit était endommagé par les intempéries subies lors du retour à Vienne
en automne 1806 de Beethoven qui avait quitté de manière précipitée
l'hospitalité du prince Lichnowsky à Grätz en Silésie. Pour remercier Marie Bigot, Beethoven lui
fit cadeau du manuscrit qui se trouve donc aujourd'hui à Paris... car, si
content de son interprétation, il se lia d'amitié avec elle, au point de lui
proposer une promenade sans son mari ce qui fit scandale... malgré ses
protestations d'innocence, le mari exigea de sa femme qu'elle cesse de voir
Beethoven. Donc la « mésaventure /
malentendu» de Beethoven avec Marie Bigot fait partie également de l'histoire
de cette Sonate, dont la composition n'a rien à voir avec cette
aventure, même si la passion qui y est contenue peut avoir favorisé cette
rencontre... Beethoven retrouvant avec le jeu de cette pianiste, l'intensité
émotionnelle mise en œuvre dans cette Sonate. Quelles
acceptions de la « passion beethovénienne » dans la Sonate op.57 ? Pour cette Sonate dans laquelle
Beethoven associe détresse et énergie, lamentations, en bousculant les
conventions d'écoute, Czerny trouve donc que le surnom ne correspond pas à ce
qu'elle livre, car pour lui, au début XIXe siècle « appassionato »
soit « leidenschaftlich » est de
l'ordre du sentimental, ce que cette Sonate n'est pas selon lui... Ce
surnom conféré par une réception « romantique » ne serait-il pas en
fait polysémique ? Il rendrait compte de dimensions inhérentes à cette Sonate
qui dépassent largement la passion amoureuse, puisque
la « passion » peut se comprendre à plusieurs sens ? Quand nous écoutons la Sonate op.57,
nous constatons que cette mise en œuvre musicale dépasse largement la
« passion » amoureuse, la dimension sentimentale – ce qui donne
raison à Czerny – et nous pouvons y déceler plusieurs acceptions de la passion. Passion
au sens de profond désespoir Le 1er mouvement Allegro assai à
12/8, en fa m commence par une phrase, arpège qui descend dans le très
grave avant de remonter, cela sur un rythme insolite irrégulier (qui ne peut
pas être associé à une marche) - cette trajectoire énigmatique se heurte à une
interrogation, réitérée par le « Klopfmotiv ».
Moment de suspension qui précède une sorte de chute rapide qui se heurte à
nouveau à une suspension puis à une reprise de la phrase initiale avec accords
massifs et syncopés. Suit une matière palpitante qui mène à un second thème
mélodique, toujours dans une forme rythmique insolite (qui n'est qu'une
inversion du premier thème).
Ainsi dès le début, cette Sonate est
placée sous le signe du suspens, de l'interrogation – dans une sonorité
fantomatique, lourde de présages, créée par l'unisson des deux mains distantes
de deux octaves, relayée par un effet de masse, précédant une matière
palpitante, le tout dans un jeu avec l'écoulement du temps (tempo, ritard.). Comme l'écrit André Boucourechliev dans son Beethoven
(Solfège/Seuil, 1963), le climat
dramatique de l'œuvre est élaboré jusque dans l'aspect physique des sons.
L'exposition n'est pas reprise : mais c'est l'ensemble, développement et
réexposition, qui doit être repris avant la coda. Ce déplacement de la reprise
montre que le travail de composition porte sur le traitement du matériau et non
sur le souci didactique de mettre dans les mémoires ce qui va être développé. Passion
au sens de l'envahissement progressif de l'exaltation Le deuxième mouvement, Andante con moto
à 2 temps en ré bémol majeur, propose une autre forme de
« passion ». Le thème « dolce » est un chant très calme qui
se transforme au cours des trois variations jusqu'à un
sorte de paroxysme, expansion du chant intérieur brutalement interrompu par
accord tendu suivi d'un rythme farouche.
Passion
au sens de la fureur, du déchaînement des forces Le Finale, Allegro ma non troppo, à 2 temps en fa mineur, commence par une
déchirure : 13 accords dissonants identiques sur un rythme impérieux qui
s'accélère de manière implacable à l'opposé du rythme énigmatique du début,
confèrent une intensité à la matière sonore, qui se déploie ensuite sans
répit : Beethoven ne lâche pas prise, l'énergie vitale est plus forte que
le désespoir. La sonate se termine par un Presto, trépidation d'une grande
densité sonore qui s'achève par une descente sur cinq octaves ff et se
conclut par trois accords successifs, toujours ff. La
« passion beethovénienne » à l'œuvre dans d'autres compositions Si
nous reprenons ces différentes catégories de passion, nous les retrouvons dans
nombre d'œuvres. Je propose quelques exemples, possible à étendre à bien
d'autres. Le
désespoir du fa mineur Il se retrouve par exemple dans le
troisième mouvement lent Adagio molto e mesto,
à 2/4, en fa mineur du Quatuor op.59 n°1 en fa majeur
composé en même temps que la Sonate op.57 et qui est d'une très grande
intensité lyrique. L'Ouverture d'Egmont op.84
également est en fa mineur. Composée en 1809/1810, elle fait partie de
la musique de scène pour le drame Egmont de Goethe : celui qui
donne sa vie pour sauver la liberté de tous. Cette Ouverture, Sostenuto,
ma non troppo à 3/2 / Allegro à 3/4 en fa
mineur, a été publiée en décembre 1810 par Breitkopf
& Härtel. Elle ouvre le drame de manière tragique
: un long fa unisson forte de
tout l'orchestre (sauf des timbales) dont le mode mineur, le fa mineur,
ne s'impose qu'à la deuxième mesure ; un tempo lent peu fréquent, Sostenuto
ma non troppo, dans une métrique large de 3/2,
d'un rythme d'une grande densité et d'une grande prégnance dans une tessiture
grave, dans le style d'un choral ; et l'émergence du timbre du hautbois
sur un court motif mélodique qui est répercuté successivement par les
clarinettes, les bassons puis les violons avant de retrouver le fa
unisson fortissimo.
Ce fa mineur est également la
tonalité du Quatuor op.95 composé en plusieurs étapes : 1810 /
1811 / 1814 / 1815/16. Il a été commencé par Beethoven dans un état émotionnel
dominé par la conviction que la réalité lui était hostile, qu'il ne pouvait
trouver de réconfort qu'en lui-même et que son registre d'existence ne pouvait
pas se situer hors de la vérité. Ensemble de dispositions émotionnelles qui
l'incitèrent à s'aventurer dans une écriture en rupture avec l'attente du
public : le terme de « serioso »
qu'il ajouta à la désignation du tempo du Scherzo, « Allegro assai
vivace ma serioso » (par un véritable oxymore,
le scherzo, signifiant plaisanterie, étant l'inverse du sérieux) indique
parfaitement son intention qui n'a rien à voir avec le
« divertissant » (inutile de compter sur lui pour écrire le genre de
quatuor « brillant », en style « concertant » à la mode alors
à Vienne) – la recherche de la vérité ne pouvait être portée que par une
écriture nouvelle et rigoureuse qui imposerait une attitude d'écoute sérieuse,
concentrée. Ce Quatuor se caractérise par sa
concentration, et par la fonction structurelle conférée au contraste abrupt, à
l'intérieur de chacun des quatre mouvements comme pour l'ensemble de l'œuvre.
Pour obtenir cet effet de contraste, de rupture omniprésente, Beethoven a
utilisé un matériau musical minimal (unisson, cellule rythmique impérieuse, attaque
marquée, saut d'octave, accord dissonant, etc.). Le Quatuor commence par
un motif à l'unisson auquel l'intensité forte, les attaques et la
structure rythmique dans le tempo Allegro con brio confèrent une très
grande violence (ce motif arrache l'écoute de l'auditeur). Ce motif affirme la
tonalité de fa mineur par un effet de masse. Il est immédiatement suivi
par une texture tendue faite de sauts d'octaves sur un rythme pointé. Le motif
initial qui revient 122 fois de manière différente fait figure de point de
référence absolu, transcendant le déroulement du mouvement de forme sonate sans
reprise. L'exaltation
paroxystique après une descente dans le profond désespoir Le second acte de Fidelio met en
œuvre cet aspect de la passion beethovénienne. Il s'ouvre par la scène du
cachot, obscur, humide : Acte II, N°11, Introduction, Récitatif et Air de Florestan en deux parties, « Gott !
welch Dunkel
hier » (« Dieu, quelle obscurité »), Grave, 3/4, fa
mineur ; puis « In des Lebens Frühlingstagen »
(« Aux jours du printemps de la vie »), Adagio, 3/4, la
bémol majeur, terminé par "Und spür' ich nicht
linde" ("N'est-ce pas la douceur"), Poco
Allegro, C, fa majeur. Dans la version révisée de 1814,
l'Introduction en fa mineur (n°11) n'est pas modifiée, alors que le
Récitatif et l'Air furent largement retravaillés au point que la seconde partie
de l'Air est entièrement nouvelle avec l'ajout de « Und
spür ich nicht linde, sanft
säuselnde Luft ? » (« N'est-ce pas
la douceur, le murmure, d'une brise ? »), partie dominée par la
continuité de la ligne de chant du hautbois et les phrases haletantes de Florestan exalté par l'apparition de l'ange
« liberté » qui a les traits de Leonore la
femme aimée – apparition qui fait référence à celle de Clärchen
à la fin d'Egmont : Egmont voit apparaître l'ange qui lui redonne
confiance juste avant de mourir.
Cette exaltation amoureuse se retrouve dans
le cycle des six Lieder An die ferne Geliebte (A la bien-aimée lointaine) op.98 composé en
1816. Le thème littéraire de ces six poèmes est celui de la séparation, de
l'éloignement de la bien-aimée, que "je" cherche à retrouver au moyen des
différents éléments de la nature (oiseaux, vents, rivières) – en vain - si bien que la dernière solution est de lui
envoyer ces poèmes pour qu'elle les chante, seule façon d'effacer le temps et
l'espace qui la séparent d'elle. Le sixième Lied « Nimm sie hin denn diese Lieder » ("Accepte
à présent ces Lieder") commence Andante con moto e cantabile, l'accompagnement
retrouvant le calme du premier Lied, puis il devient de plus en plus dense et
pianissimo sur l'évocation de la disparition des derniers rayons du soleil.
Après un accord suspensif, la fin du cycle fait l'effet d'une cadence qui
renoue avec le début du cercle : le piano reprend le thème du premier
Lied, dans le même tempo Ziemlich langsam und mit Ausdruck (assez lent et avec expression), puis,
crescendo, nach und
nach geschwinder / stringendo, atteint très vite le tempo Allegro molto
e con brio (mes.305) pour chanter la dernière strophe et surtout les
deux derniers vers dans cette pression émotionnelle renforcée par des points
d'orgue, et qui éclate dans un fortissimo de la voix soutenu par des accords
très denses du piano sur un rythme régulier de croches. L'intensité
de la détermination Une autre forme de passion est manifestée
par la volonté de déployer toute son énergie pour affirmer le consentement à la
vie. La musique qui mène au Finale de la Cinquième Symphonie en est un
exemple paradigmatique. Cette Symphonie en ut mineur op.67
composée en 1807/1808 commence de manière tragique pour se terminer en
débordement d'énergie, à tel point qu'elle suscite des émotions aux
conséquences dangereuses pour certains. Ainsi, le critique Fétis rend compte de
l'exécution de cette Symphonie, en février-juillet 1828 dans la Revue
Musicale, en ces termes : « Une semblable création est au-dessus
de la musique ; ce ne sont plus des flûtes, des cors, des violons et des
basses qu'on entend, c'est le monde, c'est l'univers qui s'ébranle. »
Fétis signale les applaudissements frénétiques, les auditeurs n'étant plus
maîtres de leurs sentiments : « L'explosion d'enthousiasme par
laquelle vous avez spontanément manifesté vos sensations, prouve que vous ne
pouviez plus les maîtriser, et qu'elles vous auraient étouffé si elles
n'eussent éclaté ! ». Et il affirme que « Beethoven est un
téméraire qui triomphe par la violence », qu'il produit donc un effet dangereux sur les
auditeurs. Pour écarter ce danger, de déchaînement de passions inquiétantes
pour l'ordre établi, les critiques ne s'étendent pas sur l'écriture de cette
œuvre, mais désignent le Finale comme une marche gigantesque, une marche
triomphale qui fait pousser des cris d'enthousiasme. La
passion, drame et processus d'initiation à l'Antique Outre ces différentes occurrences de la
passion, une dimension de la passion de la Sonate op.57 réside dans son
parcours, véritable « dramma per musica ». Beethoven a modelé une forme, en
apparence traditionnelle en trois mouvements, en fonction de ses intentions
expressives : il joue sur les sonorités, les oppositions de registres, les
masses, les intensités, les trajectoires... le sens de la Sonate
s'inscrivant dans son matériau et le traitement de ce matériau, ainsi que dans
sont parcours : -
suspens
du 1er mouvement qui finit ppp en disparaissant dans les profondeurs de
la matière sonore par une descente de cinq octaves ; -
épanouissement
du chant intérieur de l'Andante con moto, qui se heurte sur les 2
accords dissonants -
« attaca l'Allegro » aboutissant à une coda Presto
qui se termine par une descente ff de cinq octaves, ponctuée par trois
accords en fa mineur, affirmation d'une certitude, le tragique de la
tonalité de fa mineur précédé des accords dissonants, mais la maîtrise
d'une volonté de donner sens à la vie. Dans la Sonate op.57, cette passion
correspond donc à une démarche dramatique, qui est de deux ordres : l'une
qui relève du registre de l'opéra et du drame, du pathos, comme dans les Sonates
op.2 n°2, op.106 et op.111 ; l'autre du registre de la passion christique. Opéra,
drame intégré dans une œuvre instrumentale Beethoven a employé le qualificatif « appassionato » dès 1795 pour conférer au parcours des œuvres
une dimension de « pathos », jusque là réservée à l'opéra ou au
drame : ainsi, le terme « appassionato » a été employé
par Beethoven trois fois : « Largo appassionato » en ré
majeur de la Sonate op.2 n°2 en la majeur (1795) ; « Adagio
sostenuto, appassionato e con molto sentimento »
en fa dièse mineur de la Sonate op.106 en si bémol majeur
(fin 1817-1818) et « Allegro con bio ed
appassionato » du premier mouvement de la Sonate op.111 qui
commence « Maestoso » en ut mineur (1821-1822). Dans la Sonate op.2 n°2, le Largo
appassionato est d'une grande intensité émotionnelle produite par une
écriture qui intègre la tension produite par la superposition de voix
hétérogènes : la basse « staccato sempre
» en notes courtes isolées les unes des autres, les autres voix « tenuto
sempre » en valeurs longues et continues, le
tout se déplaçant dans un très faible ambitus. Entre les émergences de cette
organisation subtile des voix, s'insère un tissu sonore plus unifié qui produit
une autre source de tension.
Dans la Sonate op. 106, 29e Sonate
pour piano seul, en si bémol majeur : « Groβe Sonate für das Hammer-Klavier »,
publiée à Vienne par Artaria en septembre 1819, le
troisième mouvement, très long, Adagio sostenuto. Appassionato e con molto sentimento, à 6/8, en fa dièse mineur, possède
une écriture qui joue sur la densité sonore obtenue par l'utilisation
différenciée du nombre de cordes à frapper, ainsi que sur l'expressivité :
les mentions « espressivo », « con grand' espressione »,
« smorzando », « molto espressivo » sont
nombreuses. Suit un Finale, fugue introduite par un Largo : Allegro
risoluto, à ¾ ;
cette fugue est traitée comme une sorte de Fantaisie, associant
construction rigoureuse et esprit d'improvisation. Dans la dernière Sonate op.111, la
dénomination des mouvements - Maestoso, Allegro con brio ed
appassionato puis Arietta – inscrit de
facto cette Sonate dans le registre de l'opéra et du drame :
Beethoven transpose dans la musique instrumentale, pour instrument solo,
l'univers multiple de l'opéra qui comprend orchestre, chanteurs, mise en scène,
en jouant avec les registres, les intensités, les sonorités créées par
l'écriture, la maîtrise et le contrôle du
déroulement du temps. Le premier mouvement commence par un Maestoso,
en ut mineur, solennel par ses rythmes doublement pointés et ses accords
tendus (de septième diminuée dans ses différentes positions), et énigmatique
par ses accords répétés, ses dissonances, qui aboutissent à un tremolo dans le
registre très grave du piano (préfiguration de l'Arietta).
Ce moment caractérisé par la tension douloureuse introduit un Allegro con
brio ed appassionato : le premier thème se
caractérise par sa sonorité produite par un unisson pendant onze mesures et par
une harmonie tendue dans un temps qui semble suspendu – après cette première
présentation, le motif initial sert de sujet à un fugato décidé. Le
deuxième thème se caractérise par sa retenue, son lyrisme, son registre
aigu et ses modifications de tempo : « meno
allegro », « ritardando », « Adagio »,
puis « Tempo I » qui accompagne une descente rapide et unisson
d'un arpège de septième diminuée suivi d'une montée également rapide unisson
« non legato » menant au
groupe terminal de l'exposition, marche en contrepoint sur le motif
initial. L'Arietta,
Adagio molto semplice e cantabile, en ut
majeur, le second mouvement porte une dénomination qui l'apparente à l'opéra,
tout en faisant implicitement référence à Bach, à l'Aria des Variations
Goldberg. Elle se compose d'un thème énoncé à 9/16 suivi d'une suite de cinq
variations, en diminution rythmique ce qui crée une accélération du mouvement
par augmentation du nombre de notes par temps jusqu'à la vibration sonore du
trille. Les quatre premières variations s'engendrent les unes les autres.
L'ensemble culmine sur la cinquième, synthèse des précédentes relayée par une
coda, dans une extase sonore produite par le jeu des trilles dans l'aigu. Passion,
au sens de démarche rédemptrice, initiatrice Pour Beethoven, sa souffrance, comme celle
du Christ, a valeur d'exemple et doit servir aux autres. Il veut donc prendre
en charge la « souffrance » pour aider les autres à s'en délester. Il
souffre pour sauver l'humanité, comme le laisse entendre le Testament d'Heiligenstadt daté des 6 et 10 octobre 1802. Dans ce
cri de douleur, très pensé et très bien rédigé, Beethoven dit qu'il accepte de
résister à la souffrance à l'image d'un héros antique, offrant ainsi aux hommes
le témoignage de son consentement à la mission héroïque qui lui a été donnée de
sauver l'humanité souffrante. Juste après la mise en net de ce Testament,
Beethoven donne consistance à cette posture héroïque dans l'oratorio Christus
am Ölberg (Le
Christ au mont des Oliviers) op.85 composé sur un texte auquel il tenait et qui
lui permet de représenter le Christ en héros antique, de s'identifier à lui
car, comme lui, il connaît ce sentiment de désarroi éprouvé dans une situation
d'abandon (par le père) et cette souffrance morale liée à l'épreuve de la mort
prochaine et inéluctable. Pour la version définitive, Beethoven a
ajouté des parties de trombone de façon à accentuer le caractère lugubre et
héroïque de la partition, ce qui invite à établir un parallèle avec une marche
funèbre révolutionnaires : en l'occurrence, la crucifixion étant une
modalité de la mort héroïque. Après une introduction instrumentale très
tendue, Jésus commence par interpeller son père « Jehovah,
du, mein Vater » en ut mineur - deux
courts passages « Maestoso » en majeur sur un rythme pointé
évoque la voix de Dieu –, puis il formule une prière, aux fréquents changements
de tempo, qui se transforme en Aria (de coupe classique, AA'), « Meine Seele ist erschüttert »
(« Mon âme est ébranlée »), Allegro en ut mineur : Jésus
souhaite que son père ait pitié de lui et qu'il lui épargne de telles souffrances
– la musique insiste sur ce mot « Leidenkelch »
(« coupe de douleurs »), terme répété étant donné le structure AA'.
Ce monologue initial de Jésus donne un aperçu de son existence humaine, de ses
souffrances, de son état d'âme, lui le
sauveur des hommes, l'intermédiaire entre eux et Dieu. « Mon
royaume est dans les airs », constitué de sons encore inouïs Cette Sonate op.57 particulièrement
par son matériau qui commence sur une interrogation, et par sa démarche, qui
l'enferme dans un univers sombre souvent sans polarité, représente une des
façons qu'a eues Beethoven d'exposer ce qu'il pensait de la condition humaine.
Pourtant, si la démarche de cette Sonate
exprime la détresse de l'homme inhérente à sa condition, la musique en dément
l'idée par son énergie, sa diversité et sa force de conviction, manifestation
des pouvoirs de l'imagination humaine qui permettent à l'homme de transcender
sa condition. Le dédicataire, son grand ami Franz Brunsvik,
comte de Korompa (1777-1849) témoigne en faveur de
cette interprétation, car, Beethoven pensait que peu de ses contemporains
étaient en mesure sans doute d'apprécier la dimension radicalement neuve de son
génie, à l'exception de quelques amis, dont Franz Brunsvik
auquel il dédia cette œuvre dans laquelle il exprimait avec une telle force sa
foi en la vie par-delà le désespoir inhérent à la condition humaine. Beethoven,
qui avait une très profonde amitié pour Franz, aimait lui prêter les partitions
qu'il venait de composer, car, violoncelliste doué, Franz appréciait et
comprenait sa musique. Beethoven le considérait, d'ailleurs, comme un
« frère », au sens de cette valeur nouvelle supérieure à l'amitié
qu'était la « fraternité ». Et dans une lettre du 13 février 1814, il
pouvait faire comprendre son état intérieur (son opéra allait être remis en
scène) en évoquant le tourbillon des sons qui s'emparait de son esprit, son
royaume relevant de l'immatériel : « ja
du lieber Himmel mein Reich ist in der Luft, wie der wind oft,
so wirbeln die töne» (« oui mon cher, ciel, mon royaume est dans
les airs, comme le fait souvent le vent, ainsi tourbillonnent les sons»). C'est donc l'imagination créatrice qui
permet à l'homme de transcender sa condition d'être limité aux aspirations
infinies, ce que Beethoven met en évidence en composant la Missa solemnis op.123 entre 1819 et 1823. Comme toute messe,
cette Missa solemnis se termine sur
l' « Agnus dei » et le « Dona nobis
pacem » : l'apaisement intérieur auquel
un parcours initiatique ouvre l'accès. Beethoven les inscrit dans le registre
de la paix, de la recherche (de la quête) de l'apaisement intérieur. La première exposition du « Dona nobis pacem » sur un
thème de berceuse est brusquement interrompue par le retour de l'« Agnus
dei », annoncé par un interlude d'une dizaine de mesures
« pianissimo » aux connotations martiales (timbales et
trompettes), et chanté par les solistes alto et ténor successivement, sous
forme de « Recitatif » dramatique. Ce lien
saisissant entre les termes de « Agnus dei » et de « Dona
nobis pacem » et les
connotations martiales est réintroduit dans le Presto final, après un
« Dona nobis pacem »
fugué au chœur, et un passage purement orchestral, comme une injonction
collective adressée à la divinité de remplir sa mission de paix pour que les
hommes puissent accéder à cette paix intérieure préalable au consentement à la
vie terrestre. La coda est introduite par un roulement de timbales étouffé
conduisant à une fin totalement apaisée. Quel
est le sens de la « passion beethovénienne » ? Si passion il y a, c'est la
« passion » pour la vie, pour l'homme et la condition humaine. Comme
le Christ, Beethoven œuvre pour libérer l'humanité de toute pesanteur plus que
pour exprimer ses sentiments. Ainsi, il offre autant de démarches libératrices
que d'œuvres et il a suscité très vite un Culte... Beethoven : représenté
comme dieu, Zeus ou Bacchus qui « pressure pour les hommes le nectar
délicieux ».
Comme le met en évidence la Sonate
op.57, la démarche de l'écriture musicale est l'équivalent d'une passion
initiatique : elle consiste à inciter à penser (donner sens à l'existence
et à la condition humaine) au moyen de ce qui est perçu par l'ouïe et par les
sensations corporelles (pulsations, ébranlement, frisson, mouvement, ascension,
descente, extension, profondeur), sachant que l'intellect identifie les
différences entre les éléments, sans forcément pouvoir les nommer – mais, il
les enregistre et leur confère un sens. La « passion beethovénienne »
passe donc par la voix neuve d'une invention partageable. Beethoven, héros
comme Prométhée, grand homme comme Socrate et Jésus, a l'intime conviction
d'œuvrer à la libération de l'humanité, à sa rédemption, en lui permettant de
s'élever spirituellement. Elisabeth Brisson. (1) Cité in Ludwig
van Beethoven, Thematisch-bibliographisches Werkverzeichnis, G.Henle Verlag, München, 2014, p.161 (2) Voir
le catalogue de l'exposition Beethovens
« Mondschein-Sonate ». Original und romantische Verklärung, présenté par Michael Ladenburger
et Frederike Grigat, Verlag Beethoven-Haus, Bonn, 2003 (3) CZERNY, Carl, Die Kunst des Vortrags der älteren und
neueren Klavierkompositionen oder die Fortschritte bis zur neuesten Zeit,
Zweites und Drittes Kapitel, "Über den richtigen Vortrag der Sämtlichen Beethoven'schen Klavierwerke" (Faksimilereproduktion der
bei A. Diabelli u. Comp., Wien 1842, erschienenen
Ausgabe), Universal Edition A.G. N°. 13340, Copyright 1963
***
REPÈRES PÉDAGOGIQUES
L'Académie
de l'Opéra de Paris Sa
directrice en dévoile les grands axes En ce précoce mois de juillet qui voit
Paris battre tous ses records de canicule, c'est dans son bureau, en dépit d'un
emploi du temps surchargé, que Myriam Mazouzi reçoit
avec la plus parfaite cordialité l'auteur de ces lignes. Lequel, de surcroît,
s'est trompé d'heure ! Mais la passion se moque heureusement de ces petits
aléas de la vie, une passion qui transparaît dans chaque mot, chaque
expression, chaque geste de la jeune directrice de l'Académie de l'Opéra
Bastille, l'un des piliers de la nouvelle politique mise en œuvre par son
directeur Stéphane Lissner. En quelques minutes,
d'innombrables sujets sont ainsi abordés, qui vont de l'indifférence
grandissante du monde politique à l'endroit de la sphère artistique jusqu'à la
place de l'art dans la civilisation contemporaine, en passant par ce constat
nuancé d'inquiétude, mais aussi d'un vigoureux optimisme, qu'à chaque recul de
l'art, c'est la liberté qui subit une défaite. Puis l'entretien s'organise, Myriam Mazouzi ayant à cœur de présenter sous le jour le plus
explicite les grands axes de l'action qu'elle entend mener à la tête de
l'Académie, dès la rentrée de septembre 2015. Un maître-mot en la matière, la
transmission. Par l'éducation artistique, par la formation professionnelle des
jeunes artistes, par la prise en compte de toutes les facettes de l'activité
lyrique : mise en scène, chorégraphie, direction d'orchestre, etc. Avec,
latente, cette conviction que l'art n'est pas (seulement) divertissement !
Et qu'en conséquence, il devrait exister, dans tout état qui se respecte, un
"droit à l'art" comme il existe déjà un "droit à l'éducation". L'éducation Musicale : Myriam Mazouzi, en tant que directrice de l'Académie de l'Opéra de
Paris, comment définissez-vous votre tâche à la tête d'une institution dont le
public croit surtout comprendre, pour le moment, qu'elle a pour fonction
d'encourager, d'encadrer et de favoriser la jeune création ? Myriam Mazouzi : Tout
commence par un certain nombre de questions, aussi simples que décisives.
Comment, par exemple, un jeune metteur en scène, aborde-t-il la mise en scène
si particulière de l'opéra ? Comment se forme-t-il ? Avec quels
moyens s'exerce-t-il, se confronte-t-il à la partition, au livret ?
Comment, pour prendre un autre exemple, un jeune chorégraphe aborde-t-il
l'écriture chorégraphique d'un ballet ? Comment se confronte-t-il au
groupe, à l'espace ? Comment, enfin, un jeune musicien, un jeune chanteur
affrontera-t-il le monde de l'opéra, sa diversité artistique, la création
contemporaine ? C'est très précisément pour répondre à ce
triple bouquet de questions que l'Académie de l'Opéra national de Paris a été
créée. Le projet s'est construit autour de trois objectifs : la
transmission, la formation et la création. L'Académie fédère toutes les
initiatives originales développées au sein de l'Opéra national de Paris dont
les missions sont liées à la transmission : l'Atelier Lyrique, Dix mois
d'école et d'opéra, le Service jeune Public et Opéra @ Université avec, pour
ambition avouée, de passer – dès septembre 2015 – à une nouvelle étape en
développant un programme de formation pour metteurs en scène, chorégraphes et
musiciens d'orchestre lyrique. Structurée en deux pôles, Formation
professionnelle et Éducation artistique, l'Académie s'attachera ainsi d'une
part à accompagner de jeunes artistes dans leur parcours professionnel et leur
apprentissage, d'autre part à permettre à des élèves – de la maternelle à
l'Université – de découvrir de façon active le monde de l'Opéra et du ballet,
les multiples métiers artistiques et techniques indispensables, chaque soir, au
bon déroulement du spectacle.
L'Éducation
Musicale : Est-ce
dans ce cadre que vous vous apprêtez à développer de façon considérable le
principe de la résidence pour les jeunes artistes ? Myriam Mazouzi :
C'est effectivement l'une des pistes essentielles de notre travail. Chaque
saison, l'Académie accueillera une trentaine de jeunes artistes (douze
chanteurs, quatre chefs de chant, un metteur en scène, dix musiciens et quatre
chorégraphes) dans le cadre d'une résidence au cours de laquelle ils côtoieront
des spécialistes, bénéficiant ainsi de leur expérience. Il leur sera également
donné de s'exercer, dans des conditions quasi professionnelles, à
l'Amphithéâtre et au Studio de l'Opéra Bastille. Car le premier objectif de
l'Académie est de favoriser rencontres et confrontations artistiques,
permettant ainsi l'émergence d'une génération renouvelée de metteurs en scène,
chorégraphes, chanteurs, musiciens d'orchestre. Dans le cadre de l'Atelier Lyrique,
Christian Schirm, directeur artistique de l'Académie,
fera appel, dès leur sortie du Conservatoire, à douze chanteurs et à quatre
chefs de chant, recrutés sur audition internationale, leur donnant ainsi
l'occasion de compléter leur formation par un cursus leur offrant une meilleure
connaissance de la scène et du répertoire. Pour cela, il sera fait appel à des
professionnels reconnus et à des artistes confirmés, soucieux de transmettre
leur savoir au gré de concerts et de récitals donnés à l'Opéra de Paris comme
sur d'autres scènes, parisiennes ou régionales, selon le principe du
partenariat. Parallèlement à leur activité à l'Académie, les artistes de
l'Atelier Lyrique seront régulièrement distribués sur les deux scènes de
l'Opéra. Et les aspirants chefs de chant pourront être associés au travail de
chefs de chant éprouvés pendant les répétitions, sous la direction de Philippe
Jordan. Nous procéderons de façon analogue pour les
metteurs en scène, les chorégraphes et les musiciens. Aux côtés de praticiens
invités à l'Opéra, un (ou une) jeune metteur en scène sera à même de découvrir
le processus de création d'une production inédite. Le but est aussi d'offrir
aux débutants une meilleure compréhension du langage musical des œuvres
lyriques et du rapport entre dramaturgie et musique par l'organisation, tout au
long de l'année, de sessions de travail avec des artistes reconnus. L'Académie
offrira également une résidence à quatre chorégraphes qui, choisis par Benjamin
Millepied, suivront toutes les étapes de la création
du ballet de leur choix, assistant notamment aux réunions techniques
(fabrication des costumes et des décors, création d'un plan lumière, etc.).
L'accent sera aussi porté sur la collaboration nécessaire entre le chorégraphe
et le metteur en scène, notamment à l'occasion de la création d'un opéra. Dans
le cadre précis d'une collaboration avec le Conservatoire national supérieur de
musique et de danse de Paris et d'élèves de l'École de danse de l'Opéra
national de Paris, chaque chorégraphe disposera pendant deux à trois semaines
d'une équipe de jeunes danseurs pour mener à bien un work
shop, session de travail autorisant les chorégraphes à solliciter la
collaboration des musiciens en résidence, jeunes artistes frais émoulus du
conservatoire et recrutés sur audition. Pour ces derniers, ce sera surtout
l'occasion de compléter leur formation professionnelle, en immersion au sein de
l'Orchestre de l'Opéra national de Paris. Sous l'autorité musicale de Philippe
Jordan, ils seront même appelés à jouer en "surnombre" dans six productions,
chacun ayant bénéficié du tutorat d'un musicien titulaire de l'orchestre, et à
se produire dans des concerts de musique de chambre tout en participant aux
manifestations chorégraphiques et lyriques, à l'Amphithéâtre comme au Studio de
l'Opéra Bastille. Par ailleurs, Christian Schirm et
moi-même proposons une saison de concerts, de récitals et de Work Shop à l'amphithéâtre et au Studio Bastille,
permettant au public de retrouver les artistes sortis de l'Atelier Lyrique et
découvrir les jeunes artistes en résidence à l'Académie. Il est enfin à relever
que, tout au long de la saison, ces artistes bénéficieront d'un contrat de
professionnalisation d'un montant brut de 1870 euros par mois, ce qui leur
permettra de suivre un cursus organisé par l'Académie reconnu et soutenu par l'Afdas (Assurance Formation des Activités du
Spectacle) : cours d'analyse chorégraphique, sur le répertoire lyrique,
d'initiation à la direction d'orchestre, de théâtre, etc. dans une perspective
de décloisonnement des disciplines et d'ouverture.
L'Éducation Musicale : Comment comptez-vous
élargir cette mission de transmission et d'éducation au-delà des cercles
traditionnels de l'art lyrique ? Myriam Mazouzi :
L'Académie propose trois services exclusivement dédiés à l'éducation
artistique : Dix Mois d'École et d'Opéra, en partenariat avec l'Éducation
Nationale, le Service Jeune Public et Opéra @ Université. Tous trois doivent
permettre au plus grand nombre de découvrir le monde de l'opéra et du ballet,
dans sa tradition et dans sa modernité, artistique autant que technologique.
Dans un cadre scolaire ou familial, des parcours d'initiation à l'opéra et à la
danse sont proposés sous la forme de spectacles, de rencontres et d'ateliers de
pratique artistique. Il s'agit pour ces jeunes ainsi que pour les adultes qui
les accompagnent de découvrir une œuvre lyrique ou chorégraphique, d'en
comprendre l'essence et de ressentir l'émotion qu'elle suscite, de découvrir
tout ce monde professionnel qui unit les métiers artistiques et techniques S'inscrivant dans une démarche résolument
citoyenne, l'Académie inscrit la transmission au cœur de ses objectifs.
Transmission d'une culture et d'un patrimoine, certes. Mais aussi transmission
d'un savoir-faire multiple, autour de métiers techniques et artistiques que
l'Opéra s'emploie à faire connaître et à valoriser auprès d'élèves venus de
tous horizons. Ainsi, les métiers de la perruquerie peuvent offrir une
spécialisation aux élèves en CAP coiffure ; ou encore, les futurs
bacheliers en maintenance industrielle peuvent découvrir un débouché
professionnel dans les professions liées au génie scénique. L'Opéra, entreprise
citoyenne, riche de son histoire et de ses 1500 salariés, propose ainsi, via
son Académie, des parcours de découverte et d'initiation à l'opéra et au
ballet, adapté à tous les cursus scolaires (dont SEGPA – Sections
d'Enseignement Général et Professionnel Adapté – et EREA – Établissements
Régionaux d'Enseignement Adapté), à tous les publics, dans le cadre familial ou
scolaire. Avec ses ateliers pratiques artistiques, « L'artiste, mes
parents et moi » par exemple, elle s'emploie à développer du lien social,
à créer des ponts entre les artistes et le public, à offrir aux adultes et aux
enfants des moments de partage. Au cœur de l'Opéra, la mission de
l'Académie s'inscrit complètement dans la démarche de la Ministre de la culture
et a à cœur de valoriser son patrimoine et ses outils de production à
destination de tous les publics y compris les plus éloignés du monde culturel.
Il s'agit pour nous d'accompagner les jeunes publics dans leur découverte de la
musique, du chant et de la danse, mais aussi de conduire des artistes en début
de carrière afin qu'ils acquièrent une autonomie et un savoir-faire leur
permettant de relever les défis de la vie professionnelle. Espace de partage et
de liberté, l'Opéra se veut, en ce temps complexe, un vecteur d'excellence et
d'ouverture sur le monde d'aujourd'hui, sa diversité, son évolution
technologique. L'Éducation Musicale : Après la saison de
transition 2014-2015, l'Académie se consacrera donc à l'insertion
professionnelle des jeunes artistes et à l'éducation artistique du jeune
public, donnant ainsi une ampleur nouvelle à l'action que l'Opéra national de
Paris conduit depuis plusieurs années. Revenons plus précisément aux outils
permettant d'assurer cette mission de sensibilisation artistique et de
pédagogie à destination du public scolaire et des familles.
Myriam Mazouzi :
Pour assumer ces missions, qui participent de l'objet statutaire de
l'établissement, l'Opéra met en œuvre les trois dispositifs distincts qui,
ainsi que je l'ai évoqué plus haut, permettent d'inscrire la rencontre entre
l'enfant/l'élève et l'œuvre dans un parcours de découverte : la structure
Dix mois d'école et d'opéra, les spectacles et ateliers Jeune public, le
département Opéra-Université. Développé depuis 25 ans par l'Opéra
national de Paris et par le ministère de l'Éducation nationale, le dispositif
Dix mois d'école et d'opéra s'adresse exclusivement aux établissements
scolaires (de la deuxième année de maternelle au BTS) relevant de l'éducation prioritaire,
dans les trois académies de Versailles, Paris et Créteil, chacune mettant à
disposition un professeur en charge de développer le programme. Il concerne
également les établissements scolaires spécialisés délivrant les diplômes de
CAP, BEP et de baccalauréat professionnel. Trente-trois classes par an sont
concernées par ce dispositif et les demandes de participation sont bien plus
importantes que le nombre de places disponibles. Un soin particulier est
apporté à la sélection des établissements afin de respecter une certaine équité
géographique et de donner priorité aux établissements qui n'ont jamais
participé au programme. Ce dispositif est porté d'une part par le personnel de
l'Opéra, d'autre part par trois professeurs chargés d'assurer toute la partie
pédagogique. Son originalité réside dans le fait que chaque projet imaginé par
les enseignants doit en premier lieu utiliser comme support une dimension
artistique et/ou technique de l'opéra ou du ballet, et en second lieu, intégrer
cette dimension artistique et/ou technique dans les enseignements scolaires
fondamentaux (le français, les mathématiques etc.). L'objectif, ambitieux mais
nourri de l'expérience des équipes, est de transformer la pédagogie des
enseignants et l'apprentissage des enfants par la rencontre avec une œuvre, une
pratique artistique et/ou technique. Chaque classe suit un parcours qui,
construit par ses professeurs avec l'aide des équipes de l'Opéra pendant deux
ans, s'articule autour de visites des ateliers techniques, de rencontres avec
des artistes, de répétitions, de représentations et également d'ateliers de
pratiques artistiques et techniques hebdomadaires. Par ailleurs, tous les
professeurs bénéficient en amont d'un stage d'immersion de trois jours à
l'opéra qui leur permet d'imaginer et de construire leur projet. Parmi d'innombrables exemples, je puis vous
citer celui de l'école maternelle Marcel Cachin de Villejuif, où la professeure
des écoles de la classe de moyenne section et sa directrice ont construit un
projet autour de l'opéra Hänsel et Gretel d'Humperdinck qui sera
donné à partir du 20 novembre au Palais Garnier. L'enseignante a mis en place
un atelier de fabrication de bonbons avec l'aide d'une école de BTS Hôtellerie
qui développe par ailleurs un autre projet avec l'Opéra. Cet atelier permet de
mettre en œuvre une partie du programme de moyenne section sur les formes, les
saveurs et les couleurs. Autour de cette expérience, qui durera toute l'année,
des rencontres avec des artistes, des techniciens, des visites et des ateliers
de pratique de danse seront organisés. Les enfants assisteront à des
répétitions, étant trop petits pour assister de façon profitable à une
représentation complète d'Hänsel et Gretel. Dans un ordre d'idées voisin, au mois de juin
de chaque saison, trois spectacles réalisés par des classes encadrées par des
artistes professionnels seront présentés au public, occasion pour le grand
public et pour les familles de découvrir le travail des enfants. En juin 2014,
quatre classes, venant d'Aubervilliers, Argenteuil, Laxou, près de Nancy, et
Reims, ont ainsi présenté un remarquable spectacle 14+18 autour de la Grande
Guerre qui a rencontré un grand succès public. Un DVD en a même été réalisé, en
interne.
Un autre volet du dispositif concerne La
classe des petits violons de l'école Les Poissonniers (rue des Poissonniers
dans le XVIIIe arrondissement de Paris). Ce programme permet à une même classe,
à partir du CE1, d'avoir des cours hebdomadaires de violon à l'école et à
l'Opéra (six heures hebdomadaires à l'école et deux heures hebdomadaires dans
une salle de répétition de l'Opéra Bastille). Réservé à une seule et même
classe, repris chaque année, il offre à l'élève de CM2 le bénéfice de quatre
années de cours de violon. Chaque année, les enfants de la classe assistent
également à une représentation d'opéra ou de ballet. Pour de nombreux enfants,
je tiens à le souligner, la participation au dispositif Dix Mois d'école et
d'opéra a été déterminante dans leur parcours personnel en les incitant, par
exemple, à s'inscrire dans le conservatoire municipal de leur ville et en leur
permettant de découvrir une pratique artistique qui est souvent une première
ouverture au monde. L'initiative placée sous le label Jeune
public (coordonné par Agnès de Jacquelot avec l'aide
de Cécile Boasson) permet à l'Opéra de programmer
soixante représentations autour de l'art lyrique et de la danse, à destination
du jeune public scolaire ou familial, à l'amphithéâtre et au studio de
Bastille. Au total, ce ne sont pas moins de vingt mille places qui sont ainsi
proposées, par saison. Cette offre s'adresse aux établissements scolaires, de
la maternelle au lycée, des trois académies franciliennes. La venue au
spectacle s'inscrit dans un parcours d'initiation à l'opéra et à la
danse : visite du Palais Garnier et de l'Opéra Bastille, découverte des
ateliers de fabrication des décors ou des costumes, rencontres avec des
personnels artistiques ou techniques, assistance aux répétitions et aux
ateliers de pratiques artistiques menés par les équipes participant à la
programmation. L'enseignant est assisté dans sa démarche par les équipes de
l'Opéra et par la mise à disposition de contenus pédagogiques. L'Opéra participe également aux formations
des enseignants dans le cadre des ESPE (Écoles Supérieures du Professorat et de
l'Éducation). Les spectacles programmés sont produits par des compagnies de
théâtre lyrique et de danse et font l'objet de contrat de cession. À ce titre,
l'Opéra participe activement à l'économie globale des compagnies indépendantes
de spectacle vivant en France. En décembre 2015, l'Opéra de Paris produira
ainsi un opéra pour enfants écrit par une jeune compositrice anglaise Joana Lee
et mis en scène par Katie Mitchell, The way back
home (la traduction du titre et l'adaptation du livret sont en cours et
confiées à la metteuse en scène qui sera en résidence au titre de l'Académie
mise en scène). Dans le cadre d'une coproduction européenne avec l'English
National Opera, l'Académie permettra aux jeunes
solistes de l'Atelier Lyrique en résidence de s'exercer à la création
contemporaine et de travailler avec une des plus grandes metteuses en scène de
sa génération. La phalange sonore de cet opéra mêlant instruments de musique et
bruits de la vie quotidienne permettra également aux enfants du programme Dix
mois d'école et d'opéra de bénéficier d'ateliers de découverte des sons. Cette
création contemporaine symbolise l'attachement de l'Opéra aux enjeux de
démocratisation culturelle ainsi qu'à la formation et à l'intégration
professionnelles des jeunes artistes. Reste le dispositif Opéra-Université. Avec
l'assistance de Nathalie Guilbaud, je lui donne pour
objectif de faciliter l'accès des étudiants à l'opéra et au ballet, via des
conférences, des visites, la présence aux répétitions, des rencontres avec des
artistes et autres professionnels de l'opéra, etc. Il s'adresse à tous les
étudiants, spécialisées ou non dans des filières artistiques. Des projets
spécifiques autour des œuvres et sollicitant une participation active des
étudiants sont élaborés en partenariat avec les établissements (conférences,
tables rondes, expositions, concerts pédagogiques). En 2013, 2000 étudiants ont
été concernés par cette initiative.
©Agathe Poupeney / ONP L'Éducation
Musicale : Pour conclure, un peu de prospective… Myriam Mazouzi :
L'Académie a pour objet d'amplifier et de renforcer l'action que
l'établissement conduit depuis de nombreuses années. Il n'y a donc pas ici
rupture, mais volonté d'approfondissement et d'élargissement. Parallèlement à
la mise en place de nouveaux projets, nous allons lancer un travail de
recherche à partir des archives de Dix Mois d'école et d'opéra, accompagné
d'une grande opération "Que sont-ils devenus ?". Cette étude aura pour
objectif de mesurer l'impact de ce dispositif sur le parcours scolaire et
personnel des enfants devenus adultes, d'en vérifier les atouts, d'en débusquer
les faiblesses. Il recueillera la parole des enseignants pour mesurer en quoi
il a participé à la transformation de leur approche pédagogique. La finalité de
ce travail est d'une part de brosser un panorama humain de vingt-cinq années
d'expérience, d'autre part de poser les bases d'une modélisation déclinable
dans d'autres institutions. La mission de l'Académie reste avant tout celle de
la transmission d'une mémoire et d'une pratique artistique en perpétuelle
évolution. Il s'agit d'accompagner les jeunes publics dans leur découverte de
la musique, du chant et de la danse et de conduire de jeunes artistes en début
de carrière afin qu'ils acquièrent leur autonomie et tous les savoirs
nécessaires pour affronter les défis qui leur seront proposés dans leur vie
professionnelle. C'est dans le même esprit que nous envisageons le programme
"Troisième scène numérique", support nous permettant la mise en œuvre de
projets numériques pédagogiques et le développement de nouveaux modèles afin de
rendre encore plus accessible nos actions artistiques. PROGRAMMATION DE l'ACADÉMIE,
SAISON 2015/2016 [Toujours à
l'Amphithéâtre Bastille, sauf les 18 mars et 9 avril 2016] -
Concert de présentation de l'Académie, 24 septembre 2015 -
Récital d'Agata Schmidt et de Tomasz Kumiega : Lieder de Brahms, 28 septembre 2015 -
Récital de Cyrille Dubois : Songs et mélodies de
Vaughan-Williams, Barber, Beydts, Poulenc, 9 octobre 2015 -
Récital de Florian Sempey : Lieder et mélodies de
Mahler, Berlioz, Poulenc, 21 octobre 2015 -
Master class de Philippe Jordan, 5 novembre 2015 -
Récital de Damien Pass : Songs
de Britten, Bennett, Finzi, Barber, Bolcom, 12 novembre 2015 -
Récital d'Andreea Soare :
Mélodies de Berlioz, décembre 2015 -
Récital des solistes de l'Académie : Mélodies de Fauré, Gounod, Debussy, Ravel,
7 janvier 2016 -
Workshop Chorégraphie, 22 janvier 2016 -
Récital d'Elena Tsallagova : Mélodies de Prokofiev,
Moussorgski, Fauré, Debussy, 3 février 2016 -
Masterclass de Philippe Cassard : Lieder de
Mendelssohn, Schumann, Schubert, Liszt, Wagner, Wolf, 24-25 février 2016 -
Récital des solistes de l'Académie : Mélodies de Tchaïkovski, Moussorgski,
Rachmaninov, Chostakovitch, 16 mars 2016 -
Concert des musiciens en résidence de l'Académie, Studio Bastille, 8 mars 2016 -
Petite Messe Solennelle de Rossini, 22-24 mars 2016 -
Vol Retour,
4 avril-19 avril 2016 – création ; mise en scène de Katie Mitchell. -
Airs de concert de Mozart, Palais Garnier, 9 avril 2016 -
L'Orfeo, 11 mai-21 mai 2016 – création ; mise
en scène de Julie Berès, direction musicale de
Geoffroy Jourdain. -
Récital des solistes de l'Académie : Lieder de Richard Strauss, 30 mai 2016 -
Workshop Mise en scène : Songs et scènes de Kurt
Weill, 30 juin 2016 JEUNE PUBLIC -
La Belle au bois dormant, 17-19 octobre 2015 -
ZZZ'insectes, 16 janvier 2016 -
La Belle-mère amoureuse, 12-13 février 2016 -
Symphonie dramatique, 11-12 mars 2016 -
La Petite Renarde rusée, 09-16 avril 2016 -
Vassilissa, 28 mai 2016 Propos recueillis
par Gérard Denizeau.
***
PROPOS PARTAGES
Françoise
Noël-Marquis, directrice de l'École Normale de Musique de
Paris C'est
au cours du premier concert, en mai dernier, salle Cortot, du jeune Orchestre
de Chambre de l'École Normale de Musique de Paris, dirigé par Philippe Entremont,
avec en soliste le magnifique pianiste Remi Geniet
dans le concerto n°12, K 414 de Mozart, que j'ai rencontré la nouvelle
directrice de l'ENMP, Françoise Noël-Marquis. Elle m'a reçu quelques jours plus
tard pour un entretien dans cet hôtel particulier du XVIIème arrondissement de
Paris. Il est de style « Belle Époque », construit en 1881 par
l'architecte Louis Cochet pour la famille Rozars.
C'est dans ce bâtiment que réside l'École Normale de Musique de Paris. C'est
une école mythique qu'ont fréquenté les plus grands pianistes, compositeurs,
soit comme professeur soit pour donner des masterclass.
Les noms de Marguerite Long, Wanda Landowska, Jacques Thibaud, Pablo Casals,
Igor Stravinski, Reynaldo Hahn, Arthur Honegger,
Charles Munch, Henri Dutilleux résonnent encore dans cet Hôtel chargé
d'histoire de la musique. Comment devient-on la directrice d'un tel
établissement ? Par
un concours de circonstance, ou le destin, les deux sûrement. Je ne suis pas
musicienne professionnelle, mais j'ai toujours baigné dans ce monde là. J'ai
commencé par la danse classique et le piano, puis je suis passée au
violoncelle, au chant. Parmi mes amis j'ai des musiciens, des professeurs de
musique. La musique a toujours été ma deuxième vie. Ceci étant je n'en ai pas
fait mon métier. J'ai fait des études de management et j'ai eu une carrière
dans un univers assez éloigné du monde de la musique ;
c'était le monde des affaires, de la finance. Dans ma dernière vie, j'étais
dans le conseil aux entreprises, aux organisations notamment autour des sujets
de financements. J'ai donc accompagné un certain nombre d'entreprises, bien
sûr, mais aussi des grandes écoles, des universités, des institutions
culturelles comme des musées ou des orchestres, sur des réflexions autour de
comment élargir la solution de financement. Je pense que l'origine, le point de
départ de mon arrivée dans cette École est là ! Le principal enjeu de
l'École Normale c'est çà. Comme c'est une école qui est entièrement privée,
nous n'avons aucun euro de subvention, à l'exception de ce qui est versé au
titre des Monuments historiques, pour ce qui est du bâtiment. Mais pour
l'École, rien. Le grand sujet c'est le financement. Il y a eu une petite annonce et vous y avez
répondu ? Non
pas du tout, c'est de la cooptation, mon nom est arrivé à un moment donné. Il y a un conseil d'administration ? Oui,
il y a là le fils d'Alfred Cortot, Jean, et puis un certains nombres de
personnalités extérieures, du monde de la banque, des avocats, des notaires,
tous amoureux de la musique et très attachés à l'École. Et votre nom traînait quelque part ? Non,
je pense que mon prédécesseur m'avait identifiée. C'est lui qui a suggéré mon
nom et le conseil d'administration a dû délibérer autour de çà. Et vous avez tout de suite accepté ? Oh ce
n'est pas aussi simple. Vous croyez d'abord que c'est une lubie. J'aime
beaucoup mon prédécesseur, je me suis dit : c'est sympathique. Mais je ne
pensais pas que l'idée prospèrerait. C'est tellement loin de mon univers. Et
contre toute attente le conseil d'administration a persévéré dans cette
direction là. Et à un moment donné j'ai dû me poser la question car c'était
devenu quelque chose de concret. C'était incroyable : mes deux vies se
rejoignaient !
Vous connaissiez cette maison ? Oui
de deux façons différentes. Mon premier professeur de violoncelle était élève
d'André Navarra qui avait été professeur ici.
Contrairement à bien des parisiens et des mélomanes, j'en avais entendu parler
depuis très longtemps. Ensuite je l'ai un petit peu mieux connue au moment où
je me suis occupée de monter une fondation culturelle pour une institution du
monde de la musique. Il fallait un collège de personnalités et quelqu'un a
proposé le nom de mon prédécesseur que j'ai rencontré à cette occasion là. J'ai
alors un peu mieux compris ce qu'était l'École Normale, mais pas plus que cela. Vous n'aviez jamais assisté à un concert dans la salle
Cortot ? Le
plus incroyable c'est que je connaissais le nom de la salle mais que je n'avais
jamais eue l'occasion d'y venir ! Cela fait combien d'années que vous êtes ici ? Cela va faire deux
ans et demi ! Je suis arrivée en janvier 2013. Et lorsque l'on arrive, vient-on avec un programme
précis ? Je
suis arrivée à l'École Normale à un moment charnière. Pendant très longtemps dans
le monde de l'enseignement de la musique, il y a eu deux institutions très
distinctes avec des objectifs très différents : le Conservatoire Nationale et
l'École Normale, cette dernière étant presque le négatif de l'autre, comme en
photo. L'une recrute sur concours, avec limite d'âge, est très sélective, et à
une certaine époque avec des quotas pour les étrangers. A l'École Normale,
c'était l'inverse : pas de limite d'âge, pas de numerus clausus à l'entrée, et
très ouverte sur l'étranger. Cortot l'avait créée pour cela. Ce fut ainsi
pendant des années. Et puis il y a eu la création des conservatoires régionaux,
avec des classes de perfectionnement, qui ont commencé à s'adresser à des
étudiants de haut niveau. Les choses ont alors vraiment beaucoup changé. Depuis
quelques années il y a un alignement des cursus artistiques, surtout le cursus
universitaire. Moi je suis arrivée à un moment où l'École Normale, qui a son
mode de fonctionnement propre, se trouvait dans un monde qui avait beaucoup
évolué en très peu de temps, avec beaucoup de questions qui surgissent, des
constats et une vraie question quant à l'avenir de l'Ecole Normale de Musique
de Paris dans un monde bien différent d'il y a dix ans, trente ans et plus. Mon
prédécesseur m'avait dit très gentiment : Françoise je n'ai pas de doute sur le
fait que vous veniez, j'espère que vous n'allez pas vous ennuyer
intellectuellement ! Dans le consulting ce n'était pas le cas. Je n'avais
pas compris pourquoi il me disait cela, mais en fait, compte tenu de la situation
à mon arrivée, il y avait beaucoup de réflexions à avoir sur le positionnement
de cette École, sur les priorités. Être dans la musique c'est passionnant
intellectuellement. Dans ce type de structure la priorité n'est-ce pas le
financement ? C'est
le nerf de la guerre, oui ! C'est pour cela que je suis là ! Nous
sommes aujourd'hui probablement, en tout cas à ce niveau là et dans ce système
diplômant et de cursus complet, un des tous derniers établissements totalement
privés en Europe. Cela vous donne l'idée de la situation : c'est compliqué
parce qu'en France, privé veut dire payant et que public veut dire gratuit. Ce
n'est pas le cas dans d'autres pays. Non seulement nous sommes privé, mais en
France nous sommes les seuls à être payant ; toute l'offre de
l'enseignement supérieure est quasi gratuite, donc c'est compliqué. Nous sommes
obligés de faire payer aux élèves les frais de scolarité ; nous sommes en
concurrence, comme on dit dans le monde des affaires. Ils ont la possibilité de
trouver des cursus, de suivre des études, dans des établissements de plus en
plus nombreux, gratuitement. Il y a pas mal de conservatoires régionaux et
diplômant avec des conditions financières qui n'ont rien à voir, Il y a énormément d'écoles de cinéma, de
théâtre, de dessin, de design qui sont payantes ! Oui,
mais pas dans le secteur de la musique. C'est un cas tout à fait à part. Les
personnes ayant des enfants qui font des études d'ingénieur, de gestion, payent
pour les écoles. Dans la musique, en France, c'est un vrai sujet. Ainsi pour
nous, la complexité de l'exercice est d'arriver à faire en sorte que les tarifs
de la scolarité couvrent en grande partie nos coups de fonctionnement qui sont
très réduits. Nous sommes une toute petite équipe pour un si gros paquebot. On fait
très attention car étant dans un monde en crise économique, lorsqu'un étudiant
a la possibilité de suivre son parcours de formation dans des conditions quasi
gratuites ailleurs, pour qu'il vienne à l'École Normale, il faut vraiment qu'il
ait des bonnes raisons d'accepter de payer. Le public n'est pas gratuit aux
États-Unis ou en Grande Bretagne. Cela a toujours été la politique de
rayonnement culturel de la France : on accueille et on forme, et il n'y a rien
à dire quant à cette attitude. Je ne suis pas sûre que la France ait encore les
moyens de cette politique. Quelles sont les motivations alors pour que
les élèves viennent chez vous ? Alfred
Cortot a créé cette École avec son associé Auguste Mangeot
à partir de la prise de conscience qu'on n'entendait pas beaucoup la musique
française dans le monde. Il voyageait beaucoup, surtout en Asie, et cela
l'avait interpellé. Il est allé trouver le ministre des Affaires étrangères
pour lui dire qu'il avait une idée pour travailler sur le rayonnement de la musique
française en créant une école, en faisant venir les étrangers qui se formeront
en France, découvriront la culture française, repartiront chez eux et la
diffuseront. C'est le point départ de l'École Normale et c'est pourquoi on a
toujours eu beaucoup d'étrangers. Aujourd'hui on est sur trois quart un quart
de la population étudiante. C'est ainsi que se sont créées des habitudes de
musiciens qui se sont formés ici, qui ont dit du bien de l'École et qui en ont
envoyé d'autres, et voilà. Ainsi les élèves viennent-ils parce que leur
professeur a été élève ici ou parce qu'ils ont envie de travailler avec un
certain professeur qui enseigne chez nous. Nous avons un atout qui peut être un
inconvénient : c'est que nous sommes à Paris. C'est un facteur d'attraction
considérable, mais c'est un inconvénient car la vie y est très chère. Quand il
faut payer les frais de scolarité et le quotidien cela devient compliqué. Vous avez quand même des moyens de les
aider pour qu'ils ne soient pas perdus ? Puisque
nous sommes une école payante, il faut aussi que nous offrions des services
d'accueil. Contrairement à une idée répandue, il y a quand même un niveau pour
entrer dans l'École, il y a une audition. Il n'y a pas de nombre limitatif. Il
y a des filières par pays où les anciens conseillent les nouveaux. Mais l'École
aide beaucoup au niveau du conseil pour les démarches administratives, ou
comment trouver une chambre. Nous avons
les adresses de tous les foyers. On s'occupe d'eux mais ce n'est pas
simple, car Paris est une ville sous équipée en équipements à destination des
étudiants. Aussi sollicite-t-on beaucoup de monde à titre privé pour nous aider
Ils doivent posséder la langue française, je
suppose ? En
théorie. Dans certains pays pour obtenir son visa, il faut témoigner de
certaines heures de leçons de Français. C'est toujours difficile pour eux
lorsqu'ils arrivent. Mais après ils s'y mettent. D'où viennent-ils pour la plupart ? On a
cinquante et une nationalités ! Il y a des poids lourds : il y a une tradition
avec le Japon. La première nationalité représentée ce sont donc les Japonais.
On a aussi depuis quelques années des étudiants chinois, des coréens, et aussi
des étudiants d'Amérique latine et d'Amérique Centrale. Il y a de plus en plus
de Brésiliens. Ensuite on peut avoir des Islandais… Et au niveau des professeurs ? Il faut
avoir une vocation pour venir enseigner ici ? Il y
a un corps enseignant très fidèle depuis un certain nombre d'années. Mais
lorsqu'un poste est à pourvoir, c'est une vraie réflexion : à l'École Normale
il faut deux choses. Il faut d'abord être un excellent pédagogue : nous sommes
assez traditionnels là-dessus, les programmes sont assez lourds, les élèves
travaillent beaucoup, et à l'étranger nous sommes réputés pour être une école difficile ; les
diplômes s'obtiennent par des concours et c'est plus facile d'y entrer que d'en
sortir diplômé, et le jury est extérieur à l'École. Il
faut aussi pour être professeur avoir une certaine forme de rayonnement pour
que les étudiants aient envie de travailler avec vous. Du fait que nous sommes
partie d'un système où il y a des plus en plus d'établissements susceptibles de
délivrer des diplômes d'enseignement supérieur en musique, nous avons de plus
en plus d'étudiants qui ont un cursus bien avancé, qui ont des masters, des
choses comme cela. Ils viennent à l'École Normale après et très souvent ils
savent avec quels professeurs ils veulent travailler. Vous parliez en début de notre entretien
d'André Navarra qui a été un très grand
violoncelliste. Avez-vous des professeurs de ce niveau ? Oui,
parce que l'École Normale, à cause de sa réputation, attire certains
professeurs de grande qualité. Oui, heureusement. Ils ne sont pas tous Français, je suppose ? Une
grande partie du corps enseignant est français, mais nous avons des professeurs
de plusieurs nationalités actuellement. Comme c'est un pianiste qui l'a fondée je
suppose que c'est le piano qui est le plus enseigné à l'École ? Nous
avons 350 pianistes sur un peu moins de mille étudiants. On a une quarantaine
de professeur pour le piano. Avez-vous des élèves qui ont gagné des concours
importants ? Oui,
régulièrement, heureusement. Le piano, à l'École Normale, est réputé pour son
niveau et un certains nombres d'étudiants ont été primés. Sur les trois
dernières années, il y a eu Rémi Geniet qui a
remporté le deuxième prix au concours de Reine Elisabeth. On a eu un étudiant
qui a eu le prix Hamamatsu. L'année dernière, un de nos étudiants a eu le
premier prix au concours Nathan Milstein. Souvent nos
étudiants ont été récompensés. Samson François a été élève ici, Dinu Lipati aussi. Il y a
toujours eu de grands interprètes qui sont passés par l'École, et il y a une
image très fortement pianistique. Mais il y a d'autres disciplines qui sont
très appréciées.
En deux ans et demi, avez-vous eu le temps
de faire évoluer certaines choses ? Je
l'espère ! Il faut tout faire en même temps. Je viens d'un monde qui est celui
des affaires et je me suis beaucoup occupée de lever des fonds. Or , pour lever des fonds il faut des projets. Trouver de
l'argent sur ce que l'on est ou sur ce que l'on a été ce n'est pas la meilleure
façon d'y arriver. Montrer que cette école garde sa spécificité, sa tradition,
c'est bien, mais il faut travailler sur d'autres domaines, la communication par
exemple qui n'était pas la priorité jusqu'alors. Mais comme nous sommes dans un
monde « concurrentiel », il faut s'en occuper : on a travaillé sur
certains projets pédagogiques pour renforcer l'activité de l'École En ce moment quel est le projet auquel vous tenez le
plus ? Nous
travaillons depuis un certain temps sur la musique de chambre. On a oublié
qu'Alfred Cortot faisait beaucoup de musique de chambre : le Trio Cortot
-Thibaud -Casals était mythique et ils ont joué ici. Je suis aussi très
préoccupée de l'insertion professionnelle de nos étudiants. Nous sommes un lieu
destiné à préparer nos étudiants à une vie professionnelle et je pense que la
musique de chambre permet de vivre de son art. Nos 350 pianistes ne vont pas
tous jouer le Troisième Concerto de Rachmaninov à la Grande
Philharmonie, mais il faut veiller à ce qu'ils aient toutes les cordes à leur
arc pour réussir, et la musique de chambre, on s'en occupe beaucoup. Ce secteur
de la musique de chambre est obligatoire à l'École Normale, mais une fois que
les étudiants ont terminé ces cours, nous faisons en sorte qu'ils continuent. A
des fins d'insertion professionnelle bien sûr. Ce qui est extraordinaire aussi,
et nos politiques feraient bien de venir voir ce qui se passe ici, c'est que
des Iraniens jouent avec des Israéliens,
des Ukrainiens jouent avec des Russes, des Chinois avec des Japonais... Tous
font de la musique ensemble, s'apprécient et s'estiment. On a presque une
vocation pacifiste, c'est une expérience incroyable. La musique de chambre a
beaucoup de vertus ! Dernièrement, grâce à vous, nous a confié
Philippe Entremont, un orchestre de chambre a été créé... En
fait je me posais la question depuis un certains nombres de mois. Je pense que
c'est une évidence, une nécessité. Contrairement à ce qu'il en est pour les
pianistes, lorsque vous avez des disciplines telles que les instrumentistes à
cordes et les musiciens à vent, vous disposez d'un débouché naturel qui est
l'orchestre. Si vous n'avez aucune pratique d'orchestre alors que vous êtes
instrumentistes à cordes, c'est frustrant. En discutant avec certains
professeurs, le grand problème s'est avéré qu'ici il n'y avait pas d'orchestre.
Je ne sais pas si le projet avait été évoqué avec mes prédécesseurs, car tout
est compliqué en termes de place à l'École. Nous recevons près de mille
étudiants, nous disposons de vingt quatre salles de cours, la logistique est
vraiment compliquée. On a sélectionné les priorités et il se trouve que je suis
arrivée à un moment donné où elles ont pu être résolues. En outre, j'aime les
cordes et j'ai pratiqué en ayant joué très modestement du violoncelle. Aussi
depuis plusieurs mois est apparue à toute l'équipe cette évidence qu'il fallait
créer un orchestre. Or, un jour, Philippe Entremont a fait irruption dans mon
bureau et m'a dit : comment se fait-il qu'il n'y ait pas d'orchestre dans cette
École ! Et les choses se sont
construites : comme nous avions quelqu'un de cette qualité qui pensait que
c'était possible, c'est devenu encore plus évident. Est-ce très compliqué en France de jouer
dans un orchestre lorsqu'on est étudiant ? Le
musicien d'aujourd'hui est un polyvalent. Peut-être qu'autrefois le musicien se
destinait à être concertiste, récitaliste, plus que
musicien de chambre ou enseignant. Aujourd'hui il faut qu'il ait toutes ces
cordes là s'il veut vivre de son métier. Il y a de plus en plus de musiciens
dans tous ces pays qui s'ouvrent à la musique classique. Mais comme on n'a pas
tellement plus d'orchestres, à chaque poste mis en concours de recrutement, se
présentent un nombre phénoménal de musiciens du monde entier ; et même si ce
n'est pas un orchestre national. Cela devient terrible. On a eu la grande
chance de trouver un chef qui s'est jeté dans la bataille avec une conviction
profonde et qui a entraîné un groupe de jeunes derrière lui. C'était un pari
parce que les programmes sont très lourds, et que les étudiants pour préparer
leurs examens ont peu de temps libre, et ce même si leurs professeurs sont
extrêmement dévoués. Alors une pratique d'orchestre avec quelqu'un du niveau et
de l'exigence de Philippe Entremont c'est un formidable chalenge. Et le concert
donné à la salle Cortot est un pari gagné, je pense.
avec Philippe
Entremont et Rémi Geniet ©ENMP Il a l'air d'être très investi ? C'est vrai, on a
déjà le programme pour l'année prochaine ! Et que faites-vous pour faire connaître cet
orchestre ? On
dispose des réseaux sociaux, et de la communication de l'École, mais on n'a pas
de budget particulier pour cela. Des personnes des médias, qui nous aiment bien
et sont attentives à ce que nous faisons, en parlent. Ainsi nous avons eu de
bons retours du concert. On va mettre des extraits sur You Tube. Vous fermez la salle pour restauration ? L'école
a été créée en 1919. Je pense qu'elle s'est installée dans cet hôtel
particulier en 1924-25. Alfred Cortot a tout de suite souhaité une salle de
concert pour la mise en situation des élèves. Elle devait servir, comme il l'a
écrit, de vitrine. C'est Auguste Perret, l'architecte du Théâtre des
Champs-Elysées, qui l'a construite en 1929, avec cette acoustique
extraordinaire. Elle est beaucoup utilisée par l'École parce que nous avons des
cours qui s'y déroulent, des concerts de 12h30 ouverts au public, les mardi et jeudi avec les élèves des niveaux les plus
élevés. Et tous les soirs elle est louée pour des concerts divers et variés. Il
fallait vraiment faire des travaux de restauration car elle commence à
s'abimer. On ferme du 4 juillet après les concours jusqu'à mi septembre. Qu'allez vous faire pour les chaises ! (rires) Vous
êtes la deuxième personne qui me fait une remarque sur ces chaises ! On va
les huiler ! On refait l'éclairage, la peinture, le dessous de la scène.
Mais comme elle est classée, on ne peut pas toucher à tout. Et le programme d'ouverture ? On ne l'a pas
encore dévoilé au sein de l'École. Alors joker ! (rires) Propos
recueillis par Stéphane Loison.
***
L'édition 2015 du Festival
provençal s'inscrit dans une tripe invite : à la réflexion, à la mémoire et à
l'utopie, annonçait son directeur Bernard Foccroule.
Il magnifiait aussi et surtout le thème inépuisable de l'amour, si porteur de
ces passions que l'opéra sait nous conter, que ce soit dans Alcina,
Le Songe d'une Nuit d'été, L'Enlèvement au sérail, ou même ce
spectacle aussi inédit qu'inouï réunissant Tchaikovski
et Stravinsky, avec leurs Iolanta et Perséphone.
Le pari de l'excellence qui est au centre du credo artistique du festival passe
d'abord par l'appel à des metteurs en scène qui comptent, Katie Mitchell,
Robert Carsen, Martin Kusej
ou Peter Sellars, des grandes figures de la scène opératique,
qui livrent des visions radicales voire iconoclastes. Sans doute, le caractère
d'art vivant qu'est le genre lyrique suppose-t-il une rénovation constante des
propositions dramaturgiques ; mais c'est au risque parfois de sombrer dans des
considérations faussement évidentes d'actualisation. La recherche d'excellence
se traduit également par un subtil dosage des interprètes vocaux entre stars et
jeunes pousses fraîchement émoulues de l'Académie du Festival, un vivier
décidément de grande ressource. Ce mélange s'avère gagnant entre les mains de
chefs expérimentés, Andrea Marcon, Kazushi Ono, ou de jeunes génies de la baguette, Jérémie Rohrer, Teodor Currentzis. Aix confirme encore sa place prééminente dans
le concert des festivals lyriques internationaux. Alcina ou le
prestige du chant haendélien Georg Friedrich HAENDEL : Alcina. Dramma per musica en trois
actes. Livret anonyme d'après
l'Alcina delusa
da Ruggiero d'Antonio Marchi, inspiré de l'Orlando
furioso de Ludovico Ariosto.
Patricia Petibon, Philippe Jaroussky,
Anna Prohaska, Katarina Bradić,
Anthony Gregory, Krysztof Baczyk,
Lionel Wunsch. MusicAeterna
(Chœur de l'Opéra de Perm). Freiburger Barockorchester, dir. Andrea Marcon. Mise en scène : Katie Mitchell. Grand Théâtre de
Provence.
Après Ariodante
l'an passé, le festival continue à décliner la production opératique
haendélienne avec Alcina confiée au même chef
Andrea Marcon dirigeant le même orchestre,
l'excellent Freiburger Barockorchester,
et cette fois Katie Mitchell à la régie. Alcina
n'est cependant pas comparable à cette œuvre qui la précède de quelques mois. Même si les deux opéras
s'inspirent du Roland furieux de l'Arioste, le dramma
per musica Alcina
est tourné vers le merveilleux, recourant à des effets magiques, voire
surnaturels dont use la magicienne pour transformer les guerriers et autres
mâles qui résistent à ses avances en rochers, arbres ou bêtes sauvages ; ces
effets faisant appel à une machinerie sophistiquée et ce faste qui plaisaient
tant au public de l'époque. Sur une trame de veine romanesque, Haendel trace
des portraits d'une force inouïe que le pouvoir de la musique transfigure en
êtres de chair et de sang. Comment résister aux sortilèges du chant qui
traduisent les affects, l'exaltation, le ravissement, la sensualité, et forgent
les sentiments les plus exacerbés comme la passion du cœur, la fierté blessée,
la colère vengeresse. Le formidable aboutissement de la production aixoise, on
le trouve dans une prestation vocale qu'on qualifiera d'exceptionnelle. Si
trois stars ont été réunies, les autres participants, dont plusieurs anciens
artistes de l'Académie du festival, participent du même niveau d'excellence. Et
il est remarquable de constater que tous effectuent leur prise de rôle. La
fraîcheur de l'interprétation s'en ressent. Patricia Petibon
aborde la partie d'Alcina et ses ambiguïtés, la
magicienne de l'amour, au charme mystérieux qui frôle le maléfique, la femme
aux sentiments changeants, sans doute solitaire dans son combat, tous aspects
si bien scrutés au long des merveilleuses arias que Haendel confie au
personnage : depuis le vulnérable « Si, son quella » (Oui, fidèle je le suis) jusqu'à ce « Mi
restano le lagrime »
(Les larmes seules me restent) où Alcina est vaincue
par sa passion. L'interprète s'investit corps et âme, n'hésite pas à souligner
le trait vocal, et la figure est saisissante soutenue par le prestige d'une
ligne de chant assurée de longues notes tenues, inextinguibles. Avec Philippe Jaroussky, le chevalier Ruggiero retrouve sa tessiture
d'origine, celle du castrat Carestini. Il lui prête
les prestiges d'un timbre plus ensorcelant que jamais, désormais pourvu d'une
large assise dans le medium, autorisant des tenues de voix ensorcelantes, comme
à l'heure de l'aria « Mio bel tesoro », subtil aveu d'amour faussement languissant,
et surtout de « Verdi prati » (Vertes
prairies), d'une pureté céleste. Mais aussi d'une virtuosité asservie au goût
le plus fin, lors de l'aria di furore « Sta nell'Ircana » (Dans sa
tanière en Hyrcanie) où la voix se mesure aux cors et aux hautbois. Le
personnage est jeune, beau et ardent, et on comprend l'attirance qu'il suscite
comme on saisit une délicieuse indécision du cœur. La Morgana d'Anna Prohaska rivalise d'impact vocal et de prestance osée,
révélant les fantasmes les plus érotiques. La pyrotechnie d'aigus filés voisine
avec les accents les plus lyriques. De Bradamante,
Katarina Bradić offre les vertus vocales et
dramatiques, usant de ce timbre de contralto sombre au souffle sans fin, qui
n'est pas sans rappeler celui de Sonia Prina. Ils
sont tous nursés par la fluide
conduite d'Andrea Marcon qui tire du Freiburger Barockorchester des sons envoûtants comme des solos
magnifiques (le violon de Gottfried von der Goltz, le
violoncelle de Guido Larisch). Sa vision est
éminemment souple, sensible aux moindres inflexions du chant, tel qu'au
magistral trio « Non è amor » réunissant, au
dernier acte, Alcina, Ruggiero et Bradamante,
dans une indicible émotion.
Fidèle à sa manière d'user
largement de l'espace, Katie Mitchell installe sa mise en scène dans un lieu
réparti en plusieurs unités, sur deux niveaux. Elle avait pratiqué ainsi dans Written on Skin, en 2012 (cf. NL de 9/2012).
A l'étage inférieur, l'aire de jeu principale découvre une vaste chambre au
centre de laquelle trône le lit, théâtre de bien des ébats amoureux, ceux que
la magicienne Alcina concocte pour Ruggiero, qu'elle
tente d'attirer par le truchement d'une sensualité débordante et d'artifices
tout féminins, curling et autres massages érotiques. Plaisirs plus ou moins
défendus que Morgana, l'autre magicienne de la pièce, partage au vu et au su de
tous, en femme libérée adepte de pratiques sado-masochistes
; loin du profil de soubrette que d'autres y ont vu, comme Robert Carsen à l'Opéra Garnier. Katie Mitchell revendique une
conception « résolument féministe » : Ces deux personnages, elle les
a imaginés en vieilles femmes capturant les hommes depuis toujours. A l'instant
T, elles endossent le costume de leur rôle actuel, la métamorphose se
produisant habilement lorsqu'elles franchissent les portes latérales de ladite
chambre depuis deux pièces plus sombres disposées de part et d'autre. Le ballet
des entrées et sorties des deux interprètes et de leur double plus âgée,
changeant d'aspect dans l'épaisseur du mur, est fascinant, même si un peu
lassant au fil des trois actes. On s'agite beaucoup céans, Alcina
commandant une armée de serviteurs, susceptibles aussi bien de dresser
promptement le couvert que de la munir des ustensiles permettant d'assouvir son
désir d'émasculation de qui lui résiste, seringue mortifère au premier chef.
L'illustration en est donnée dans les pièces situées au niveau supérieur, dont
une salle d'expérimentation bardée d'une machine effrayante habile à métamorphoser
les pauvres hommes en animaux empaillés... La régie innove encore quant au
personnage d'Oberto, ce jeune homme qui cherche à
retrouver son père, confié ici à un tout jeune garçon falsettiste,
comme il en fut lors de la création londonnienne au
Théâtre de Covent Garden en 1735. Cette intrigue
secondaire en prend une saveur toute particulière. Dans ses divers
ramifications, l'action principale soutient les merveilleuses arias da capo
dont Mitchell use cependant a minima pour la faire
progresser. Si ce n'est qu'elle marque souvent un long silence avant la
reprise, ménageant un effet de suspense appréciable. Quels que soient les
mérites de cette mise en scène, c'est avant tout le volet musical du spectacle
qui emporte l'enthousiasme. Un double bill d'une force insoupçonnée, Iolanta
& Perséphone Piotr Ilyich
TCHAIKOVSKI : Iolanta. Opéra
en un acte. Livret de Modest Tchaikovski d'après la
pièce « La Fille du roi René » d'Henrik Hertz. Igor STRAVINSKY : Perséphone.
Mélodrame en trois tableaux. Poème d'André Gide. Ekaterina Scherbachenko,
Dimitry Ulianov, Maxim Aniskin, Arnold Rutkowski, Willard White, Vasily Efimov, Pavel Kudinov, Diana Montague, Maria Bochmanova, Karina Demurova (Iolanta). Dominique Blanc, récitante, Paul Groves, Armita Performing Arts, danse (Perséphone). Orchestre,
Chœur et Maitrise de l'Opéra national de Lyon, dir. Teodor Currentzis. Mise en scène
: Peter Sellars. Grand Théâtre de Provence.
Il fallait la clairvoyance du
sagace Peter Sellars et sa fructueuse rencontre avec
le chef Teodor Currrentzis,
enfant terrible de génie, pour imaginer de rapprocher Iolanta,
le dernier opéra de Tchaikovski (1892), de Perséphone,
un mélodrame bien peu connu de Stravinsky (1934). La présentation de cette
dernière œuvre fait partie au demeurant d'une trilogie pensée par Bernard Foccroule, des pièces scéniques de l'auteur du Sacre du
printemps, qui sera donnée d'ici à 2017 à Aix, avec pour conclure The Rake's Progres. Quels
facteurs militent-ils pour jouer en un « double bill » deux œuvres si
dissemblables ? Une même thématique les apparente : la montée des ténèbres vers
la lumière, ou plus exactement l'accès à la lumière, c'est à dire à la
connaissance spirituelle. La fille du roi René de Provence, Iolonta,
est aveugle et ne le sait pas. Son père souhaite par l'entremise d'un médecin
maure la guérir de cette infirmité. Le praticien, pas si charlatan qu'on veut
le croire, préconise de dire la vérité à la jeune femme. Lors, un prince
charmant, Vaudémont, s'en vient à passer par là. Il en tombe éperdument
amoureux. Et le remède est là : le sacrifice de celui-ci, malgré la révélation
cruelle de la cécité de celle qu'il aime, agit comme un révélateur et provoque
la guérison de la jeune beauté. La vue, c'est à dire la lumière, lui est rendue,
qui participe de l'essence de la connaissance des créatures divines.
Perséphone, quant à elle, fille de Demeter, est à la
recherche de l'harmonie spirituelle. Elle la trouvera grâce à un passage aux
enfers où l'a conduite la cueillette d'une fleur aux pouvoirs maléfiques, le
narcisse. Si elle retrouve le chemin de la terre et de ses couleurs, elle devra
désormais partager son existence entre les deux, durant les saisons de l'été et
de l'hiver. Composé sur un texte d'André Gide, et créé sous la direction de
l'auteur et dans une mise en scène de Jacques Copeau, ce mélodrame en trois
parties trace ce cheminent lumière-ombre qui est déjà au centre de l'opéra de Tchaikovski. Le mystique Sellars
peut se livrer à son analyse favorite et décortiquer un « petit poème naïf
et scholastique » qui « ouvre la voie à un drame épique d'une autre
envergure ». Et Currentzis d'ajouter que l'enjeu
« a consisté à conserver la modernité du texte et à ne pas seulement
illustrer la musique ». Appartenant à la période néo classique de
Stravinsky et à ses sujets grecs, après Oedipus
Rex et Apollon Musagète, la musique est bien sûr fort éloignée de
l'idiome de Tchaikovski. Mais des liens se font jour,
comme il en est du prélude instrumental de Iolanta
dévolu aux seuls vents, ainsi que le seront les premières pages du Sacre
de son successeur. Et la composition de Tchaikovski
offre une modernité de langage qui l'ancre plus dans le futur qu'elle ne la
voit tournée vers le passé d'opéras comme Eugène Onéguine
ou même La Dame de Pique. Si elle demeure extrêmement mélodieuse et
dispense ce climat intensément lyrique coutumier chez son auteur, sa force
réside dans son audace instrumentale et l'originalité de son instrumentation à
l'image de ses nombreux ostinatos aptes à doser les mélismes d'un orchestre
luminescent. L'écriture vocale est, elle aussi, innovante qui se nourrit
d'ensembles transfigurant un trame ressortissant en apparence au conte de fées.
Le monodrame de Stravinsky est déclamé par une récitante et chanté par un
ténor, des chœurs mixtes et des chœurs d'enfants. Enfin une partie dansée,
conçue autour de la créatrice et inspiratrice Ida Rubinstein, agrémente une
musique somme toute austère, pas moins chatoyante cependant, que Sellars voit finement « tour à tour délicate, aromatique
et tendre ».
Au sein d'un dispositif unique
et aéré, où domine une palette de couleurs subtiles figurées sur quelques
toiles peintes, Sellars déploie l'acuité d'une régie
millimétrée. Où chaque geste, chaque attitude fait sens. Comme l'est dans Iolanta le passage des protagonistes par de grands
portiques, symbolisant plus que leurs entrées et sorties, leur accès au savoir,
à la connaissance. Un tel degré de dépouillement transcende éminemment l'accès
à la spiritualité. L'infinie douceur de la gestique confère à cette parabole
une puissance inouïe, combien émouvante. Elle est transfigurée par des éclairage spectraux qui eux-mêmes participent de la
puissance dramatique : figures géométriques et surtout mise en lumière de très
près de tel personnage pour en saisir l'acmé des sentiments. On n'oubliera pas
de sitôt ce visage de Vaudémont saisi de biais dans une raie de lumière
rasante, scruté dans ses interrogations, ou ce doux calvaire de Iolanta allongée à même le sol, puis fascinée par la voix
de celui qui dit le vrai et l'appelle de l'intérieur. Même des moments
apparemment plus conventionnels comme le grand air de basse du roi René ou
l'air de Robert, l'ami de Vaudémont, sont habités de la tendresse que Sellars éprouve pour des caractères si humains qu'ils
dépassent l'enluminure du conte. Le continuum instauré dans le mélodrame Perséphone
est pareillement senti, même si la dramaturgie se situe sur un autre plan, plus
décantée encore. Mais les quelques figures dansées, empruntées ici aux rites
folkloriques cambodgiens, apportent une note d'aisance, aérant un texte un brin
rigide. Que Gide aurait souhaité hiératique, contrairement à la vision du
musicien qui imposera une énergie plus souple, au grand dam du poète. Rarement
aura-t-on perçu symbiose aussi nette entre plateau et fosse. Car l'orchestre
que drive Teodor Currentzis
est sur la même ligne dramaturgique : d'un relief étonnant, d'une densité
palpable dans l'une et l'autre pièce, pourtant si différentes dans leur
langage, chatoyant chez la première, à la rythmique plus soutenue chez la
seconde, d'une beauté plastique exceptionnelle. Galvanisés par pareille
direction, les musiciens de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon découvrent des
sonorités à couper le souffle. Une prestation musicale d'anthologie. Menés par
la main par un tel chef, les chanteurs font merveille. La Iolanta de Ekaterina Scherbachenko
est d'une désarmante simplicité, empreinte d'une innocence innée. La pureté
d'une voix de soprano sans nulle affectation distingue une interprétation de
haut vol qui ne pâlit nullement de la comparaison avec une certaine Anna Netrebko ! Arnold Rutkowski
apporte à Vaudémont cet alliance d'héroïsme et de beau
lyrisme qui enrichit une partie délicate de ténor. Les basses, le roi René de Dimitry Ulianov, le médecin Ibn-Hakia de Villard White, sont d'une rondeur confondantes, et
le Robert de Maxim Aniskin
offre, comme il se doit en territoire russe, un baryton moiré héroïque teinté
d'élégiaque. Pas un rôle de second plan n'est en reste et on saluera la belle
prestation de Diana Montague, Martha la nourrice
affectueuse. Dans Perséphone, le ténor de Paul Groves
est un parangon de sensibilité, diction et articulation. En de telles mains
expertes, les Chœurs et la Maîtrise de l'Opéra de Lyon donnent le meilleur.
Dominique Blanc apporte au rôle de la récitante une émotion contenue et une
vraie compassion, peut-être affectée d'une sonorisation trop prononcée, au
début de ses interventions en tout cas, effet sans doute voulu par la
dramaturgie qui distance la voix dans l'espace. Une immense réalisation. L'Enlèvement au sérail : entre fuite dans le désert et
terrorisme
Wolfgang Amadé
MOZART : Die Entführung aus
dem serail.
Singspiel en trois actes. Livret de Gottlieb Stephanie
d'après Christoph F. Bretzner. Tobias Moretti, Jane
Archibald, Rachele Gilmore,
Daniel Behle, David Portillo,
Franz Josef Selig. MusicAeterna
(chœur de l'Opéra de Perm). Freiburger Barockorchester, dir. Jérémie Rhorer. Mise en scène : Martin Kusej.
Théâtre de l'Archevêché.
Réussir un opéra de Mozart
n'est pas chose aisée. Les scènes les plus prestigieuses, comme Salzbourg, les
metteurs en scène les mieux en vue, Chéreau à Aix, en ont fait les frais. La
rage de nouveauté veut conduire à innover à tout prix, à repenser les désirs enfouis du musicien ! Un
nouveau paramètre se fait jour : penser les œuvres à l'aune du contexte dans
lequel le spectateur d'aujourd'hui les reçoit. C'est ainsi que Martin Kusej, dont on sait la veine iconoclaste, s'attaque à
l'Enlèvement au sérail. Son dramaturge, Albert Ostermaier
pose la problématique : « Nous n'avons pas le droit de faire violence à
cette œuvre en recourant à une actualisation arbitraire, pseudo-provocatrice ou
branchée ; mais nous n'avons pas davantage le droit d'ignorer le contexte dans
lequel nous la recevons ». Manière une peu facile de se dédouaner d'une
relecture radicale. Qui censée transposer l'intrigue dans un Orient en guerre
contre l'Europe, dans les années 1920, fait immanquablement penser à un Islam
contemporain imposant le Djiad et son lot de
fanatisme religieux. Osmin figure une brute
terroriste que rien ne semble devoir arrêter dans sa soif de vengeance, pas
même celui au service duquel il opère, le Pacha Selim. Le décor est planté :
l'action est située dans un désert inhospitalier, brûlant de soleil le jour
(premier et troisième actes), d'une belle fraîcheur nocturne par contraste au
deuxième acte. Les quatre européens hispano-britanniques y ont été capturés et
demeurent prisonniers d'une escouade de bédouins armés de Kalachnikov. La
tentative de fuite dans les sables arides qui les assoiffe les rend à l'état de
misère et les conduit au désespoir, au fil de
séquences en ''shut down'' successives au dernier acte.
Kusej réécrit les dialogues qu'il truffe de répliques
en anglais, n'hésitant pas, pour ce qui est de celles en allemand, à les
asservir à son dessein. Ce traitement n'échappe pas à un certain étirement dans
le temps. Car les didascalies sont malmenées : le pauvre Pedrillo
qui a perdu son légendaire côté bon garçon, se voit quasi enseveli dans les
sables, la tête juste émergeant du sol, comme une vision de « Oh les beaux
jours » de Beckett ! Constance, en butte aux assauts amoureux de son
ravisseur, délivre ses deux arias au pied d'une immense tente berbère, le
premier au bord d'une baignoire en argent, le second devant un Selim tailladé
au sang, gage bien démonstratif d'un attachement jusqu'au boutiste...
Est-il sincère ? Son allure européanisée pousserait à le croire. Osmin, dont le comique est radicalement gommé, devient la
figure centrale de ce qui va être une course à la mort, car l'ultime vision le
voit, les mains ensanglantées, rapporter à Selim les vêtements rougis de sang
des quatre fuyards. On nous prévient au début du spectacle, que suite aux
récents évènements, il a été décidé d'apporter des modifications aux situations
extrêmes auxquelles renvoie la régie, en particulier la décapitation des quatre
prisonniers libérés. Qu'importe, l'idée demeure, plus que provocatrice, n'en
déplaise à ses concepteurs. Le profondément humaniste Mozart, même s'il a
composé son singspiel dans le souvenir des événements vécus à Vienne un siècle
plus tôt, de la tentative d'invasion des forces ottomanes, aurait-il cautionné un telle dérive ? Car après le pardon – réel ou calculé – du
Pacha, oser pareille fin est au-delà de toute démarche de relecture des thèmes
fondamentaux du livret, la fidélité et la trahison. Certes, on a compris depuis l'acte précédent qu'Osmin n'hésiterait à tenir une ligne dure face aux captifs,
mais est-on en droit de penser qu'il peut aller contre la volonté du chef
? L'idée de trahison véhiculée par le
texte ne le justifie pas, car si Selim est trahi ce n'est que par ses
prisonniers. Cette image ultime entache une mise en scène qui pourtant ne
manque pas de ressort théâtral ni de traits perspicaces, comme la duperie de
Constance qui demande du temps au temps pour se faire à l'idée d'un amour
qu'elle sait impossible, ou les doutes qui saisissent les deux mâles, Belmonte et Pedrillo, et toutes
ces données psychologiques que Mozart n'a bien sûr pas éludées, qui connaissait
si bien le cœur des hommes.
Heureusement, la magie de la
musique de Mozart opère. D'abord à travers. la
direction de Jérémie Rohrer. Fidèle à sa manière, les
tempos varient du très preste
(l'Ouverture) au fort lent dans l'accompagnement de la plupart des
arias. Rohrer favorise une lecture d'un raffinement
extrême, usant peu de la nuance fff. Ainsi de
l'aria de Konstanze « Marten
aller Arten », dont le quatuor instrumental est
distillé telle une dentelle. Les solistes du Freiburger
Barockorchester en sont les interprètes de choix.
Autre élément à porter au crédit de cette exécution, les accents maçonniques
que révèle la musique dans une aria telle que « Traurigkeit »
de Konstanze, ce qui ne laisse pas d'étonner
lorsqu'on sait que Mozart n'adhérera à la Confrérie que des années plus tard.
Reste que cette approche tout en finesse tranche par moment avec une régie qui
force le trait. Mais le mouvement est là, indéniable. Ensuite grâce à une
distribution qui ne comporte pas la moindre faiblesse, triomphe de la jeunesse
et du bon goût : un Belmonte ardent et stylé, Daniel Behle, qui se confirme comme un vrai ténor mozartien, un Pedrillo, David Portillo, tout
aussi valeureux, pas pointu, au contraire plaisant et habile, une Blonde, Rachele Gilmore, aussi espiègle,
voire gouailleuse, que finement chantée, enfin une Konstanze
de calibre, Jane Archibald, qui outre une quinte aiguë finement négociée,
déploie une ligne de chant posée et une interprétation scénique crédible. L'Osmin de Franz Josef Selig, basse
de poids s'il en est, quoique privé de ses accoutrements bouffes, donne de la voix,
sans excès pourtant, et apporte à ce rôle de terroriste un soupçon
d'objectivité, comme si l'interprète était effrayé de la responsabilité qu'on
lui fait endosser. Les chœurs de l'Opéra de Perm (amenés dans ses bagages par
le chef de cette maison, Teodor Currentzis),
bien que relégués dans la fosse, puisque ne cadrant pas avec le parti de la
régie, font belle impression. Le Selim de Tobias Moretti, un acteur autrichien
en vue, a le timbre de voix désagréable qui sied à cet homme qui sait se faire
détester et tente de se faire aimer, mais est trahi par tous. Une curieuse
affaire. L'absolue magie d'une nuit d'été Benjamin BRITTEN : A Midsummer Night's Dream. Opéra en trois actes. Livret
du compositeur et de Peter Pears, d'après la pièce homonyme de William
Shakespeare. Sandrine Piau, Lawrence Zazzo, Mitos Yerolemou, Scott Corner,
Alyson McHardy, Rupert Charlesworth,
John Chest, Elisabeth DeShong, Layla
Claire, Brindley Sherratt,
Henry Waddington, Michael Slattery, Christopher Butteriss,
Brian Bannatyne-Scott, Benedict Hill, Lucas Pinto,
Andrew Sinclair-Knopp, Jérémie
de Rijk. Trinity Boys Choir. Orchestre
de l'Opéra national de Lyon, dir. Kasushi
Ono. Mise en scène : Robert Carsen. Théâtre de
l'Archevêché.
Lorsqu'en juillet 1991, Robert Carsen offrit à Aix A Midsummer
Night's Dream, on
saisit combien l'opéra fantasmagorique de Benjamin Britten (1960) avait trouvé
'' son '' metteur en scène. Depuis lors, cette production a fait le tour de
l'Europe avant de revenir au lieu qui l'a vue naître : la cour de l'Archevêché
et l'envoûtante nuit aixoise. « S'il a quelque mérite, Le Songe d'une
nuit d'été donnera lieu aux mises en scène les plus variées dans les
endroits les plus différents » écrivait Britten en juin 1960. Assurément
le plein air de Provence lui était destiné. Carsen
est revenu cette année pour régler une nouvelle fois ce spectacle onirique,
enchanteur où le rêve devient révélateur de toute chose, où le songe est dans
le songe comme le théâtre sur le théâtre. Comme peu de musiciens avant lui - Felix Mendelssohn tout de même - Benjamin Britten capte
d'instinct ce qui dans la pièce tragi comique de Shakespeare est ineffable
poésie. Il en condense les cinq actes en seulement trois, sans en perdre une
once de l'esprit, et tout retrouve son exacte saveur. Il en est ainsi, par
exemple d'« une certaine rudesse des fées shakespeariennes »,
dira-t-il. Elles sont ici dévolues à une cohorte de jeunes garçons aux voix
piquantes et argentées, au geste vocal saccadé, et à deux voix solistes aiguës
: celle de Tytania qui flirte avec la colorature,
inédite à l'époque, mais qui fera florès ensuite, jusqu'à Thomas Adès dans son opéra The Tempest
; celle d'Obéron, taillée sur mesure pour Alfred
Deller, un haute contre parce que ce timbre séraphin, qui étonna tant les
premiers auditeurs, devait inscrire le roi de la forêt dans une dimension quasi
surnaturelle. Et que dire de ce rôle parlé, celui de Puck, le diabolique
serviteur d'Obéron, qui par étourderie, réelle ou
feinte, s'ingénie à en déjouer les plans et à semer le désordre chez quatre
jeunes amoureux qui n'ont que leur sincérité pour cuirasse ! Ceux-ci qui
découvrent les plaisirs mais aussi les affres de l'amour, le compositeur les
dote d'une musique plus opératique, pour exprimer l'inanité de leurs
hyperboliques querelles, puis le bonheur partagé de retrouvailles emplies de
cette quiétude bienfaisante qui succède aux orages amoureux. Et puis il y a les
théâtreux, succédané de verve shakespearienne, Bottom
et ses comparses, que Britten dessine d'une musique volontairement rustre avec
effets de cuivres hilarants, épousant la balourdise de ''gens ordinaires'' et
leur comique si définitivement british. Robert Carsen
saisit à bras le corps l'essence d'une pièce où la raison se perd, le cœur se
débat dans des méandres sans fin. Ainsi des jouvenceaux dont il capte
l'innocence, à l'image de leurs vêtements blanc immaculé qui peu à peu se
déchirent et se tâchent de salissures verdâtres, celles que la forêt leur fait
subir après d'haletantes courses-poursuites. Shakespeare, tout comme Mozart
d'ailleurs, aime profondément ses personnages, Britten les transfigure, et Carsen les habite de cette ultime sensibilité puisée à ces
deux sources, qui fait que chaque geste et chaque regard nous empoignent, nous
émeuvent continument. Le plaisir de l'esprit se conjugue avec celui des sens.
Le spectateur est plongé dans un univers décoratif onirique, vision stylisée
surfant sur trois couleurs franches : le vert pomme, celui de la forêt et de
ses mystères, le bleu indigo de la nuit apaisante quoique propice à tous les
dérèglements, le blanc du croissant de lune et du linge, sans oublier cette
ultime tâche de rouge écarlate, celle des gants des fées-lutins. Et pour que
les choses soient tout à fait claires, un élément unifie tout : le lit qui,
gigantesque au 1er acte, où tout un chacun s'affale dans les rondeurs de ses
oreillers joufflus, se démultiplie en six items à l'acte II, pour que Puck
puisse y loger ses ouailles, non sas mal, accablés de leurs maux inavoués, mais
aussi le pauvre Botttom transformé en âne. Les ébats
érotiques de Tytania et de ce grotesque personnage, Carsen les pare d'une verve aussi irrésistible que subtile.
Le troisième acte n'en découvrira plus que trois, suspendus dans les airs.
Comme si Tytania et les amoureux réconciliés
laissaient s'envoler leurs songes, ils s'évanouissent dans les cintres afin de
faire place nette pour la ''play'' de Pyrame &
Tisbé. D'une désarmante dérision, celle-ci
rencontre la vraie veine naïve britannique. Tout cela est taillé au cordeau,
ancré dans le merveilleux, comme en apesanteur, pour notre bonheur. Car il y a
une joie gourmande à revoir ce travail, un des plus passionnants du régisseur
canadien.
Cette mise en scène géniale est
servie par un brelan d'interprètes épatants ! La Tytania
de Sandrine Piau, d'un esprit insoupçonné, se fait
une fête des parties haut perchées confiées par Britten à une reine des fées
bien coquine, que Carsen dote d'une vraie élégance.
L'Obéron de Lawrence Zazzo
offre le charme d'un timbre chaud et clair, d'un amusant détachement comme
d'une grandeur magistrale. Les quatre amoureux, dont le ténor, Rupert Charlesworth, et le baryton, John Chest,
sont issus des rangs de l'Académie du festival, rivalisent d'assurance vocale
et d'un jeu tout en adresse. Les jeunes « fées », au rôle si
essentiel chez Britten, et dans cette production, alignent avec l'excellent
Trinity Boys Choir aussi bien verve vocale qu'amusante vraie-fausse rigidité.
Les comédiens forment un ensemble idéalement achalandé, emmené par le Bottom de Brindley Sherrat, bien sonore, immense et non caricatural : son
''âne'' est désopilant à souhait. Le Puck de Mitos Yerolemou est roublard et attachant dans son ingénuité
faussement naïve, la diction volontairement hachée ajoutant au facétieux de ce
tireur de ficelles. Et s'il est fort différent de son athlétique prédécesseur,
le plaisir demeure d'une prestation acrobatique truffée de clins d'œil
entendus. L'Orchestre de l'Opéra de Lyon qui connaît bien cette partition pour
l'avoir jouée lors de précédentes reprises, en détaille l'extraordinaire
potentiel, sous la houlette inspirée de son chef Kazushi
Ono. Le langage de Britten, celui-ci en restitue toute l'originale
construction. Tout comme l'audace de ses compositions instrumentales
recherchées, à l'image des trois atmosphères sonores qui se croisent dans cet
univers de fantaisie débridée : le séraphique et l'éthéré du monde des fées, la
musique ampoulée mais tendre de celui de amants, les accents grotesques et
parodiques des rustres. La finesse du trait enfin, dans un ambitus rarement
mené au forte. Et on succombe aux fantasmes des ces équipées nocturnes,
à ces sortilèges sylvestres sur fond de nuit aixoise étoilée. La poésie de
Shakespeare, suprêmement habitée par la musique de Britten et revisitée par la
douce malice de Carsen, a
raison de notre plaisir. Jean-Pierre
Robert. ***
De fin mai aux derniers jours
d'août, le Glyndebourne Festival aura donné quelques
80 représentations de six opéras : 3 nouvelles productions et 3 reprises dont Carmen
avec Stéphanie d'Oustrac, ''beloved
figure'' céans. Au nombre des nouveautés, une rareté, Poliuto
de Donizetti et un Britten de chambre, The Rape
of Lucretia, créé in loco en 1946. Une édition qui s'ouvrait sous les
meilleurs auspices avec une fréquentation ayant atteint les 98% en 2014. Le
niveau d'excellence achevé ici y est pour beaucoup, cette passion assumée par
son fondateur, John Christie, pour qui l'idée était « de faire non pas le
mieux que nous pouvons, mais le meilleur de ce qui peut l'être où que ce
soit ». Elle marquait le 50ème anniversaire du John Christie Award, un des programmes artistiques majeurs du festival,
qui voit distinguer les talents émergents et dont quelques précédents lauréats
ont pour nom Anthony, Rolfe-Johnson, John Tomlinson,
Gerald Finley ou Kate Royal, qui ont mené ou développent
la carrière que l'on sait. Glyndebourne ne serait pas
sans ses jardins, théâtre du fameux pic-nic dans la
prairie. Ils sont plus magnifiques que jamais, arrangés avec amour. Une
nouveauté, là encore cette année, que le Mary Christie Rose Garden, en hommage
à l'ex maitresse des lieux, et sûrement la marque de sa successeure,
Danielle De Nisse Christie qui, outre l'art vocal,
s'investit désormais beaucoup dans toutes les facettes de Glyndebourne.
En 2016, le festival fêtera, comme bien d'autres institutions britanniques, les
400 ans de William Shakespeare (www.shakespeare400.org) avec une nouvelle
production de Beatrice et Bénédict de Berlioz et la reprise de A Midsummer Night's Dream de Britten
avant, à l' horizon 2017, une création autour d'Hamlet
confiée au compositeur Brett Dean. Première britannique de Poliuto Gaetano DONIZETTI : Poliuto. Tragedia
lirica en trois actes. Livret de Salvadore
Cammarano d'après la pièce de Pierre Corneille Polyeucte.
Michael Fabiano,
Ana Maria Martinez, Igor Golovatenko, Emmanuel D'Aguanno, Timothy Robinson, Matthew Rose, Gyula Rab, Adam Marsden, Freyda Reddings, Ruby Salter. The Glyndebourne Chorus. London Philharmonic
Orchestra, dir. Enrique Mazzola.
Mise en scène : Mariame Clément.
Poliuto dont la
production du Festival marquait la première à Glyndebourne
comme au Royaume-Uni, connut une bien curieuse histoire. Achevée en 1838,
l'œuvre ne pourra être créée comme escompté avec le célèbre ténor Adolphe
Nourrit, en raison de la censure napolitaine. Donizetti reprendra sa partition
et demandera à Eugène Scribe de la ré-écrire
en français. Elle sera présentée à l'Opéra de Paris en 1839 sous le titre Les
Martyrs avec dans le rôle titre le rival de Nourrit, Louis Duprez. Puis elle sera traduite en italien pour devenir I
Martiri. La création de la version originale
n'aura lieu qu'en 1848, quelques mois après la mort du compositeur, enfin au Teatro San Carlo de Naples. Depuis lors, l'œuvre – tout
comme son équivalent français - est tombée dans l'oubli. On doit à Maria Callas
de l'avoir exhumée en 1960 à la Scala dans une fameuse production qui marquait
le retour de la diva à Milan, entourée de Franco Corelli dans le rôle titre et
de Ettore Bastianini dans celui du proconsul Severo. Tiré de la tragédie Polyeucte de Pierre
Corneille (1642), Poliuto en reprend la
thématique politique : l'entrée en rébellion du peuple chrétien de la colonie
arménienne de Melitene contre l'oppresseur romain.
Une rébellion d'autant plus vigoureuse qu'elle tire sa légitimité d'une forte
croyance religieuse opposée au culte païen de Jupiter soutenu par le cynique
Grand Prêtre Callistène. C'est aussi le conflit d'un
homme contre la société qui l'entoure, qui le conduira au martyr pour avoir
voulu être baptisé, rejoint en cela par la femme qu'il aime, Polina, fille du gouverneur. Ils périront dans la fosse aux
lions. A la différence de la production de l'Opernhaus
de Zürich (cf. NL de 6/2012), due à Damiano Michieletto, celle de Glyndebourne,
confiée à Mariame Clément, se veut plus objective et
la transposition dans quelque Italie du XX ème siècle
en passerait pour évidente quant à l'illustration de l'antagonisme entre
oppresseurs et opprimés. Est seulement soulignée l'intolérance dont sont
victimes ces derniers : allers et venues de personnages rasant les murs,
dissimulant à peine la peur viscérale de voir leurs convictions bafouées. Cette
intolérance atteint son paroxysme lors de la scène qui voit l'ami de Poliuto, Nearco, jeté à terre
alors qu'un tombereau de croix latines en bois est déversé sur lui par une
foule hystérique et méchante. Il faudra l'intervention du général romain Severo pour que le feu ne soit pas mis à ce bucher
d'Inquisition et que l'incident ne tourne pas au lynchage. On a privilégié un
dispositif décoratif monumental qui renonce à toute référence historique, un
cadre impersonnel de murs nus se déplaçant insensiblement sur le plateau,
vaguement illustrés de projections éphémères (flots mouvants, intérieur d'une
prison). La direction d'acteurs est efficace comme l'art de composer des
groupements signifiants telle la grande scène finale de l'acte II qui, par ses
proportions, préfigure les grands ensembles verdiens comme la scène du triomphe
d'Aïda.
La partition de Donizetti offre
des caractéristiques atypiques puisque ne comportant pas d'Ouverture proprement
dite mais une sinfonia avec chœurs. Elle est bâtie
autour de nombreux ensembles aussi importants que les airs réservés aux
solistes. Ceux-ci offrent quatre des types de voix habituellement distribuées
dans une œuvre de bel canto, soprano, ténor, baryton et basse. Le timbre de
mezzo n'y est pas présent. Dans le rôle titre, le ténor américain Michael
Fabiano fait montre d'un style claironnant à la manière d'un Corelli, sans
toutefois en posséder la classe. Loin de tempérer ses ardeurs, l'interprète
durcit le ton au fil de la représentation et le duo final dégage plus de poids
vocal que de nuances. Sa consœur, Ana Maria Martinez, qui triompha ici il y a
quelques années dans la Rusalka de Dvořák, aborde avec plus de bonheur la tessiture
délicate de la partie de Polina. Si elle paraît un
peu réservée comparée à la suprême maestria de son illustre devancière, la
ligne de chant est soignée comme le montre la cavatine
du Ier acte, et le personnage offre cette autorité teintée de vulnérabilité qui
rend cette figure si attachante. Le rôle de Severo,
qui préfigure à bien des égards ce que sera le baryton Verdi, Igor Golovatenko le leste d'un legato plein, et le Callistène de Matthew Rose offre un beau métal de basse
noble doublé d'une froide résolution maligne. Les chœurs de Glyndebourne
distinguent la représentation par leur prestation et un bel engagement vocal.
Enrique Mazzola, un chef désormais bien implanté à Glyndebourne, après Don Pasquale
et avant Le Barbier de Séville l'an prochain, vit ostensiblement
un rapport quasi amoureux avec le LPO dont les musiciens n'hésitent pas à
l'applaudir dès sa première apparition. Le moins qu'on puisse dire de sa
direction est qu'elle a du punch dans les ensembles, ménagés avec entrain et
clarté, et qu'elle ne rechigne pas à l'abrupt dans les fins de phrases
délivrées avec vigueur. La tension est alors portée à son maximum. Il en est
ainsi, par exemple, des ultimes phrases du finale du II ème
acte assénées comme un boulet. Cela plaît et le public fera au chef une ovation
grandiose. Reste qu'un peu plus de mesure ne desservirait pas une musique qui
emprunte le chemin du mélodrame verdien et son souci de mélodisme,
comme le remarquait Nello Santi lors de la
représentation zurichoise. La souveraine manière de monter un opéra de chambre de Britten Benjamin BRITTEN : The Rape of Lucretia. Opéra
de chambre en deux actes. Livret de Ronald Duncan d'après la pièce éponyme
d'André Obey. Allan Clayton,
Kate Royal, Christine Rice, Matthew Rose, Duncan Rock, Michael Sumuel, Catherine Wyn-Rogers,
Louise Adler. London Philharmonic Orchestra, dir. Leo Hussain. Mise en scène : Fiona Shaw.
Un an après Peter Grimes,
Benjamin Britten abandonne le grand opéra pour l'intimisme de l'opéra de
chambre, plus apte à développer une thématique délicate, le viol d'une femme
dans la Rome ancienne. En fait, au-delà du drame de l'agression causée par un
homme, il s'agit de la question de la fidélité conjugale. C'est à Glyndebourne que The Rape of
Lucretia op. 37 sera créée le 12 juillet 1946, sous la direction d'Ernest
Ansermet avec dans le rôle titre un jeune chanteuse timide qui faisait ses
débuts sur les planches, Kathleen Ferrier. Le travail
de répétitions avait été délicat, chacune des parties prenantes ayant une idée
bien arrêtée sur la pièce, dont le maître des lieux, John Christie, qui ne
voyait pas vraiment de musique là dedans ! Il est certain qu'après l'opulence
symphonique de Peter Grimes, The Rape of
Lucretia fait figure d'ellipse avec son orchestre composé de 13 instruments
(5 vents, 5 cordes, harpe, piano et percussions), une réduction drastique du
matériau sonore que Britten ne reprendra pas dans ses deux autres opéras de
chambre Albert Herring et The Turn of the screw dont les contours orchestraux sont plus affirmés.
L'orchestration, d'une précision d'orfèvre, et un usage fort ingénieux de
thèmes conducteurs, des motifs attachés à chaque personnage dont les caractéristiques
sont tracées par un instrument dominant, loin du
procédé du Leitmotiv wagnérien, en font autant la singularité. Mais aussi sa
distribution resserrée à huit solistes, quatre femmes, quatre hommes. Le choix
de la pièce éponyme (1931) du dramaturge André Obey, qui s'inspire de L'Histoire
Romaine de Tite Live, avait séduit Britten qui demanda à Ronald Duncan d'en
tirer un livret concis tout en gardant l'idée originale du français du double
chœur à la façon antique. Ces paramètres interprétatifs devaient permettre de
jouer la pièce dans les lieux les plus divers et des théâtres de modestes
dimensions. Ils devaient surtout forger cette interaction chanteurs-musiciens
chère au compositeur qui souhaitait ainsi enrichir le spectre opératique
souvent cantonné aux grandes machines. La présente production, initiée lors du Glyndebourne Touring Festival de 2013, plonge au plus près
de cet esprit. La mise en scène de Fiona Shaw tient de l'épure : quintessence
de la gestuelle, groupements sculpturaux, dans un environnement dépouillé,
sorte de cadre labyrinthique inspiré de fouilles archéologiques pour symboliser
le village étrusque, où les murs sont délimités par des cailloux, une tente
promptement montée plantant le décor du camp des généraux romains. Les éclairages
diaphanes introduisent un mystère nocturne tout à tour dionysiaque et
oppressant. Surtout, l'idée originale du double chœur est exploitée dans tout
son sens dramatique : les deux protagonistes de celui-ci, Male Chorus et Female Chorus, qui selon les didascalies sont supposés
opérer de part et d'autre du plateau, pour commenter l'action mais aussi en
précipiter la progression, sont ici mêlés à celle-ci de manière si habile que
leur rôle d'initiateur ou de pacificateur prend toute sa signification. Ainsi,
par exemple, lors des approches amoureuses du fougueux Tarquin, le Male Chorus
semble le retenir, le tenant sur ses épaules, tandis que Female
Chorus avertit ouvertement Lucrèce du danger. De même saisit-on qu'au delà de
la souillure du viol c'est pour Lucrèce l'idée de culpabilité qui prend le pas
et la conduit au suicide, malgré le pardon de Collatinus
qui a cette phrase « aimer comme nous nous aimions, c'était vivre au bord
de la tragédie ». Car sa dignité d'épouse est prise en défaut par une
passion qui n'est sans doute pas innocence. Comme le remarquait Janet Baker,
une de ses grandes interprètes, il y existe chez l'héroïne « une terreur
secrète » et la conscience de ce qu'elle peut céder au désir de Tarquinius.
Un tel cadre dramaturgique
décuple une réalisation musicale d'un rare achèvement. La direction précise de
Leo Hussain épouse chaque facette d'une partition décidément singulière dans
son vocabulaire instrumental et en libère l'extraordinaire tension : depuis l'attaca des premiers accords, alors que les lumières de la
salle se sont à peine éteintes, jusqu'aux dernières notes apaisées de
l'épilogue, on savoure ostinatos des cordes, mélopées des bois, fanfares
impérieuses des cuivres, percussions affolées (gong, petites cymbales). Quant
aux interventions du piano, soit elles adoucissent le récit, soit le rendent
plus ardent. Les tuttis se font rares mais les pianissimos sont souvent plus
qu'évanescents. Quant aux combinaisons instrumentales, leur subtilité n'a
d'égale que leur diversité : flûte grave et clarinette grave lors de la
berceuse dispensée par Female Chorus, cor en sourdine
et glissandos de harpe avec l'entrée de la voix, lors de la scène préludant à
l'attaque de Lucrèce. Les solistes du LPO délivrent des sonorités proprement
envoûtantes et maîtrisent à la perfection une rythmique extrêmement
différenciée. On ne peut imaginer distribution plus attachante que celle
assemblée, que distingue un vrai esprit d'unité. Allan Clayton, dans le rôle
créé par Peter Pears, offre de Male Chorus une formidable force de conviction,
ce type de partie de ténor qu'affectionne Britten, comme celle du Narrateur du
Prologue du Tour d'écrou. Elle tranche avec celle de soprano corsé de Female Chorus, dans un souci de différentiation des
couleurs. Kate Royal y déploie une pareille présence doublée de compassion pour
l'héroïne. Leurs interventions sont toujours d'une extrême justesse lorsqu'ils
sont aux cotés de Lucrèce comme pour l'accompagner, la soutenir, la comprendre
même dans sa détermination à préférer la mort à une vie entachée du péché.
Christine Rice lui prête une justesse de ton
poignante que magnifie la luminosité d'un timbre élégant de mezzo soprano
corsé. Autant le Tarquinius de Duncan Rock est tout
d'une pièce, que le beau timbre de baryton clair pare d'une jeunesse
conquérante, presque rayonnante, autant le Collatinus
de Matthew Rose, un peu voûté par l'expérience des choses de la guerre et de la
vie, offre une grande noblesse d'accents au moment du pardon après le choc
émotionnel de la révélation de l'infidélité, au-delà de l'époux atteint dans
son honneur d'homme. L'intervention muette de l'enfant du couple, trait ajouté
par la régie, surenchérit sur l'idée de renoncement, lors que le jeune garçon tente
de consoler ce père meurtri. Les deux servantes, le soprano éthéré de Louise
Adler, Lucia, et surtout la superbe présence et la tendresse de Catherine Wyn-Rodgers, Bianca, démontrent que leurs parties sont loin
d'être secondaires. Enfin le général Junius de Michael Sumuel,
rôle plus épisodique mais pas moins présent, complète un cast
valeureux. La symbiose quasi idéale de tous ses aspects musico-dramatiques
signent une production qu'on aurait plaisir à revoir ce côté-ci du Channel. Jean-Pierre
Robert. ***
Depuis 65 ans, la petite
bourgade pyrénéenne de Prades accueille un festival pas comme les autres. C'est
là en effet que Pablo Casals fuyant l'Espagne franquiste s'était établi en 1939
et qu'il eut l'idée de rompre le silence par la musique en 1950 à l'occasion du
bicentenaire de la mort de JS. Bach. La voie était ouverte à ce qui allait
devenir un festival portant son nom, dévoué à la musique de chambre. « Ce
Festival était une chose nécessaire, comme une dette que j'avais envers la cité
qui m'avait accueilli », dira-t-il. Un festival original prônant le
concept des concerts dits à géométrie variable, permettant d'entendre, lors
d'une même séance, des formations de tailles différentes jouer des œuvres
autour d'un thème choisi. Ces concerts que les programmes habituels, des
grandes villes en particulier, ignorent par défaut d'imagination ou simplement
pour des raisons économiques, la difficulté étant de réunir plusieurs musiciens
d'horizons divers. Il n'est effet pas toujours aisé d'investiguer, par exemple, dans une
combinaison rapprochant trio, sextuor avec des artistes différents. C'est là ce
qui fait la force de Prades : réunir les meilleurs noms de la musique de
chambre pour partager, autour d'un thème, répertoires anciens et contemporains.
Le maître mot de la présente édition anniversaire était « Notes
croisées ». Tout un programme ! Qui connut son apogée lors d'une soirée
« Chez Mallarmé » juxtaposant des mélodies de Debussy et de Ravel
écrites sur les mêmes poèmes. L'autre point fort, et l'originalité, du festival
est de jouer dans des lieux prestigieux : au premier chef l'abbatiale de
l'abbaye de Saint Michel de Cuxa, au pied du
majestueux Canigou, à l'acoustique merveilleuse de clarté et de chaleur. Mais
aussi dans les églises alentour, celle de Prades avec son retable maitre autel
baroque où trône Saint Pierre, le plus imposant de France, ou le plus modeste
édifice de Moligt village, là où Casals aimait se
retirer pour répéter, au plus proche de cette terre catalane qu'il chérissait
tant. Celle de Vinça, à quelques enjambées de Prades, possède un magnifique
orgue de Cavaillé, datant de 1765, conservé dans son
jus d'origine, un buffet Louis XV en bois de châtaigner. Une merveille
d'instrument joué lors d'un concert de Pascal Marsault, titulaire de l'orgue de
l'Église Saint-Ignace à Paris. Son programme, « autour de1765 »,
réunissait judicieusement pièces démonstratives, bardés de Grands jeux, et
morceaux intimistes, comme la Cembalosonate
für Damen (Sonate de clavecin à l'usage des
dames) de CPE Bach, écrite cette même année 1735 à Postdam, ou le Divertimento
en do majeur de Josef Haydn, petit concerto en miniature. C'est le cas
encore du Concerto pour cor en ré majeur du même compositeur, où l'orgue
tient lieu dans cette adaptation de partie orchestrale, écrite de manière
doublée pour éviter toute velléité d'improvisation de la part du soliste (ici
André Cazalet, cor solo à l'Orchestre de Paris), nous
confie l'organiste. Quelle que soit la registration, cet orgue sonne d'une
pureté cristalline et la restitution des timbres d'époque qu'autorise un temps
d'écho très court, est une joie sans mélange.
Le festival Pablo Casals
s'enorgueillit aussi de son programme pédagogique. Une conférence du
musicologue François Porcile autour de « Paris,
phare de la musique mondiale dans l'entre-deux guerre » permettait de
vérifier combien la capitale fut le point de ralliement de tout ce que le monde
musical comptait de grands noms, attirés par une vie musicale et littéraire
foisonnante, animée par le Groupe des Six ou des figures emblématiques telles
Nadia Boulanger, « Mademoiselle », ou Gertrude Stein. Ce seront les
américains, dont l'enfant terrible George Antheil,
puis les russes, aux côtés de Stravinsky et de Prokofiev, mais aussi Heitor Villa Lobos, Edgar Varèse,
Bohuslav Martinu ou encore Kurt Weill. Des groupes
comme l'ensemble « Triton » ou « La Sérénade » se partagent
alors les faveurs des mélomanes. Le festival de Prades n'ignore pas la relève.
Son Académie, en partenariat avec le Curtis Institute, via une fondation, et
sous la houlette des musiciens en résidence durant la saison d'été, offre à la
jeune génération des solides opportunités d'enseignement. Elle peut en faire
profiter le public lors de « concerts étudiants ». Celui auquel on a
assisté présentait, entre autres talents, un jeune celliste, Didi Park, qui du
haut de ses 17 printemps, montrait une habileté étonnante dans la
difficultueuse Sonate pour violoncelle et piano op. 40 de Chostakovitch
et une maîtrise du phrasé peu commune. Une « journée Casals » mémorable
©Hugues
Argence Le 6 août, deux séances
recréaient les concerts donnés par le maître Casals en 1955, à Saint Michel de Cuxa et à Molitg. La soirée à
l'abbaye s'ouvrait par la Sonate N° 2 pour violoncelle et piano en Ré
majeur de JS. Bach, BWV 1028. Événement : le cello
était celui que Casals jouait à Moligt en 1955, un
instrument de 1741 du facteur italien Landolfi, pas joué depuis lors et remisé
au Musée. Restauré récemment à Paris, il retrouvait le public sous les doigts
d'Arto Noras, formé auprès
de Paul Tortelier, lui-même élève du maître. C'est dire combien la filiation
était présente et que l'interprète pouvait donner « quelques atomes de
Casals », dira-t-il lors de mots de présentation. Un violoncelle qui offre
cette particularité d'être difficile à jouer du fait de ses dimensions, les
cordes étant plus longues de deux centimètres que l'habituelle disposition ;
d'où une « plus grande fatigabilité » de jeu. Combien émouvante était
cette exécution de la Sonate de Bach ! De fait, la chaude sonorité de
l'instrument lui conférait une aura singulière, en particulier dans les deux mouvements
lents, tandis que l'accompagnement pianistique de Luis Fernando Pérez se
faisait attentionné. Cette Sonate « pour clavecin obligé et viole de
gambe », comme ses sœurs BWV 1027 et 1029, offre ceci d'original qu'elle
se rapproche d'une sonate en trio en ce que l'une des lignes mélodiques est
confiée à la gambe/violoncelle, l'autre à la main droite du pianiste, tandis
que la partie de basse est jouée par la main gauche de celui-ci. Suivait le Premier
Sextuor de Brahms. Cet op. 18, de 1860, première œuvre chambriste
significative, connut un succès immédiat. Sans doute, sa formation, partagée
entre deux violons, deux altos et deux violoncelles, donne-t-elle un sentiment
de plénitude. Mais c'est encore son caractère heureux et sa fraîcheur
d'inspiration qui séduisent. Son classicisme aussi, puisé aux sources des
grands prédécesseurs, Haydn, Mozart ou Beethoven, avec cette touche de rêve du
musicien de l'Allemagne du nord. Le discours est suprêmement intime par la
façon dont sont utilisés les six instruments, qui abonde en alliances habiles.
Après un allegro fort rythmé et d'un mélodisme
généreux, l'andante, « ma moderato », déploie une sonorité pleine et
chantante, le premier alto se voyant réserver une place de choix dans ce qui
est un schéma de thème et variations sur une mélodie populaire. Le scherzo est
allègre, avec un trio très lyrique. Un rondo « poco allegretto e
grazioso » forme le finale joyeux, entraînant. L'ensemble formé de
Christian Altenburger, Gil Sharon, violons, Diemut Poppen et Bruno Pasquier,
altos, Frans Helmerson et Ivan Monighetti,
cellos, en donne une lecture passionnée. Le concert
se concluait par le Trio N° 2, op. 100, D 929 de Schubert (1827). Là
encore un grand morceau du répertoire de chambre. Très construit, peut-être
plus encore que le Trio op 99, le morceau, au fil de ses quatre mouvements,
préfigure sans doute la Grande symphonie en Ut. La volubilité mélodique
de l'allegro et ses incessantes modulations laissent place à un
andante con moto qui instaure ce climat du voyageur, cher à Schubert,
annonçant les Lieder du Winterreise. On est
enivré de ces atmosphères tour à tour inquiétantes ou lumineuses. Suit un
scherzo plein d'élan qu'entrecoupe un robuste trio. Le finale est empli de
fantaisie dans sa manière dansante, d'une grande tension. L'exécution du trio
ad hoc formé de Svetlin Roussev premier violon solo du Philar
de Radio France, François Salque, éminent
violoncelliste, et du vétéran Peter Frankl au piano,
est parée d'une énergie et d'une fièvre qui tiennent en haleine, les deux cordes
sous la houlette bienveillante mais ferme d'un pianiste qui joue comme un dieu.
Standing ovation !
©Hugues Argence L'après midi précédente, un
autre concert reproduisait celui donné la même année 1955 dans l'église de Molitg. Était d'abord jouée la Sonate pour violoncelle
et piano BWV 1027 de Bach, par les
mêmes interprètes, Noras et Pérez, et sur le
violoncelle de Casals, encore plus impressionnant dans le cadre étroit de cette
petite chapelle de village. Puis la Sonate pour clarinette et piano op 120
N° 2 de Brahms, méditative et mélancolique, pur exemple du dernier style du
musicien, et son ultime pièce chambriste. L'occasion d'entendre le dynamique et
omniprésent directeur artistique du festival, Michel Lethiec,
avec sa casquette de clarinettiste. Et enfin le Duo pour violon et piano
de Schubert D 574, en réalité une vraie sonate en quatre mouvements, qui voit
le scherzo placé en deuxième position. Il était interprété avec goût par la
violoniste bulgare Mihaela Martin et le piano
vigoureux de Luis Fernando Pérez. Au sortir, une surprise attendait les
mélomanes : une tour humaine, à la catalane, un « castells »,
sur la place de l'église ! Hommage au Trio Thibaud, Casals, Cortot
violon
& Fine Arts Quartet ©Hugues Argence Autre concert commémoratif que
celui donné à Saint Michel de Cuxa en hommage au
fameux trio formé de Pablo Casals, Jacques Thibaud et Alfred Cortot. Le trio
naquit en 1905 presque par hasard, lors d'une soirée entre amis au cours de
laquelle Léon Blum, apparenté au pianiste, convainquit les trois musiciens de
donner des concerts ensemble. La formation se produira pendant des années
jusqu'en 1934 et une ultime soirée à Prades. Le présent concert était articulé
autour du Trio N° 1 op 63 de Robert Schumann ; rappelant au passage que
c'est sous les auspices de ce musicien que la soirée de 1905 avait réuni les
trois illustres interprètes. Cette pièce de 1847 illustre l'engouement du monde
musical de l'époque romantique pour la formation piano, violon et violoncelle,
auquel ont satisfait entre autres, Mendelssohn, Chopin ou Spohr, et Clara
Schumann l'année précédente. L'œuvre conséquente fait se succéder un premier
mouvement enflammé (« Mit energie und Leidenschaft »/ Avec
énergie et passion), un deuxième, scherzo emporté (« Lebhaft,
doch nicht zu rasch » /Animé mais pas
trop rapide), un mouvement lent, cœur émotionnel de la composition, marqué
« Langsam, mir inniger
Empfindung » (Lent, avec un sentiment intime),
quoique la partie centrale soit plus animée. Le finale est grandiose, presque
frénétique, « Mit Feuer » (Avec feu). La
réunion du violoniste viennois Christian Altenburger,
du celliste finlandais Arto Noras
et du pianiste libanais Avedis Kouyoumdjan
s'avère fructueuse, au plus près de la veine intimiste et exaltée de Schumann.
Le concert avait débuté par la Troisième Sonate pour violoncelle et piano
de Beethoven, comme elle fut jouée à Prades par Casals et Cortot en 1958,
retrouvailles des deux amis que leurs idées politiques avaient un temps
séparés, et ultime apparition du pianiste céans. Frans Helmerson,
violoncelle, et Avedis Kouyoumdjan
en livrent une exécution respectueuse, quoique un peu sage du côté de
l'instrument à cordes. L'apothéose devait venir avec l'exécution du Concert d'Ernest
Chausson. On sait cet op 21 de son auteur passer pour
un sommet de lyrisme exalté. Le morceau allie piano, violon et quatuor à cordes
s'épanchant en une texture souvent quasi orchestrale. La présente
interprétation le vérifie au centuple : un premier mouvement,
« Décidé », montre un piano à la sonorité évanescente, proprement
liquide (Pierre Henry), au fil de ces thèmes qui reviennent en boucle à l'envi,
et des couleurs foncièrement galliques dont se détache le violon expressif de Hagai Shaham. La
« Sicilienne » et ses balancements enchanteurs est là aussi un
merveilleux véhicule pour le violoniste. Le « Grave » est un sommet
de profondeur habitée, un brin funèbre, et on admire les combinaisons qui
assemblent par exemple le violon et le piano ou le piano et le quatuor
(l'excellent Fine Arts Quartet). Le « Très animé » final est
entraînant à souhait, emportant tout sur son passage dont l'enthousiasme du
public, subjugué par pareille lecture. Ils bisseront la Sicilienne ! Un concert « chez Mallarmé »
Diemut Poppen, François Salque, Patrick
Gallois, Isaac Rodriguez, Jean-louis Capezzali, Jurek Dybal ©Hugues Argence Le thème d'année « Notes
croisées » prenait un relief tout particulier lors du concert intitulé
« Chez Mallarmé ». Puisqu'il rapprochait deux compositeurs
essentiels, Debussy et Ravel, qu'on a si souvent associés, en particulier à
travers leurs quatuors à cordes, même si la chose est discutable eu égard au
peu d'amitié existant entre eux, et deux pièces vocales de l'un et de l'autre
écrites sur les mêmes textes du poète. Il permettait de s'imprégner de ce
langage si consubstantiellement français du début du XX ème
siècle, dont Cocteau se fit le porte étendard dans Le Coq et l'Arlequin.
La soirée s'ouvrait par le Prélude à l'après midi d'un faune, inspiré à
Claude de France par la poétique de Mallarmé. L'œuvre est donnée dans une
version chambriste pour neuf instruments. Un régal de finesse. Le resserrement
de l'instrumentation, dont l'idée revient à à Arnold
Schoenberg, quoique mise en œuvre par Hans Eisler, en préserve toute
l'atmosphère à travers ses épisodes langoureux de chaleur méridienne sur
lesquels respire divinement une flûte lascive. On regrettera seulement de
perdre un détail pourtant essentiel : les deux traits finaux de la cloche
d'argent qui concluent la pièce de manière extatique. L'exécution de l'ensemble
formé de Patrick Gallois, flûte, Jean-Louis Capezzali,
hautbois, Isaac Rodriguez, clarinette, Svetlin Roussev et Mihaela Martin,
violons, Diemut Poppen,
alto, François Salque, violoncelle, Yves Henry,
piano, Satochi Kubo,
harmonium et cymbales antiques, auxquels s'adjoint la contrebasse de Jurek Dybal, est un modèle de
goût. On admire comment les cordes et le piano sertissent les arabesques
envoûtantes de la flûte décidément enchantée de Gallois. Venaient les Trois
Poèmes de Stéphane Mallarmé de Debussy pour chant et piano. Tirés des Poésies
du premier (1899), elles sont composées en 1903 et créées à la Salle
Gaveau, en mars 1914, par Ninon Vallin et Debussy au piano. Cette création
marquait l'épilogue d'une bien curieuse histoire de
droits demandés au poète pour mettre en musique ses poèmes. Car Ravel était
aussi sur les rangs et sera d'ailleurs le premier à les obtenir et à révéler sa
composition en janvier 1914. Les deux musiciens choisiront les mêmes deux
pièces : « Soupir » et « Placet futile ». Debussy y ajoutera
« Éventail ». La partie de piano s'y révèle transparente, surtout
sous les doigts de Peter Frankl. La jeune cantatrice
franco-marocaine Ahlima Mhamdi,
malgré une articulation soignée, offre une diction problématique et la compréhension du texte
est peu claire. En particulier dans la troisième pièce, « Éventail »,
la plus courte de la trilogie. Plus tard dans le concert, les Trois poèmes
de Mallarmé de Ravel seront l'occasion d'une fascinante comparaison. C'est
d'abord que Ravel a conçu un accompagnement instrumental élargi, mêlant cordes,
piano et vents, outre l'harmonium. L'orchestration a une dette envers
Stravinsky. Ensuite, l'écriture vocale est plus confortable, la voix passant
paradoxalement plus facilement sur cet environnement quasi orchestral, là où
avec le seul piano Debussy imposait une ligne très serrée au langage souvent
hermétique de Mallarmé. Surtout la ligne de chant ravélienne suit de plus près
le texte poétique. La chanteuse s'y montre d'ailleurs plus à l'aise, le beau
timbre de mezzo soprano étant mieux mis en valeur. Le troisième poème mis en
musique par Ravel est « Surgi de la croupe et du bon », choisi pour
sa difficulté, car un des plus abscons de Mallarmé. Cette courte mélodie,
dédiée à Erik Satie, offre des originalités d'instrumentation avec l'usage de
la petite flûte piccolo et de la clarinette basse. Le Quatuor de chacun des
musiciens, qui rythmait les deux parties du concert, était présenté par des
formations différentes. Du Debussy, le Fine Arts Quartet livre une lecture sobre,
volontairement retenue dans l'expression, mettant en valeur un brillant
américain asservi à un bel équilibre des voix. L'andantino, marqué
« Doucement expressif », se garde de tout excès d'épanchement. Et le
finale reste contenu dans des limites raisonnables. Tout le contraire de leurs
collègues de Shangai Quartet dans le Ravel. Dès les
premières mesures, on comprend un souci d'articulation et d'une dramaturgie
soulignée. Le deuxième mouvement, « Assez vif, très rythmé » prend
l'indication au mot et s'avère presque sauvage, sans perdre de son expressivité
pour autant. Et le finale, « Vif et agité » est abordé à un train
d'enfer, hyper articulé, presque agressif par endroit. Une vision cohérente
cependant. Ces deux exécutions montrent les différences stylistiques partagées
par les deux formations et des approches bien tranchées de ces chefs d'œuvres
du genre. Jean-Pierre
Robert. ***
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