Lettre d’Information – n°95 – Septembre 2015

Lettre de Juillet 2015. Tirage : 59.443 exemplaires


 

L'AGENDA

 

26 & 27 / 9

 

Les concerts d'Esther : Tremplin Talents

 


Les frères Bouclier / DR


L'Opération « Tremplin Talents » connaîtra en 2015 sa deuxième édition : une série de 6 concerts sur 2 jours dans la belle salle Art déco Adyar, à deux pas du Champ de Mars. De très jeunes talents, tous de merveilleux interprètes, de grands musiciens s'y produiront, sous la parrainage du pianiste Bruno Rigutto. Ces talents sont issus des écoles supérieures nationales et internationales de musique, CNSM de Paris et de Lyon, École Normale de Musique de Paris, etc... Parmi leurs jeunes aînés à mener carrière on peut citer le violoncelliste Edgard Moreau, le Quatuor Zaïde ou le pianiste Rémi Geniet. Lucas Debargue, jeune pianiste de 24 ans, qui se produisait dans Tremplin Talents 2014, en septembre 2014, vient de remporter un 4ème prix au prestigieux Concours Tchaïkovski de Moscou ainsi que le Prix de la Critique. On pourra entendre ainsi : les pianistes Esther Assuied, Julie Alcaraz et Josquin Otal, les violonistes Fukiko Matsushita, Mohamed Hiler, Clara Saïtkoulov, la cellise Marion Platero, l'atiste Ralph Szigeti, le harpiste Zachary Hatcher, ou l'accordéoniste Vincent Gailly, ou encore les frères Bouclier, violon & accordéon, et… le duo Bruno et Paolo Rigutto. Souhaitons que l'édition 2015 permette un aussi bel envol aux jeunes virtuoses de Tremplin Talents !

 

Salle Adyar, 4 Square Rapp, 75007 Paris, les 26 septembre 2015, à 18H et 20H, et 27/9, à 12H, 14H, 16H et 18H.

Réservations : par tel : 06 11 05 18 40 ; en ligne : www.concertsdesther.fr

 

 

10, 13, 16, 18, 20 / 10

 

Theodora au Théâtre des Champs-Elysées

 

 

Bien qu'oratorio, Theodora est taillé pour la scène. C'est que l'avant dernier chef d'œuvre (1750) que Georg Friedrich Haendel consacre au genre qui est désormais le sien depuis quelques dix ans, possède une densité tragique digne des plus beaux sujets d'opéra ; en l'occurrence le seul en anglais à traiter un sujet chrétien : le martyr d'une jeune femme qui ne peut être sauvée par le centurion romain Didyme qui, converti, lui voue un amour sincère et profond. La musique en est d'une extrême richesse avec renforcement de cuivres tels que cors et trompettes. Elle comporte des chœurs que le musicien chérissait tout autant, sinon plus, que ceux de son Messie. William Christie retrouvera un ouvrage qu'il affectionne (il l'a enregistré déjà deux fois) et avec lequel il avait triomphé naguère au Festival de Glyndebourne. Et l'empathie avec l'idiome haendélien de son ensemble des Arts Florissants ne fait pas de doute. La mise est scène sera signée de Stephen Langridge qui possède ce don imaginatif de recréer des atmosphères éminemment suggestives. Et la distribution offre un quintette vocal difficile à égaler, avec Katherine Watson, Philippe Jaroussky, Stéphanie d'Oustrac, Kresimir Spicer et Callum Thorpe. Un des événements parisiens de l'automne.   

 

Théâtre des Champs Elysées, Paris, les 10, 13, 16, 20 octobre 2015, à 19H30, et le 18 octobre à 17H.

Réservations : Billetterie, 15, Avenue Montaigne, 75008, Paris ; par tel.: 01 49 52 50 50 ;  en ligne : theatrechampselysees.fr

 

10 / 10 – 8/ 11

 

Il était une fois l'Andalousie ... en Seine-Saint-Denis.

 

 

Pour la prochaine édition du festival Villes des Musiques du Monde, l'âme andalouse va s'amarrer aux quais des Villes des Musiques du Monde, en Saine Saint Denis, à la rencontre d'une Andalousie à la fois réelle et historique, rêvée, désirée, à inventer. Un foisonnement de manifestations : concerts, bals, ateliers de pratique musicale, contes, expositions, projections de films, créations... se relaieront pendant quatre semaines pour témoigner de la richesse culturelle de cette région du sud de l'Espagne dont l'empreinte est bien présente dans l'écrin urbain des villes-escales du festival. L'Andalousie, la Seine-St-Denis et Paris se rencontrent naturellement. Le programme  présentera notamment El Mawsili, orchestre et école de musique arabo-andalouse basée à Saint-Denis. En écho aux territoires du festival, LES ANDALOUSES saluent  ainsi les chanteuses et les danseuses de flamenco, dont Esperanza Fernandez, l'une des plus belles voix du flamenco actuel, mais aussi les familles andalouses qui ont trouvé refuge en région parisienne; des familles si nombreuses à Saint-Denis que l'un de ses quartiers est surnommé « la petite Espagne ». Et si le festival célèbre les « Musiques du Monde », il est également le miroir des « Villes » qui le nourrissent. A Aubervilliers comme au Bourget, à Bobigny comme à Montreuil, la diversité culturelle est une réalité quotidienne. Et nouveauté de la présente édition, sera inaugurée une scène jeune public.

 

Du 10 octobre au 8 novembre 2015, divers lieux.

Renseignements ( www.villesdesmusiquesdumonde.com) et réservations : par tel.: 01 48 36 34 02 ; en ligne : reservation@villesdesmusiquesdumonde.com

 

 

17, 20, 23, 26, 31 / 10 & 3, 6, 9 /11

 

Moïse et Aaron enfin à l'Opéra Bastille

 


ONP / DR

 

Le première nouvelle production du directorat de Stéphane Lissner à l'Opéra National de Paris s'est portée sur le chef d'œuvre scénique d'Arnold Schönberg, Moses und Aron. Cet opéra dont le musicien a lui-même écrit le livret, en trois actes, traite du  sujet biblique tiré de l'Exode et du livre des Nombres. Schönberg accentue l'antagonisme entre les deux frères, Moïse et Aaron, celui qui pense, mais ne peut communiquer, celui qui transmet la parole au risque d'en dévoyer le sens. Il le fait en distribuant leurs rôles de façon originale, qui confient celui de Moïse à un baryton basse s'exprimant en Sprechgesang, et celui d'Aaron à un ténor qui emprunte le chant lyrique pour libérer cette parole qui manque tant à son congénère. L'œuvre restera inachevée (1932) par la volonté de son auteur, qui ayant rejoint en 1933 une confession juive qu'il avait délaissée en se faisant baptiser, était plus que préoccupé par la montée du nazisme. Elle se conclut à la fin du deuxième acte par ces mots lourds de sens «  Oh verbe, verbe qui me manque », sur un constat d'échec de Moïse. Focalisant sur le drame de l'incommunicabilité. La difficulté de représenter une œuvre plus proche de l'oratorio que de l'opéra, en même temps bourrée de didascalies quant à la manière de la mettre en scène (on pense au tableau du « Veau d'or »), explique sa relative rareté dans les maisons d'opéra. Créée en 1954 à Hambourg, en version de concert, puis enfin scéniquement à Zurich en 1957, dans les deux cas sous la direction de Hans Rosbaud, elle ne comptera ensuite que peu de productions. La plus récente et significative a été dirigée par Pierre Boulez à Amsterdam et à Salzbourg à la fin des années 1990. Nonobstant, l'œuvre est d'une fascinante beauté et vaut d'être entendue et vue. La production nouvelle, très attendue, possède de sérieux atouts : la direction d'orchestre confiée au directeur musical Philippe Jordan et la mise en scène au très imaginatif et iconoclaste Romeo Castelluci. Et une superbe distribution. A ne pas manquer ! 

 

Opéra Bastille, les 17 (Avant-première), 20, 23, 31 octobre, 3, 6, 9 novembre 2015 à 19H30, et le 26/10 à 20H.

Réservations  : Billetterie, Opéra Bastille, 130, rue de Lyon, 75012 Paris ou Palais Garnier, angle des rues Scribe et Auber, 75001 Paris ; par tel. : 08 92 89 90 90 ; en ligne : operadeparis.fr

 

23, 27, 29, 31 / 10 & 3, 20, 22 / 11

 

Courir à Strasbourg pour Pénélope

 


Fauré photographié en 1905 par Nadar

 

L'unique opéra de Gabriel Fauré, Pénélope, n'est pas si souvent monté qu'il faut se précipiter à l'Opéra du Rhin pour le voir. Ce drame lyrique en trois actes qui vit le jour en 1913, à Monte Carlo, puis peu après au Théâtre des Champs-Elysées à Paris avec Lucienne Bréval, coûta sept années de labeur au musicien, alors occupé par ses fonctions de directeur du conservatoire. « Ces demoiselles-fileuses m'auront donné beaucoup de mal » dira-t-il. L'écriture vocale marque le retour à la déclamation lyrique issue de Lully, un langage arioso bien différent du style que Debussy avait adopté pour Pelléas et Mélisande. La production alsacienne se promet fastueuse grâce à une distribution de haut vol, menée par Anna Caterina Antonacci dont on sait le tempérament de tragédienne et la maitrise de la prosodie française. La direction de Patrick Davin ne manquera pas de révéler les prestiges d'une « musique patricienne » (Emile Vuillermoz) qui bien qu'appartenant chronologiquement à la dernière période créatrice du compositeur, n'emprunte pas spécialement son dépouillement. La mise en scène d'Olivier Py, qui complètera là ses incursions remarquées dans le grand opéra français, après Les Huguenots et Ariane et Barbe-Bleue, dans ce même théâtre, devrait démontrer que le statisme souvent reproché à l'ouvrage, n'est sans doute que façade.  

 

Opéra de Strasbourg, les 23, 27, 29, 31 octobre, 3 novembre, 2015 à 20H ; et à Mulhouse/La Filature, les 20 et 22 (15H) novembre.

Réservations : Opéra de Strasbourg : 19, Place Broglie, BP 80320, 67008 Strasbourg cedex ; par tel. : 03 68 98 51 80.

La Filature Mulhouse, 20 allée Nathan- Katz, 68090 Mulhouse ; par tel.: 03 89 36 28 29 ;

En ligne : caisse@onr.fr  

 

5 – 30 / 11

 

Fesival Terpsichore, deuxième édition

 

 

Pour sa deuxième édition, le festival Terpsichore donnera 12 concerts dans des lieux historiques et inhabituels de la capitale, dotés d'une acoustique remarquable, comme Le Temple de Pentemont, la Salle Erard  ou l'Église Saint-Louis-en-l'Ile. Le programme de cette nouvelle édition sera essentiellement centré autour de Bach et de la musique baroque allemande. Il permettra de découvrir des artistes dont la notoriété et la qualité sont essentiellement connues au disque et à l'étranger, mais assez peu en France : l'Ensemble Huelgas de Paul Van Nevel, mais aussi l'Ensemble Masques avec Olivier Fortin, le Helsinki Baroque Orchestra ou encore Les Voix Humaines. Prendront place à leurs côtés des musiciens et des chanteurs plus familiers : les clavecinistes Pierre Hantaï et Jean Rondeau, le contre ténor Valer Sabadus, le Collegium Vocale Gent, le Capriccio Stravagante Renaissance Orchestra dirigé par Skip Sempé, le directeur artistique de ce festival décidément très choisi. Pour une autre conception de la programmation dite « grand public », concept dont Skip Sempé se méfie de la pertinence, car aussi bien « le public est souvent prêt à aller beaucoup plus loin qu'on le pense » remarque-t-il.

 


Skip Sempé / DR

 

On pourra entendre ainsi :

 

-         le 5/11, Temple de Pentemont, des pièces de Cipriano de Rore(1515-1565) par l'ensemble Huelgas et Paul Van Nevel

-         le 7/11, salle Erard, un programme de Virginalistes à trois (Dowland, Byrd, Holborne, Phillips, Morley) par Skip Sempé, Olivier Fortin et Pierre Hantaï

-         le 11/11, Temple de Pentemont, des Suites et Cantates de Bach et Buxtehude, par l'ensemble Masques et Olivier Fortin

-         le 14/11, salle Erard, une soirée autour des Violes allemandes et anglaises par Les Voix Humaines,

-         le 17/11, Église Saint Louis en Lille, des pièces de Purcell, Haendel et Bach chantées par le contre ténor Valer Sabadus avec le Helsinki Baroque Orchestra dirigé par Skip Sempé

-         le 21/11, salle Erard, un programme intitulé "Les Virtuoses itinérants" par le Capriccio Stravagante Trio 

-         Le 22/11,salle Erard, "Dimanche chez Zimmermann" programme de concertos pour deux clavecins avec Olivier Fortin et Jean Rondeau et l'ensemble Masques

-         le 30/11, Église Saint Louis en Lille, des motets de Praetorius par le Capriccio  Stravagante Renaissance Orchestra, le Collegium Vocale Gent, Benjamin Allard, orgue, et Skip Sempé.

 

Du 5 au 30 novembre 2015, horaires variables.

Renseignements et réservations : billetterie FNAC et sur place une heure avant le concert ; en ligne : www.terpsichore-festival.com.

 

Jean-Pierre Robert.

 

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PAROLES D'AUTEUR

 

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Appassionata : une Sonate emblématique de la « passion beethovénienne »

 

 

« Appassionata » est la dénomination posthume de la Sonate pour piano op.57 donnée à l'arrangement pour piano à quatre mains publié en 1838 par l'éditeur Cranz de Hambourg dans un contexte de réception « romantique » de la musique de Beethoven. Si ce « titre » donné par l'éditeur manifeste son souci d'écouler au mieux sa marchandise..., il est également le reflet de l'appropriation « romantique » de Beethoven dont la musique est considérée trop difficile à comprendre : pour pallier cette difficulté, préjudiciable pour les affaires, rien de mieux que d'y associer des images, des références implicites, voire des textes tirés des classiques Homère, Shakespeare, le Faust de Goethe...

 

Que révèle ce titre ? Entre appropriation romantique et passion amoureuse.

 

 

L'exemple de la Sonate dite au « Clair de lune »

 

Outre la « Sonata appassionata », l'autre exemple significatif de Sonate dotée d'un surnom est la Sonate pour piano op.27 n°2 surnommée « Mondscheinsonate », Sonate au Clair de lune, ou La Clair de lune, œuvre qui a été l'occasion de nombreuses représentations figurées, au point de devenir emblématique de la création de Beethoven, encore aujourd'hui.

 


Mondscheinsonate de Franz Stassen, litho 1904 (SB p.74)

qui montre une déesse lunaire, telle une muse, émergeant des flots

derrière un Beethoven dont on ne voit que la tête.
Beethoven-Haus Bonn

 

Pourtant « Mondscheinsonate » n'est pas un titre de Beethoven. Lors de l'édition originale chez Giovanni Capi à Vienne en mars 1802, cette Sonate composée en 1801-1802 est qualifiée, comme la Sonate op.27 n°1, de « quasi una Fantasia » et est dédiée à la comtesse Giulietta Guicciardi. Ce titre est mentionné et discuté par Wilhelm von Lenz (1803-1883) dans son essai « Beethoven et ses trois styles » paru en 1852 à Saint-Pétersbourg ; il l'attribue au poète Rellstab qui « compare cette œuvre à une barque, visitant, par le clair de lune, les sites sauvages du lac des quatre cantons en Suisse. Le sobriquet de 'Mondscheinsonate', qui, il y a vingt ans, faisait crier au connaisseur en Allemagne, n'a pas d'autre origine. Cet Adagio est bien plutôt un monde de morts, l'épitaphe de Napoléon en musique, Adagio sulla morte d'un eroe ! » (1). Lenz reprend cette référence dans le volume 3 de son essai « Beethoven. Eine Kunststudie » (paru entre 1852 et 1860), associant ainsi cette Sonate avec le clair de lune, image qui condense les références au calme et à la mort. Lenz a été formé par Liszt (1811-1886), devenu grand prêtre du culte de Beethoven, et par Ignaz Moschelès (1794-1870) un pianiste ami de Beethoven, ce qui explique qu'il s'autorise à reprendre cette dénomination qui donne du « sens » à cette Sonate. Lenz l'attribue donc au poète Heinrich Friedrich Ludwig Rellstab (1799-1860) qui rencontra Beethoven 1825 et échangea souvent avec lui à propos de livrets d'opéra (Antigone, Attila, Orest). Pourtant pas un fois Rellstab dans ses souvenirs sur Beethoven parus en 1841, « Beethoven. Ein Bild der Erinnerung aus meinem Leben », n'évoque cette dénomination. Mais le poète a écrit une nouvelle en 1823, « Theodor. Eine musikalische Skizze », publiée en 1824 dans la Berliner Allgemeine musikalsiche Zeitung, nouvelle dans laquelle il met en scène une discussion entre deux musiciens et un mélomane sur la trilogie Mozart, Haydn et Beethoven, chacun essayant de caractériser les compositeurs par une expression adéquate. Au cours de cet échange, le mélomane décrit l'Adagio de cette Sonate en l'associant au calme d'un clair de lune sur un lac de montagne : il n'est question ni de barque, ni de Suisse. Rellstab a également utilisé l'image de barque au clair de lune, sans lien avec la Sonate, dans plusieurs poésies... Lenz s'est sans doute inspiré de ces images pour donner une description de cette Sonate op.27 en se réclamant de Rellstab, aboutissant à cette barque oscillant au « clair de lune par une calme nuit d'août » sur le lac suisse des Quatre cantons, conférant donc une vision romantique à cette musique balancée(2). Lenz a pu également s'appuyer sur Schindler qui cite le surnom de la Sonate dans sa biographie parue en 1840, et sur Carl Czerny qui dès 1840 parle de « Nachtszene » à propos de cette Sonate. D'autre part, ce surnom favorise l'association avec le dessin de J.N. Hoechle qui date de 1832 et qui montre l'appartement de Beethoven à Vienne dans le Schwarzspanierhaus avec, vu par la fenêtre, le clair de lune au-dessus de la flèche de la cathédrale Saint Étienne – image qui va dans le sens donné par Lenz de clair de lune métaphore de la mort, de l'affliction, mais également de l'inspiration. Ainsi, cette vision romantique du clair de lune fait partie des images qui accompagnent la réception de Beethoven dès la fin de sa vie en 1827, la Sonate op.27 n°2 en étant l'emblème.

 

La référence au poète Rellstab est l'exemple même de la recherche du « sens » d'une musique trop difficile à intégrer, à comprendre en tant que langage en soi : on tire du côté des clichés attribués au romantisme. En l'occurrence, la lumière blafarde de la lune connote l'affliction, la mort. Et ce cliché est traduit en musique par les moyens stylistiques du deuil et de la désolation (Trauerklage) : le balancement des triolets évoque la mort du Commandeur dans Don Giovanni de Mozart ; le rythme est celui d'une marche funèbre qui rappelle celle de la Sonate pour piano op.26. L'indication de jeu de l'Adagio sostenuto initial op.27 n°2 : « Si deve suonare questo pezzo delicatissimamente e senza sordino » renforce le côté planant. Quant à la tonalité d'ut dièse mineur, elle est réservée à la plainte de pénitence et à la prière d'affliction adressée à Dieu (Bussklage, trauerliche Unterredung mit Gott) et le soupir est celui de l'amitié et de l'amour insatisfait.

 

La mise en œuvre de la musique dans la Sonate op.27 n°2 correspond donc à la sensibilité romantique, car elle rassemble les traits d'écriture qui permettent la métaphore du clair de lune. Quand s'y ajoutent des anecdotes biographiques... une Sonate écrite pour une jeune femme, qui s'avère volage... et qui suscite le sentiment de perte d'un être cher, de l'amour malheureux : Giulietta a d'ailleurs longtemps été candidate pour « l'immortelle bien-aimée »... en fait, Beethoven a composé cette Sonate avant de tomber amoureux de Giulietta, et avant qu'elle ne lui préfère un autre compositeur, le comte von Gallenberg.

 

Cette volonté de conférer une dénomination pour donner un sens réduit l'œuvre, fait passer à côté des intentions de Beethoven telles qu'elles peuvent se déduire de l'étude des esquisses, du manuscrit, de la période créatrice, des modalités du choix de la dédicataire, etc.

 

Ainsi, au lieu d'être influencé par l'image du clair de lune, l'auditeur devrait porter son attention sur la sonorité, sur l'expression de l'émotion, sur la démarche de l'œuvre qui débouche sur un presto agitato : se fixer sur le clair de lune, qui a une signification poétique, littéraire, c'est au détriment du déroulement de la musique.

 

 

Apprivoiser les « bizarreries » de Beethoven

 

Également surnommée, la Sonate op.57 est donc inscrite dans le registre de la passion : Appassionata... dans le but d'« apprivoiser » cette sonate étrange dont l'Allgemeine musikalische Zeitung (IX, 1807, col.433-436) a rendu compte peu après sa publication en février 1807 à Vienne, soulignant que : « Chacun connaît l'habitude (« die Weise ») que B. a de composer de grandes Sonates ; en ce qui concerne la diversité dans l'unité, B. reste fidèle à lui-même. » Mais « dans le premier mouvement, comme dans les autres grandes Sonates il a laissé se déchaîner beaucoup trop de mauvais esprits » (« wieder viele böse Geister losgelassen ») : est-ce vraiment utile, se demande le critique, de se battre (« kämpfen ») avec tant de difficultés et d'inanités dues à la recherche « du bizarre à tout prix » ? Le critique affirme qu'il n'a rien à ajouter de plus qu'habituellement et plaint le pianiste qui se confronterait à ce mouvement. Pour le mouvement lent, le jugement est plus nuancé : ce court Andante con moto à variations est d'un très grand art, même s'il est difficile de trouver la mélodie, et si Beethoven manifeste une fois de plus le désir d'être regardé (« nach etwas ausehen »); pourtant c'est une musique qui va droit au cœur («wenn du nicht fühlst, solche Musik gehe von Herzen zu Herzen »). De même le dernier mouvement est fort apprécié par le critique qui le trouve « seelenvoll » (plein d'âme), d'une grande force et d'une grande maîtrise, en particulier le Presto est très bien venu ; d'autre part ce mouvement, contrairement au premier, est possible à jouer.

 

Le besoin de donner des titres signale donc le décalage entre Beethoven et les premiers auditeurs, ses contemporains qui ont du mal à suivre ses « bizarreries » ; puis il met en évidence la difficulté éprouvée par la génération romantique qui cherche pourtant à s'approprier la musique de Beethoven, y entendant la « modernité », qui caractérise cette génération, soit la mélancolie, la nostalgie, comme en témoigne Delacroix qui analyse dans son Journal du 28 février 1847 la « modernité » de Beethoven : « Je crois qu'on peut dire qu'il a vraiment reflété (...) le caractère moderne des arts à l'expression de la mélancolie et de ce qu'à tort ou à raison on appelle romantisme. » Et dans son Journal, le 29 juin 1853, après un concert chez Marcelline Czartoryska, il note que Beethoven touche « la partie douloureuse de l'imagination. Cet homme est toujours triste » ; il sait « toucher au côté mélancolique des choses ».

 

Pour cette réception « romantique », E.T.A. Hoffmann a joué un grand rôle dès 1810 dans son fameux article sur la Cinquième Symphonie publié dans l'Allgemeine musikalische Zeitung :

 

« La musique instrumentale de Beethoven nous ouvre aussi le royaume de l'immense et de l'incommensurable. Des rais incandescents zèbrent la nuit obscure ; nous apercevons des ombres titanesques (…) ; nous ne vivons que dans cette douleur qui engloutit sans les détruire l'amour, l'espérance et la joie, et veut faire éclater notre poitrine en unissant toutes les passions dans un tutti formidable – et nous sommes des visionnaires émerveillés.

« La musique de Beethoven suscite le frisson, la crainte, l'épouvante, la douleur et éveille cette nostalgie infinie qui est l'essence même du romantisme. »

 

Cette réception « romantique » est mise en évidence par les dessinateurs, graveurs qui se plaisent à montrer sur les visages et dans les attitudes, l'effet produit par la musique de Beethoven : prière, souffrance, méditation, concentration – elle ne laisse pas indifférent comme en témoigne la gravure d'Eugène Louis Lami.

 


Gravure d'Eugène Louis Lami (1800-1890)

Groupe d'auditeurs au Conservatoire ou Première audition

de la symphonie en la de Beethoven  Dessin à la plume, rehaut d'aquarelle, 1840 – Musée de la Musique

 

Critiques et images témoignent donc de la révolution imposée par Beethoven : il exige une nouvelle forme d'écoute, il bouleverse les habitudes, les attentes... auxquelles tout mélomane doit savoir répondre ! Mais comme il est difficile de comprendre cette musique, on lui donne des titres....

 

Difficile à comprendre et à jouer : Czerny, en 1842(3), signale que jusqu'à la Sonate op.106 Beethoven tenait cette Sonate pour sa plus grande, et qu'effectivement il s'agit du « développement remarquable d'une idée puissante et colossale ». Le pianiste qui veut la jouer doit posséder beaucoup d'esprit et une grande force physique, car elle exige la perfection la plus brillante, dans un tempo rigoureusement respecté.

 

 

Une Sonate associée à la passion amoureuse

 

Dans son analyse de chacune des œuvres pour piano de Beethoven, Czerny signale en 1842 ce surnom  de la Sonate op.57, mais il trouve qu'il n'est pas adapté : à son avis, le terme « appassionata » devrait être associé à la Sonate connue sous le nom de « Die Verliebte » (l'amoureuse) qui a été écrite dans un état de grande passion amoureuse (affirme-t-il) en 1796/97. Cette quatrième Sonate pour piano en mi bémol majeur op.7, publiée à Vienne par Artaria en 1797 est dédiée à la Comtesse Babette von Keglevics, et elle est publiée seule (l'usage était alors de les publier par trois ou par six), sous la dénomination de « Grande Sonate ». Elle fit grande impression sur les contemporains, et, pour des raisons non élucidées (peut-être en liaison avec la dédicataire), elle fut appelée « L'amoureuse » « Die Verliebte ».

 

Cette « Grande Sonate » se caractérise par le déploiement d'une énergie inscrite dans l'organisation du matériau sonore utilisé, ainsi que par une mise en mouvement et une animation qui l'apparente à une sorte de condensation de drame.

 

Le premier mouvement, de tempo rapide et dynamique, Allegro molto e con brio, à 6/8, commence par une pulsation régulière de croches sur une même note répétée (la tonique), affirmation à la fois de la tonalité choisie et du rôle thématique conféré à la pulsation et au rythme (éléments constitutifs d'un timbre). Cette énergie concentrée dans l'accord parfait et ses différentes positions, sur répétition régulière d'une même note, le mi bémol, se déploie dans des broderies qui entraînent de grandes vagues interrompues par de longs accords fortissimo et leur écho pianissimo. Si le premier thème est d'abord énergie incluse dans le rythme, le second thème de ce premier mouvement de forme sonate est lui aussi énergie concentrée, mais cette fois dans la réalisation harmonique dense d'une mélodie très simple en valeurs longues (noires pointées) qui est immédiatement intégrée dans la pulsation initiale.

 

Après cette énergique mise en vibration de la matière sonore, le mouvement lent, Largo, con gran espressione, en ut majeur, est ouvert par de courts motifs qui installent une atmosphère de suspension, en contraste avec l'affirmation du premier mouvement.

 

Cette page chargée d'émotion laisse place à un Scherzo, Allegro, dont le caractère très détendu est en total contraste avec le Trio central en mi bémol mineur qui privilégie la densité harmonique faite d'une succession ininterrompue de triolets d'arpèges brisés. Le Rondo final, dans le tempo très précis de « Poco Allegretto e grazioso » redonne son importance à la pulsation régulière (ici la double croche) qui soutient une longue phrase mélodique et dynamique, en grande partie du fait des syncopes. Rondo et forme sonate - cette organisation du matériau sonore est magnifiée par la coda, qui malgré l'intensité de son parcours se termine « decrescendo » jusqu'à pianissimo, comme si la tension ne se résolvait pas en explosant, mais qu'elle restait intérieure.

 

Pour rester dans le registre de la relation amoureuse, rappelons que la Sonate op.57 est associé à un moment de passion  : bien que postérieure à la composition (1804-1805), il y a une histoire d'amitié amoureuse avec Marie Bigot, pianiste, d'origine française, à Vienne depuis l'été 1804, avec son mari  Paul Bigot de Morogues (né à Berlin en 1765). Il fut à Vienne de l'été 1804 à l'été 1809 (donc jusqu'à la guerre), bibliothécaire du comte Andreas Rasumovsky. Marie Bigot a été la première interprète de cette Sonate qu'elle déchiffra à vue, alors que le manuscrit était endommagé par les intempéries subies lors du retour à Vienne en automne 1806 de Beethoven qui avait quitté de manière précipitée l'hospitalité du prince Lichnowsky à Grätz en Silésie. Pour remercier Marie Bigot, Beethoven lui fit cadeau du manuscrit qui se trouve donc aujourd'hui à Paris... car, si content de son interprétation, il se lia d'amitié avec elle, au point de lui proposer une promenade sans son mari ce qui fit scandale... malgré ses protestations d'innocence, le mari exigea de sa femme qu'elle cesse de voir Beethoven.

 

Donc la « mésaventure / malentendu» de Beethoven avec Marie Bigot fait partie également de l'histoire de cette Sonate, dont la composition n'a rien à voir avec cette aventure, même si la passion qui y est contenue peut avoir favorisé cette rencontre... Beethoven retrouvant avec le jeu de cette pianiste, l'intensité émotionnelle mise en œuvre dans cette Sonate.

 

 

Quelles acceptions de la « passion beethovénienne » dans la Sonate op.57 ?

 

Pour cette Sonate dans laquelle Beethoven associe détresse et énergie, lamentations, en bousculant les conventions d'écoute, Czerny trouve donc que le surnom ne correspond pas à ce qu'elle livre, car pour lui, au début XIXe siècle « appassionato » soit « leidenschaftlich » est de l'ordre du sentimental, ce que cette Sonate n'est pas selon lui... Ce surnom conféré par une réception « romantique » ne serait-il pas en fait polysémique ? Il rendrait compte de dimensions inhérentes à cette Sonate qui dépassent largement la passion amoureuse, puisque la « passion » peut se comprendre à plusieurs sens ?

 

Quand nous écoutons la Sonate op.57, nous constatons que cette mise en œuvre musicale dépasse largement la « passion » amoureuse, la dimension sentimentale – ce qui donne raison à Czerny – et nous pouvons y déceler plusieurs acceptions de la passion.

 

 

Passion au sens de profond désespoir

 

Le 1er mouvement Allegro assai à 12/8, en fa m commence par une phrase, arpège qui descend dans le très grave avant de remonter, cela sur un rythme insolite irrégulier (qui ne peut pas être associé à une marche) - cette trajectoire énigmatique se heurte à une interrogation, réitérée par le « Klopfmotiv ». Moment de suspension qui précède une sorte de chute rapide qui se heurte à nouveau à une suspension puis à une reprise de la phrase initiale avec accords massifs et syncopés. Suit une matière palpitante qui mène à un second thème mélodique, toujours dans une forme rythmique insolite (qui n'est qu'une inversion du premier thème).

 


Début du 1er mouvement allegro assai
Beethoven-Haus Bonn

 

Ainsi dès le début, cette Sonate est placée sous le signe du suspens, de l'interrogation – dans une sonorité fantomatique, lourde de présages, créée par l'unisson des deux mains distantes de deux octaves, relayée par un effet de masse, précédant une matière palpitante, le tout dans un jeu avec l'écoulement du temps (tempo, ritard.). Comme l'écrit André Boucourechliev dans son Beethoven (Solfège/Seuil, 1963),  le climat dramatique de l'œuvre est élaboré jusque dans l'aspect physique des sons. L'exposition n'est pas reprise : mais c'est l'ensemble, développement et réexposition, qui doit être repris avant la coda. Ce déplacement de la reprise montre que le travail de composition porte sur le traitement du matériau et non sur le souci didactique de mettre dans les mémoires ce qui va être développé.

 

 

Passion au sens de l'envahissement progressif de l'exaltation 

 

Le deuxième mouvement, Andante con moto à 2 temps en bémol majeur, propose une autre forme de « passion ». Le thème « dolce » est un chant très calme qui se transforme au cours des trois variations jusqu'à un sorte de paroxysme, expansion du chant intérieur brutalement interrompu par accord tendu suivi d'un rythme farouche.

 


Fin de la 3e variation et début Finale
Beethoven-Haus Bonn

 

 

Passion au sens de la fureur, du déchaînement des forces

 

Le Finale, Allegro ma non troppo, à 2 temps en fa mineur, commence par une déchirure : 13 accords dissonants identiques sur un rythme impérieux qui s'accélère de manière implacable à l'opposé du rythme énigmatique du début, confèrent une intensité à la matière sonore, qui se déploie ensuite sans répit : Beethoven ne lâche pas prise, l'énergie vitale est plus forte que le désespoir. La sonate se termine par un Presto, trépidation d'une grande densité sonore qui s'achève par une descente sur cinq octaves ff et se conclut par trois accords successifs, toujours ff.

 

 

La « passion beethovénienne » à l'œuvre dans d'autres compositions

 

Si nous reprenons ces différentes catégories de passion, nous les retrouvons dans nombre d'œuvres. Je propose quelques exemples, possible à étendre à bien d'autres.

 

 

Le désespoir du fa mineur

 

Il se retrouve par exemple dans le troisième mouvement lent Adagio molto e mesto, à 2/4, en fa mineur du Quatuor op.59 n°1 en fa majeur composé en même temps que la Sonate op.57 et qui est d'une très grande intensité lyrique.

 

L'Ouverture d'Egmont op.84 également est en fa mineur. Composée en 1809/1810, elle fait partie de la musique de scène pour le drame Egmont de Goethe : celui qui donne sa vie pour sauver la liberté de tous. Cette Ouverture, Sostenuto, ma non troppo à 3/2 / Allegro à 3/4 en fa mineur, a été publiée en décembre 1810 par Breitkopf & Härtel. Elle ouvre le drame de manière tragique : un long fa unisson forte de tout l'orchestre (sauf des timbales) dont le mode mineur, le fa mineur, ne s'impose qu'à la deuxième mesure ; un tempo lent peu fréquent, Sostenuto ma non troppo, dans une métrique large de 3/2, d'un rythme d'une grande densité et d'une grande prégnance dans une tessiture grave, dans le style d'un choral ; et l'émergence du timbre du hautbois sur un court motif mélodique qui est répercuté successivement par les clarinettes, les bassons puis les violons avant de retrouver le fa unisson fortissimo.

 


Début de la partition de l'Ouverture d'Egmont
Beethoven-Haus Bonn

 

Ce fa mineur est également la tonalité du Quatuor op.95 composé en plusieurs étapes : 1810 / 1811 / 1814 / 1815/16. Il a été commencé par Beethoven dans un état émotionnel dominé par la conviction que la réalité lui était hostile, qu'il ne pouvait trouver de réconfort qu'en lui-même et que son registre d'existence ne pouvait pas se situer hors de la vérité. Ensemble de dispositions émotionnelles qui l'incitèrent à s'aventurer dans une écriture en rupture avec l'attente du public : le terme de « serioso » qu'il ajouta à la désignation du tempo du Scherzo, « Allegro assai vivace ma serioso » (par un véritable oxymore, le scherzo, signifiant plaisanterie, étant l'inverse du sérieux) indique parfaitement son intention qui n'a rien à voir avec le « divertissant » (inutile de compter sur lui pour écrire le genre de quatuor « brillant », en style « concertant » à la mode alors à Vienne) – la recherche de la vérité ne pouvait être portée que par une écriture nouvelle et rigoureuse qui imposerait une attitude d'écoute sérieuse, concentrée.

 

Ce Quatuor se caractérise par sa concentration, et par la fonction structurelle conférée au contraste abrupt, à l'intérieur de chacun des quatre mouvements comme pour l'ensemble de l'œuvre. Pour obtenir cet effet de contraste, de rupture omniprésente, Beethoven a utilisé un matériau musical minimal (unisson, cellule rythmique impérieuse, attaque marquée, saut d'octave, accord dissonant, etc.). Le Quatuor commence par un motif à l'unisson auquel l'intensité forte, les attaques et la structure rythmique dans le tempo Allegro con brio confèrent une très grande violence (ce motif arrache l'écoute de l'auditeur). Ce motif affirme la tonalité de fa mineur par un effet de masse. Il est immédiatement suivi par une texture tendue faite de sauts d'octaves sur un rythme pointé. Le motif initial qui revient 122 fois de manière différente fait figure de point de référence absolu, transcendant le déroulement du mouvement de forme sonate sans reprise.

 

 

L'exaltation paroxystique après une descente dans le profond désespoir  

 

Le second acte de Fidelio met en œuvre cet aspect de la passion beethovénienne. Il s'ouvre par la scène du cachot, obscur, humide : Acte II, N°11, Introduction, Récitatif et Air de Florestan en deux parties, « Gott ! welch Dunkel hier » (« Dieu, quelle obscurité »), Grave, 3/4, fa mineur ; puis « In des Lebens Frühlingstagen » (« Aux jours du printemps de la vie »), Adagio, 3/4, la bémol majeur, terminé par "Und spür' ich nicht linde" ("N'est-ce pas la douceur"), Poco Allegro, C, fa majeur. Dans la version révisée de 1814, l'Introduction en fa mineur (n°11) n'est pas modifiée, alors que le Récitatif et l'Air furent largement retravaillés au point que la seconde partie de l'Air est entièrement nouvelle avec l'ajout de « Und spür ich nicht linde, sanft säuselnde Luft ? » (« N'est-ce pas la douceur, le murmure, d'une brise ? »), partie dominée par la continuité de la ligne de chant du hautbois et les phrases haletantes de Florestan exalté par l'apparition de l'ange « liberté » qui a les traits de Leonore la femme aimée – apparition qui fait référence à celle de Clärchen à la fin d'Egmont : Egmont voit apparaître l'ange qui lui redonne confiance juste avant de mourir.

 


Illustration du deuxième acte de Fidelio / DR

 

Cette exaltation amoureuse se retrouve dans le cycle des six Lieder An die ferne Geliebte (A la bien-aimée lointaine) op.98 composé en 1816. Le thème littéraire de ces six poèmes est celui de la séparation, de l'éloignement de la bien-aimée, que "je" cherche à retrouver au moyen des différents éléments de la nature (oiseaux, vents, rivières) – en vain  - si bien que la dernière solution est de lui envoyer ces poèmes pour qu'elle les chante, seule façon d'effacer le temps et l'espace qui la séparent d'elle. Le sixième Lied « Nimm sie hin denn diese Lieder » ("Accepte à présent ces Lieder") commence Andante con moto e cantabile, l'accompagnement retrouvant le calme du premier Lied, puis il devient de plus en plus dense et pianissimo sur l'évocation de la disparition des derniers rayons du soleil. Après un accord suspensif, la fin du cycle fait l'effet d'une cadence qui renoue avec le début du cercle : le piano reprend le thème du premier Lied, dans le même tempo Ziemlich langsam und mit Ausdruck (assez lent et avec expression), puis, crescendo, nach und nach geschwinder / stringendo, atteint très vite le tempo Allegro molto e con brio (mes.305) pour chanter la dernière strophe et surtout les deux derniers vers dans cette pression émotionnelle renforcée par des points d'orgue, et qui éclate dans un fortissimo de la voix soutenu par des accords très denses du piano sur un rythme régulier de croches.

 

 

L'intensité de la détermination

 

Une autre forme de passion est manifestée par la volonté de déployer toute son énergie pour affirmer le consentement à la vie. La musique qui mène au Finale de la Cinquième Symphonie en est un exemple paradigmatique. Cette Symphonie en ut mineur op.67 composée en 1807/1808 commence de manière tragique pour se terminer en débordement d'énergie, à tel point qu'elle suscite des émotions aux conséquences dangereuses pour certains. Ainsi, le critique Fétis rend compte de l'exécution de cette Symphonie, en février-juillet 1828 dans la Revue Musicale, en ces termes : « Une semblable création est au-dessus de la musique ; ce ne sont plus des flûtes, des cors, des violons et des basses qu'on entend, c'est le monde, c'est l'univers qui s'ébranle. » Fétis signale les applaudissements frénétiques, les auditeurs n'étant plus maîtres de leurs sentiments : « L'explosion d'enthousiasme par laquelle vous avez spontanément manifesté vos sensations, prouve que vous ne pouviez plus les maîtriser, et qu'elles vous auraient étouffé si elles n'eussent éclaté ! ». Et il affirme que « Beethoven est un téméraire qui triomphe par la violence », qu'il  produit donc un effet dangereux sur les auditeurs. Pour écarter ce danger, de déchaînement de passions inquiétantes pour l'ordre établi, les critiques ne s'étendent pas sur l'écriture de cette œuvre, mais désignent le Finale comme une marche gigantesque, une marche triomphale qui fait pousser des cris d'enthousiasme.

 

 

La passion, drame et processus d'initiation à l'Antique

 

Outre ces différentes occurrences de la passion, une dimension de la passion de la Sonate op.57 réside dans son parcours, véritable « dramma per musica ». Beethoven a modelé une forme, en apparence traditionnelle en trois mouvements, en fonction de ses intentions expressives : il joue sur les sonorités, les oppositions de registres, les masses, les intensités, les trajectoires... le sens de la Sonate s'inscrivant dans son matériau et le traitement de ce matériau, ainsi que dans sont parcours :

 

-         suspens du 1er mouvement qui finit ppp en disparaissant dans les profondeurs de la matière sonore par une descente de cinq octaves ;

-         épanouissement du chant intérieur de l'Andante con moto, qui se heurte sur les 2 accords dissonants

-         « attaca l'Allegro » aboutissant à une coda Presto qui se termine par une descente ff de cinq octaves, ponctuée par trois accords en fa mineur, affirmation d'une certitude, le tragique de la tonalité de fa mineur précédé des accords dissonants, mais la maîtrise d'une volonté de donner sens à la vie.

 

Dans la Sonate op.57, cette passion correspond donc à une démarche dramatique, qui est de deux ordres : l'une qui relève du registre de l'opéra et du drame, du pathos, comme dans les Sonates op.2 n°2, op.106 et op.111 ; l'autre du registre de la passion christique.

 

 

Opéra, drame intégré dans une œuvre instrumentale

 

Beethoven a employé le qualificatif « appassionato »  dès 1795 pour conférer au parcours des œuvres une dimension de « pathos », jusque là réservée à l'opéra ou au drame : ainsi, le terme « appassionato » a été employé par Beethoven trois fois : « Largo appassionato » en majeur de la Sonate op.2 n°2 en la majeur (1795) ; « Adagio sostenuto, appassionato e con molto sentimento » en fa dièse mineur de la Sonate op.106 en si bémol majeur (fin 1817-1818) et « Allegro con bio ed appassionato » du premier mouvement de la Sonate op.111 qui commence « Maestoso » en ut mineur (1821-1822).

 

Dans la Sonate op.2 n°2, le Largo appassionato est d'une grande intensité émotionnelle produite par une écriture qui intègre la tension produite par la superposition de voix hétérogènes : la basse « staccato sempre » en notes courtes isolées les unes des autres, les autres voix « tenuto sempre » en valeurs longues et continues, le tout se déplaçant dans un très faible ambitus. Entre les émergences de cette organisation subtile des voix, s'insère un tissu sonore plus unifié qui produit une autre source de tension.

 


Début du largo appassionato de la Sonate op. 2 n°2
Beethoven-Haus Bonn

 

Dans la Sonate op. 106, 29e Sonate pour piano seul, en si bémol majeur : « Groβe Sonate für das Hammer-Klavier », publiée à Vienne par Artaria en septembre 1819, le troisième mouvement, très long, Adagio sostenuto. Appassionato e con molto sentimento, à 6/8, en fa dièse mineur, possède une écriture qui joue sur la densité sonore obtenue par l'utilisation différenciée du nombre de cordes à frapper, ainsi que sur l'expressivité : les mentions « espressivo », « con grand' espressione », « smorzando », « molto espressivo » sont nombreuses. Suit un Finale, fugue introduite par un Largo : Allegro risoluto, à ¾ ;  cette fugue est traitée comme une sorte de Fantaisie, associant construction rigoureuse et esprit d'improvisation.

 

Dans la dernière Sonate op.111, la dénomination des mouvements - Maestoso, Allegro con brio ed appassionato puis Arietta – inscrit de facto cette Sonate dans le registre de l'opéra et du drame : Beethoven transpose dans la musique instrumentale, pour instrument solo, l'univers multiple de l'opéra qui comprend orchestre, chanteurs, mise en scène, en jouant avec les registres, les intensités, les sonorités créées par l'écriture, la maîtrise et le contrôle du  déroulement du temps.

 

Le premier mouvement commence par un Maestoso, en ut mineur, solennel par ses rythmes doublement pointés et ses accords tendus (de septième diminuée dans ses différentes positions), et énigmatique par ses accords répétés, ses dissonances, qui aboutissent à un tremolo dans le registre très grave du piano (préfiguration de l'Arietta). Ce moment caractérisé par la tension douloureuse introduit un Allegro con brio ed appassionato : le premier thème se caractérise par sa sonorité produite par un unisson pendant onze mesures et par une harmonie tendue dans un temps qui semble suspendu – après cette première présentation, le motif initial sert de sujet à un fugato décidé. Le deuxième thème se caractérise par sa retenue, son lyrisme, son registre aigu et ses modifications de tempo : « meno allegro », « ritardando », « Adagio », puis « Tempo I » qui accompagne une descente rapide et unisson d'un arpège de septième diminuée suivi d'une montée également rapide unisson « non legato » menant au  groupe terminal de l'exposition, marche en contrepoint sur le motif initial.

L'Arietta, Adagio molto semplice e cantabile, en ut majeur, le second mouvement porte une dénomination qui l'apparente à l'opéra, tout en faisant implicitement référence à Bach, à l'Aria des Variations Goldberg. Elle se compose d'un thème énoncé à 9/16 suivi d'une suite de cinq variations, en diminution rythmique ce qui crée une accélération du mouvement par augmentation du nombre de notes par temps jusqu'à la vibration sonore du trille. Les quatre premières variations s'engendrent les unes les autres. L'ensemble culmine sur la cinquième, synthèse des précédentes relayée par une coda, dans une extase sonore produite par le jeu des trilles dans l'aigu.

 

 

Passion, au sens de démarche rédemptrice, initiatrice

 

Pour Beethoven, sa souffrance, comme celle du Christ, a valeur d'exemple et doit servir aux autres. Il veut donc prendre en charge la « souffrance » pour aider les autres à s'en délester. Il souffre pour sauver l'humanité, comme le laisse entendre le Testament d'Heiligenstadt daté des 6 et 10 octobre 1802. Dans ce cri de douleur, très pensé et très bien rédigé, Beethoven dit qu'il accepte de résister à la souffrance à l'image d'un héros antique, offrant ainsi aux hommes le témoignage de son consentement à la mission héroïque qui lui a été donnée de sauver l'humanité souffrante.

 

Juste après la mise en net de ce Testament, Beethoven donne consistance à cette posture héroïque dans l'oratorio Christus am Ölberg  (Le Christ au mont des Oliviers) op.85 composé sur un texte auquel il tenait et qui lui permet de représenter le Christ en héros antique, de s'identifier à lui car, comme lui, il connaît ce sentiment de désarroi éprouvé dans une situation d'abandon (par le père) et cette souffrance morale liée à l'épreuve de la mort prochaine et inéluctable.

 

Pour la version définitive, Beethoven a ajouté des parties de trombone de façon à accentuer le caractère lugubre et héroïque de la partition, ce qui invite à établir un parallèle avec une marche funèbre révolutionnaires : en l'occurrence, la crucifixion étant une modalité de la mort héroïque.

 

Après une introduction instrumentale très tendue, Jésus commence par interpeller son père « Jehovah, du, mein Vater » en ut mineur - deux courts passages « Maestoso » en majeur sur un rythme pointé évoque la voix de Dieu –, puis il formule une prière, aux fréquents changements de tempo, qui se transforme en Aria (de coupe classique, AA'), « Meine Seele ist erschüttert » (« Mon âme est ébranlée »), Allegro en ut mineur : Jésus souhaite que son père ait pitié de lui et qu'il lui épargne de telles souffrances – la musique insiste sur ce mot « Leidenkelch » (« coupe de douleurs »), terme répété étant donné le structure AA'. Ce monologue initial de Jésus donne un aperçu de son existence humaine, de ses souffrances,  de son état d'âme, lui le sauveur des hommes, l'intermédiaire entre eux et Dieu.

 

 

« Mon royaume est dans les airs », constitué de sons encore inouïs

 

Cette Sonate op.57 particulièrement par son matériau qui commence sur une interrogation, et par sa démarche, qui l'enferme dans un univers sombre souvent sans polarité, représente une des façons qu'a eues Beethoven d'exposer ce qu'il pensait de la condition humaine. Pourtant, si la  démarche de cette Sonate exprime la détresse de l'homme inhérente à sa condition, la musique en dément l'idée par son énergie, sa diversité et sa force de conviction, manifestation des pouvoirs de l'imagination humaine qui permettent à l'homme de transcender sa condition. Le dédicataire, son grand ami Franz Brunsvik, comte de Korompa (1777-1849) témoigne en faveur de cette interprétation, car, Beethoven pensait que peu de ses contemporains étaient en mesure sans doute d'apprécier la dimension radicalement neuve de son génie, à l'exception de quelques amis, dont Franz Brunsvik auquel il dédia cette œuvre dans laquelle il exprimait avec une telle force sa foi en la vie par-delà le désespoir inhérent à la condition humaine. Beethoven, qui avait une très profonde amitié pour Franz, aimait lui prêter les partitions qu'il venait de composer, car, violoncelliste doué, Franz appréciait et comprenait sa musique. Beethoven le considérait, d'ailleurs, comme un « frère », au sens de cette valeur nouvelle supérieure à l'amitié qu'était la « fraternité ». Et dans une lettre du 13 février 1814, il pouvait faire comprendre son état intérieur (son opéra allait être remis en scène) en évoquant le tourbillon des sons qui s'emparait de son esprit, son royaume relevant de l'immatériel : « ja du lieber Himmel mein Reich ist in der Luft, wie der wind oft, so wirbeln die töne» (« oui mon cher, ciel, mon royaume est dans les airs, comme le fait souvent le vent, ainsi tourbillonnent les sons»).

 

C'est donc l'imagination créatrice qui permet à l'homme de transcender sa condition d'être limité aux aspirations infinies, ce que Beethoven met en évidence en composant la Missa solemnis op.123 entre 1819 et 1823. Comme toute messe, cette Missa solemnis se termine sur l' « Agnus dei » et le « Dona nobis pacem » : l'apaisement intérieur auquel un parcours initiatique ouvre l'accès. Beethoven les inscrit dans le registre de la paix, de la recherche (de la quête) de l'apaisement intérieur.

 

La première exposition du « Dona nobis pacem » sur un thème de berceuse est brusquement interrompue par le retour de l'« Agnus dei », annoncé par un interlude d'une dizaine de mesures « pianissimo » aux connotations martiales (timbales et trompettes), et chanté par les solistes alto et ténor successivement, sous forme de « Recitatif » dramatique. Ce lien saisissant entre les termes de « Agnus dei » et de « Dona nobis pacem » et les connotations martiales est réintroduit dans le Presto final, après un « Dona nobis pacem » fugué au chœur, et un passage purement orchestral, comme une injonction collective adressée à la divinité de remplir sa mission de paix pour que les hommes puissent accéder à cette paix intérieure préalable au consentement à la vie terrestre. La coda est introduite par un roulement de timbales étouffé conduisant à une fin totalement apaisée.

 

 

Quel est le sens de la « passion beethovénienne » ?

 

Si passion il y a, c'est la « passion » pour la vie, pour l'homme et la condition humaine. Comme le Christ, Beethoven œuvre pour libérer l'humanité de toute pesanteur plus que pour exprimer ses sentiments. Ainsi, il offre autant de démarches libératrices que d'œuvres et il a suscité très vite un Culte... Beethoven : représenté comme dieu, Zeus ou Bacchus qui « pressure pour les hommes le nectar délicieux ».

 


Franz Danhauser (1840): Franz Liszt au piano, avec Victor Hugo, Niccolò Paganini,
Gioachino Rossini, Alexandre Dumas, George Sand et Marie d'Agoult
Beethoven-Haus Bonn

 

Comme le met en évidence la Sonate op.57, la démarche de l'écriture musicale est l'équivalent d'une passion initiatique : elle consiste à inciter à penser (donner sens à l'existence et à la condition humaine) au moyen de ce qui est perçu par l'ouïe et par les sensations corporelles (pulsations, ébranlement, frisson, mouvement, ascension, descente, extension, profondeur), sachant que l'intellect identifie les différences entre les éléments, sans forcément pouvoir les nommer – mais, il les enregistre et leur confère un sens.

 

La « passion beethovénienne » passe donc par la voix neuve d'une invention partageable. Beethoven, héros comme Prométhée, grand homme comme Socrate et Jésus, a l'intime conviction d'œuvrer à la libération de l'humanité, à sa rédemption, en lui permettant de s'élever spirituellement.

 

Elisabeth Brisson.

 

 

 

(1) Cité in Ludwig van Beethoven, Thematisch-bibliographisches Werkverzeichnis, G.Henle Verlag, München, 2014, p.161

(2) Voir le catalogue de l'exposition Beethovens « Mondschein-Sonate ». Original und romantische Verklärung, présenté par Michael Ladenburger et Frederike Grigat, Verlag Beethoven-Haus, Bonn, 2003

(3) CZERNY, Carl, Die Kunst des Vortrags der älteren und neueren Klavierkompositionen oder die Fortschritte bis zur neuesten Zeit, Zweites und Drittes Kapitel, "Über den richtigen Vortrag der Sämtlichen Beethoven'schen Klavierwerke" (Faksimilereproduktion der bei A. Diabelli u. Comp., Wien 1842, erschienenen Ausgabe), Universal Edition A.G. N°. 13340, Copyright 1963

 

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REPÈRES PÉDAGOGIQUES

Haut  

L'Académie de l'Opéra de Paris

Sa directrice en dévoile les grands axes

 

En ce précoce mois de juillet qui voit Paris battre tous ses records de canicule, c'est dans son bureau, en dépit d'un emploi du temps surchargé, que Myriam Mazouzi reçoit avec la plus parfaite cordialité l'auteur de ces lignes. Lequel, de surcroît, s'est trompé d'heure ! Mais la passion se moque heureusement de ces petits aléas de la vie, une passion qui transparaît dans chaque mot, chaque expression, chaque geste de la jeune directrice de l'Académie de l'Opéra Bastille, l'un des piliers de la nouvelle politique mise en œuvre par son directeur Stéphane Lissner. En quelques minutes, d'innombrables sujets sont ainsi abordés, qui vont de l'indifférence grandissante du monde politique à l'endroit de la sphère artistique jusqu'à la place de l'art dans la civilisation contemporaine, en passant par ce constat nuancé d'inquiétude, mais aussi d'un vigoureux optimisme, qu'à chaque recul de l'art, c'est la liberté qui subit une défaite.

 

Puis l'entretien s'organise, Myriam Mazouzi ayant à cœur de présenter sous le jour le plus explicite les grands axes de l'action qu'elle entend mener à la tête de l'Académie, dès la rentrée de septembre 2015. Un maître-mot en la matière, la transmission. Par l'éducation artistique, par la formation professionnelle des jeunes artistes, par la prise en compte de toutes les facettes de l'activité lyrique : mise en scène, chorégraphie, direction d'orchestre, etc. Avec, latente, cette conviction que l'art n'est pas (seulement) divertissement ! Et qu'en conséquence, il devrait exister, dans tout état qui se respecte, un "droit à l'art" comme il existe déjà un "droit à l'éducation".

 

 

L'éducation Musicale : Myriam Mazouzi, en tant que directrice de l'Académie de l'Opéra de Paris, comment définissez-vous votre tâche à la tête d'une institution dont le public croit surtout comprendre, pour le moment, qu'elle a pour fonction d'encourager, d'encadrer et de favoriser la jeune création ?

 

Myriam Mazouzi : Tout commence par un certain nombre de questions, aussi simples que décisives. Comment, par exemple, un jeune metteur en scène, aborde-t-il la mise en scène si particulière de l'opéra ? Comment se forme-t-il ? Avec quels moyens s'exerce-t-il, se confronte-t-il à la partition, au livret ? Comment, pour prendre un autre exemple, un jeune chorégraphe aborde-t-il l'écriture chorégraphique d'un ballet ? Comment se confronte-t-il au groupe, à l'espace ? Comment, enfin, un jeune musicien, un jeune chanteur affrontera-t-il le monde de l'opéra, sa diversité artistique, la création contemporaine ?

 

C'est très précisément pour répondre à ce triple bouquet de questions que l'Académie de l'Opéra national de Paris a été créée. Le projet s'est construit autour de trois objectifs : la transmission, la formation et la création. L'Académie fédère toutes les initiatives originales développées au sein de l'Opéra national de Paris dont les missions sont liées à la transmission : l'Atelier Lyrique, Dix mois d'école et d'opéra, le Service jeune Public et Opéra @ Université avec, pour ambition avouée, de passer – dès septembre 2015 – à une nouvelle étape en développant un programme de formation pour metteurs en scène, chorégraphes et musiciens d'orchestre lyrique.

 

Structurée en deux pôles, Formation professionnelle et Éducation artistique, l'Académie s'attachera ainsi d'une part à accompagner de jeunes artistes dans leur parcours professionnel et leur apprentissage, d'autre part à permettre à des élèves – de la maternelle à l'Université – de découvrir de façon active le monde de l'Opéra et du ballet, les multiples métiers artistiques et techniques indispensables, chaque soir, au bon déroulement du spectacle.

 


Myriam Mazouzi / DR

 

L'Éducation Musicale : Est-ce dans ce cadre que vous vous apprêtez à développer de façon considérable le principe de la résidence pour les jeunes artistes ?

 

Myriam Mazouzi : C'est effectivement l'une des pistes essentielles de notre travail. Chaque saison, l'Académie accueillera une trentaine de jeunes artistes (douze chanteurs, quatre chefs de chant, un metteur en scène, dix musiciens et quatre chorégraphes) dans le cadre d'une résidence au cours de laquelle ils côtoieront des spécialistes, bénéficiant ainsi de leur expérience. Il leur sera également donné de s'exercer, dans des conditions quasi professionnelles, à l'Amphithéâtre et au Studio de l'Opéra Bastille. Car le premier objectif de l'Académie est de favoriser rencontres et confrontations artistiques, permettant ainsi l'émergence d'une génération renouvelée de metteurs en scène, chorégraphes, chanteurs, musiciens d'orchestre.

 

Dans le cadre de l'Atelier Lyrique, Christian Schirm, directeur artistique de l'Académie, fera appel, dès leur sortie du Conservatoire, à douze chanteurs et à quatre chefs de chant, recrutés sur audition internationale, leur donnant ainsi l'occasion de compléter leur formation par un cursus leur offrant une meilleure connaissance de la scène et du répertoire. Pour cela, il sera fait appel à des professionnels reconnus et à des artistes confirmés, soucieux de transmettre leur savoir au gré de concerts et de récitals donnés à l'Opéra de Paris comme sur d'autres scènes, parisiennes ou régionales, selon le principe du partenariat. Parallèlement à leur activité à l'Académie, les artistes de l'Atelier Lyrique seront régulièrement distribués sur les deux scènes de l'Opéra. Et les aspirants chefs de chant pourront être associés au travail de chefs de chant éprouvés pendant les répétitions, sous la direction de Philippe Jordan.

 

Nous procéderons de façon analogue pour les metteurs en scène, les chorégraphes et les musiciens. Aux côtés de praticiens invités à l'Opéra, un (ou une) jeune metteur en scène sera à même de découvrir le processus de création d'une production inédite. Le but est aussi d'offrir aux débutants une meilleure compréhension du langage musical des œuvres lyriques et du rapport entre dramaturgie et musique par l'organisation, tout au long de l'année, de sessions de travail avec des artistes reconnus. L'Académie offrira également une résidence à quatre chorégraphes qui, choisis par Benjamin Millepied, suivront toutes les étapes de la création du ballet de leur choix, assistant notamment aux réunions techniques (fabrication des costumes et des décors, création d'un plan lumière, etc.). L'accent sera aussi porté sur la collaboration nécessaire entre le chorégraphe et le metteur en scène, notamment à l'occasion de la création d'un opéra. Dans le cadre précis d'une collaboration avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et d'élèves de l'École de danse de l'Opéra national de Paris, chaque chorégraphe disposera pendant deux à trois semaines d'une équipe de jeunes danseurs pour mener à bien un work shop, session de travail autorisant les chorégraphes à solliciter la collaboration des musiciens en résidence, jeunes artistes frais émoulus du conservatoire et recrutés sur audition.

 

Pour ces derniers, ce sera surtout l'occasion de compléter leur formation professionnelle, en immersion au sein de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris. Sous l'autorité musicale de Philippe Jordan, ils seront même appelés à jouer en "surnombre" dans six productions, chacun ayant bénéficié du tutorat d'un musicien titulaire de l'orchestre, et à se produire dans des concerts de musique de chambre tout en participant aux manifestations chorégraphiques et lyriques, à l'Amphithéâtre comme au Studio de l'Opéra Bastille. Par ailleurs, Christian Schirm et moi-même proposons une saison de concerts, de récitals et de Work Shop à l'amphithéâtre et au Studio Bastille, permettant au public de retrouver les artistes sortis de l'Atelier Lyrique et découvrir les jeunes artistes en résidence à l'Académie. Il est enfin à relever que, tout au long de la saison, ces artistes bénéficieront d'un contrat de professionnalisation d'un montant brut de 1870 euros par mois, ce qui leur permettra de suivre un cursus organisé par l'Académie reconnu et soutenu par l'Afdas (Assurance Formation des Activités du Spectacle) : cours d'analyse chorégraphique, sur le répertoire lyrique, d'initiation à la direction d'orchestre, de théâtre, etc. dans une perspective de décloisonnement des disciplines et d'ouverture.

 


Logo de Dix mois d'école et d'opéra / ONP DR

 

 

L'Éducation Musicale : Comment comptez-vous élargir cette mission de transmission et d'éducation au-delà des cercles traditionnels de l'art lyrique ?

 

Myriam Mazouzi : L'Académie propose trois services exclusivement dédiés à l'éducation artistique : Dix Mois d'École et d'Opéra, en partenariat avec l'Éducation Nationale, le Service Jeune Public et Opéra @ Université. Tous trois doivent permettre au plus grand nombre de découvrir le monde de l'opéra et du ballet, dans sa tradition et dans sa modernité, artistique autant que technologique. Dans un cadre scolaire ou familial, des parcours d'initiation à l'opéra et à la danse sont proposés sous la forme de spectacles, de rencontres et d'ateliers de pratique artistique. Il s'agit pour ces jeunes ainsi que pour les adultes qui les accompagnent de découvrir une œuvre lyrique ou chorégraphique, d'en comprendre l'essence et de ressentir l'émotion qu'elle suscite, de découvrir tout ce monde professionnel qui unit les métiers artistiques et techniques

 

S'inscrivant dans une démarche résolument citoyenne, l'Académie inscrit la transmission au cœur de ses objectifs. Transmission d'une culture et d'un patrimoine, certes. Mais aussi transmission d'un savoir-faire multiple, autour de métiers techniques et artistiques que l'Opéra s'emploie à faire connaître et à valoriser auprès d'élèves venus de tous horizons. Ainsi, les métiers de la perruquerie peuvent offrir une spécialisation aux élèves en CAP coiffure ; ou encore, les futurs bacheliers en maintenance industrielle peuvent découvrir un débouché professionnel dans les professions liées au génie scénique. L'Opéra, entreprise citoyenne, riche de son histoire et de ses 1500 salariés, propose ainsi, via son Académie, des parcours de découverte et d'initiation à l'opéra et au ballet, adapté à tous les cursus scolaires (dont SEGPA – Sections d'Enseignement Général et Professionnel Adapté – et EREA – Établissements Régionaux d'Enseignement Adapté), à tous les publics, dans le cadre familial ou scolaire. Avec ses ateliers pratiques artistiques, « L'artiste, mes parents et moi » par exemple, elle s'emploie à développer du lien social, à créer des ponts entre les artistes et le public, à offrir aux adultes et aux enfants des moments de partage.

 

Au cœur de l'Opéra, la mission de l'Académie s'inscrit complètement dans la démarche de la Ministre de la culture et a à cœur de valoriser son patrimoine et ses outils de production à destination de tous les publics y compris les plus éloignés du monde culturel. Il s'agit pour nous d'accompagner les jeunes publics dans leur découverte de la musique, du chant et de la danse, mais aussi de conduire des artistes en début de carrière afin qu'ils acquièrent une autonomie et un savoir-faire leur permettant de relever les défis de la vie professionnelle. Espace de partage et de liberté, l'Opéra se veut, en ce temps complexe, un vecteur d'excellence et d'ouverture sur le monde d'aujourd'hui, sa diversité, son évolution technologique.

 

 

L'Éducation Musicale : Après la saison de transition 2014-2015, l'Académie se consacrera donc à l'insertion professionnelle des jeunes artistes et à l'éducation artistique du jeune public, donnant ainsi une ampleur nouvelle à l'action que l'Opéra national de Paris conduit depuis plusieurs années. Revenons plus précisément aux outils permettant d'assurer cette mission de sensibilisation artistique et de pédagogie à destination du public scolaire et des familles.

 


ONP DR

 

Myriam Mazouzi : Pour assumer ces missions, qui participent de l'objet statutaire de l'établissement, l'Opéra met en œuvre les trois dispositifs distincts qui, ainsi que je l'ai évoqué plus haut, permettent d'inscrire la rencontre entre l'enfant/l'élève et l'œuvre dans un parcours de découverte : la structure Dix mois d'école et d'opéra, les spectacles et ateliers Jeune public, le département Opéra-Université.

 

Développé depuis 25 ans par l'Opéra national de Paris et par le ministère de l'Éducation nationale, le dispositif Dix mois d'école et d'opéra s'adresse exclusivement aux établissements scolaires (de la deuxième année de maternelle au BTS) relevant de l'éducation prioritaire, dans les trois académies de Versailles, Paris et Créteil, chacune mettant à disposition un professeur en charge de développer le programme. Il concerne également les établissements scolaires spécialisés délivrant les diplômes de CAP, BEP et de baccalauréat professionnel. Trente-trois classes par an sont concernées par ce dispositif et les demandes de participation sont bien plus importantes que le nombre de places disponibles. Un soin particulier est apporté à la sélection des établissements afin de respecter une certaine équité géographique et de donner priorité aux établissements qui n'ont jamais participé au programme. Ce dispositif est porté d'une part par le personnel de l'Opéra, d'autre part par trois professeurs chargés d'assurer toute la partie pédagogique. Son originalité réside dans le fait que chaque projet imaginé par les enseignants doit en premier lieu utiliser comme support une dimension artistique et/ou technique de l'opéra ou du ballet, et en second lieu, intégrer cette dimension artistique et/ou technique dans les enseignements scolaires fondamentaux (le français, les mathématiques etc.). L'objectif, ambitieux mais nourri de l'expérience des équipes, est de transformer la pédagogie des enseignants et l'apprentissage des enfants par la rencontre avec une œuvre, une pratique artistique et/ou technique. Chaque classe suit un parcours qui, construit par ses professeurs avec l'aide des équipes de l'Opéra pendant deux ans, s'articule autour de visites des ateliers techniques, de rencontres avec des artistes, de répétitions, de représentations et également d'ateliers de pratiques artistiques et techniques hebdomadaires. Par ailleurs, tous les professeurs bénéficient en amont d'un stage d'immersion de trois jours à l'opéra qui leur permet d'imaginer et de construire leur projet.

 

Parmi d'innombrables exemples, je puis vous citer celui de l'école maternelle Marcel Cachin de Villejuif, où la professeure des écoles de la classe de moyenne section et sa directrice ont construit un projet autour de l'opéra Hänsel et Gretel d'Humperdinck qui sera donné à partir du 20 novembre au Palais Garnier. L'enseignante a mis en place un atelier de fabrication de bonbons avec l'aide d'une école de BTS Hôtellerie qui développe par ailleurs un autre projet avec l'Opéra. Cet atelier permet de mettre en œuvre une partie du programme de moyenne section sur les formes, les saveurs et les couleurs. Autour de cette expérience, qui durera toute l'année, des rencontres avec des artistes, des techniciens, des visites et des ateliers de pratique de danse seront organisés. Les enfants assisteront à des répétitions, étant trop petits pour assister de façon profitable à une représentation complète d'Hänsel et Gretel. Dans un ordre d'idées voisin, au mois de juin de chaque saison, trois spectacles réalisés par des classes encadrées par des artistes professionnels seront présentés au public, occasion pour le grand public et pour les familles de découvrir le travail des enfants. En juin 2014, quatre classes, venant d'Aubervilliers, Argenteuil, Laxou, près de Nancy, et Reims, ont ainsi présenté un remarquable spectacle 14+18 autour de la Grande Guerre qui a rencontré un grand succès public. Un DVD en a même été réalisé, en interne.

 


La classe des petits violons / ONP DR

 

Un autre volet du dispositif concerne La classe des petits violons de l'école Les Poissonniers (rue des Poissonniers dans le XVIIIe arrondissement de Paris). Ce programme permet à une même classe, à partir du CE1, d'avoir des cours hebdomadaires de violon à l'école et à l'Opéra (six heures hebdomadaires à l'école et deux heures hebdomadaires dans une salle de répétition de l'Opéra Bastille). Réservé à une seule et même classe, repris chaque année, il offre à l'élève de CM2 le bénéfice de quatre années de cours de violon. Chaque année, les enfants de la classe assistent également à une représentation d'opéra ou de ballet. Pour de nombreux enfants, je tiens à le souligner, la participation au dispositif Dix Mois d'école et d'opéra a été déterminante dans leur parcours personnel en les incitant, par exemple, à s'inscrire dans le conservatoire municipal de leur ville et en leur permettant de découvrir une pratique artistique qui est souvent une première ouverture au monde.

 

L'initiative placée sous le label Jeune public (coordonné par Agnès de Jacquelot avec l'aide de Cécile Boasson) permet à l'Opéra de programmer soixante représentations autour de l'art lyrique et de la danse, à destination du jeune public scolaire ou familial, à l'amphithéâtre et au studio de Bastille. Au total, ce ne sont pas moins de vingt mille places qui sont ainsi proposées, par saison. Cette offre s'adresse aux établissements scolaires, de la maternelle au lycée, des trois académies franciliennes. La venue au spectacle s'inscrit dans un parcours d'initiation à l'opéra et à la danse : visite du Palais Garnier et de l'Opéra Bastille, découverte des ateliers de fabrication des décors ou des costumes, rencontres avec des personnels artistiques ou techniques, assistance aux répétitions et aux ateliers de pratiques artistiques menés par les équipes participant à la programmation. L'enseignant est assisté dans sa démarche par les équipes de l'Opéra et par la mise à disposition de contenus pédagogiques.

 

L'Opéra participe également aux formations des enseignants dans le cadre des ESPE (Écoles Supérieures du Professorat et de l'Éducation). Les spectacles programmés sont produits par des compagnies de théâtre lyrique et de danse et font l'objet de contrat de cession. À ce titre, l'Opéra participe activement à l'économie globale des compagnies indépendantes de spectacle vivant en France. En décembre 2015, l'Opéra de Paris produira ainsi un opéra pour enfants écrit par une jeune compositrice anglaise Joana Lee et mis en scène par Katie Mitchell, The way back home (la traduction du titre et l'adaptation du livret sont en cours et confiées à la metteuse en scène qui sera en résidence au titre de l'Académie mise en scène). Dans le cadre d'une coproduction européenne avec l'English National Opera, l'Académie permettra aux jeunes solistes de l'Atelier Lyrique en résidence de s'exercer à la création contemporaine et de travailler avec une des plus grandes metteuses en scène de sa génération. La phalange sonore de cet opéra mêlant instruments de musique et bruits de la vie quotidienne permettra également aux enfants du programme Dix mois d'école et d'opéra de bénéficier d'ateliers de découverte des sons. Cette création contemporaine symbolise l'attachement de l'Opéra aux enjeux de démocratisation culturelle ainsi qu'à la formation et à l'intégration professionnelles des jeunes artistes.

 

Reste le dispositif Opéra-Université. Avec l'assistance de Nathalie Guilbaud, je lui donne pour objectif de faciliter l'accès des étudiants à l'opéra et au ballet, via des conférences, des visites, la présence aux répétitions, des rencontres avec des artistes et autres professionnels de l'opéra, etc. Il s'adresse à tous les étudiants, spécialisées ou non dans des filières artistiques. Des projets spécifiques autour des œuvres et sollicitant une participation active des étudiants sont élaborés en partenariat avec les établissements (conférences, tables rondes, expositions, concerts pédagogiques). En 2013, 2000 étudiants ont été concernés par cette initiative.

 


« 14-18 Épisode 6 »  Spectacle de Dix mois d'école et d'opéra

©Agathe Poupeney / ONP

 

L'Éducation Musicale : Pour conclure, un peu de prospective…

 

Myriam Mazouzi : L'Académie a pour objet d'amplifier et de renforcer l'action que l'établissement conduit depuis de nombreuses années. Il n'y a donc pas ici rupture, mais volonté d'approfondissement et d'élargissement. Parallèlement à la mise en place de nouveaux projets, nous allons lancer un travail de recherche à partir des archives de Dix Mois d'école et d'opéra, accompagné d'une grande opération "Que sont-ils devenus ?". Cette étude aura pour objectif de mesurer l'impact de ce dispositif sur le parcours scolaire et personnel des enfants devenus adultes, d'en vérifier les atouts, d'en débusquer les faiblesses. Il recueillera la parole des enseignants pour mesurer en quoi il a participé à la transformation de leur approche pédagogique. La finalité de ce travail est d'une part de brosser un panorama humain de vingt-cinq années d'expérience, d'autre part de poser les bases d'une modélisation déclinable dans d'autres institutions. La mission de l'Académie reste avant tout celle de la transmission d'une mémoire et d'une pratique artistique en perpétuelle évolution. Il s'agit d'accompagner les jeunes publics dans leur découverte de la musique, du chant et de la danse et de conduire de jeunes artistes en début de carrière afin qu'ils acquièrent leur autonomie et tous les savoirs nécessaires pour affronter les défis qui leur seront proposés dans leur vie professionnelle. C'est dans le même esprit que nous envisageons le programme "Troisième scène numérique", support nous permettant la mise en œuvre de projets numériques pédagogiques et le développement de nouveaux modèles afin de rendre encore plus accessible nos actions artistiques.

 

 

 

 

PROGRAMMATION DE l'ACADÉMIE, SAISON 2015/2016

 

[Toujours à l'Amphithéâtre Bastille, sauf les 18 mars et 9 avril 2016]

 

- Concert de présentation de l'Académie, 24 septembre 2015

- Récital d'Agata Schmidt et de Tomasz Kumiega : Lieder de Brahms, 28 septembre 2015

- Récital de Cyrille Dubois : Songs et mélodies de Vaughan-Williams, Barber, Beydts, Poulenc, 9 octobre 2015

- Récital de Florian Sempey : Lieder et mélodies de Mahler, Berlioz, Poulenc, 21 octobre 2015

- Master class de Philippe Jordan, 5 novembre 2015

- Récital de Damien Pass : Songs de Britten, Bennett, Finzi, Barber, Bolcom, 12 novembre 2015

- Récital d'Andreea Soare : Mélodies de Berlioz, décembre 2015

- Récital des solistes de l'Académie : Mélodies de Fauré, Gounod, Debussy, Ravel, 7 janvier 2016

- Workshop Chorégraphie, 22 janvier 2016

- Récital d'Elena Tsallagova : Mélodies de Prokofiev, Moussorgski, Fauré, Debussy, 3 février 2016

- Masterclass de Philippe Cassard : Lieder de Mendelssohn, Schumann, Schubert, Liszt, Wagner, Wolf, 24-25 février 2016

- Récital des solistes de l'Académie : Mélodies de Tchaïkovski, Moussorgski, Rachmaninov, Chostakovitch, 16 mars 2016

- Concert des musiciens en résidence de l'Académie, Studio Bastille, 8 mars 2016

- Petite Messe Solennelle de Rossini, 22-24 mars 2016

- Vol Retour, 4 avril-19 avril 2016 – création ; mise en scène de Katie Mitchell.

- Airs de concert de Mozart, Palais Garnier, 9 avril 2016

- L'Orfeo, 11 mai-21 mai 2016 – création ; mise en scène de Julie Berès, direction musicale de Geoffroy Jourdain.

- Récital des solistes de l'Académie : Lieder de Richard Strauss, 30 mai 2016

- Workshop Mise en scène : Songs et scènes de Kurt Weill, 30 juin 2016

 

 

JEUNE PUBLIC

 

- La Belle au bois dormant, 17-19 octobre 2015

- ZZZ'insectes, 16 janvier 2016

- La Belle-mère amoureuse, 12-13 février 2016

- Symphonie dramatique, 11-12 mars 2016

- La Petite Renarde rusée, 09-16 avril 2016

- Vassilissa, 28 mai 2016

 

Propos recueillis par Gérard Denizeau.

 

 

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PROPOS PARTAGES

Haut

 

Françoise Noël-Marquis, directrice de l'École

Normale de Musique de Paris

 

C'est au cours du premier concert, en mai dernier, salle Cortot, du jeune Orchestre de Chambre de l'École Normale de Musique de Paris, dirigé par Philippe Entremont, avec en soliste le magnifique pianiste Remi Geniet dans le concerto n°12, K 414 de Mozart, que j'ai rencontré la nouvelle directrice de l'ENMP, Françoise Noël-Marquis. Elle m'a reçu quelques jours plus tard pour un entretien dans cet hôtel particulier du XVIIème arrondissement de Paris. Il est de style « Belle Époque », construit en 1881 par l'architecte Louis Cochet pour la famille Rozars. C'est dans ce bâtiment que réside l'École Normale de Musique de Paris. C'est une école mythique qu'ont fréquenté les plus grands pianistes, compositeurs, soit comme professeur soit pour donner des masterclass. Les noms de Marguerite Long, Wanda Landowska, Jacques Thibaud, Pablo Casals, Igor Stravinski, Reynaldo Hahn, Arthur Honegger, Charles Munch, Henri Dutilleux résonnent encore dans cet Hôtel chargé d'histoire de la musique.

 

Comment devient-on la directrice d'un tel établissement ?

Par un concours de circonstance, ou le destin, les deux sûrement. Je ne suis pas musicienne professionnelle, mais j'ai toujours baigné dans ce monde là. J'ai commencé par la danse classique et le piano, puis je suis passée au violoncelle, au chant. Parmi mes amis j'ai des musiciens, des professeurs de musique. La musique a toujours été ma deuxième vie. Ceci étant je n'en ai pas fait mon métier. J'ai fait des études de management et j'ai eu une carrière dans un univers assez éloigné du monde de la musique ; c'était le monde des affaires, de la finance. Dans ma dernière vie, j'étais dans le conseil aux entreprises, aux organisations notamment autour des sujets de financements. J'ai donc accompagné un certain nombre d'entreprises, bien sûr, mais aussi des grandes écoles, des universités, des institutions culturelles comme des musées ou des orchestres, sur des réflexions autour de comment élargir la solution de financement. Je pense que l'origine, le point de départ de mon arrivée dans cette École est là ! Le principal enjeu de l'École Normale c'est çà. Comme c'est une école qui est entièrement privée, nous n'avons aucun euro de subvention, à l'exception de ce qui est versé au titre des Monuments historiques, pour ce qui est du bâtiment. Mais pour l'École, rien. Le grand sujet c'est le financement.

 

Il y a eu une petite annonce et vous y avez répondu ?

Non pas du tout, c'est de la cooptation, mon nom est arrivé à un moment donné.

 

Il y a un conseil d'administration ?

Oui, il y a là le fils d'Alfred Cortot, Jean, et puis un certains nombres de personnalités extérieures, du monde de la banque, des avocats, des notaires, tous amoureux de la musique et très attachés à l'École.

 

Et votre nom traînait quelque part ?

Non, je pense que mon prédécesseur m'avait identifiée. C'est lui qui a suggéré mon nom et le conseil d'administration a dû délibérer autour de çà.

 

Et vous avez tout de suite accepté ?

Oh ce n'est pas aussi simple. Vous croyez d'abord que c'est une lubie. J'aime beaucoup mon prédécesseur, je me suis dit : c'est sympathique. Mais je ne pensais pas que l'idée prospèrerait. C'est tellement loin de mon univers. Et contre toute attente le conseil d'administration a persévéré dans cette direction là. Et à un moment donné j'ai dû me poser la question car c'était devenu quelque chose de concret. C'était incroyable : mes deux vies se rejoignaient !

 


DR

 

Vous connaissiez cette maison ?

Oui de deux façons différentes. Mon premier professeur de violoncelle était élève d'André Navarra qui avait été professeur ici. Contrairement à bien des parisiens et des mélomanes, j'en avais entendu parler depuis très longtemps. Ensuite je l'ai un petit peu mieux connue au moment où je me suis occupée de monter une fondation culturelle pour une institution du monde de la musique. Il fallait un collège de personnalités et quelqu'un a proposé le nom de mon prédécesseur que j'ai rencontré à cette occasion là. J'ai alors un peu mieux compris ce qu'était l'École Normale, mais pas plus que cela.

 

Vous n'aviez jamais assisté à un concert dans la salle Cortot ?

Le plus incroyable c'est que je connaissais le nom de la salle mais que je n'avais jamais eue l'occasion d'y venir !

 

Cela fait combien d'années que vous êtes ici ?

Cela va faire deux ans et demi ! Je suis arrivée en janvier 2013.

 

Et lorsque l'on arrive, vient-on avec un programme précis ?

Je suis arrivée à l'École Normale à un moment charnière. Pendant très longtemps dans le monde de l'enseignement de la musique, il y a eu deux institutions très distinctes avec des objectifs très différents : le Conservatoire Nationale et l'École Normale, cette dernière étant presque le négatif de l'autre, comme en photo. L'une recrute sur concours, avec limite d'âge, est très sélective, et à une certaine époque avec des quotas pour les étrangers. A l'École Normale, c'était l'inverse : pas de limite d'âge, pas de numerus clausus à l'entrée, et très ouverte sur l'étranger. Cortot l'avait créée pour cela. Ce fut ainsi pendant des années. Et puis il y a eu la création des conservatoires régionaux, avec des classes de perfectionnement, qui ont commencé à s'adresser à des étudiants de haut niveau. Les choses ont alors vraiment beaucoup changé. Depuis quelques années il y a un alignement des cursus artistiques, surtout le cursus universitaire. Moi je suis arrivée à un moment où l'École Normale, qui a son mode de fonctionnement propre, se trouvait dans un monde qui avait beaucoup évolué en très peu de temps, avec beaucoup de questions qui surgissent, des constats et une vraie question quant à l'avenir de l'Ecole Normale de Musique de Paris dans un monde bien différent d'il y a dix ans, trente ans et plus. Mon prédécesseur m'avait dit très gentiment : Françoise je n'ai pas de doute sur le fait que vous veniez, j'espère que vous n'allez pas vous ennuyer intellectuellement ! Dans le consulting ce n'était pas le cas. Je n'avais pas compris pourquoi il me disait cela, mais en fait, compte tenu de la situation à mon arrivée, il y avait beaucoup de réflexions à avoir sur le positionnement de cette École, sur les priorités. Être dans la musique c'est passionnant intellectuellement.

 

Dans ce type de structure la priorité n'est-ce pas le financement ?

C'est le nerf de la guerre, oui ! C'est pour cela que je suis là ! Nous sommes aujourd'hui probablement, en tout cas à ce niveau là et dans ce système diplômant et de cursus complet, un des tous derniers établissements totalement privés en Europe. Cela vous donne l'idée de la situation : c'est compliqué parce qu'en France, privé veut dire payant et que public veut dire gratuit. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays. Non seulement nous sommes privé, mais en France nous sommes les seuls à être payant ; toute l'offre de l'enseignement supérieure est quasi gratuite, donc c'est compliqué. Nous sommes obligés de faire payer aux élèves les frais de scolarité ; nous sommes en concurrence, comme on dit dans le monde des affaires. Ils ont la possibilité de trouver des cursus, de suivre des études, dans des établissements de plus en plus nombreux, gratuitement. Il y a pas mal de conservatoires régionaux et diplômant avec des conditions financières qui n'ont rien à voir,

 

Il y a énormément d'écoles de cinéma, de théâtre, de dessin, de design qui sont payantes !

Oui, mais pas dans le secteur de la musique. C'est un cas tout à fait à part. Les personnes ayant des enfants qui font des études d'ingénieur, de gestion, payent pour les écoles. Dans la musique, en France, c'est un vrai sujet. Ainsi pour nous, la complexité de l'exercice est d'arriver à faire en sorte que les tarifs de la scolarité couvrent en grande partie nos coups de fonctionnement qui sont très réduits. Nous sommes une toute petite équipe pour un si gros paquebot. On fait très attention car étant dans un monde en crise économique, lorsqu'un étudiant a la possibilité de suivre son parcours de formation dans des conditions quasi gratuites ailleurs, pour qu'il vienne à l'École Normale, il faut vraiment qu'il ait des bonnes raisons d'accepter de payer. Le public n'est pas gratuit aux États-Unis ou en Grande Bretagne. Cela a toujours été la politique de rayonnement culturel de la France : on accueille et on forme, et il n'y a rien à dire quant à cette attitude. Je ne suis pas sûre que la France ait encore les moyens de cette politique.

 

Quelles sont les motivations alors pour que les élèves viennent chez vous ?

Alfred Cortot a créé cette École avec son associé Auguste Mangeot à partir de la prise de conscience qu'on n'entendait pas beaucoup la musique française dans le monde. Il voyageait beaucoup, surtout en Asie, et cela l'avait interpellé. Il est allé trouver le ministre des Affaires étrangères pour lui dire qu'il avait une idée pour travailler sur le rayonnement de la musique française en créant une école, en faisant venir les étrangers qui se formeront en France, découvriront la culture française, repartiront chez eux et la diffuseront. C'est le point départ de l'École Normale et c'est pourquoi on a toujours eu beaucoup d'étrangers. Aujourd'hui on est sur trois quart un quart de la population étudiante. C'est ainsi que se sont créées des habitudes de musiciens qui se sont formés ici, qui ont dit du bien de l'École et qui en ont envoyé d'autres, et voilà. Ainsi les élèves viennent-ils parce que leur professeur a été élève ici ou parce qu'ils ont envie de travailler avec un certain professeur qui enseigne chez nous. Nous avons un atout qui peut être un inconvénient : c'est que nous sommes à Paris. C'est un facteur d'attraction considérable, mais c'est un inconvénient car la vie y est très chère. Quand il faut payer les frais de scolarité et le quotidien cela devient compliqué.

 

Vous avez quand même des moyens de les aider pour qu'ils ne soient pas perdus ?

Puisque nous sommes une école payante, il faut aussi que nous offrions des services d'accueil. Contrairement à une idée répandue, il y a quand même un niveau pour entrer dans l'École, il y a une audition. Il n'y a pas de nombre limitatif. Il y a des filières par pays où les anciens conseillent les nouveaux. Mais l'École aide beaucoup au niveau du conseil pour les démarches administratives, ou comment trouver une chambre. Nous avons  les adresses de tous les foyers. On s'occupe d'eux mais ce n'est pas simple, car Paris est une ville sous équipée en équipements à destination des étudiants. Aussi sollicite-t-on beaucoup de monde à titre privé pour nous aider

 


©ENMP

 

 

Ils doivent posséder la langue française, je suppose ?

En théorie. Dans certains pays pour obtenir son visa, il faut témoigner de certaines heures de leçons de Français. C'est toujours difficile pour eux lorsqu'ils arrivent. Mais après ils s'y mettent.

 

D'où viennent-ils pour la plupart ?

On a cinquante et une nationalités ! Il y a des poids lourds : il y a une tradition avec le Japon. La première nationalité représentée ce sont donc les Japonais. On a aussi depuis quelques années des étudiants chinois, des coréens, et aussi des étudiants d'Amérique latine et d'Amérique Centrale. Il y a de plus en plus de Brésiliens. Ensuite on peut avoir des Islandais…

 

Et au niveau des professeurs ? Il faut avoir une vocation pour venir enseigner ici ?

Il y a un corps enseignant très fidèle depuis un certain nombre d'années. Mais lorsqu'un poste est à pourvoir, c'est une vraie réflexion : à l'École Normale il faut deux choses. Il faut d'abord être un excellent pédagogue : nous sommes assez traditionnels là-dessus, les programmes sont assez lourds, les élèves travaillent beaucoup, et à l'étranger nous sommes  réputés pour être une école difficile ; les diplômes s'obtiennent par des concours et c'est plus facile d'y entrer que d'en sortir diplômé, et le jury est extérieur à l'École. Il faut aussi pour être professeur avoir une certaine forme de rayonnement pour que les étudiants aient envie de travailler avec vous. Du fait que nous sommes partie d'un système où il y a des plus en plus d'établissements susceptibles de délivrer des diplômes d'enseignement supérieur en musique, nous avons de plus en plus d'étudiants qui ont un cursus bien avancé, qui ont des masters, des choses comme cela. Ils viennent à l'École Normale après et très souvent ils savent avec quels professeurs ils veulent travailler.

 

Vous parliez en début de notre entretien d'André Navarra qui a été un très grand violoncelliste. Avez-vous des professeurs de ce niveau ?

Oui, parce que l'École Normale, à cause de sa réputation, attire certains professeurs de grande qualité. Oui, heureusement.

 

Ils ne sont pas tous Français, je suppose ?

Une grande partie du corps enseignant est français, mais nous avons des professeurs de plusieurs nationalités actuellement.

 

Comme c'est un pianiste qui l'a fondée je suppose que c'est le piano qui est le plus enseigné à l'École ?

Nous avons 350 pianistes sur un peu moins de mille étudiants. On a une quarantaine de professeur pour le piano.

 

Avez-vous des élèves qui ont gagné des concours importants ?

Oui, régulièrement, heureusement. Le piano, à l'École Normale, est réputé pour son niveau et un certains nombres d'étudiants ont été primés. Sur les trois dernières années, il y a eu Rémi Geniet qui a remporté le deuxième prix au concours de Reine Elisabeth. On a eu un étudiant qui a eu le prix Hamamatsu. L'année dernière, un de nos étudiants a eu le premier prix au concours Nathan Milstein. Souvent nos étudiants ont été récompensés. Samson François a été élève ici, Dinu Lipati aussi. Il y a toujours eu de grands interprètes qui sont passés par l'École, et il y a une image très fortement pianistique. Mais il y a d'autres disciplines qui sont très appréciées.

 


L'escalier d'honneur ©Roland Dreyfus

 

En deux ans et demi, avez-vous eu le temps de faire évoluer certaines choses ?

Je l'espère ! Il faut tout faire en même temps. Je viens d'un monde qui est celui des affaires et je me suis beaucoup occupée de lever des fonds. Or , pour lever des fonds il faut des projets. Trouver de l'argent sur ce que l'on est ou sur ce que l'on a été ce n'est pas la meilleure façon d'y arriver. Montrer que cette école garde sa spécificité, sa tradition, c'est bien, mais il faut travailler sur d'autres domaines, la communication par exemple qui n'était pas la priorité jusqu'alors. Mais comme nous sommes dans un monde « concurrentiel », il faut s'en occuper : on a travaillé sur certains projets pédagogiques pour renforcer l'activité de l'École

 

En ce moment quel est le projet auquel vous tenez le plus ?

Nous travaillons depuis un certain temps sur la musique de chambre. On a oublié qu'Alfred Cortot faisait beaucoup de musique de chambre : le Trio Cortot -Thibaud -Casals était mythique et ils ont joué ici. Je suis aussi très préoccupée de l'insertion professionnelle de nos étudiants. Nous sommes un lieu destiné à préparer nos étudiants à une vie professionnelle et je pense que la musique de chambre permet de vivre de son art. Nos 350 pianistes ne vont pas tous jouer le Troisième Concerto de Rachmaninov à la Grande Philharmonie, mais il faut veiller à ce qu'ils aient toutes les cordes à leur arc pour réussir, et la musique de chambre, on s'en occupe beaucoup. Ce secteur de la musique de chambre est obligatoire à l'École Normale, mais une fois que les étudiants ont terminé ces cours, nous faisons en sorte qu'ils continuent. A des fins d'insertion professionnelle bien sûr. Ce qui est extraordinaire aussi, et nos politiques feraient bien de venir voir ce qui se passe ici, c'est que des Iraniens  jouent avec des Israéliens, des Ukrainiens jouent avec des Russes, des Chinois avec des Japonais... Tous font de la musique ensemble, s'apprécient et s'estiment. On a presque une vocation pacifiste, c'est une expérience incroyable. La musique de chambre a beaucoup de vertus !

 

Dernièrement, grâce à vous, nous a confié Philippe Entremont, un orchestre de chambre a été créé...

En fait je me posais la question depuis un certains nombres de mois. Je pense que c'est une évidence, une nécessité. Contrairement à ce qu'il en est pour les pianistes, lorsque vous avez des disciplines telles que les instrumentistes à cordes et les musiciens à vent, vous disposez d'un débouché naturel qui est l'orchestre. Si vous n'avez aucune pratique d'orchestre alors que vous êtes instrumentistes à cordes, c'est frustrant. En discutant avec certains professeurs, le grand problème s'est avéré qu'ici il n'y avait pas d'orchestre. Je ne sais pas si le projet avait été évoqué avec mes prédécesseurs, car tout est compliqué en termes de place à l'École. Nous recevons près de mille étudiants, nous disposons de vingt quatre salles de cours, la logistique est vraiment compliquée. On a sélectionné les priorités et il se trouve que je suis arrivée à un moment donné où elles ont pu être résolues. En outre, j'aime les cordes et j'ai pratiqué en ayant joué très modestement du violoncelle. Aussi depuis plusieurs mois est apparue à toute l'équipe cette évidence qu'il fallait créer un orchestre. Or, un jour, Philippe Entremont a fait irruption dans mon bureau et m'a dit : comment se fait-il qu'il n'y ait pas d'orchestre dans cette École !  Et les choses se sont construites : comme nous avions quelqu'un de cette qualité qui pensait que c'était possible, c'est devenu encore plus évident.

 

Est-ce très compliqué en France de jouer dans un orchestre lorsqu'on est étudiant ?

Le musicien d'aujourd'hui est un polyvalent. Peut-être qu'autrefois le musicien se destinait à être concertiste, récitaliste, plus que musicien de chambre ou enseignant. Aujourd'hui il faut qu'il ait toutes ces cordes là s'il veut vivre de son métier. Il y a de plus en plus de musiciens dans tous ces pays qui s'ouvrent à la musique classique. Mais comme on n'a pas tellement plus d'orchestres, à chaque poste mis en concours de recrutement, se présentent un nombre phénoménal de musiciens du monde entier ; et même si ce n'est pas un orchestre national. Cela devient terrible. On a eu la grande chance de trouver un chef qui s'est jeté dans la bataille avec une conviction profonde et qui a entraîné un groupe de jeunes derrière lui. C'était un pari parce que les programmes sont très lourds, et que les étudiants pour préparer leurs examens ont peu de temps libre, et ce même si leurs professeurs sont extrêmement dévoués. Alors une pratique d'orchestre avec quelqu'un du niveau et de l'exigence de Philippe Entremont c'est un formidable chalenge. Et le concert donné à la salle Cortot est un pari gagné, je pense.

 


Répétition du premier concert de l'orchestre de chambre Salle Cortot

 avec Philippe Entremont et Rémi Geniet ©ENMP

 

 

Il a l'air d'être très investi ?

C'est vrai, on a déjà le programme pour l'année prochaine !

 

Et que faites-vous pour faire connaître cet orchestre ?

On dispose des réseaux sociaux, et de la communication de l'École, mais on n'a pas de budget particulier pour cela. Des personnes des médias, qui nous aiment bien et sont attentives à ce que nous faisons, en parlent. Ainsi nous avons eu de bons retours du concert. On va mettre des extraits sur You Tube.

 

Vous fermez la salle pour restauration ?

L'école a été créée en 1919. Je pense qu'elle s'est installée dans cet hôtel particulier en 1924-25. Alfred Cortot a tout de suite souhaité une salle de concert pour la mise en situation des élèves. Elle devait servir, comme il l'a écrit, de vitrine. C'est Auguste Perret, l'architecte du Théâtre des Champs-Elysées, qui l'a construite en 1929, avec cette acoustique extraordinaire. Elle est beaucoup utilisée par l'École parce que nous avons des cours qui s'y déroulent, des concerts de 12h30 ouverts au public, les mardi et jeudi avec les élèves des niveaux les plus élevés. Et tous les soirs elle est louée pour des concerts divers et variés. Il fallait vraiment faire des travaux de restauration car elle commence à s'abimer. On ferme du 4 juillet après les concours jusqu'à mi septembre.

 

Qu'allez vous faire pour les chaises ! (rires)

Vous êtes la deuxième personne qui me fait une remarque sur ces chaises ! On va les huiler ! On refait l'éclairage, la peinture, le dessous de la scène. Mais comme elle est classée, on ne peut pas toucher à tout.

 

Et le programme d'ouverture ?

On ne l'a pas encore dévoilé au sein de l'École. Alors joker ! (rires)

 

 

Propos recueillis par Stéphane Loison.


***

    LE FESTIVAL D'AIX-EN-PROVENCE

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Grand Théâtre de Provence / DR

 

L'édition 2015 du Festival provençal s'inscrit dans une tripe invite : à la réflexion, à la mémoire et à l'utopie, annonçait son directeur Bernard Foccroule. Il magnifiait aussi et surtout le thème inépuisable de l'amour, si porteur de ces passions que l'opéra sait nous conter, que ce soit dans Alcina, Le Songe d'une Nuit d'été, L'Enlèvement au sérail, ou même ce spectacle aussi inédit qu'inouï réunissant Tchaikovski et Stravinsky, avec leurs Iolanta et Perséphone. Le pari de l'excellence qui est au centre du credo artistique du festival passe d'abord par l'appel à des metteurs en scène qui comptent, Katie Mitchell, Robert Carsen, Martin Kusej ou Peter Sellars, des grandes figures de la scène opératique, qui livrent des visions radicales voire iconoclastes. Sans doute, le caractère d'art vivant qu'est le genre lyrique suppose-t-il une rénovation constante des propositions dramaturgiques ; mais c'est au risque parfois de sombrer dans des considérations faussement évidentes d'actualisation. La recherche d'excellence se traduit également par un subtil dosage des interprètes vocaux entre stars et jeunes pousses fraîchement émoulues de l'Académie du Festival, un vivier décidément de grande ressource. Ce mélange s'avère gagnant entre les mains de chefs expérimentés, Andrea Marcon, Kazushi Ono, ou de jeunes génies de la baguette, Jérémie Rohrer, Teodor Currentzis. Aix confirme encore sa place prééminente dans le concert des festivals lyriques internationaux.

 

Alcina ou le prestige du chant haendélien

 

Georg Friedrich HAENDEL : Alcina. Dramma per musica en trois actes. Livret anonyme d'après l'Alcina delusa da Ruggiero d'Antonio Marchi, inspiré de l'Orlando furioso de Ludovico Ariosto. Patricia Petibon, Philippe Jaroussky, Anna Prohaska, Katarina Bradić, Anthony Gregory, Krysztof Baczyk, Lionel Wunsch. MusicAeterna (Chœur de l'Opéra de Perm). Freiburger Barockorchester, dir. Andrea Marcon. Mise en scène : Katie Mitchell. Grand Théâtre de Provence.

 


©Patrick Berger

 

Après Ariodante l'an passé, le festival continue à décliner la production opératique haendélienne avec Alcina confiée au même chef Andrea Marcon dirigeant le même orchestre, l'excellent Freiburger Barockorchester, et cette fois Katie Mitchell à la régie. Alcina n'est cependant pas comparable à cette œuvre qui la précède de  quelques mois. Même si les deux opéras s'inspirent du Roland furieux de l'Arioste, le dramma per musica Alcina est tourné vers le merveilleux, recourant à des effets magiques, voire surnaturels dont use la magicienne pour transformer les guerriers et autres mâles qui résistent à ses avances en rochers, arbres ou bêtes sauvages ; ces effets faisant appel à une machinerie sophistiquée et ce faste qui plaisaient tant au public de l'époque. Sur une trame de veine romanesque, Haendel trace des portraits d'une force inouïe que le pouvoir de la musique transfigure en êtres de chair et de sang. Comment résister aux sortilèges du chant qui traduisent les affects, l'exaltation, le ravissement, la sensualité, et forgent les sentiments les plus exacerbés comme la passion du cœur, la fierté blessée, la colère vengeresse. Le formidable aboutissement de la production aixoise, on le trouve dans une prestation vocale qu'on qualifiera d'exceptionnelle. Si trois stars ont été réunies, les autres participants, dont plusieurs anciens artistes de l'Académie du festival, participent du même niveau d'excellence. Et il est remarquable de constater que tous effectuent leur prise de rôle. La fraîcheur de l'interprétation s'en ressent. Patricia Petibon aborde la partie d'Alcina et ses ambiguïtés, la magicienne de l'amour, au charme mystérieux qui frôle le maléfique, la femme aux sentiments changeants, sans doute solitaire dans son combat, tous aspects si bien scrutés au long des merveilleuses arias que Haendel confie au personnage : depuis le vulnérable « Si, son quella »  (Oui, fidèle je le suis) jusqu'à ce « Mi restano le lagrime » (Les larmes seules me restent) où Alcina est vaincue par sa passion. L'interprète s'investit corps et âme, n'hésite pas à souligner le trait vocal, et la figure est saisissante soutenue par le prestige d'une ligne de chant assurée de longues notes tenues, inextinguibles. Avec Philippe Jaroussky, le chevalier Ruggiero retrouve sa tessiture d'origine, celle du castrat Carestini. Il lui prête les prestiges d'un timbre plus ensorcelant que jamais, désormais pourvu d'une large assise dans le medium, autorisant des tenues de voix ensorcelantes, comme à l'heure de l'aria « Mio bel tesoro », subtil aveu d'amour faussement languissant, et surtout de « Verdi prati » (Vertes prairies), d'une pureté céleste. Mais aussi d'une virtuosité asservie au goût le plus fin, lors de l'aria di furore «  Sta nell'Ircana » (Dans sa tanière en Hyrcanie) où la voix se mesure aux cors et aux hautbois. Le personnage est jeune, beau et ardent, et on comprend l'attirance qu'il suscite comme on saisit une délicieuse indécision du cœur. La Morgana d'Anna Prohaska rivalise d'impact vocal et de prestance osée, révélant les fantasmes les plus érotiques. La pyrotechnie d'aigus filés voisine avec les accents les plus lyriques. De Bradamante, Katarina Bradić offre les vertus vocales et dramatiques, usant de ce timbre de contralto sombre au souffle sans fin, qui n'est pas sans rappeler celui de Sonia Prina. Ils sont tous nursés par la fluide conduite  d'Andrea Marcon qui tire du Freiburger Barockorchester des sons envoûtants comme des solos magnifiques (le violon de Gottfried von der Goltz, le violoncelle de Guido Larisch). Sa vision est éminemment souple, sensible aux moindres inflexions du chant, tel qu'au magistral trio « Non è amor » réunissant, au dernier acte, Alcina, Ruggiero et Bradamante, dans une indicible émotion.

 


©Patrick Berger

 

Fidèle à sa manière d'user largement de l'espace, Katie Mitchell installe sa mise en scène dans un lieu réparti en plusieurs unités, sur deux niveaux. Elle avait pratiqué ainsi dans Written on Skin, en 2012 (cf. NL de 9/2012). A l'étage inférieur, l'aire de jeu principale découvre une vaste chambre au centre de laquelle trône le lit, théâtre de bien des ébats amoureux, ceux que la magicienne Alcina concocte pour Ruggiero, qu'elle tente d'attirer par le truchement d'une sensualité débordante et d'artifices tout féminins, curling et autres massages érotiques. Plaisirs plus ou moins défendus que Morgana, l'autre magicienne de la pièce, partage au vu et au su de tous, en femme libérée adepte de pratiques sado-masochistes ; loin du profil de soubrette que d'autres y ont vu, comme Robert Carsen à l'Opéra Garnier. Katie Mitchell revendique une conception « résolument féministe » : Ces deux personnages, elle les a imaginés en vieilles femmes capturant les hommes depuis toujours. A l'instant T, elles endossent le costume de leur rôle actuel, la métamorphose se produisant habilement lorsqu'elles franchissent les portes latérales de ladite chambre depuis deux pièces plus sombres disposées de part et d'autre. Le ballet des entrées et sorties des deux interprètes et de leur double plus âgée, changeant d'aspect dans l'épaisseur du mur, est fascinant, même si un peu lassant au fil des trois actes. On s'agite beaucoup céans, Alcina commandant une armée de serviteurs, susceptibles aussi bien de dresser promptement le couvert que de la munir des ustensiles permettant d'assouvir son désir d'émasculation de qui lui résiste, seringue mortifère au premier chef. L'illustration en est donnée dans les pièces situées au niveau supérieur, dont une salle d'expérimentation bardée d'une machine effrayante habile à métamorphoser les pauvres hommes en animaux empaillés... La régie innove encore quant au personnage d'Oberto, ce jeune homme qui cherche à retrouver son père, confié ici à un tout jeune garçon falsettiste, comme il en fut lors de la création londonnienne au Théâtre de Covent Garden en 1735. Cette intrigue secondaire en prend une saveur toute particulière. Dans ses divers ramifications, l'action principale soutient les merveilleuses arias da capo dont Mitchell use cependant a minima pour la faire progresser. Si ce n'est qu'elle marque souvent un long silence avant la reprise, ménageant un effet de suspense appréciable. Quels que soient les mérites de cette mise en scène, c'est avant tout le volet musical du spectacle qui emporte l'enthousiasme.

 

 

Un double bill d'une force insoupçonnée, Iolanta & Perséphone

 

Piotr Ilyich TCHAIKOVSKI : Iolanta. Opéra en un acte. Livret de Modest Tchaikovski d'après la pièce « La Fille du roi René » d'Henrik Hertz. Igor STRAVINSKY : Perséphone. Mélodrame en trois tableaux. Poème d'André Gide. Ekaterina Scherbachenko, Dimitry Ulianov, Maxim Aniskin, Arnold Rutkowski, Willard White, Vasily Efimov, Pavel Kudinov, Diana Montague, Maria Bochmanova, Karina Demurova (Iolanta). Dominique Blanc, récitante, Paul Groves, Armita Performing Arts, danse (Perséphone). Orchestre, Chœur et Maitrise de l'Opéra national de Lyon, dir. Teodor Currentzis. Mise en scène : Peter Sellars. Grand Théâtre de Provence. 

 

 


Iolanta ©Pascal Victor

 

Il fallait la clairvoyance du sagace Peter Sellars et sa fructueuse rencontre avec le chef Teodor Currrentzis, enfant terrible de génie, pour imaginer de rapprocher Iolanta, le dernier opéra de Tchaikovski (1892), de Perséphone, un mélodrame bien peu connu de Stravinsky (1934). La présentation de cette dernière œuvre fait partie au demeurant d'une trilogie pensée par Bernard Foccroule, des pièces scéniques de l'auteur du Sacre du printemps, qui sera donnée d'ici à 2017 à Aix, avec pour conclure The Rake's Progres. Quels facteurs militent-ils pour jouer en un « double bill » deux œuvres si dissemblables ? Une même thématique les apparente : la montée des ténèbres vers la lumière, ou plus exactement l'accès à la lumière, c'est à dire à la connaissance spirituelle. La fille du roi René de Provence, Iolonta, est aveugle et ne le sait pas. Son père souhaite par l'entremise d'un médecin maure la guérir de cette infirmité. Le praticien, pas si charlatan qu'on veut le croire, préconise de dire la vérité à la jeune femme. Lors, un prince charmant, Vaudémont, s'en vient à passer par là. Il en tombe éperdument amoureux. Et le remède est là : le sacrifice de celui-ci, malgré la révélation cruelle de la cécité de celle qu'il aime, agit comme un révélateur et provoque la guérison de la jeune beauté. La vue, c'est à dire la lumière, lui est rendue, qui participe de l'essence de la connaissance des créatures divines. Perséphone, quant à elle, fille de Demeter, est à la recherche de l'harmonie spirituelle. Elle la trouvera grâce à un passage aux enfers où l'a conduite la cueillette d'une fleur aux pouvoirs maléfiques, le narcisse. Si elle retrouve le chemin de la terre et de ses couleurs, elle devra désormais partager son existence entre les deux, durant les saisons de l'été et de l'hiver. Composé sur un texte d'André Gide, et créé sous la direction de l'auteur et dans une mise en scène de Jacques Copeau, ce mélodrame en trois parties trace ce cheminent lumière-ombre qui est déjà au centre de l'opéra de Tchaikovski. Le mystique Sellars peut se livrer à son analyse favorite et décortiquer un « petit poème naïf et scholastique » qui « ouvre la voie à un drame épique d'une autre envergure ». Et Currentzis d'ajouter que l'enjeu « a consisté à conserver la modernité du texte et à ne pas seulement illustrer la musique ». Appartenant à la période néo classique de Stravinsky et à ses sujets grecs, après Oedipus Rex et Apollon Musagète, la musique est bien sûr fort éloignée de l'idiome de Tchaikovski. Mais des liens se font jour, comme il en est du prélude instrumental de Iolanta dévolu aux seuls vents, ainsi que le seront les premières pages du Sacre de son successeur. Et la composition de Tchaikovski offre une modernité de langage qui l'ancre plus dans le futur qu'elle ne la voit tournée vers le passé d'opéras comme Eugène Onéguine ou même La Dame de Pique. Si elle demeure extrêmement mélodieuse et dispense ce climat intensément lyrique coutumier chez son auteur, sa force réside dans son audace instrumentale et l'originalité de son instrumentation à l'image de ses nombreux ostinatos aptes à doser les mélismes d'un orchestre luminescent. L'écriture vocale est, elle aussi, innovante qui se nourrit d'ensembles transfigurant un trame ressortissant en apparence au conte de fées. Le monodrame de Stravinsky est déclamé par une récitante et chanté par un ténor, des chœurs mixtes et des chœurs d'enfants. Enfin une partie dansée, conçue autour de la créatrice et inspiratrice Ida Rubinstein, agrémente une musique somme toute austère, pas moins chatoyante cependant, que Sellars voit finement « tour à tour délicate, aromatique et tendre ».

 


Perséphone ©Pascal Victor

 

Au sein d'un dispositif unique et aéré, où domine une palette de couleurs subtiles figurées sur quelques toiles peintes, Sellars déploie l'acuité d'une régie millimétrée. Où chaque geste, chaque attitude fait sens. Comme l'est dans Iolanta le passage des protagonistes par de grands portiques, symbolisant plus que leurs entrées et sorties, leur accès au savoir, à la connaissance. Un tel degré de dépouillement transcende éminemment l'accès à la spiritualité. L'infinie douceur de la gestique confère à cette parabole une puissance inouïe, combien émouvante. Elle est transfigurée par des éclairage spectraux qui eux-mêmes participent de la puissance dramatique : figures géométriques et surtout mise en lumière de très près de tel personnage pour en saisir l'acmé des sentiments. On n'oubliera pas de sitôt ce visage de Vaudémont saisi de biais dans une raie de lumière rasante, scruté dans ses interrogations, ou ce doux calvaire de Iolanta allongée à même le sol, puis fascinée par la voix de celui qui dit le vrai et l'appelle de l'intérieur. Même des moments apparemment plus conventionnels comme le grand air de basse du roi René ou l'air de Robert, l'ami de Vaudémont, sont habités de la tendresse que Sellars éprouve pour des caractères si humains qu'ils dépassent l'enluminure du conte. Le continuum instauré dans le mélodrame Perséphone est pareillement senti, même si la dramaturgie se situe sur un autre plan, plus décantée encore. Mais les quelques figures dansées, empruntées ici aux rites folkloriques cambodgiens, apportent une note d'aisance, aérant un texte un brin rigide. Que Gide aurait souhaité hiératique, contrairement à la vision du musicien qui imposera une énergie plus souple, au grand dam du poète. Rarement aura-t-on perçu symbiose aussi nette entre plateau et fosse. Car l'orchestre que drive Teodor Currentzis est sur la même ligne dramaturgique : d'un relief étonnant, d'une densité palpable dans l'une et l'autre pièce, pourtant si différentes dans leur langage, chatoyant chez la première, à la rythmique plus soutenue chez la seconde, d'une beauté plastique exceptionnelle. Galvanisés par pareille direction, les musiciens de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon découvrent des sonorités à couper le souffle. Une prestation musicale d'anthologie. Menés par la main par un tel chef, les chanteurs font merveille. La Iolanta de Ekaterina Scherbachenko est d'une désarmante simplicité, empreinte d'une innocence innée. La pureté d'une voix de soprano sans nulle affectation distingue une interprétation de haut vol qui ne pâlit nullement de la comparaison avec une certaine Anna Netrebko ! Arnold Rutkowski apporte à Vaudémont cet alliance d'héroïsme et de beau lyrisme qui enrichit une partie délicate de ténor. Les basses, le roi René de Dimitry Ulianov, le médecin Ibn-Hakia de Villard White, sont d'une rondeur confondantes, et le Robert de Maxim Aniskin offre, comme il se doit en territoire russe, un baryton moiré héroïque teinté d'élégiaque. Pas un rôle de second plan n'est en reste et on saluera la belle prestation de Diana Montague, Martha la nourrice affectueuse. Dans Perséphone, le ténor de Paul Groves est un parangon de sensibilité, diction et articulation. En de telles mains expertes, les Chœurs et la Maîtrise de l'Opéra de Lyon donnent le meilleur. Dominique Blanc apporte au rôle de la récitante une émotion contenue et une vraie compassion, peut-être affectée d'une sonorisation trop prononcée, au début de ses interventions en tout cas, effet sans doute voulu par la dramaturgie qui distance la voix dans l'espace. Une immense réalisation. 

 

L'Enlèvement au sérail : entre fuite dans le désert et terrorisme

 

Wolfgang Amadé MOZART : Die Entführung aus dem serail. Singspiel en trois actes. Livret de Gottlieb Stephanie d'après Christoph F. Bretzner. Tobias Moretti, Jane Archibald, Rachele Gilmore, Daniel Behle, David Portillo, Franz Josef Selig. MusicAeterna (chœur de l'Opéra de Perm). Freiburger Barockorchester, dir. Jérémie Rhorer. Mise en scène : Martin Kusej. Théâtre de l'Archevêché.

 


Selim & Konstanze ©Pascal Victor

 

Réussir un opéra de Mozart n'est pas chose aisée. Les scènes les plus prestigieuses, comme Salzbourg, les metteurs en scène les mieux en vue, Chéreau à Aix, en ont fait les frais. La rage de nouveauté veut conduire à innover à tout prix, à  repenser les désirs enfouis du musicien ! Un nouveau paramètre se fait jour : penser les œuvres à l'aune du contexte dans lequel le spectateur d'aujourd'hui les reçoit. C'est ainsi que Martin Kusej, dont on sait la veine iconoclaste, s'attaque à l'Enlèvement au sérail. Son dramaturge, Albert Ostermaier pose la problématique : « Nous n'avons pas le droit de faire violence à cette œuvre en recourant à une actualisation arbitraire, pseudo-provocatrice ou branchée ; mais nous n'avons pas davantage le droit d'ignorer le contexte dans lequel nous la recevons ». Manière une peu facile de se dédouaner d'une relecture radicale. Qui censée transposer l'intrigue dans un Orient en guerre contre l'Europe, dans les années 1920, fait immanquablement penser à un Islam contemporain imposant le Djiad et son lot de fanatisme religieux. Osmin figure une brute terroriste que rien ne semble devoir arrêter dans sa soif de vengeance, pas même celui au service duquel il opère, le Pacha Selim. Le décor est planté : l'action est située dans un désert inhospitalier, brûlant de soleil le jour (premier et troisième actes), d'une belle fraîcheur nocturne par contraste au deuxième acte. Les quatre européens hispano-britanniques y ont été capturés et demeurent prisonniers d'une escouade de bédouins armés de Kalachnikov. La tentative de fuite dans les sables arides qui les assoiffe les rend à l'état de misère et les conduit au désespoir, au fil de séquences en ''shut down'' successives au dernier acte. Kusej réécrit les dialogues qu'il truffe de répliques en anglais, n'hésitant pas, pour ce qui est de celles en allemand, à les asservir à son dessein. Ce traitement n'échappe pas à un certain étirement dans le temps. Car les didascalies sont malmenées : le pauvre Pedrillo qui a perdu son légendaire côté bon garçon, se voit quasi enseveli dans les sables, la tête juste émergeant du sol, comme une vision de « Oh les beaux jours » de Beckett ! Constance, en butte aux assauts amoureux de son ravisseur, délivre ses deux arias au pied d'une immense tente berbère, le premier au bord d'une baignoire en argent, le second devant un Selim tailladé au sang, gage bien démonstratif d'un attachement jusqu'au boutiste... Est-il sincère ? Son allure européanisée pousserait à le croire. Osmin, dont le comique est radicalement gommé, devient la figure centrale de ce qui va être une course à la mort, car l'ultime vision le voit, les mains ensanglantées, rapporter à Selim les vêtements rougis de sang des quatre fuyards. On nous prévient au début du spectacle, que suite aux récents évènements, il a été décidé d'apporter des modifications aux situations extrêmes auxquelles renvoie la régie, en particulier la décapitation des quatre prisonniers libérés. Qu'importe, l'idée demeure, plus que provocatrice, n'en déplaise à ses concepteurs. Le profondément humaniste Mozart, même s'il a composé son singspiel dans le souvenir des événements vécus à Vienne un siècle plus tôt, de la tentative d'invasion des forces ottomanes, aurait-il cautionné un telle dérive ? Car après le pardon – réel ou calculé – du Pacha, oser pareille fin est au-delà de toute démarche de relecture des thèmes fondamentaux du livret, la fidélité et la trahison. Certes, on a  compris depuis l'acte précédent qu'Osmin n'hésiterait à tenir une ligne dure face aux captifs, mais est-on en droit de penser qu'il peut aller contre la volonté du chef ?  L'idée de trahison véhiculée par le texte ne le justifie pas, car si Selim est trahi ce n'est que par ses prisonniers. Cette image ultime entache une mise en scène qui pourtant ne manque pas de ressort théâtral ni de traits perspicaces, comme la duperie de Constance qui demande du temps au temps pour se faire à l'idée d'un amour qu'elle sait impossible, ou les doutes qui saisissent les deux mâles, Belmonte et Pedrillo, et toutes ces données psychologiques que Mozart n'a bien sûr pas éludées, qui connaissait si bien le cœur des hommes.

 


Pedrillo, Konstanze, Belmonte, Selim ©Pascal Victor

 

Heureusement, la magie de la musique de Mozart opère. D'abord à travers. la direction de Jérémie Rohrer. Fidèle à sa manière, les tempos varient du très preste  (l'Ouverture) au fort lent dans l'accompagnement de la plupart des arias. Rohrer favorise une lecture d'un raffinement extrême, usant peu de la nuance fff. Ainsi de l'aria de Konstanze « Marten aller Arten », dont le quatuor instrumental est distillé telle une dentelle. Les solistes du Freiburger Barockorchester en sont les interprètes de choix. Autre élément à porter au crédit de cette exécution, les accents maçonniques que révèle la musique dans une aria telle que « Traurigkeit » de Konstanze, ce qui ne laisse pas d'étonner lorsqu'on sait que Mozart n'adhérera à la Confrérie que des années plus tard. Reste que cette approche tout en finesse tranche par moment avec une régie qui force le trait. Mais le mouvement est là, indéniable. Ensuite grâce à une distribution qui ne comporte pas la moindre faiblesse, triomphe de la jeunesse et du bon goût : un Belmonte ardent et stylé, Daniel Behle, qui se confirme comme un vrai ténor mozartien, un Pedrillo, David Portillo, tout aussi valeureux, pas pointu, au contraire plaisant et habile, une Blonde, Rachele Gilmore, aussi espiègle, voire gouailleuse, que finement chantée, enfin une Konstanze de calibre, Jane Archibald, qui outre une quinte aiguë finement négociée, déploie une ligne de chant posée et une interprétation scénique crédible. L'Osmin de Franz Josef Selig, basse de poids s'il en est, quoique privé de ses accoutrements bouffes, donne de la voix, sans excès pourtant, et apporte à ce rôle de terroriste un soupçon d'objectivité, comme si l'interprète était effrayé de la responsabilité qu'on lui fait endosser. Les chœurs de l'Opéra de Perm (amenés dans ses bagages par le chef de cette maison, Teodor Currentzis), bien que relégués dans la fosse, puisque ne cadrant pas avec le parti de la régie, font belle impression. Le Selim de Tobias Moretti, un acteur autrichien en vue, a le timbre de voix désagréable qui sied à cet homme qui sait se faire détester et tente de se faire aimer, mais est trahi par tous. Une curieuse affaire.

 

L'absolue magie d'une nuit d'été

 

Benjamin BRITTEN : A Midsummer Night's Dream. Opéra en trois actes. Livret du compositeur et de Peter Pears, d'après la pièce homonyme de William Shakespeare. Sandrine Piau, Lawrence Zazzo, Mitos Yerolemou, Scott Corner, Alyson McHardy, Rupert Charlesworth, John Chest, Elisabeth DeShong, Layla Claire, Brindley Sherratt, Henry Waddington, Michael Slattery, Christopher Butteriss, Brian Bannatyne-Scott, Benedict Hill, Lucas Pinto, Andrew Sinclair-Knopp, Jérémie de Rijk. Trinity Boys Choir. Orchestre de l'Opéra national de Lyon, dir. Kasushi Ono. Mise en scène : Robert Carsen. Théâtre de l'Archevêché.

 


©Patrick Berger

 

Lorsqu'en juillet 1991, Robert Carsen offrit à Aix A Midsummer Night's Dream, on saisit combien l'opéra fantasmagorique de Benjamin Britten (1960) avait trouvé '' son '' metteur en scène. Depuis lors, cette production a fait le tour de l'Europe avant de revenir au lieu qui l'a vue naître : la cour de l'Archevêché et l'envoûtante nuit aixoise. « S'il a quelque mérite, Le Songe d'une nuit d'été donnera lieu aux mises en scène les plus variées dans les endroits les plus différents » écrivait Britten en juin 1960. Assurément le plein air de Provence lui était destiné. Carsen est revenu cette année pour régler une nouvelle fois ce spectacle onirique, enchanteur où le rêve devient révélateur de toute chose, où le songe est dans le songe comme le théâtre sur le théâtre. Comme peu de musiciens avant lui - Felix Mendelssohn tout de même - Benjamin Britten capte d'instinct ce qui dans la pièce tragi comique de Shakespeare est ineffable poésie. Il en condense les cinq actes en seulement trois, sans en perdre une once de l'esprit, et tout retrouve son exacte saveur. Il en est ainsi, par exemple d'« une certaine rudesse des fées shakespeariennes », dira-t-il. Elles sont ici dévolues à une cohorte de jeunes garçons aux voix piquantes et argentées, au geste vocal saccadé, et à deux voix solistes aiguës : celle de Tytania qui flirte avec la colorature, inédite à l'époque, mais qui fera florès ensuite, jusqu'à Thomas Adès dans son opéra The Tempest ; celle d'Obéron, taillée sur mesure pour Alfred Deller, un haute contre parce que ce timbre séraphin, qui étonna tant les premiers auditeurs, devait inscrire le roi de la forêt dans une dimension quasi surnaturelle. Et que dire de ce rôle parlé, celui de Puck, le diabolique serviteur d'Obéron, qui par étourderie, réelle ou feinte, s'ingénie à en déjouer les plans et à semer le désordre chez quatre jeunes amoureux qui n'ont que leur sincérité pour cuirasse ! Ceux-ci qui découvrent les plaisirs mais aussi les affres de l'amour, le compositeur les dote d'une musique plus opératique, pour exprimer l'inanité de leurs hyperboliques querelles, puis le bonheur partagé de retrouvailles emplies de cette quiétude bienfaisante qui succède aux orages amoureux. Et puis il y a les théâtreux, succédané de verve shakespearienne, Bottom et ses comparses, que Britten dessine d'une musique volontairement rustre avec effets de cuivres hilarants, épousant la balourdise de ''gens ordinaires'' et leur comique si définitivement british. Robert Carsen saisit à bras le corps l'essence d'une pièce où la raison se perd, le cœur se débat dans des méandres sans fin. Ainsi des jouvenceaux dont il capte l'innocence, à l'image de leurs vêtements blanc immaculé qui peu à peu se déchirent et se tâchent de salissures verdâtres, celles que la forêt leur fait subir après d'haletantes courses-poursuites. Shakespeare, tout comme Mozart d'ailleurs, aime profondément ses personnages, Britten les transfigure, et Carsen les habite de cette ultime sensibilité puisée à ces deux sources, qui fait que chaque geste et chaque regard nous empoignent, nous émeuvent continument. Le plaisir de l'esprit se conjugue avec celui des sens. Le spectateur est plongé dans un univers décoratif onirique, vision stylisée surfant sur trois couleurs franches : le vert pomme, celui de la forêt et de ses mystères, le bleu indigo de la nuit apaisante quoique propice à tous les dérèglements, le blanc du croissant de lune et du linge, sans oublier cette ultime tâche de rouge écarlate, celle des gants des fées-lutins. Et pour que les choses soient tout à fait claires, un élément unifie tout : le lit qui, gigantesque au 1er acte, où tout un chacun s'affale dans les rondeurs de ses oreillers joufflus, se démultiplie en six items à l'acte II, pour que Puck puisse y loger ses ouailles, non sas mal, accablés de leurs maux inavoués, mais aussi le pauvre Botttom transformé en âne. Les ébats érotiques de Tytania et de ce grotesque personnage, Carsen les pare d'une verve aussi irrésistible que subtile. Le troisième acte n'en découvrira plus que trois, suspendus dans les airs. Comme si Tytania et les amoureux réconciliés laissaient s'envoler leurs songes, ils s'évanouissent dans les cintres afin de faire place nette pour la ''play'' de Pyrame & Tisbé. D'une désarmante dérision, celle-ci rencontre la vraie veine naïve britannique. Tout cela est taillé au cordeau, ancré dans le merveilleux, comme en apesanteur, pour notre bonheur. Car il y a une joie gourmande à revoir ce travail, un des plus passionnants du régisseur canadien.

 


©Patrick Berger

 

Cette mise en scène géniale est servie par un brelan d'interprètes épatants ! La Tytania de Sandrine Piau, d'un esprit insoupçonné, se fait une fête des parties haut perchées confiées par Britten à une reine des fées bien coquine, que Carsen dote d'une vraie élégance. L'Obéron de Lawrence Zazzo offre le charme d'un timbre chaud et clair, d'un amusant détachement comme d'une grandeur magistrale. Les quatre amoureux, dont le ténor, Rupert Charlesworth, et le baryton, John Chest, sont issus des rangs de l'Académie du festival, rivalisent d'assurance vocale et d'un jeu tout en adresse. Les jeunes « fées », au rôle si essentiel chez Britten, et dans cette production, alignent avec l'excellent Trinity Boys Choir aussi bien verve vocale qu'amusante vraie-fausse rigidité. Les comédiens forment un ensemble idéalement achalandé, emmené par le Bottom de Brindley Sherrat, bien sonore, immense et non caricatural : son ''âne'' est désopilant à souhait. Le Puck de Mitos Yerolemou est roublard et attachant dans son ingénuité faussement naïve, la diction volontairement hachée ajoutant au facétieux de ce tireur de ficelles. Et s'il est fort différent de son athlétique prédécesseur, le plaisir demeure d'une prestation acrobatique truffée de clins d'œil entendus. L'Orchestre de l'Opéra de Lyon qui connaît bien cette partition pour l'avoir jouée lors de précédentes reprises, en détaille l'extraordinaire potentiel, sous la houlette inspirée de son chef Kazushi Ono. Le langage de Britten, celui-ci en restitue toute l'originale construction. Tout comme l'audace de ses compositions instrumentales recherchées, à l'image des trois atmosphères sonores qui se croisent dans cet univers de fantaisie débridée : le séraphique et l'éthéré du monde des fées, la musique ampoulée mais tendre de celui de amants, les accents grotesques et parodiques des rustres. La finesse du trait enfin, dans un ambitus rarement mené au forte. Et on succombe aux fantasmes des ces équipées nocturnes, à ces sortilèges sylvestres sur fond de nuit aixoise étoilée. La poésie de Shakespeare, suprêmement habitée par la musique de Britten et revisitée par la douce malice de Carsen, a raison de notre plaisir.

 

Jean-Pierre Robert.

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    AU FESTIVAL DE GLYNDEBOURNE

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DR

 

De fin mai aux derniers jours d'août, le Glyndebourne Festival aura donné quelques 80 représentations de six opéras : 3 nouvelles productions et 3 reprises dont Carmen avec Stéphanie d'Oustrac, ''beloved figure'' céans. Au nombre des nouveautés, une rareté, Poliuto de Donizetti et un Britten de chambre, The Rape of Lucretia, créé in loco en 1946. Une édition qui s'ouvrait sous les meilleurs auspices avec une fréquentation ayant atteint les 98% en 2014. Le niveau d'excellence achevé ici y est pour beaucoup, cette passion assumée par son fondateur, John Christie, pour qui l'idée était « de faire non pas le mieux que nous pouvons, mais le meilleur de ce qui peut l'être où que ce soit ». Elle marquait le 50ème anniversaire du John Christie Award, un des programmes artistiques majeurs du festival, qui voit distinguer les talents émergents et dont quelques précédents lauréats ont pour nom Anthony, Rolfe-Johnson, John Tomlinson, Gerald Finley ou Kate Royal, qui ont mené ou développent la carrière que l'on sait. Glyndebourne ne serait pas sans ses jardins, théâtre du fameux pic-nic dans la prairie. Ils sont plus magnifiques que jamais, arrangés avec amour. Une nouveauté, là encore cette année, que le Mary Christie Rose Garden, en hommage à l'ex maitresse des lieux, et sûrement la marque de sa successeure, Danielle De Nisse Christie qui, outre l'art vocal, s'investit désormais beaucoup dans toutes les facettes de Glyndebourne. En 2016, le festival fêtera, comme bien d'autres institutions britanniques, les 400 ans de William Shakespeare (www.shakespeare400.org) avec une nouvelle production de Beatrice et Bénédict de Berlioz et la reprise de  A Midsummer Night's Dream de Britten avant, à l' horizon 2017, une création autour d'Hamlet confiée au compositeur Brett Dean. 

 

 

Première britannique de Poliuto

 

Gaetano DONIZETTI : Poliuto. Tragedia lirica en trois actes. Livret de Salvadore Cammarano d'après la pièce de Pierre Corneille Polyeucte. Michael Fabiano, Ana Maria Martinez, Igor Golovatenko, Emmanuel D'Aguanno, Timothy Robinson, Matthew Rose, Gyula Rab, Adam Marsden, Freyda Reddings, Ruby Salter. The Glyndebourne Chorus. London Philharmonic Orchestra, dir. Enrique Mazzola. Mise en scène : Mariame Clément.

 

 


©Tristram Kenton

 

Poliuto dont la production du Festival marquait la première à Glyndebourne comme au Royaume-Uni, connut une bien curieuse histoire. Achevée en 1838, l'œuvre ne pourra être créée comme escompté avec le célèbre ténor Adolphe Nourrit, en raison de la censure napolitaine. Donizetti reprendra sa partition et demandera à Eugène Scribe de la ré-écrire en français. Elle sera présentée à l'Opéra de Paris en 1839 sous le titre Les Martyrs avec dans le rôle titre le rival de Nourrit, Louis Duprez. Puis elle sera traduite en italien pour devenir I Martiri. La création de la version originale n'aura lieu qu'en 1848, quelques mois après la mort du compositeur, enfin au Teatro San Carlo de Naples. Depuis lors, l'œuvre – tout comme son équivalent français - est tombée dans l'oubli. On doit à Maria Callas de l'avoir exhumée en 1960 à la Scala dans une fameuse production qui marquait le retour de la diva à Milan, entourée de Franco Corelli dans le rôle titre et de Ettore Bastianini dans celui du proconsul Severo. Tiré de la tragédie Polyeucte de Pierre Corneille (1642), Poliuto en reprend la thématique politique : l'entrée en rébellion du peuple chrétien de la colonie arménienne de Melitene contre l'oppresseur romain. Une rébellion d'autant plus vigoureuse qu'elle tire sa légitimité d'une forte croyance religieuse opposée au culte païen de Jupiter soutenu par le cynique Grand Prêtre Callistène. C'est aussi le conflit d'un homme contre la société qui l'entoure, qui le conduira au martyr pour avoir voulu être baptisé, rejoint en cela par la femme qu'il aime, Polina, fille du gouverneur. Ils périront dans la fosse aux lions. A la différence de la production de l'Opernhaus de Zürich (cf. NL de 6/2012), due à Damiano Michieletto, celle de Glyndebourne, confiée à Mariame Clément, se veut plus objective et la transposition dans quelque Italie du XX ème siècle en passerait pour évidente quant à l'illustration de l'antagonisme entre oppresseurs et opprimés. Est seulement soulignée l'intolérance dont sont victimes ces derniers : allers et venues de personnages rasant les murs, dissimulant à peine la peur viscérale de voir leurs convictions bafouées. Cette intolérance atteint son paroxysme lors de la scène qui voit l'ami de Poliuto, Nearco, jeté à terre alors qu'un tombereau de croix latines en bois est déversé sur lui par une foule hystérique et méchante. Il faudra l'intervention du général romain Severo pour que le feu ne soit pas mis à ce bucher d'Inquisition et que l'incident ne tourne pas au lynchage. On a privilégié un dispositif décoratif monumental qui renonce à toute référence historique, un cadre impersonnel de murs nus se déplaçant insensiblement sur le plateau, vaguement illustrés de projections éphémères (flots mouvants, intérieur d'une prison). La direction d'acteurs est efficace comme l'art de composer des groupements signifiants telle la grande scène finale de l'acte II qui, par ses proportions, préfigure les grands ensembles verdiens comme la scène du triomphe d'Aïda.

 


Michael Fabiano & Igor Golovatenko ©Tristram Kenton

 

La partition de Donizetti offre des caractéristiques atypiques puisque ne comportant pas d'Ouverture proprement dite mais une sinfonia avec chœurs. Elle est bâtie autour de nombreux ensembles aussi importants que les airs réservés aux solistes. Ceux-ci offrent quatre des types de voix habituellement distribuées dans une œuvre de bel canto, soprano, ténor, baryton et basse. Le timbre de mezzo n'y est pas présent. Dans le rôle titre, le ténor américain Michael Fabiano fait montre d'un style claironnant à la manière d'un Corelli, sans toutefois en posséder la classe. Loin de tempérer ses ardeurs, l'interprète durcit le ton au fil de la représentation et le duo final dégage plus de poids vocal que de nuances. Sa consœur, Ana Maria Martinez, qui triompha ici il y a quelques années dans la Rusalka de Dvořák, aborde avec plus de bonheur la tessiture délicate de la partie de Polina. Si elle paraît un peu réservée comparée à la suprême maestria de son illustre devancière, la ligne de chant est soignée comme le montre la cavatine du Ier acte, et le personnage offre cette autorité teintée de vulnérabilité qui rend cette figure si attachante. Le rôle de Severo, qui préfigure à bien des égards ce que sera le baryton Verdi, Igor Golovatenko le leste d'un legato plein, et le Callistène de Matthew Rose offre un beau métal de basse noble doublé d'une froide résolution maligne. Les chœurs de Glyndebourne distinguent la représentation par leur prestation et un bel engagement vocal. Enrique Mazzola, un chef désormais bien implanté à Glyndebourne, après Don Pasquale et avant Le Barbier de Séville l'an prochain, vit ostensiblement un rapport quasi amoureux avec le LPO dont les musiciens n'hésitent pas à l'applaudir dès sa première apparition. Le moins qu'on puisse dire de sa direction est qu'elle a du punch dans les ensembles, ménagés avec entrain et clarté, et qu'elle ne rechigne pas à l'abrupt dans les fins de phrases délivrées avec vigueur. La tension est alors portée à son maximum. Il en est ainsi, par exemple, des ultimes phrases du finale du II ème acte assénées comme un boulet. Cela plaît et le public fera au chef une ovation grandiose. Reste qu'un peu plus de mesure ne desservirait pas une musique qui emprunte le chemin du mélodrame verdien et son souci de mélodisme, comme le remarquait Nello Santi lors de la représentation zurichoise. 

 

 

La souveraine manière de monter un opéra de chambre de Britten

 

Benjamin BRITTEN : The Rape of Lucretia.  Opéra de chambre en deux actes. Livret de Ronald Duncan d'après la pièce éponyme d'André Obey. Allan Clayton, Kate Royal, Christine Rice, Matthew Rose, Duncan Rock, Michael Sumuel, Catherine Wyn-Rogers, Louise Adler. London Philharmonic Orchestra, dir. Leo Hussain. Mise en scène : Fiona Shaw.

 


Allan Clayton & Kate Royal ©Robbie Jack

 

 

Un an après Peter Grimes, Benjamin Britten abandonne le grand opéra pour l'intimisme de l'opéra de chambre, plus apte à développer une thématique délicate, le viol d'une femme dans la Rome ancienne. En fait, au-delà du drame de l'agression causée par un homme, il s'agit de la question de la fidélité conjugale. C'est à Glyndebourne que The Rape of Lucretia op. 37 sera créée le 12 juillet 1946, sous la direction d'Ernest Ansermet avec dans le rôle titre un jeune chanteuse timide qui faisait ses débuts sur les planches, Kathleen Ferrier. Le travail de répétitions avait été délicat, chacune des parties prenantes ayant une idée bien arrêtée sur la pièce, dont le maître des lieux, John Christie, qui ne voyait pas vraiment de musique là dedans ! Il est certain qu'après l'opulence symphonique de Peter Grimes, The Rape of Lucretia fait figure d'ellipse avec son orchestre composé de 13 instruments (5 vents, 5 cordes, harpe, piano et percussions), une réduction drastique du matériau sonore que Britten ne reprendra pas dans ses deux autres opéras de chambre Albert Herring et The Turn of the screw dont les contours orchestraux sont plus affirmés. L'orchestration, d'une précision d'orfèvre, et un usage fort ingénieux de thèmes conducteurs, des motifs attachés à chaque personnage dont les caractéristiques sont tracées par un instrument dominant, loin du procédé du Leitmotiv wagnérien, en font autant la singularité. Mais aussi sa distribution resserrée à huit solistes, quatre femmes, quatre hommes. Le choix de la pièce éponyme (1931) du dramaturge André Obey, qui s'inspire de L'Histoire Romaine de Tite Live, avait séduit Britten qui demanda à Ronald Duncan d'en tirer un livret concis tout en gardant l'idée originale du français du double chœur à la façon antique. Ces paramètres interprétatifs devaient permettre de jouer la pièce dans les lieux les plus divers et des théâtres de modestes dimensions. Ils devaient surtout forger cette interaction chanteurs-musiciens chère au compositeur qui souhaitait ainsi enrichir le spectre opératique souvent cantonné aux grandes machines. La présente production, initiée lors du Glyndebourne Touring Festival de 2013, plonge au plus près de cet esprit. La mise en scène de Fiona Shaw tient de l'épure : quintessence de la gestuelle, groupements sculpturaux, dans un environnement dépouillé, sorte de cadre labyrinthique inspiré de fouilles archéologiques pour symboliser le village étrusque, où les murs sont délimités par des cailloux, une tente promptement montée plantant le décor du camp des généraux romains. Les éclairages diaphanes introduisent un mystère nocturne tout à tour dionysiaque et oppressant. Surtout, l'idée originale du double chœur est exploitée dans tout son sens dramatique : les deux protagonistes de celui-ci, Male Chorus et Female Chorus, qui selon les didascalies sont supposés opérer de part et d'autre du plateau, pour commenter l'action mais aussi en précipiter la progression, sont ici mêlés à celle-ci de manière si habile que leur rôle d'initiateur ou de pacificateur prend toute sa signification. Ainsi, par exemple, lors des approches amoureuses du fougueux Tarquin, le Male Chorus semble le retenir, le tenant sur ses épaules, tandis que Female Chorus avertit ouvertement Lucrèce du danger. De même saisit-on qu'au delà de la souillure du viol c'est pour Lucrèce l'idée de culpabilité qui prend le pas et la conduit au suicide, malgré le pardon de Collatinus qui a cette phrase « aimer comme nous nous aimions, c'était vivre au bord de la tragédie ». Car sa dignité d'épouse est prise en défaut par une passion qui n'est sans doute pas innocence. Comme le remarquait Janet Baker, une de ses grandes interprètes, il y existe chez l'héroïne « une terreur secrète » et la conscience de ce qu'elle peut céder au désir de Tarquinius.

 


Christine Rice & Matthew Rose ©Robbie Jack

 

Un tel cadre dramaturgique décuple une réalisation musicale d'un rare achèvement. La direction précise de Leo Hussain épouse chaque facette d'une partition décidément singulière dans son vocabulaire instrumental et en libère l'extraordinaire tension : depuis l'attaca des premiers accords, alors que les lumières de la salle se sont à peine éteintes, jusqu'aux dernières notes apaisées de l'épilogue, on savoure ostinatos des cordes, mélopées des bois, fanfares impérieuses des cuivres, percussions affolées (gong, petites cymbales). Quant aux interventions du piano, soit elles adoucissent le récit, soit le rendent plus ardent. Les tuttis se font rares mais les pianissimos sont souvent plus qu'évanescents. Quant aux combinaisons instrumentales, leur subtilité n'a d'égale que leur diversité : flûte grave et clarinette grave lors de la berceuse dispensée par Female Chorus, cor en sourdine et glissandos de harpe avec l'entrée de la voix, lors de la scène préludant à l'attaque de Lucrèce. Les solistes du LPO délivrent des sonorités proprement envoûtantes et maîtrisent à la perfection une rythmique extrêmement différenciée. On ne peut imaginer distribution plus attachante que celle assemblée, que distingue un vrai esprit d'unité. Allan Clayton, dans le rôle créé par Peter Pears, offre de Male Chorus une formidable force de conviction, ce type de partie de ténor qu'affectionne Britten, comme celle du Narrateur du Prologue du Tour d'écrou. Elle tranche avec celle de soprano corsé de Female Chorus, dans un souci de différentiation des couleurs. Kate Royal y déploie une pareille présence doublée de compassion pour l'héroïne. Leurs interventions sont toujours d'une extrême justesse lorsqu'ils sont aux cotés de Lucrèce comme pour l'accompagner, la soutenir, la comprendre même dans sa détermination à préférer la mort à une vie entachée du péché. Christine Rice lui prête une justesse de ton poignante que magnifie la luminosité d'un timbre élégant de mezzo soprano corsé. Autant le Tarquinius de Duncan Rock est tout d'une pièce, que le beau timbre de baryton clair pare d'une jeunesse conquérante, presque rayonnante, autant le Collatinus de Matthew Rose, un peu voûté par l'expérience des choses de la guerre et de la vie, offre une grande noblesse d'accents au moment du pardon après le choc émotionnel de la révélation de l'infidélité, au-delà de l'époux atteint dans son honneur d'homme. L'intervention muette de l'enfant du couple, trait ajouté par la régie, surenchérit sur l'idée de renoncement, lors que le jeune garçon tente de consoler ce père meurtri. Les deux servantes, le soprano éthéré de Louise Adler, Lucia, et surtout la superbe présence et la tendresse de Catherine Wyn-Rodgers, Bianca, démontrent que leurs parties sont loin d'être secondaires. Enfin le général Junius de Michael Sumuel, rôle plus épisodique mais pas moins présent, complète un cast valeureux. La symbiose quasi idéale de tous ses aspects musico-dramatiques signent une production qu'on aurait plaisir à revoir ce côté-ci du Channel.

 

Jean-Pierre Robert.

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    LE FESTIVAL DE PRADES

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Abbaye Saint Michel de Cuxa / DR

 

Depuis 65 ans, la petite bourgade pyrénéenne de Prades accueille un festival pas comme les autres. C'est là en effet que Pablo Casals fuyant l'Espagne franquiste s'était établi en 1939 et qu'il eut l'idée de rompre le silence par la musique en 1950 à l'occasion du bicentenaire de la mort de JS. Bach. La voie était ouverte à ce qui allait devenir un festival portant son nom, dévoué à la musique de chambre. « Ce Festival était une chose nécessaire, comme une dette que j'avais envers la cité qui m'avait accueilli », dira-t-il. Un festival original prônant le concept des concerts dits à géométrie variable, permettant d'entendre, lors d'une même séance, des formations de tailles différentes jouer des œuvres autour d'un thème choisi. Ces concerts que les programmes habituels, des grandes villes en particulier, ignorent par défaut d'imagination ou simplement pour des raisons économiques, la difficulté étant de réunir plusieurs musiciens d'horizons divers. Il n'est effet pas toujours aisé  d'investiguer, par exemple, dans une combinaison rapprochant trio, sextuor avec des artistes différents. C'est là ce qui fait la force de Prades : réunir les meilleurs noms de la musique de chambre pour partager, autour d'un thème, répertoires anciens et contemporains. Le maître mot de la présente édition anniversaire était « Notes croisées ». Tout un programme ! Qui connut son apogée lors d'une soirée « Chez Mallarmé » juxtaposant des mélodies de Debussy et de Ravel écrites sur les mêmes poèmes. L'autre point fort, et l'originalité, du festival est de jouer dans des lieux prestigieux : au premier chef l'abbatiale de l'abbaye de Saint Michel de Cuxa, au pied du majestueux Canigou, à l'acoustique merveilleuse de clarté et de chaleur. Mais aussi dans les églises alentour, celle de Prades avec son retable maitre autel baroque où trône Saint Pierre, le plus imposant de France, ou le plus modeste édifice de Moligt village, là où Casals aimait se retirer pour répéter, au plus proche de cette terre catalane qu'il chérissait tant. Celle de Vinça, à quelques enjambées de Prades, possède un magnifique orgue de Cavaillé, datant de 1765, conservé dans son jus d'origine, un buffet Louis XV en bois de châtaigner. Une merveille d'instrument joué lors d'un concert de Pascal Marsault, titulaire de l'orgue de l'Église Saint-Ignace à Paris. Son programme, « autour de1765 », réunissait judicieusement pièces démonstratives, bardés de Grands jeux, et morceaux intimistes, comme la Cembalosonate für Damen (Sonate de clavecin à l'usage des dames) de CPE Bach, écrite cette même année 1735 à Postdam, ou le Divertimento en do majeur de Josef Haydn, petit concerto en miniature. C'est le cas encore du Concerto pour cor en ré majeur du même compositeur, où l'orgue tient lieu dans cette adaptation de partie orchestrale, écrite de manière doublée pour éviter toute velléité d'improvisation de la part du soliste (ici André Cazalet, cor solo à l'Orchestre de Paris), nous confie l'organiste. Quelle que soit la registration, cet orgue sonne d'une pureté cristalline et la restitution des timbres d'époque qu'autorise un temps d'écho très court, est une joie sans mélange.

 


Pablo Casals  / DR

 

Le festival Pablo Casals s'enorgueillit aussi de son programme pédagogique. Une conférence du musicologue François Porcile autour de « Paris, phare de la musique mondiale dans l'entre-deux guerre » permettait de vérifier combien la capitale fut le point de ralliement de tout ce que le monde musical comptait de grands noms, attirés par une vie musicale et littéraire foisonnante, animée par le Groupe des Six ou des figures emblématiques telles Nadia Boulanger, « Mademoiselle », ou Gertrude Stein. Ce seront les américains, dont l'enfant terrible George Antheil, puis les russes, aux côtés de Stravinsky et de Prokofiev, mais aussi Heitor Villa Lobos, Edgar Varèse, Bohuslav Martinu ou encore Kurt Weill. Des groupes comme l'ensemble « Triton » ou « La Sérénade » se partagent alors les faveurs des mélomanes. Le festival de Prades n'ignore pas la relève. Son Académie, en partenariat avec le Curtis Institute, via une fondation, et sous la houlette des musiciens en résidence durant la saison d'été, offre à la jeune génération des solides opportunités d'enseignement. Elle peut en faire profiter le public lors de « concerts étudiants ». Celui auquel on a assisté présentait, entre autres talents, un jeune celliste, Didi Park, qui du haut de ses 17 printemps, montrait une habileté étonnante dans la difficultueuse Sonate pour violoncelle et piano op. 40 de Chostakovitch et une maîtrise du phrasé peu commune.

 

Une « journée Casals » mémorable

 


Arto Noras jouant le violoncelle de Casals & Luis Fernando Pérez au piano

©Hugues Argence

 

Le 6 août, deux séances recréaient les concerts donnés par le maître Casals en 1955, à Saint Michel de Cuxa et à Molitg. La soirée à l'abbaye s'ouvrait par la Sonate N° 2 pour violoncelle et piano en Ré majeur de JS. Bach, BWV 1028. Événement : le cello était celui que Casals jouait à Moligt en 1955, un instrument de 1741 du facteur italien Landolfi, pas joué depuis lors et remisé au Musée. Restauré récemment à Paris, il retrouvait le public sous les doigts d'Arto Noras, formé auprès de Paul Tortelier, lui-même élève du maître. C'est dire combien la filiation était présente et que l'interprète pouvait donner « quelques atomes de Casals », dira-t-il lors de mots de présentation. Un violoncelle qui offre cette particularité d'être difficile à jouer du fait de ses dimensions, les cordes étant plus longues de deux centimètres que l'habituelle disposition ; d'où une « plus grande fatigabilité » de jeu. Combien émouvante était cette exécution de la Sonate de Bach ! De fait, la chaude sonorité de l'instrument lui conférait une aura singulière, en particulier dans les deux mouvements lents, tandis que l'accompagnement pianistique de Luis Fernando Pérez se faisait attentionné. Cette Sonate « pour clavecin obligé et viole de gambe », comme ses sœurs BWV 1027 et 1029, offre ceci d'original qu'elle se rapproche d'une sonate en trio en ce que l'une des lignes mélodiques est confiée à la gambe/violoncelle, l'autre à la main droite du pianiste, tandis que la partie de basse est jouée par la main gauche de celui-ci. Suivait le Premier Sextuor de Brahms. Cet op. 18, de 1860, première œuvre chambriste significative, connut un succès immédiat. Sans doute, sa formation, partagée entre deux violons, deux altos et deux violoncelles, donne-t-elle un sentiment de plénitude. Mais c'est encore son caractère heureux et sa fraîcheur d'inspiration qui séduisent. Son classicisme aussi, puisé aux sources des grands prédécesseurs, Haydn, Mozart ou Beethoven, avec cette touche de rêve du musicien de l'Allemagne du nord. Le discours est suprêmement intime par la façon dont sont utilisés les six instruments, qui abonde en alliances habiles. Après un allegro fort rythmé et d'un mélodisme généreux, l'andante, « ma moderato », déploie une sonorité pleine et chantante, le premier alto se voyant réserver une place de choix dans ce qui est un schéma de thème et variations sur une mélodie populaire. Le scherzo est allègre, avec un trio très lyrique. Un rondo « poco allegretto e grazioso » forme le finale joyeux, entraînant. L'ensemble formé de Christian Altenburger, Gil Sharon, violons, Diemut Poppen et Bruno Pasquier, altos, Frans Helmerson et Ivan Monighetti, cellos, en donne une lecture passionnée. Le concert se concluait par le Trio N° 2, op. 100, D 929 de Schubert (1827). Là encore un grand morceau du répertoire de chambre. Très construit, peut-être plus encore que le Trio op 99, le morceau, au fil de ses quatre mouvements, préfigure sans doute la Grande symphonie en Ut. La volubilité mélodique de l'allegro et ses incessantes modulations laissent place à un andante con moto qui instaure ce climat du voyageur, cher à Schubert, annonçant les Lieder du Winterreise. On est enivré de ces atmosphères tour à tour inquiétantes ou lumineuses. Suit un scherzo plein d'élan qu'entrecoupe un robuste trio. Le finale est empli de fantaisie dans sa manière dansante, d'une grande tension. L'exécution du trio ad hoc formé de Svetlin Roussev  premier violon solo du Philar de Radio France, François Salque, éminent violoncelliste, et du vétéran Peter Frankl au piano, est parée d'une énergie et d'une fièvre qui tiennent en haleine, les deux cordes sous la houlette bienveillante mais ferme d'un pianiste qui joue comme un dieu. Standing ovation !

 


Trio de Schubert : (de g. à dr.) Svetlin Roussev, Peter Frankl, François Salque

©Hugues Argence

 

L'après midi précédente, un autre concert reproduisait celui donné la même année 1955 dans l'église de Molitg. Était d'abord jouée la Sonate pour violoncelle et piano  BWV 1027 de Bach, par les mêmes interprètes, Noras et Pérez, et sur le violoncelle de Casals, encore plus impressionnant dans le cadre étroit de cette petite chapelle de village. Puis la Sonate pour clarinette et piano op 120 N° 2 de Brahms, méditative et mélancolique, pur exemple du dernier style du musicien, et son ultime pièce chambriste. L'occasion d'entendre le dynamique et omniprésent directeur artistique du festival, Michel Lethiec, avec sa casquette de clarinettiste. Et enfin le Duo pour violon et piano de Schubert D 574, en réalité une vraie sonate en quatre mouvements, qui voit le scherzo placé en deuxième position. Il était interprété avec goût par la violoniste bulgare Mihaela Martin et le piano vigoureux de Luis Fernando Pérez. Au sortir, une surprise attendait les mélomanes : une tour humaine, à la catalane, un « castells », sur la place de l'église !   

 

 

Hommage au Trio Thibaud, Casals, Cortot

 


Concert de Chausson : Yves Henry, piano, Hagai Shaham,

violon & Fine Arts Quartet ©Hugues Argence

 

Autre concert commémoratif que celui donné à Saint Michel de Cuxa en hommage au fameux trio formé de Pablo Casals, Jacques Thibaud et Alfred Cortot. Le trio naquit en 1905 presque par hasard, lors d'une soirée entre amis au cours de laquelle Léon Blum, apparenté au pianiste, convainquit les trois musiciens de donner des concerts ensemble. La formation se produira pendant des années jusqu'en 1934 et une ultime soirée à Prades. Le présent concert était articulé autour du Trio N° 1 op 63 de Robert Schumann ; rappelant au passage que c'est sous les auspices de ce musicien que la soirée de 1905 avait réuni les trois illustres interprètes. Cette pièce de 1847 illustre l'engouement du monde musical de l'époque romantique pour la formation piano, violon et violoncelle, auquel ont satisfait entre autres, Mendelssohn, Chopin ou Spohr, et Clara Schumann l'année précédente. L'œuvre conséquente fait se succéder un premier mouvement enflammé (« Mit energie und Leidenschaft »/ Avec énergie et passion), un deuxième, scherzo emporté (« Lebhaft, doch nicht zu rasch » /Animé mais pas trop rapide), un mouvement lent, cœur émotionnel de la composition, marqué « Langsam, mir inniger Empfindung » (Lent, avec un sentiment intime), quoique la partie centrale soit plus animée. Le finale est grandiose, presque frénétique, « Mit Feuer » (Avec feu). La réunion du violoniste viennois Christian Altenburger, du celliste finlandais Arto Noras et du pianiste libanais Avedis Kouyoumdjan s'avère fructueuse, au plus près de la veine intimiste et exaltée de Schumann. Le concert avait débuté par la Troisième Sonate pour violoncelle et piano de Beethoven, comme elle fut jouée à Prades par Casals et Cortot en 1958, retrouvailles des deux amis que leurs idées politiques avaient un temps séparés, et ultime apparition du pianiste céans. Frans Helmerson, violoncelle, et Avedis Kouyoumdjan en livrent une exécution respectueuse, quoique un peu sage du côté de l'instrument à cordes. L'apothéose devait venir avec l'exécution du Concert d'Ernest Chausson. On sait cet op 21 de son auteur passer pour un sommet de lyrisme exalté. Le morceau allie piano, violon et quatuor à cordes s'épanchant en une texture souvent quasi orchestrale. La présente interprétation le vérifie au centuple : un premier mouvement, « Décidé », montre un piano à la sonorité évanescente, proprement liquide (Pierre Henry), au fil de ces thèmes qui reviennent en boucle à l'envi, et des couleurs foncièrement galliques dont se détache le violon expressif de Hagai Shaham. La « Sicilienne » et ses balancements enchanteurs est là aussi un merveilleux véhicule pour le violoniste. Le « Grave » est un sommet de profondeur habitée, un brin funèbre, et on admire les combinaisons qui assemblent par exemple le violon et le piano ou le piano et le quatuor (l'excellent Fine Arts Quartet). Le « Très animé » final est entraînant à souhait, emportant tout sur son passage dont l'enthousiasme du public, subjugué par pareille lecture. Ils bisseront la Sicilienne !

 

 

Un concert « chez Mallarmé » 

 


Prélude à l'après midi d'un faune : Svetlin Roussev, Mihaela Martin,

Diemut Poppen, François Salque, Patrick Gallois, Isaac Rodriguez,

 Jean-louis Capezzali, Jurek Dybal ©Hugues Argence

 

Le thème d'année «  Notes croisées » prenait un relief tout particulier lors du concert intitulé « Chez Mallarmé ». Puisqu'il rapprochait deux compositeurs essentiels, Debussy et Ravel, qu'on a si souvent associés, en particulier à travers leurs quatuors à cordes, même si la chose est discutable eu égard au peu d'amitié existant entre eux, et deux pièces vocales de l'un et de l'autre écrites sur les mêmes textes du poète. Il permettait de s'imprégner de ce langage si consubstantiellement français du début du XX ème siècle, dont Cocteau se fit le porte étendard dans Le Coq et l'Arlequin. La soirée s'ouvrait par le Prélude à l'après midi d'un faune, inspiré à Claude de France par la poétique de Mallarmé. L'œuvre est donnée dans une version chambriste pour neuf instruments. Un régal de finesse. Le resserrement de l'instrumentation, dont l'idée revient à à Arnold Schoenberg, quoique mise en œuvre par Hans Eisler, en préserve toute l'atmosphère à travers ses épisodes langoureux de chaleur méridienne sur lesquels respire divinement une flûte lascive. On regrettera seulement de perdre un détail pourtant essentiel : les deux traits finaux de la cloche d'argent qui concluent la pièce de manière extatique. L'exécution de l'ensemble formé de Patrick Gallois, flûte, Jean-Louis Capezzali, hautbois, Isaac Rodriguez, clarinette, Svetlin Roussev et Mihaela Martin, violons, Diemut Poppen, alto, François Salque, violoncelle, Yves Henry, piano, Satochi Kubo, harmonium et cymbales antiques, auxquels s'adjoint la contrebasse de Jurek Dybal, est un modèle de goût. On admire comment les cordes et le piano sertissent les arabesques envoûtantes de la flûte décidément enchantée de Gallois. Venaient les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé de Debussy pour chant et piano. Tirés des Poésies du premier (1899), elles sont composées en 1903 et créées à la Salle Gaveau, en mars 1914, par Ninon Vallin et Debussy au piano. Cette création marquait l'épilogue d'une bien curieuse histoire de droits demandés au poète pour mettre en musique ses poèmes. Car Ravel était aussi sur les rangs et sera d'ailleurs le premier à les obtenir et à révéler sa composition en janvier 1914. Les deux musiciens choisiront les mêmes deux pièces : « Soupir » et « Placet futile ». Debussy y ajoutera « Éventail ». La partie de piano s'y révèle transparente, surtout sous les doigts de Peter Frankl. La jeune cantatrice franco-marocaine Ahlima Mhamdi, malgré une articulation soignée, offre une diction  problématique et la compréhension du texte est peu claire. En particulier dans la troisième pièce, « Éventail », la plus courte de la trilogie. Plus tard dans le concert, les Trois poèmes de Mallarmé de Ravel seront l'occasion d'une fascinante comparaison. C'est d'abord que Ravel a conçu un accompagnement instrumental élargi, mêlant cordes, piano et vents, outre l'harmonium. L'orchestration a une dette envers Stravinsky. Ensuite, l'écriture vocale est plus confortable, la voix passant paradoxalement plus facilement sur cet environnement quasi orchestral, là où avec le seul piano Debussy imposait une ligne très serrée au langage souvent hermétique de Mallarmé. Surtout la ligne de chant ravélienne suit de plus près le texte poétique. La chanteuse s'y montre d'ailleurs plus à l'aise, le beau timbre de mezzo soprano étant mieux mis en valeur. Le troisième poème mis en musique par Ravel est « Surgi de la croupe et du bon », choisi pour sa difficulté, car un des plus abscons de Mallarmé. Cette courte mélodie, dédiée à Erik Satie, offre des originalités d'instrumentation avec l'usage de la petite flûte piccolo et de la clarinette basse. Le Quatuor de chacun des musiciens, qui rythmait les deux parties du concert, était présenté par des formations différentes. Du Debussy, le Fine Arts Quartet livre une lecture sobre, volontairement retenue dans l'expression, mettant en valeur un brillant américain asservi à un bel équilibre des voix. L'andantino, marqué « Doucement expressif », se garde de tout excès d'épanchement. Et le finale reste contenu dans des limites raisonnables. Tout le contraire de leurs collègues de Shangai Quartet dans le Ravel. Dès les premières mesures, on comprend un souci d'articulation et d'une dramaturgie soulignée. Le deuxième mouvement, « Assez vif, très rythmé » prend l'indication au mot et s'avère presque sauvage, sans perdre de son expressivité pour autant. Et le finale, « Vif et agité » est abordé à un train d'enfer, hyper articulé, presque agressif par endroit. Une vision cohérente cependant. Ces deux exécutions montrent les différences stylistiques partagées par les deux formations et des approches bien tranchées de ces chefs d'œuvres du genre.

 

Jean-Pierre Robert.

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  AU FESTIVAL DE SALZBOURG

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©Salzburger Festspiele / DR

 

Pour sa 95 ème édition, le festival de Salzbourg proposait un tableau de chasse impressionnant, comme toujours. Pour ne prendre qu'un exemple, afficher les trois sopranos les plus en vue du moment, Cecilia Bartoli, Anna Netrebko et Angela Gheorghiu comme les fameux ténors Jonas Kaufmann, Piotr Beczala et Rolando Villazón ne tient-il pas du tour de force ! On fêtait cette année plusieurs anniversaires : les 40 ans de scène in loco de Placido Domingo qui débuta en 1975 dans Les Contes d'Hoffmann, le même quarantième anniversaire du premier concert de la violoniste Anne Sophie Mutter, alors sous la baguette de Herbert von Karajan, ou encore les 50 ans de présence au festival de Daniel Barenboim qui y faisait ses premiers pas en 1965 dans un concerto de Mozart dirigé par son ami Zubin Metha. Un grandiose hommage était surtout rendu à Pierre Boulez : l'occasion d'une pléiade de concerts réunissant fidèles amis, Pierre Laurent Aimard, Hilary Summers, Barenboim, l'Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher (pour Répons) et jeunes ensembles, de la présentation d'un film (« A la croisée des chemins de Pierre Boulez ») et d'un livre de photos. Côté opéra, nouvelles productions, dont la première mondiale de Die Eroberung von Mexico de Wolfgang Rhim, une nouvelle présentation des Nozze di Figaro et d'Iphigénie en Tauride, voisinaient avec reprises majeures : Norma, starring Bartoli, Il Trovatore (Netrebko) et Der Rosenkavalier. Des versions concertantes complétaient le spectre : Dido and Aeneas, Werther ou encore Ernani, ce dernier dirigé par le trop rare Riccardo Muti. Une focale était portée aussi sur Kurt Weill dont une exécution concertante de son Opéra de quat' sous et une soirée des mélodies chantées par Angela Denoke, faisaient pendant avec une adaptation de la pièce de Brecht, sous le titre de Mackie Messer. Les concerts de l'Orchestre Philharmonique de Vienne rythmaient les cinq semaines du festival sous le motto « Les Wiener Philharmoniker et leurs compositeurs » : Brahms (Muti), Bruckner (Haitink), Mahler (Barenboim) ou encore Martinú (Nézet-Séguin) et Franz Schmdt (Bychkov). Sans parler de la foultitude des propositions de musique de chambre (comme le cycle des ''Dernières sonates » imaginé par Andras Schiff ou le programme Schumann de Matthias Goerne et Christoph Eschenbach) et de petites formations orchestrales tel ce magnifique concert entre amis réunissant autour de la Camerata Salzburg, le hauboïste-chef d'orchestre François Leleux, Renaud Capuçon et Kathia Buniatishvili dans des pièces peu jouées de Mendelssohn et de Haydn. Délicieux embarras de richesse !

 

 

Les effluves si attachantes de Werther

 

Jules Massenet : Werther. Drame lyrique en quatre actes. Livret d'Edouard Blau, Paul Millet et Georges Hartmann d'après le roman « Les souffrances du jeune Werther » de Johann Wolfgang Goethe. Piotr Beczala, Angela Gheorghiu, Elena Tsallagova, Daniel Schmutzhard, Giorgio Surian, Martin Zysset, Ruben Drole. Salzburger Festspiele & Theater Kinderchor. Mozarteum Orchester Salzburg, dir. Alejo Pérez. Version concertante. Grosses Festspielhaus.  

 


Piotr Beczala, Angela Gheorghiu, Alejo Pérez

©Salzburger Festspiele / Marco Borelli

 

C'est à Vienne, en févier 1892, que Werther, le nouvel opéra de Massent tiré du roman de Goethe voit le jour, en traduction allemande, avant son installation à l'Opéra Comique. L'œuvre ne connut pas d'emblée le succès escompté : on buta sur son côté peu dramatique, ou fustigea une musique trop sentimentale. Un critique, pourtant peu porté sur la louange, en discerna les beautés : George Bernard Shaw soulignant un « opéra franc et naturel ». L'art de la demi-teinte, cet esprit si français déconcertaient sans doute. Ils font pourtant le prix d'un drame lyrique où tout n'est qu'atmosphère suggérée et sincérité de l'inspiration. On pense au duo dit du « Clair de lune », au Ier acte, dont la simplicité mélodique touche au plus profond, ou encore à l'ultime duo où Charlotte s'avoue un amour si longtemps refusé. Werther est un opéra conçu pour le théâtre et la difficulté d'une exécution concertante est de maintenir une tension dramatique ferme, surtout avec des interprètes étrangers à notre langue. Des passages comme le début du premier acte et son ambiance joliment domestique, ou la première partie de l'acte II, d'une gouaille légèrement surannée, ne sont assurément pas aisés à restituer en concert. Mais l'intimisme de ce drame de l'amour impossible peut aussi bien se révéler sans l'artifice du décor. La présente exécution ne se ressent pas de faiblesse dramatique car le chef d'orchestre veille au grain. Le jeune Alejo Pérez, qui fit les beaux soirs de l'Opéra de Lyon il y a peu, dans une exécution incandescente des Stigmatisés de Franz Schreker, un répertoire à cent lieux du raffinement massenétien, réussit à insuffler un bel élan à l'Orchestre du Mozarteum de Salzbourg, n'hésitant pas à lâcher ses forces pour des contrastes marqués (Ouverture, entracte symphonique reliant les deux derniers actes, décrivant le voyage intérieur de Charlotte, et culminant en un climax saisissant alors que le tutti orchestral est couronné des timbales, de la gosse caisse et de la machine à vent). Les nuances sont justement observées ailleurs, dans le moments plus lyriques, si nombreux dans cet opéra. Piotr Beczala donne du rôle titre une interprétation proche de l'idéal : timbre rayonnant, diction partout d'une justesse confondante, qui fait que chaque mot porte, chaque inflexion transporte comme sur ces mots « J'ignore s'il est jour... J'ignore s'il est nuit ». La quinte aiguë est aisée, joliment claironnante lors des grands airs comme « Lorsque l'enfant revient » ou le fameux « Au souffle du printemps ». Pour citer Shaw, à propos du créateur, le célèbre Jean de Reszke, « la perfection de son intégrité artistique était égale à son talent vocal ». On ajoutera que la manière de défendre le rôle rappelle l'élégance d'Alfredo Kraus. Celle d'Angela Gheorghiu, malgré tous ses mérites vocaux, est moins en situation. Elle est contrainte d'assombrir son large soprano en détimbrant, ce qui nuit à la bonne énonciation du texte, là où son partenaire fait un sort à chaque réplique. Moins apprêtée que souvent, l'interprétation a de l'allure, en particulier lors du long monologue du troisième acte, intense. Et les duos sont de haute tenue. Elena Tsallagova donne de Sophie un portrait tout en fraîcheur et vocalement radieux, en beau contraste avec l'héroïne, notamment au second de ses airs « Ah, le rire est joyeux.. » Daniel Schmutzhard est un Albert assez peu caractérisé. Le timbre de baryton clair y et pour quelque chose, peu apte à délivrer les sombres accents du mari déçu et si la bonté du personnage transparait, l'évolution vers une résolution moins flatteuse ne fait pas le compte, en particulier lors de l'échange avec Werther. Des trois autres rôles masculins on détachera le Johann de Ruben Drole, parangon d'abattage et d'esprit.  

 

 

Un Fidelio tronqué ravalé au rang de drame bourgeois 

 

Ludwig van BEETHOVEN : Fidelio. Opéra en deux actes. Livret de Joseph Sonnleithner, Stephan Breuning et Georg Friedrich Treitschke d'après le livret de l'opéra « Léonore ou l'amour conjugal » de Jean-Nicolas Bouilly. Jonas Kaufmann, Adrianne Pieczonka, Tomasz Konieczny, Hans-Peter König, Olga Bezsmertna, Norbert Ernst, Sesbastian Holecek,  Daniel Lökös, Jens Musger. Nadia Kichler, Paul Lorenger. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Wiener Philharmoniker dir. Franz Welser-Möst. Mise en scène : Claus Guth. Grosses Festspielhaus.

 


Jonas Kaufmann & Adrianne Pieczonka

©Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

Cette nouvelle production de Fidelio, la neuvième dans l'histoire du festival, soulève une question majeure : celle de la fidélité au texte. Beethoven a longtemps travaillé à son unique opéra et on n'en compte pas moins de trois versions. La version en trois actes, de 1805, créée au Theater an der Wien, « Fidelio ou l'amour marital », est basée sur le schéma de l'opéra-comique français, avec emphase sur le côté milieu bourgeois de l'intrigue. Une seconde version, de 1806, la concentre en deux actes, pour plus de poids dramatique, Beethoven mettant l'accent sur le dessein héroïque de Léonore de libérer son époux injustement emprisonné. Enfin il révise l'œuvre une nouvelle fois de manière encore plus concise, en 1814. C'est la version habituellement jouée aujourd'hui avec ce mélange typique de numéros musicaux et de dialogues parlés. L'évolution du matériau des Ouvertures est d'ailleurs significative de celle de la pensée créatrice du musicien, car si celle de l'édition de 1805, dite Leonore II, est un morceau à programme annonçant les divers épisodes du drame qui va suivre, celle de 1814, dite de Fidelio, est d'une nature plus abstraite, quelque peu détachée du contenu dramaturgique de la pièce. Le parti adopté par Claus Guth est de concevoir l'action du point de vue du personnage de Léonore. Et de shunter tout ce qui touche au schéma d'opéra-comique, savoir les dialogues parlés. On nous explique que Beethoven aurait donné carte blanche quant au sort de ces dialogues. Pour les développer ou les raccourcir, nul doute. Mais pas pour les biffer purement et simplement. C'est pourtant ce que fait la mise en scène, eu égard « au désaccord entre le pouvoir visionnaire de la musique et le réalisme, voire même la banalité des textes parlés » qui est « extrêmement irritant » estime Guth ! En lieu et place desdits dialogues sont intercalés des bruitages de tous ordres dont des soupirs ; sorte de tonnerre et tremblements. Si l'intégration au reste de la pièce de la première scène, de mélodrame entre Jaquino, Marcelline et Rocco, passe toujours pour problématique et est une épine dans de pied de tout metteur en scène, la suppression du reste des textes parlés (par exemple celui précédant l'entrée de Pizzaro, ou les mots poignants échangés entre Rocco et Léonore dans le caveau où est confiné Florestan, ou encore l'appel affolé de Jaquino annonçant l'arrivée du Ministre Fernando) laisse un vide sidéral. Et transforme surtout l'armature de la pièce. Pis, Guth a également décidé de se passer sur scène du chœur final et de le reléguer en coulisses, achevant de faire de l'intrigue « une utopie qui ne saurait être illustrée »... On touche là aux limites du tripatouillage... L'autre trait, plus en phase avec la dramaturgie, consiste à doubler les personnages de Leonore comme de Pizzaro d'un alter ego muet mais pas spécialement calme, le second s'agitant en tous sens pour exacerber les fantasmes de cette sinistre figure, la première s'exprimant dans un langage proche de celui des sourds muets, comme pour instruire l'intéressée de ce qu'elle est censée faire, ou expliquer au spectateur ce qu'il y a lieu d'en comprendre ; ceci est immanquablement de nature à distraire. Le paroxysme est atteint lors de l'air « Abscheulicher !», et durant le chœur final où la doublure de l'héroïne s'embarque dans des moulinets forcenés de signes. Florestan est conçu comme un homme névrosé, qui depuis son air d'entrée nourrit une idée de mort que la venue de Leonore et la délivrance qu'elle apporte ne parviendront pas à dissiper. Il s'écroulera raide mort comme foudroyé, au mieux par un trop plein d'émotion, au pire dans une folle course suicidaire comme le sera une Elektra dans l'opéra éponyme de Richard Strauss. Reste que cette régie éminemment discutable réserve pourtant des moments passionnants. A commencer par un perspicace travail sur la lumière, et sur les ombres. Ou pour ce qui est du concept d'enfermement capturé dans un décor blanc immaculé de murs d'une immense pièce d'habitation dont se détachent les personnages, leurs doubles ou leurs ombres, dans un ensemble d'un esthétisme indéniable. La survenance des prisonniers en blanc, ou plus tôt celle de Pizzaro entouré de son double et de sbires, vêtements et lunettes noires, plus menaçant que la menace, restent des traits d'une force théâtrale peu commune. La scène finale, malgré sa beauté plastique, d'une vaste salle surmontée d'un lustre de Bohème, ne manque pas d'allure mais faillit en termes d'impact, en raison de l'absence du chœur comme de la dispersion des protagonistes sur le plateau.     

 

 


Scène finale du II ème acte ©Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

Musicalement, les choses vont autrement, car l'interprétation atteint des sommets. Pour Franz Welser-Möst, cette musique respire un feu prométhéen. De fait, sa direction apporte une fièvre perceptible dès l'Ouverture, atteignant son acmé dans Leonore III. L'exécution de cette dernière vaudra, au chef et aux viennois, une ovation prolongée. L'acoustique de la salle aidant, les interventions des bois comme soulignées sont une délice de tous les instants. Les tempos sont plutôt sur le versant rapide, en particulier s'agissant de l'entrée fracassante de Pizzaro, mais aussi du chœur des prisonniers, saisi là aussi d'un mouvement résolu. De la Leonore d'Adrianne Pieczonca émane une force irrépressible, que même les élucubrations agitées de son double ne parviennent pas à tempérer. L'air « Abscheulicher! » atteint une force d'expression incroyable, le beau soprano se déployant avec aisance, et les interventions du II ème acte, même privées du substrat des dialogues, confèrent pareillement au personnage un tragique certain. Quant au duo « O namenlose Freunde », s'il ne s'en dégage pas le poids émotionnel qu'on souhaiterait, la faute en est essentiellement imputable à une régie qui objective au point d'évacuer toute velléité d'épanchement. Son Florestan, Jonas Kaufmann, a grande allure. L'air d'entrée «  Gott !welch' Dunkel hier !» est négocié du plus lointain et doux pianissimo qui soit, encore  plus spectaculaire que dans ses précédentes prestations à l'Opernhaus de Zürich ou à l'Opéra Garnier : ce qui est infime fil de voix s'enfle peu à peu pour sonner grandiose à la fin d'un parcours halluciné. Et si le personnage n'émeut pas toujours, force est de reconnaître que l'interprète n'en est pas responsable car la régie ne le favorise pas, névrotique, tremblant, égaré. Le duo final laisse sur sa faim, là encore du fait du parti adopté par la mise en scène, Florestan étant partagé entre joie indicible des retrouvailles et affres d'une captivité qui aura laissé d'indélébiles traces. De Pizzaro, Tomasz Konieczny livre une vision de folie meurtrière exacerbée, démultipliée par un double aux généreuses contorsions. La voix claire du baryton, lisse et dépourvue de vibrato, confère au personnage un aspect aussi noir que son apparence physique. Quoique magistralement chanté, le Rocco de Hans-Peter König semble quelque peu distancié dans cette interprétation qui gomme l'aspect bonhomme et apeuré du personnage pour en faire un brave bourgeois aristocrate. De même, le Jaquino de Norbert Ernst est pâle, disparaissant peu à peu de l'écran dramatique. Dommage car l'interprétation est celle d'un joli timbre de ténor lyrique. La Marcelline de Olga Bezsmertna, une voix nouvelle, livre un chant agile et une autorité scénique intéressante, pas ravalée au rang de soubrette. Le Ministre Fernando, Sebastian Holecek (là où était prévu Ludovic Tézier) est inconsistant, son intervention au finale comme surajoutée. Les Chœurs de l'Opéra de Vienne affichent comme toujours leur habileté scénique, hélas réduite ici au seul premier acte, et leur sagacité pour le texte chanté. 

 

 

Iphigénie en Tauride ou la force du verbe

 

Christoph Willibald GLUCK : Iphigénie en Tauride. Tragédie en quatre actes. Livret de Nicolas-François Guillard d'après la tragédie éponyme de Claude Guimond de La Touche. Cecilia Bartoli, Christopher Maltman, Rolando Villazón, Michael Kraus, Rebeca Olvera, Rosa Bove, Marco Saccardin, Walter Testolin, Laura Antonaz, Helena Carzaniga, Mya Fracassini, Caroline Germont, Elisabeth Gillming, Marcelle Jauretche, Francesca Lanza, Sylvia Piccollo, Nadia Ragni, Brigitte Ravenel. Coro della Radiotelevisione Svizzera. I Barocchisti, dir. Diego Fasolis. Mise en scène : Moshe Leiser & Patrice Caurier. Haus für Mozart.

 


Cecilia Bartoli ©Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

Conçu au cœur du thème de la « diversité olympienne », de son festival de Pentecôte, Cecilia Bartoli avait programmé Iphigénie en Tauride, reprise au festival d'été.  Présentée en 1779 à l'Académie Royale de Musique, l'œuvre est titrée simplement « tragédie ». La concision du livret de Guillard, qui s'inspire de la tragédie de La Touche, marque une volonté de retour aux sources d'Euripide par la clarté de l'expression mais aussi par ses vertus de naturel, de sobriété et de simplicité. La force de la tragédie un point c'est tout. La clé d'interprétation, soulignent les metteurs en scène duettistes Patrice Caurier et Moshe Leiser, réside, au-delà de la mélodie, dans la déclamation des mots et cette substantifique moelle qu'est ici le théâtre. Il faut reconnaitre à leur régie d'acteurs qu'elle colle parfaitement au texte et à sa formidable concision (la scène de la reconnaissance entre le frère et la sœur ne dure que quelques répliques) et que les trois protagonistes offrent une sûre maitrise du tragique des situations vécues : la terrible destinée de la prêtresse Iphigénie contrainte par un tyran, Thoas, le roi des Scythes, de sacrifier tout étranger se présentant sur le rivage de Tauris, jusqu'à cet Oreste qui n'est autre que son frère ; mais aussi l'indéfectible amitié liant Oreste et Pylade, qui confère à la pièce une humanité qu'on croyait impossible parmi ces dieux inflexibles. D'où vient alors qu'une insatisfaction s'installe ? C'est qu'au delà d'une transposition modernisée, la mise en scène actualise avec un côté presque militant. Transportant l'action dans un camp de réfugiés dont hélas les reportages télévisés nous rappellent quotidiennement la terrible existence. Une transcription d'une situation actuelle sans distance, qui délaisse toute tentative d'interprétation mémorielle. Un vaste hangar que ferme dans le lointain un semblant de portes rouillées, et muni d'un lavabo, de lits en fer et d'un sol jonché de loques éparses, sera le théâtre de ce que les didascalies appellent « temple de Diane », ou « appartement d'Iphigénie »... Ce lieu, bien sûr unique, est éclairé d'un rideau de néons, sans doute pour renforcer l'idée que le spectateur doit ainsi être violemment projeté contre le mur de la réalité. L'enlaidissement alentour, enhardi par des costumes repoussoirs bariolés, en particulier du chœur, n'est pas facilitateur et contraint à dépasser une certaine mauvaise impression pour retrouver la force tragique du récit. Les auteurs de se targuer de l'inanité de la question de la séduction au théâtre. Car que signifie la Beauté ici, s'interrogent-ils ? Mais la question du Beau implique-t-elle nécessairement de faire laid ? On retrouve le concept de la réception de l'œuvre théâtrale à travers le prisme de l'actualité immédiate, par ailleurs prôné par Martin Kusej dans L'Enlèvement au sérail d'Aix. L'héroïne en survêt peu seyant, Pylade en blouson capuchon, sans parler des Euménides, transformés en hommes casquettes à visière, bardés de gourdins... tout cela est-il nécessaire pour souligner le trait ? Lors de la scène du sacrifice, Oreste, nu comme un vers, se voit placer le couteau sous la gorge, cette lame qui sera préalablement passée de main en main parmi les prêtresses jusqu'à Iphigénie. L'apparition de Diane, peinturlurée en doré comme les automates humains qui fleurissent dans les rues des grandes villes, n'apporte pas la consolation libératrice attendue et cet effet de deus ex machina laisse à la fin du second acte un goût d'inachevé.

 

 


Rolando Villazón, Christopher Maltman

©Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

C'est dès lors tout à l'honneur des interprètes de tirer leur épingle du jeu. Ils le font haut la main. Rolando Villazón prête à Pylade des accents qu'on espérait toujours chez lui : noblesse de la déclamation, soin de la diction et ligne de chant d'une aisance retrouvée (air « Unis dès la plus tendre enfance ») ou d'une belle vaillance (air «  Divinités des grandes âmes »), rappelant les félicités de ses premiers disques de musique française. Christopher Maltman est un Oreste d'une poignante présence, maniant la prosodie avec une rare autorité que le timbre moiré de baryton basse rend encore plus saisissante au fil de ses interventions. Le sens du texte, on le saisit dans un air tel que « Le calme rentre dans mon cœur... », en particulier sur ces mots '' je touche au terme du malheur '', comme lors de ce poignant duo qui l'unit à Pylade dans l'adversité, sommet de tragique asservi au bon goût. Pour sa première incursion dans l'opéra gluckien, Cecilia Bartoli fait un coup de maître. On admire le sens inné de la tragédienne, là où l'effet n'a pas de place, dans le récitatif ou l'air. Que ce soit dans le songe au Ier acte, « Cette nuit... j'ai revu le palais de mon père », ou dans la souveraine déploration du III éme, « D'une image, hélas ! trop chérie », ou encore lors de l'imploration à Diane, « Je t'implore et je tremble, ô Déesse implacable ! », la maîtrise est là, sûre, émouvante. Un nouveau joyau à la couronne de cette interprète décidément éclectique dans ses choix. Une mention admirative est à adresser au chœur de le Radiotélévision suisse de Lugano : clarté de la diction, beauté du chant, et de ses solistes agissant comme prêtresses. Seul le Thoas de Michael Kraus paraît en deçà par une voix trop dure et une énonciation approximative. En tant que responsable artistique du projet, Cecilia Bartoli a choisi de faire appel à Diego Fasolis pour la direction d'orchestre. Par conséquent à une interprétation sur instruments d'époque. La décision est éminemment révélatrice de la volonté de privilégier la compréhension du texte. Car un souci de raffinement, d'allègement de la masse sonore guide la direction au point de laisser parfois un sentiment de ténuité orchestrale (Ouverture). Des nuances pianissimos presqu'évanescentes ravissent l'oreille comme l'intellect car les talentueux instrumentistes de I Barocchisti sont à la manœuvre.

 

 

Le récital de Mitsuko Uchida : au-delà de la forme sonate...

 

 


©Salzburger Festspiele / Marco Borelli

 

Au nombre des « concerts de solistes », qui alignaient entre autres, Grigory Sokolov, Maurizio Pollini, Pierre-Laurent Aimard, Arcadi Volodos ou Yo Yo Ma, il en était un à chérir tout particulièrement : celui que donnait Mitsuko Uchida, et réunissant les Impromptus op 90 de Schubert et les Variations Diabelli de Beethoven. Association originale car représentative de deux types d'œuvres se situant dans la littérature pianistique au-delà de la forme stricte de la sonate de piano. Ces miniatures auxquelles Beethoven s'adonna plusieurs fois, en particulier dans sa première période créatrice et en fin de carrière, et ayant pour noms Variations ou Bagatelles. Et que Schubert pratiqua lui aussi volontiers, que ce soit avec ses Impromptus ou ses Moments musicaux. Il compose ses 4 Impromptus D 899 op 90 en 1827, comme d'ailleurs une seconde série qui portera le numéro d'opus 142, D 935. De climat plutôt sombre, proche de ceux qu'on trouve dans le cycle contemporain de Lieder du Voyage d'hiver, chacune des quatre pièces offre une forme distincte, comme pour mieux illustrer la variété des couleurs expressives que le musicien souhaitait achever. Mitsuko Uchida en découvre toute l'ascèse pianistique, l'extrême densité, par un jeu très intériorisé. Ainsi du contraste entre les deux thèmes de la première pièce, l'un très doux et lent,  l'autre d'aspect funèbre sur le mode de la marche. De la deuxième, elle distille toute la fluidité d'une eau limpide et claire. Et on pense au Lied « Auf dem Wasser zu singen ». La troisième, andante, s'écoule comme un Lied, de ton élégiaque, nocturne, presque fervent. A la dernière, la légèreté des arpèges de la main droite retrouve les climats lyriques de la seconde. Des Variations Diabelli, elle va donner aussi une exécution hautement pensée. A propos de ces «  33 Variations sur un thème de valse d'Anton Diabelli » op 120, Alfred Brendel souligne qu'il s'agit d'« une œuvre humoristique dans le sens le plus large possible ». Joli trait paradoxal dont on le sait coutumier, pour souligner tout ce que cette composition contient à priori de persiflage, d'excentrique, que Schubert nommait déjà « bizarrerie ». Le commanditaire de l'œuvre, l'éditeur Anton Diabelli avait demandé à plusieurs musiciens, 50 dit-on, dont Czerny, Hummel, Schubert et le tout jeune Liszt, d'écrire chacun une valse sur un thème populaire de son cru. Beethoven en composera 33.... L'œuvre voit le jour entre 1819 et 1823, au cours d'une période éminemment fructueuse puisqu'elle a pour compagnons la Missa solemnis, les Sonates pour piano op 110 et op 111 et la Neuvième Symphonie. Ses vastes proportions ne manquent pas d'étonner, au point que Brendel n'hésite pas à qualifier les « Diabelli » de « plus grande de toutes les œuvres pour piano ». Le thème est celui d'une valse de 32 mesures, presque capricieuse, voire banale. Les nombreuses métamorphoses qu'il subit montrent une imagination débordante, car elles sont bâties à partir de tous ses éléments, même les plus petits, en autant de variantes de climats différents, souvent gais, voire spirituels (le rappel du thème de l'air de Leporello de Don Giovanni). Quoiqu'on observe en dernière partie un assombrissement de la pensée et une manière de favoriser des tempos plus lents que ceux des pièces précédents. En particulier après la 27 ème variation marquée « vivace », dont Uchida fait saillir toute la modernité. Cette somme, elle lui confère une vraie cohérence et on est entrainé dans un kaléidoscope de climats tous plus saisissants les uns que les autres. Le public retient son souffle car il émane de cette frêle personne une telle aura intérieure, une telle autorité naturelle, en même temps une réelle douceur du trait, qui rend toute analyse de détail d'un tel achèvement bien vaine. On signalera surtout l'art du contraste, l'apparente aisance et une maîtrise de la dynamique qui confère à l'ensemble sa respiration. Que dire aussi de la manière de traiter la fugue finale suivie de ces phrases adagio qui ouvrent les portes de l'éternité, et cette incroyable péroraison que constitue l'ultime Menuet qui clôt une somme inouïe où toute matière sonore semble se dissoudre. Pareille exécution véhicule une certaine idée de perfection pianistique et place la pianiste japonaise très haut parmi les grands du clavier.

 

 

Le suprême achèvement : Der Rosenkavalier

 

Richard STRAUSS: Der Rosenkavalier. Comédie en musique en trois actes. Livret de Hugo von Hofmannsthal. Krassimira Stoyanova, Günther Groissböck, Sophie Koch, Adrian Eröd, Golda Schultz, Silvana Dussmann, Rudolf Schasching, Wiebke Lehmkuhl, Andeka Gorrotxategi, Tobias Kherer, Franz Supper, Martin Piskorski, Dirk Aleschus, Roman Sadnik, Federica Lombardi, Catriona Morison, Dara Savinova, Claire de Sévigné, Goran Cah, Rupert Grössinger. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor. Wiener Philharmoniker, dir. Franz Welser-Möst. Mise en scène : Harry Kupfer. Grosses Festspielhaus.   

 

 


Sophie Koch & Günther Groissböck ©Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

La reprise du Chevalier à la rose confirme l'excellence de cette production et même l'embellit encore. La distribution est plus à l'aise. Ainsi de la Maréchale de Krassimira Stoyanova, une artiste attachante dont l'assomption dans le rôle touche à la perfection vocale et qui donne du personnage de cette aristocrate viennoise un portrait à la fois raffiné et dépourvu d'affectation. Le monologue du Ier acte est un modèle de goût et d'intelligence textuelle, d'où émane cette douce mélancolie résignée que recherchaient tant leurs auteurs. Les interventions du dernier acte sont pareillement marquées au coin de la sobriété et la farce jouée à ce pauvre Baron Ochs ne sonne dès lors pas trop « mauvais jeu ». Quant au fameux Trio, elle l'aborde avec une grâce vocale qui rejoint les grandes interprètes du rôle. De ce Trio, Sophie Koch triomphe également par une science innée du phrasé straussien, un timbre chaud et expressif idéalement projeté. Ce qui fera aussi le prix du duo final. Dans son incarnation d'Octavian il n'est pas trace de sollicitation du texte, lors des échanges d'abord enamourés puis doux amers avec une amante qui se dégage de l'étreinte au fil des évènements nouveaux : l'entrée dans le jeu d'une petite nouvelle et possible rivale, Sophie Faninal. La métamorphose en soubrette effrontée est un chef d'œuvre d'esprit et on sent vite que ce jeune homme n'aura pas froid aux yeux pour faire une bouchée du baron et de ses folles prétentions sur la jeune personne. C'est ce qu'il advient au II ème acte, lors que passée une cérémonieuse présentation de la rose, Octavian va mener bon train une conquête habile mais en règle de la jeune Sophie, au nez et à la barbe de Ochs. Celui-ci, Günther Groissböck se l'est définitivement approprié. On se souvient de la surprise que causa, l'an passé, cette interprétation dégagée de toute routine granguignolesque, de tout pathos : un paysan du Danube pas si rustre qu'il n'y paraît, bel homme, distingué, sûr de son pouvoir viril, mais encore couard lorsqu'il s'agit de croiser le fer avec un Octavian que l'intrépidité de ses « dix sept ans » ne décourage pas. La dernière scène de l'acte II est un modèle de goût, sans rien renier de l'abattage requis. Et quelle voix, haute en couleurs et dispensant ces notes à l'extrême grave que distingue le texte. En un mot une interprétation suprêmement accomplie qui a acquis encore plus de maturité et devrait occuper le devant de la scène internationale un bon bout de temps. On souhaite à cet artiste, que Paris découvrira cette saison dans Les Maîtres chanteurs de Nuremberg à Bastille, en Veit Pogner, d'aborder ces parties straussiennes si gratifiantes que sont Barak ou Mandryka. Le point faible que connaissait la distribution de 2014, avec la Sophie de Mojca Erdmann, est réparé avec une nouvelle interprète, fraîchement émoulue dans le rôle : la jeune sud africaine Golda Schultz. Si elle semble encore un peu gauche - mais est-ce bien un reproche chez une toute jeune fille découvrant la vie - la caractérisation vocale fait son affaire d'une partie qui n'est pas facile compte-tenu de ses aigus éthérés et de la loquacité réclamée à l'interprète. Les autres rôles sont parfaitement assurés : le Herr von Faninal d'Adrian Eröd n'est pas pas fantoche ou dans l'ombre de Ochs comme souvent, mais père attentionné et vraiment intrigué des privautés sur sa fille que s'autorise en public celui-ci. L'intrigante Annina connait avec Weibke Lehmkhul une solide prestation admirablement chantée. Le chanteur de Andeka Gorrotxategi est justement animé de cette faconde hyperbolique qui vaut habile caricature d'un ténor italien et amusante pochade de Pavarotti. Tous les autres rôles épisodiques sont fort bien tenus (en particulier les trois orphelines, l'aubergiste ou le commissaire de police), à l'honneur d'un cast qu'on sent soupesé au trébuchet. Ils sont emmenés dans le maelström straussien que concocte Franz Welser-Möst et les Wiener Philharmoniker. Voilà un vrai son viennois, à la fois puissant et transparent, bien timbré et fort nuancé. Paré des ces irrésistibles rythmes de valses, où l'on marque une imperceptible retenue sur le premier temps. L'accompagnement des chanteurs est attentionné, car le chef connaît son Strauss sur le bout des doigts. Le II ème acte sera musclé, voire rapide, ce qui lui ôte son côté bouffe appuyé. Et le dernier tout en contrastes : une scène de l'auberge haute en sonorités brillantes, quoique bardée de traits amusants lors du dîner cauchemar, puis une résolution de l'histoire dotée d'une immense poésie tandis que s'égrènent le Trio puis le Duo final.   

 

 


Trio final ©Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

 

On a tout autant plaisir à revoir cette mise en scène, elle aussi fort achevée. Car son actualisation dans la Vienne du début du XX ème siècle ne nuit nullement à l'éclosion de la trame dramatique. Bien au contraire, la régie magnifie la ville où elle se déroule en autant de tableaux la prolongeant : qui des toits de la Hofburg, qui d'une rue bien connue sertie de ses réverbères ; ou encore de la façade du Musée d'État ou de son atrium grandiose enluminé de fresques, en passant par quelque jardin d'hiver ; qui de la grande roue du Prater ou d'une prairie dans un de ces parcs qu'on aime tant sur les bords du Danube. Le tout restitué dans un camaïeux de gris d'une époustouflante beauté plastique, écrin magnifique pour une action qui elle aussi est juste modernisée, sans rien perdre de ses éléments factuels essentiels : le boudoir de la Maréchale qui s'ouvre sur une salle plus vaste où la maîtresse des lieux reçoit ses solliciteurs, et qui s'ouvre enfin sur un extérieur austère, subtil contrepoint à l'expression de ses pensées mélancoliques sur le passage du temps (Ier acte) ; un intérieur d'un somptueux palais que Faninal enrichit encore, grâce à l'argent gagné avec le boum industriel, d'objets modern style à la mode (acte II) ; des allées de parc, puis une jolie guinguette façon Heuriger, comme il en fleurit dans la banlieue viennoise, et enfin une vaste clairière dégagée, légèrement embrumée (acte III). Quelques objets sont choisis pour faire sens : cet énorme miroir ovale ou cette porte monumentale qui délimite l'intimité de la chambre de la pièce d'apparat, au Ier acte. L'action se resserre au deuxième pour laisser place à un débit qui ne force pas sur la vaine bouffonnerie. Même les frasques des rustres compères de Ochs sont réduites au maximum. Quant au dernier acte, là encore  rien ne manque aux éléments textuels, mais il sont traités avec finesse et force clins d'œil. Harry Kupfer a réussi là une de ses plus perspicaces mises en scène, révélatrice d'une comédie viennoise qui ne dit pas son nom de mascarade mais en est bien proche, où chaque réplique est finement décortiquée, où chaque phrase sonne « futé ». Qui a dit que le Beau questionne l'opéra ? Voilà une réalisation musico-dramatique de celles qui distinguent le Festival de Salzbourg et en font toute la réputation.

 

 

Jean-Pierre Robert.

       

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    L'ŒIL ÉCOUTE

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Un partenariat gagnant

 


©Festival de Saint-Denis/Ch. Filieule

 

Le festival de Saint-Denis c'est aussi l'intimité de l'Institution de la Légion d'Honneur, toutes proportions gardées au demeurant car la salle est vaste. Mais il ne fallait pas moins de cet espace, et surtout de ce public, pour fêter les débuts d'un partenariat enthousiasmant qui réunit Renaud Capuçon et David Fray. Déjà deux générations de musiciens car le second mord la jeunesse à pleines dents face à celui qui fait figure de presque sage désormais ! On sait que Renaud Capuçon aime rien tant que l'univers si porteur de la musique de chambre. Il faisait donc équipe pour la première fois avec le pianiste David Fray dont la notoriété est déjà fort enviable. Leur programme réunissait Bach et Beethoven. Habile juxtaposition. Les deux sonates pour violon et clavier BVW 1018, et BWV 1017, jouées dans cet ordre, des années 1718-1722, sont bâties sur une coupe lent-vif-lent-vif. Elles montrent la suprême élégance du pianiste qui sur sa chaise, dos calé au dossier, « à la Glenn Gould », sait égréner le bouleversant adagio de la première pièce, tandis que la cantilène du violon est distillée avec amour par Capuçon. Le finale est entraînant. Pareille maitrise distingue l'exécution de l'autre sonate, plus démonstrative peut-être du talent des deux musiciens, en particulier au largo introductif, marqué « Siciliano » et au second adagio, moment de pure grâce. La finesse du toucher de Fray laisse à l'archet de Capuçon loisir de s'épanouir et les contrastes saisissent une lecture profondément pensée. Les sonates piano et violon de Beethoven confirment une entente presque innée. La sonate N°5, op 24, dite « Le Printemps », n'a pas besoin d'être louée : le mélodisme mémorable de son premier mouvement est une des plus émouvantes inspirations du maître de Bonn. Capuçon et Fray l'abordent avec une infinie délicatesse et cette simplicité qui est la marque des grandes interprétations. Les cimes absolues de l'adagio molto espressivo tutoient l'idéal. Le bref scherzo est animé d'esprit enjoué. Tandis que le rondo final, dont le thème est inspiré d'une des arias de Vitelia de La Clemenza di Tito de Mozart, avec sa série de variations, est pur moment de bonheur partagé, tour à tour vivace et retenu, la dernière séquence comme arrachée. Une magnifique exécution ! Celle de la sonate N° 7 op 30 N°2 est tout aussi magistrale. Œuvre médiane d'une trilogie écrite en 1802, la sonate en Ut mineur dispense d'aussi sensibles climats que la « Frühling Sonate ». Ils imprègnent la présente interprétation : un allegro con brio, non pas animé d'un brillant de façade, mais doté de ce sens de l'urgence qui fait que la musique s'exprime on ne peut plus naturellement, avec ce petit motif héroïque emporté qui en fait tout le prix. Le beau portrait de Napoléon en habits de sacre, qui surplombe le plateau, donne à cet instant toute son aura. Car il y a de l'effervescence chez nos deux musiciens, et un extrême bon goût lors de la péroraison du mouvement. L'adagio cantabile qu'interrompent de brefs accords massifs, en forme d'interjections, sonne comme une chaude journée d'été traversée de quelques zébrures d'orage sec. Le scherzo sera hautement scandé et le finale exubérant, mais là encore sans effet d'estrade ni sollicitation inutile : la musique parle d'elle-même tout simplement. En bis, ils donneront le mouvement rapide d'une des sonates de Bach. Pour un coup d'essai, assurément un coup de maître ! On est impatient de nouvelles rencontres. 

 

Jean-Pierre Robert.

 

De réjouissants Mousquetaires pour un nostalgique départ...

 

Louis VARNEY : Les Mousquetaires au couvent. Opérette en trois actes. Livret de Paul Ferrier et Jules Prével, d'après « L'habit ne fait pas le moine » d'Amable de Saint-Hilaire et Paul Duport. Marc Canturri, Sébastien Guèze, Franck Leguérinel, Anne-Catherine Gillet, Anne-Marie Suire, Antoinette Dennefeld, Nicole Monestier, Doris Lamprecht, Jérôme Deschamps, Ronan Debois. Les Cris de Paris. Orchestre symphonique de l'Opéra de Toulon, dir. Laurent Campellone. Mise en scène : Jérôme Deschamps. Opéra Comique.

 


©Pierre Grosbois

 

Créée en 1880, l'opérette Les Mousquetaires au couvent est la première grande réussite de Louis Varney (1844-1908 ). Elle s'inspire d'une pièce de 1835, « L'habit ne fait pas le moine » qui nous transporte à la Cour de Louis XIII. Pourquoi le succès ? Parce que l'œuvre croise plusieurs filons : l'élément militaire d'abord, qui depuis Alexandre Dumas, alimente le théâtre français et a investi la scène lyrique, la veine religieuse ensuite qui alliée au précédent, permet des associations aussi inattendues que pittoresques lorsque transposées dans le contexte historique. Celui encore de la chanson à boire, favorisé par nombre de compositeurs français, et passage obligé de ce qui se veut résolument français. Lorsqu'ils sont tous trois réunis, comme chez Rossini pour Le Conte Ory, on est assuré du frisson. Dans le genre plus léger de l'opéra-comique ou de l'opérette, comme ici, la chose prend un tour divertissant, surtout lorsque le naïf jongle avec le sentimental : des officiers flirtant avec des jeunes filles destinées au couvent. Il faut savoir qu'à l'époque de sa création, l'opérette de Varney intervient dans un contexte politique particulier, sur fond de libéralisation des mœurs. Et que l'après Offenbach signe un renouveau du genre léger : on assiste, selon Benoit Dutertre,  à « une vraie popularisation de l'opérette ». Pour éviter à deux belles, Marie et Louise, nièces du Gouverneur de la province de Touraine, de prendre le voile, deux fringants officiers des dragons du roi se déguisent en moine et parviennent au couvent semant la panique céans, au grand dam du papa Gouverneur et avec la vraie fausse complicité de Bridaine, un abbé truculent. Tout s'arrangera car cette intrusion monacale a permis d'éviter une conspiration contre le Cardinal de Richelieu... Toutes les recettes sont là et Jérôme Deschamps, signataire de la mise en scène, pour son ultime proposition en tant que directeur de la maison, annonce la couleur : mettre la fantaisie à l'honneur. Unissant humour et impertinence, il a adapté le livret pour « le défaire de ses archaïsmes » et offrir une « fantaisie élégante ». Elle l'est incontestablement car Deschamps dénoue habilement les fils de cet écheveau pas toujours vraisemblable, mais où l'innocence cache quelque sentiment profond. Fidèle à sa manière d'élaguer ce qui est superflu tout en soulignant ce qui mérite de l'être, il présente une mini fresque haute en couleurs ; celles des costumes en particulier, aimablement inspirés de l'époque de Louis XIII, juste modernisés par où cela fait mouche : les cornettes hyperboliques des sœurs, les uniformes emplumés des officiers, sans parler des robes vertes à collerettes des résidentes d'une maison décidément peu orthodoxe. Cela remue et virevolte en diable, et connait son comble lorsque pensionnaires déchaînées, religieuses envoûtées, sous l'effet de la harangue libertine de l'un des officiers, se dévergondent telles les diablesses de Loudun. Les morceaux mémorables abondent : outre cette séquence d'examen de conscience qui tourne court du fait de jeunes filles décidément libérées, on savoure encore le quintette dit de l'échelle du dernier acte, et bien sûr les saillies du Gouverneur, où Deschamps, acteur cette fois, entonne un impayable numéro de vrai-faux abruti, paroles stéréotypées, attitudes déjantées, posture excentrique avivée par une coiffure renforçant le côté « demeuré » du personnage, quoique doté d'un certain bon sens populaire, en tout cas d'une inébranlable résolution : cloitrer ses nièces plutôt que de les voir épouser une vie plus séculière et amoureuse. On sourit et rit à toutes ces facéties, animées d'une belle sincérité.

 


Jérôme Deschamps entouré (de g. à dr.) de Nicole Monestier, Anne-Catherine Gillet, Franck Leguérinel, Doris Lamprecht et des choristes des Cris de Paris ©Pierre Grosbois

 

Même engagement côté fosse : la direction musicale de Laurent Campellone est énergétique, voire sous haute tension dans les ensembles. La musique de Varney offre ce côté attachant qu'elle n'ajoute pas strate sur strate comme souvent dans ce répertoire, mais va droit à l'essentiel. Sa sobriété mélodique va de pair avec un refus de l'étalage superflu, précise le chef. Y triomphe une certaine idée de fantaisie là aussi, symbolisée par le recours à la valse. Comme Johann Strauss à Vienne, Louis Varney est le rejeton d'un père musicien qui célébrait lui aussi la reine de la danse. Il la malmène de manière ironique le temps de situations qui a priori n'ont rien à voir avec une tel esprit de légèreté ; mais n'est-on pas ici en terrain parodique ? Les airs sont fort bien ficelés et les finales on ne peut plus enlevés. L'ensemble vocal Les Cris de Paris déploie une verve tout aussi communicative et dès les premières scènes s'inscrit dans l'alacrité générale. Les deux mousquetaires forment une paire bien achalandée. Marc Canturri, Narcisse de Brissac, matamore plus vrai que nature, entreprenant, extravagant, beau baryton clair, d'une truculence racée ; et Sébastien Guèze, Gontran, doux rêveur, chérubin sympathique, mais passant quelque peu en force sa belle voix de ténor. L'abbé Bridaine de Franck Leguérinel, un vrai abbé d'opérette, offre une faconde inextinguible, d'une truculence qui reste toujours sous contrôle, plus charmeuse que gouailleuse, hors de l'outrance associée à ce type de personnage. La sincérité du trait imprimé par la régie permet au rôle de n'apparaître pas fabriqué. Il en va de même des deux bonnes sœurs, Nicole Monestier, mère supérieure indolente mais prête à la réplique cinglante, et Doris Lamprecht, Soeur Opportune, garde chiourme dévote, aux clins d'œil d'anthologie. Anne-Catherine Gillet, dans l'emploi de Simone, la servante fort aguicheuse à la langue déliée, fait montre d'un abattage inattendu chez elle, de pétulance presque. Les deux donzelles, Marie, la sage, convoitée par Gontran, et Louise, version commère, qui se verrait bien la bague au doigt, sont aussi dissemblables que l'autorise leur statut. On saluera la prestation de la première, Anne-Marie Suire, issue de la troisième promotion de l'Académie de l'Opéra Comique. Une pointe de nostalgie transpirait lors des saluts finaux, car le triomphe adressé au maître de maison, acteur, régisseur, directeur, en venait presque à égaler le succès réservé à ses troupes. Encore une réjouissante soirée passée Salle Favart.     

 

Jean-Pierre Robert.

 

Concert de clôture du tricentenaire de l'Opéra Comique

 


Jérôme Deschamps lors des saluts finaux © DR Opéra Comique

 

Les célébrations du tricentenaire de l'Opéra Comique « Maison fondée en 1715 » se sont achevées par un « concert de clôture » censé fêter l'opéra-comique romantique. En fait, si malgré l'annulation d'un des participants, le programme resta inchangé, le résultat laissait un sentiment de moindre faste comparé à la soirée d'ouverture de novembre dernier. Le concert s'ouvrait pourtant sous les meilleurs auspices avec l'Ouverture de Zampa, un des succès de l'ère Deschamps, brillamment exécutée par le Cercle de l'Harmonie sous la houlette musclée mais inventive de Jérémie Rhorer : indéniable atmosphère festive, en particulier lors du passage médian en quadrille, grâce à une dramaturgie ménageant un parcours allègre. Ils devaient ensuite donner des pages symphoniques de Berlioz, Chabrier et Bizet : un des mouvements de la Symphonie Fantastique, « Un bal », avec sa valse ménagée sur le versant  rapide, puis le « Ballet de sylphes » de La Damnation de Faust, élégiaque certes, mais moins habité qu'on l'imaginait, enfin la « Marche hongroise », là encore fort énergiquement conduite, boulée presque, privant le morceau de son ultime effet.  De Bizet, ce sera la « Farandole » extraite de la Suite N° 2 de L'Arlésienne, fière et joyeuse, parée de superbes solos instrumentaux. Mais pourquoi ne pas avoir choisi de jouer l'entière Suite ? La « Fête polonaise » extraite du Roi malgré lui d'Emmanuel Chabrier, qui ouvrait la seconde partie du concert, souffrait moins du tempo véhément adopté par le chef, vraiment festive, comme un morceau de Concert du Nouvel An. Côté chant, et en solo, la soprano Melody Louledjian, remplaçant Julie Fuchs, interpréta « Il est mon rêve », tiré de L'Amour masqué de Messager : une fort agréable pochade autour de quatre mots, ceux déclamés par une amante enthousiaste même si un peu désabusée. On admire la sûreté de la ligne de chant de l'interprète qui triompha il y peu ici même dans le rôle titre de Ciboulette, à la suite d'une certaine Julie Fuchs précisément ! On la trouvera moins à l'aise dans « Le Spectre de la Rose », un des poèmes des Nuits d'été de Berlioz. Pour ce qui est des airs de ténor, Nicky Spence, affrontant « Je me souviens... ah viens dans la forêt profonde » tiré de Lakmé, montre un talent inné pour ce répertoire délicat : timbre clair, parfaitement idoine, style racé. Ils seront réunis pour deux duos : celui de Lakmé « Lakmé c'est toi qui viens à moi », où l'on savoure là encore la manière élégante du ténor et l'intelligence de sa partenaire ; et celui des Pêcheurs de perles, « Ton cœur n'a pas compris le mien », pareillement gourmandé. Reste que ces extraits chantés illustraient à minima  l'évocation de l'opéra-comique romantique qu'on voulait honorer, et que les extraits orchestraux se révélèrent trop nombreux en comparaison.

 

 

Mais vint la troisième partie du concert. Introduite par Roselyne Bachelot, en Madame Loyale et es qualité de Présidente des festivités du tricentenaire, ce sera un hommage au maître des lieux, Jérôme Deschamps, à l'immense travail accompli tout au long de ses deux mandats, devant un auditoire qui ne demandait que cela. Car le public sait reconnaître les vraies valeurs dès lors qu'on les lui restitue avec éclat, ce que les spectacles concoctés par le patron et ses équipes durant ces années bénies ont plus que pertinemment démontré. Il le soulignera au long d'un speech ému, introduit par un clin d'œil au Gouverneur des Mousquetaires au couvent, sa parole azimutée et sa perruque désopilante, l'occasion de lancer une délicieuse « vanne » à une certaine ex ministre de la santé... La salle, enhardie par tant d'éloges, s'enflamme encore d'un degré. Rarement aura-on assisté à pareil triomphe fait à un directeur de théâtre. Une « surprise » devait couronner le tout : la « Barcarolle » des Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach, chantée par les deux solistes, des membres de l'Académie maison… et le public dûment averti par le programme de salle, tandis qu'une pluie de flèches en papier zébrait le théâtre avant de s'abattre sur le plateau en direction du valeureux pilote. Ovations sans fin. Justement méritées à l'endroit de Jérôme Deschamps qui aura marqué d'une empreinte indélébile la maison, « sa maison », et nous aura laissé tant de souvenirs heureux ! 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Armide de Lully : entre ancien et moderne

 

Jean-Baptiste LULLY : Armide. Tragédie en musique en un prologue et cinq actes. Livret de Philippe Quinault. Marie-Adeline Henry, Julian Prégardien, Judith van Wanroij, Marie-Claude Chappuis, Andrew Shroeder, Marc Mauillon, Patrick Kabongo, Fernando Guimaraes, Julien Véronèse, Hasnaa Cennani. Chœur de l'Opéra de Lorraine. Les Talens Lyriques, dir. Christophe Rousset. Mise en scène : David Hermann. Opéra de Nancy.

 


©Opéra national de Lorraine

 

Créé en 1786, Armide marque l'ultime collaboration de Jean-Baptiste Lully avec Philippe Quinault. Elle avait été amorcée treize ans plus tôt, en 1773, avec Cadmus et Hermione. Cette dernière tragédie est sans doute leur chef d'œuvre. Car le genre de la tragédie lyrique y est porté à son plus haut degré de perfection. Si l'œuvre tombe dans l'oubli et le demeure au siècle suivant, sans doute éclipsée par l'Armida de Gluck (1777), au demeurant sur le même livret, on doit sa redécouverte, dans les années 1990/2000, à Philippe Herreweghe et à William Christie. La nouvelle production de l'Opéra de Nancy la réhabilite définitivement car c'est une fière réussite. A commencer par le travail exceptionnel réalisé par Christophe Rousset et ses musiciens des Talens Lyriques. Rousset a entrepris de revisiter les grandes étapes du parcours lulliste. Il a déjà dirigé Persée, Bellérophon, puis Amadis et Roland, les deux premières pièces de la trilogie des « œuvres guerrières » de Lully dont Armide est le dernier volet. De ce drame intimiste finalement, il tisse les fils avec l'empathie et la sûreté de style qu'on lui connaît. Dès le prologue nous sommes immergés dans un univers sonore rutilant de cordes sensuelles et de bois ravissants. Le discours est tour à tour héroïque et élégiaque, ce dernier aspect le plus souvent au long des divertissements dansés. Le récitatif, Rousset le conçoit proche de la tragédie classique, n'hésitant pas à demander à ses chanteurs de forcer le trait pour mieux saisir l'expression des passions. L'emphase portée sur le texte et le souci de déclamation distinguent pareillement les airs. Le continuo est d'une belle plasticité, enluminé par la viole de gambe de Lucile Boulanger. L'ensemble instrumental qui sonne clair dans l'acoustique très présente du théâtre de Nancy, déploie des trésors de couleurs et la rythmique favorisée par Rousset participe d'un évident enthousiasme. Le public ne s'y trompe pas qui lui fera une ovation soutenue. Comme à l'équipe des interprètes vocaux. Marie-Adeline Henry offre de l'héroïne un portrait saisissant, par sa tenue vocale et sa présence scénique. Les deux sont d'ailleurs si intimement mêlés qu'on semble face à une tragédienne déclamant un texte de Racine, tant on est dans l'exacerbation du dire. À l'aune de cette réplique « Pour devenir mon maître, ce n'est pas assez d'être roi : ce sera la valeur qui me fera connaître celui qui mérite ma foi ». Le grand air « Enfin, il est en ma puissance », alors qu'Armide a enchanté son héros pour l'amener à elle, un des joyaux du répertoire de la tragédie lyrique, est ici d'une puissance extrême. De Roland, Julian Prégardien porte haut les couleurs, ou plutôt les nuances dont Lully assortit ce héros qui, séduit par artifice, ne dévie pas de sa ligne et fait passer le devoir avant la passion. Un temps sous le charme – le joug amoureux – de la magicienne, Roland sait s'en détacher, quelque peu emphatique lorsque concluant, il lance « Trop malheureuse Armide, hélas Que ton destin est déplorable ». Le fils de l'illustre Christophe Prégardien déploie un métal de ténor héroïco-lyrique bien projeté. Les deux suivantes d'Armide, Phénice, Judith van Wanroij, soprano accompli, miel de voix baroque, et Sidonie, Marie-Claude Chappuis, elle aussi une interprète choisie, complètent le panel des premiers rôles. Dans les parties plus épisodiques, on remarque Marc Mauillon, basse éclatante, notamment dans les pages hyperboliques de La Haine, et Fernando Guimaraes, Le Chevalier danois, timbre original à l'articulation remarquable. Le Chœur de l'Opéra de Lorraine parait rompu au discours baroque tant l'élocution est claire et choisie. Les danseurs du CCN-Ballet de Lorraine s'acquittent avec grâce de la chorégraphie agrémentant le spectacle, dispensant des moments aériens qui emplissent le plateau et entourent les protagonistes d'une aimable nonchalance.

 


©Opéra national de Lorraine

 

La régie imaginative de David Hermann donne le ton juste. Dans ce drame emprunté à la Jérusalem libérée du Tasse et qui ne comporte que peu d'action, il ne cherche pas à surajouter un jeu factice. Puisque la parole est reine ici et le texte suffisamment porteur des idéaux des personnages, il prend le parti de l'épure. D'abord dans ce qui relève des mouvements qui cependant ne sont pas réduits aux seules confrontations au corps à corps ; dans les attitudes aussi qui sont habitées des soubresauts de la passion, de l'instinct de puissance, de la possession même, voire du goût de destruction chez Armide à qui lui résiste ; dans le verbe enfin, d'une extrême clarté, et qui passe par l'excès déjà souligné. Partant du principe que l'histoire proprement dite doit être distinguée des divertissements qui la jalonnent, la régie met en place deux niveaux de narration et croise les époques : celui du baroque, celui du temps présent. Ainsi le prologue est-il prétexte à une vidéo qui montre le bon Stanislas, descendu de son piédestal sur la place nancéenne bien connue, se rendant à l'Opéra voisin. Cette amusante visualisation permet de donner de ce morceau, si peu en rapport avec les divers actes, mais passage obligé à la gloire du souverain régnant, une vêture originale et ainsi d'éviter de montrer, car leurs interprètes sont maintenus en coulisses, les deux allégories de la Gloire et de la Sagesse se disputant la primauté des événements. L'imbrication du passé avec le présent s'illustre également à travers les costumes : on part du XVII ème pour aboutir à aujourd'hui, les étoiles agrémentant les divertissements étant des danseurs bien contemporains. On prône aussi la déconstruction des vêtements : celui d'Armide en particulier, qui peu à peu va la rattacher à la femme moderne qu'elle incarne, qui cherche à se libérer des carcans d'un siècle pesant. Celui de Renaud subit une double mouvement contraire, puisqu'au moment de ses adieux à la magicienne, il réendosse ses attributs Grand Siècle. Par l'artifice du décor aussi qui fait habilement alterner un trompe l'œil de colonnades, inspiré de gravures d'époque, et des portants latéraux plus actuels pour représenter ce qui ressemble à une salle de répétitions d'une troupe de ballet, et se succéder l'univers austère d'un palais ou la vision onirique des enfers. Le tableau qui met en cène La Haine, par exemple, est articulé autour de groupements (la suite de La Haine) s'agglutinant ou se dispersant. Le parti du dépouillement plastique renforce une direction d'acteurs fort pensée. On sort de ce spectacle avec un sentiment de plénitude et d'admiration pour un travail très accompli qui distingue encore une fois la qualité de ceux présentés à l'Opéra de Lorraine.

 

Jean-Pierre Robert.

 

La Dame de Pique fête ses 125 ans à Baden-Baden

 

Piotr Ilyich TCHAIKOVSKI : La Dame de Pique. Opéra en trois actes. Livret de Modest Ilyich Tchaikovski, d'après la nouvelle éponyme d'Alexander Pouchkine. Maxim Aksenov, Irina Churilova, Roman Burdenko, Vladislav Sulimsky, Alexander Trofimov, Yuri Vlasov, Mikhail Latyshev, Nikolai Kamensky, Maria Maksakova, Yekarerina Krapivina, Lyudmila Dudinova, Andrei Zorin, Elena Vitman. Mariinsky Choir, Mariinsky Orchester, dir. Valery Gergiev. Mise en scène : Akexei Stepanyuk. Festspielhaus Baden-Baden.

 


©Andrea Kremper

 

Morceau phare du Festival d'été de Baden-Baden, La Dame de Pique devait marquer le 175 ème anniversaire de son auteur et les 125 ans de la création de l'œuvre à Saint Petersbourg, au Théâtre Mariinsky. L'avant dernier opéra de Tchaikovski porte une empreinte russe que son éclectisme apparent rapproche plus du XXème siècle que du néo-classicisme de cet autre chef d'œuvre qu'est Eugène Onéguine. Et pourtant la référence au passé, à Mozart en particulier, fascinait le compositeur qui ira jusqu'à étudier soigneusement plus d'une partition ancienne pour mieux recréer l'ambiance historique qu'il voulait instaurer au cœur de son nouvel opéra, pour les divertissements du 2ème acte en particulier. Reste que l'adaptation de la nouvelle homonyme de Pouchkine est radicale et que ce qui chez l'écrivain est dépouillement devient ici profusion. Le livret qu'en a tiré son frère Modest modifie profondément le ton du texte, la vêture musicale en accentuant la pathos. Comme le remarque Dominique Fernandez, il a « russifié » ce qui semblait si peu russe et « trempé la nouvelle de Pouchkine dans un bain de vodka dostoievskienne ». A l'image de sa propre personnalité, Tchaikovski instaure une atmosphère véhémente, passionnée, éminemment opératique. Cela se ressent dans l'interprétation de Valery Gergiev et de ses forces du Théâtre Mariinsky. Le symphonisme de l'œuvre, la luxuriance de l'orchestration, le chef ossète les porte à l'incandescence, ménageant une large pédale de basse, soulignant les traits instrumentaux spécifiques (du contrebasson, par exemple, ou des altos façonnant le prélude de la scène de la Comtesse). Gergiev lâche souvent son orchestre pour en accentuer le poids dramatique, renforcer l'effet pathétique. Les contours mélodiques sont dessinés au burin. Non que le raffinement ne soit pas mis en évidence et les thèmes finement tracés, comme celui des trois notes symbolisant les trois cartes prétendument gagnantes, sorte de motif du destin. Ce fatum que Gergiev assène volontiers annonçant les accents tragiques de la Sixième Symphonie. Sa distribution offre ceci d'intéressant qu'elle trouve pour chaque personnage l'exact timbre requis ; preuve s'il en était besoin du formidable échantillonnage qu'offre l'École de chant du Mariinsky. Prouesse d'autant plus remarquable que des distributions différentes étaient alignées pour les deux représentations prévues. Lors de la seconde, on a apprécié aussi bien la jeunesse des interprètes que leur total engagement. Cela valait d'abord pour la Comtesse, Maria Maksakova, d'une belle santé vocale, reléguant loin ses consœurs occidentales affrontant un rôle de fin de carrière, comme naguère Grace Bumbry à l'Opéra de Vienne. Au contraire, l'absence d'attribut grossissant d'une vieillesse cacochyme prête à l'artiste une aura bien différente : ainsi lors de la scène de remémoration d'un glorieux passé, retrouvera-t-elle sa belle jeunesse au point d'entourer presque affectueusement le visage de Herman. Dans le registre des voix graves, la Polina de Yekaterina Krapivina offre les prestiges singuliers d'un gabarit presque trop flatteur pour ce rôle épisodique. N'était un physique moins avenant, la Lisa de Irina Churilova possède la stamina exacte de ce rôle de femme humiliée, jouet d'un homme superposant passion amoureuse et passion du jeu, et pour qui le suicide dans les eaux de la Neva est la seule issue possible. L'air du 3ème acte, furieusement accompagné par Gergiev, livre un formidable choc. Coté masculin, le kaléidoscope est encore plus soigné : la basse prolixe de Roman Burdenko, le Comte Tomski, le baryton moiré paré d'un ample lyrisme de Vladislav Sulimsky, le Prince Jelezki. Le ténor Maxim Aksenov campe un Herman torturé, enfoui dans une mélancolie profonde au physique de héros byronnien, projetant haut et fort son angoisse existentielle.

 


©Andrea Kremper

 

La production d'Alexei Stepanyuk, récente semble-t-il, offre une lecture plus proche du premier degré que de la réinterprétation volontariste. Là où Lev Dodin, à l'Opéra Bastille, revenait à Pouchkine, celle-ci colle indéniablement à Tchaikovski. Herman est plus un illuminé qu'un fou, qui se suicide bien aux dernières pages de l'opéra et ne finit pas à l'asile comme le concevait l'autre metteur en scène russe à Paris. Du moins la dramaturgie ne cherche-t-elle pas à imposer un schéma prédéfini. Quelques idées originales cependant se dégagent comme, durant le prélude, ce frêle château de cartes disposé à l'avant-scène qu'un jeune garçon, sosie du héros, ne quitte pas des yeux sauf à se mêler à la cohorte de ses congénères lors de l'amusante parodie de marche qui distingue le premier tableau du parc de Saint Pétersbourg. Celui-ci avec ses colonnades et ses statues majestueuses forme le décor à transformation dans lequel se déroule l'intrigue, paré de costumes d'époques, dames à robes chamarrées, messieurs portant bicorne, le tout agrémenté d'amusants traits excentriques couleur locale. La foule se meut au ralenti comme le feraient des automates et la scène de divertissement du 2ème acte est léchée dans son amusant naturalisme, loin du fameux jeu de colin-maillard imaginé par Dodin. La régie d'acteurs sobre fait peu étalage d'imagination, à l'aune de la première rencontre d'Herman et de Lisa, ou comment s'introduire dans la chambre d'une jeune fille qui ne s'y attend pas et alarmer le voisinage, l'escouade des servantes de la Comtesse inspectant les lieux, soupçonneuses. Les scènes d'ensembles ne ménagent qu'un suspens de façade et celle finale du tripot délivre cette débauche russe attendue de laquelle Herman ne sortira pas vainqueur. Reste que si elle ne dérange pas, cette approche littérale, d'un esthétisme certain, apporte peu à la compréhension d'un drame pourtant peu avare d' impact.

 

Jean-Pierre Robert.

 

Valery Gergiev s'immerge dans l'épique des Troyens

 

Hector BERLIOZ : Les Troyens. Grand opéra en cinq actes. Livret du compositeur d'après l'Enéide de Virgile et la comédie The most Excellent Histoire of the Merchant of Venice de William Shakespeare. Victor Lutciuk, Alexei Markov, Oleg Sychkov, Yuri Vorobiev, Dmitry Voropaev, Lyudmilla Dodina, Mlada Khudoley, Ekterina Semenchuk, Yekaterina Krapivina, Alexander Trofimov, Vladimir Feliauer, Elena Vitman, Alexander Gerasimov, Mikhail Makarov, Vitaly Yankovsky. Mariinsky Choir. Mariinsky Orcherstra, dir. Valery Gergiev. Exécution concertante au Festspielhaus de Baden-Baden.

 


Portrait d'Hector Berlioz par Courbet

 

C'est devant une salle plus que clairsemée que devait se dérouler l'autre événement du Festival d'été, l'exécution intégrale des Troyens. La tradition berliozienne de Baden-Baden n'est plus à vanter. C'est pour l'inauguration de son nouveau théâtre qu'en 1862, fut créé Béatrice et Bénédict. C'est là aussi, au Kurhaus, que Berlioz dirigera de nombreux concerts dont, la même année, des extraits de ses futurs Troyens et un peu plus tard, en 1870, d'autres passages significatifs tels que le monologue de Cassandre et le duo d'amour d'Énée et de Didon chanté, entre autres, par Pauline Viardot. Et ce n'est pas loin de là, à l'Hoftheater de Karlsruhe que l'œuvre sera finalement créée scéniquement en deux soirées consécutives les 5 et 6 décembre 1890. le Grand œuvre de l'auteur de la Symphonie Fantastique allait trouver sa place dans l'opéra français et l'histoire de Didon affermir un sillon déjà tracé par moult compositeurs, même si en majorité italiens. Depuis La Didone de Franscesco Cavalli (1641), ils sont nombreux à s'être penchés sur les amours malheureuses de la reine de Carthage et du héros troyen Énée : Sarros, Vinci, Porpora, Albinoni, Jommelli, mais aussi Purcell (Dido & Aeneas), Holzbauer, Mercadante ou Danzi (Dido, 1811). Berlioz a très tôt été fasciné par l'Enéide de Virgile et il n'est pas étonnant qu'il s'y soit directement référé pour y puiser son propre texte sans faire appel à quelque librettiste. Une autre source d'inspiration est Le Marchand de Venise de Shakespeare qui fournira notamment la matière du duo d'amour au 4ème acte. Les passages de la guerre de Troie et de la rencontre de Didon et d'Énée à Carthage le hanteront longtemps avant que murisse ce chef d'œuvre unique dans l'histoire de l'opéra français du 19 ème. Ses deux longues parties en témoignent : La prise de Troie (actes I et II) et Les Troyens à Carthage (actes III, IV et V). La passion de Valery Gergiev pour le musicien français n'est pas un secret. On se souvient de son Benvenuto Cellini à Salzbourg puis en concert à Paris. Il était donc dans l'ordre des choses qu'ils se confrontât aux Troyens. Quoique handicapée par un changement de distribution de dernière heure, l'exécution concertante aura montré combien l'aspect visionnaire de l'œuvre rencontre chez le chef un goût inné pour l'épique, développé au contact des russes. Gergiev ménage les ruptures qui souvent semblent interrompre le récit mais en révèlent les diverses facettes, et font se succéder tableaux intimistes et ensembles grandioses : lamentation de Cassandre, folle crédulité des Troyens durant l'octuor avec chœurs, scène de Didon et de sa sœur Anna, grand final des adieux de la Reine. La couleur orchestrale, Gergiev la perçoit d'instinct : tel trait instrumental comme le solo de clarinette introduisant les invectives de Cassandre, tel solo vocal d'un lyrisme incandescent. Il saisit souvent à bras le corps les vagues envahissantes de cette musique inextinguible, débordante de vie, comme ses répits et sa poésie frémissante (atmosphère élégiaque de la « Chasse Royale »). L'Orchestre du Mariinsky développe une sonorité d'une finesse toute française : vents expressifs, cuivres tout en rondeur, cordes flamboyantes. Devant la qualité de l'exécution, on mesure le formidable travail en amont pour libérer une dramaturgie tour à tour opulente et raffinée. De même qu'on est admiratif de la qualité de la diction française qui chez la plupart des solistes soutient une interprétation de grande classe.

 


Valery Gergiev ©Alexander Shapunov

 

Le challenge était de distribuer l'opéra entièrement à des voix russes. Pari aussi osé, pour ne pas dire risqué, que celui de leur confier l'exécution du Ring de Wagner comme le fit Gergiev, il y a quelques années déjà à Baden-Baden. Mais le vivier est tel que l'entreprise n'est pas si démesurée qu'il y paraît. On saluera les voix bien sonores du baryton basse Alexei Markov, solide Chorèbe idéalement projeté, de Yuri Vorobiev, majestueux et émouvant Narbal, et les ténors bien sonnants de Dmitry Voropaev (Iopas) ou d' Alexander Trofimov, Hylas, un peu trop large cependant. Les voix de femmes ne le cèdent en rien : le beau soprano de Lyudmila Dudinova, Ascagne, le mezzo grave impressionnant de Yekaterina Krapivina, Anna attentionnée, qui fut la veille de la distribution de La Dame de Pique. La Cassandre de Mlada Khudoley a de l'allure, même si l'articulation n'est pas toujours claire. Rien de tel chez Ekaterina Semenchuk qui campe une Didon altière : son air d'entrée est un modèle de déclamation française. Le timbre sombre de mezzo de l'interprète choisie d'Eboli (Salzbourg) et d'Amnéris (CD d'Aïda à paraître) apporte à la reine de Carthage des accents aussi percutants que ceux d'un grand soprano lyrique. La scène des adieux livre de fiers accents, même si l'interprète est légèrement gagnée par la fatigue d'un rôle il est vrai écrasant. Reste l'Énée de Victor Lutcuik qui bien sûr permit à la représentation d'exister. C'est là son seul mérite car, pour le reste, le timbre ingrat de ténor de composition, comme en connait tant l'opéra russe, est à contre emploi là où il faut une voix pleine et puissante. Si le duo avec Didon, porté par la faconde de Semenchuk ne pâtit pas trop, les tirades finales de l'acte V offrent un héroïsme plaqué sans aucune nuance. La déception était d'autant plus grande que le jour même était annoncée la disparition de John Vickers, le grand Énée que l'on sait.

 

Jean-Pierre Robert.

 

Guillaume Tell créé la controverse au Royal Opera

 

Gioacchino ROSSINI : Guillaume Tell. Opéra en quatre actes. Livret d'Étienne de Jouy et Hippolyte-Louis-Florent Bis, d'après la pièce éponyme de Friedrich Schiller. Édition critique de E. C. Bartlett, Edizione Critica della Fondazione Rossini di Pesaro. Gerald Finley, Charles Osborn, Malin Byström, Enkeledja Skhosa, Sofi Fomina, Eric Halfvarson, Nicolas Courjal, Samuel Dale Johnson, Michael Colvin, Michael Lessiter, Ji Hyun Kim,Alexander Vinogradov. Royal Opera Chorus. Orchestra of the Royal Opera House, dir. Antonio Pappano. Mise en scène : Damiano Michieletto. Royal Opera de Londres.

 


©Clive Barda

 

Bien avant la première parisienne en 1829, la nouvelle selon laquelle Rossini avait décidé de ne plus écrire pour la scène, mais de finir cependant par un sujet en français, agitait les salons de la capitale. De fait, poursuivant sur le succès qui le vit réadapter dans la langue de Molière deux de ses opéras dits napolitains, Maometto II et Mosé in Egitto, respectivement en Le Siège de Corinthe et Moïse et Pharaon, Rossini allait s'atteler à écrire un vrai grand opéra forgé sur le modèle d'Aubert et bien sûr de Meyerbeer, avec ce que cela impliquait d'effets scéniques spectaculaires mais aussi d'innovations proprement musicales. L'idée de « dernière œuvre », empruntée à la philosophie beethovénienne, apportait en outre son lot de mystères, d'attentes voire de suspens. Le public parisien ne sera pas déçu par les effets scéniques prodigués dans le cadre des décors du peintre Charles Ciceri et les fastes vocaux de la distribution réunie autour du fameux ténor Adolphe Nourrit. Il découvrait une œuvre qui, par ses impressionnantes dimensions, explorait le thème de la lutte pour la liberté contre l'agression, celle des paysans des cantons suisses, sous la houlette de Guillaume Tell, cherchant à se dégager du joug des envahisseurs autrichiens menés par le mercenaire Gesler. L'œuvre connut un vaste succès qui perdura malgré la difficulté à la monter. La question est bien en effet de savoir comment mettre en scène ce type de « grand opéra » aujourd'hui. Rien d'étonnant à ce que les metteurs en scène les plus ambitieux veuillent s'y confronter. Damiano Michieletto, qui n'en est pas à ses premières démarches aventureuses et ne rechigne pas au jusqu'au boutisme, place Guillaume Tell sous le signe de la révolution : l'occupation militaire et ce que cela implique de nostalgie d'une liberté et d'une identité perdues que le sentiment du pouvoir dominateur de la nature rend si prégnante. Il transporte la trame au temps du conflit des Balkans des années 90, qu'il truffe de quelques touches mussoliniennes chez les officiers autrichiens. L'idée force est de vivre l'histoire au second degré à travers le livre d'images des légendaires aventures du chevalier Guillaume Tell que parcourt Jemmy, le fils de celui-ci. Cela est énoncé dès la fameuse Ouverture où l'on voit la garçon jouer avec ses petits soldats et parcourir avidement cette bande dessinée haute en couleurs, le tout visualisé sur un écran barrant le cadre de scène. Une impression se dégage : encore cette histoire vieillotte ! Pour tout décor, Michieletto use d'une métaphore : celle d'un arbre gigantesque, déraciné, couché sur le flanc. Choristes et solistes vont s'y nicher alors que tourne le plateau. Cela dévoile des tableaux quelque peu lugubres, heureusement rehaussés d'intéressants éclairages. Reste que même si le récit tel que conçu par Rossini et son librettiste Étienne de Jouy, comporte de nombreuses ruptures, la narration n'est pas toujours des plus lisibles et que l'énoncé des situations n'apparaît pas toujours compréhensible. La violence primaire est par contre mise en exergue, notamment à travers la scène de viol d'une paysanne suisse par les sbires de Gesler, où est diaboliquement utilisée la musique de ballet de l'acte III et le chœur tyroliens « toi que l'oiseau ne suivrait pas ». Ladite scène aura défrayé la chronique et fait autant de publicité, ou contre publicité, au régisseur vénitien que ses tentatives de décryptage de l'histoire. Au point que la direction a dû s'excuser auprès du public et faire corriger cet écart de langage dramaturgique. Aura-t-elle fait plus pour la réputation de la présente production que ses qualités musicales ?

 


©Clive Barda

 

Heureusement pas, car celles-ci réservaient bien d'autres sujets de satisfaction. Et d'abord la direction d'Antonio Pappano. On le savait à l'aise avec l'idiome du Rossini tardif depuis l'intégrale de ce Guillaume Tell réalisée en 2011 avec son orchestre de l'Accademia Santa Cecilia de Rome (cf. NL de 11/2011). la présente exécution confirme une évidente empathie avec une musique qui épouse à la fois la « bravura » italienne et l'élégance française, une écriture instrumentale éblouissante (les deux épisodes de tempête), une émotion à fleur de peau, sans parler du sentiment de présence de la nature à travers le thème du cor anglais durant le non moins célèbre « ranz des vaches ». La musique de ballet, donnée dans son intégralité, montre un orchestre rutilant et extrêmement raffiné, et ce quel que soit l'usage qu'en fait la régie qui n'hésite pas à s'appuyer sur elle comme alibi de ses propres partis pris ou insuffisances. L'orchestre du Royal Opéra répond avec magnificence, distillant des couleurs chatoyantes. La contribution des chœurs est impressionnante, même si la diction n'est pas toujours aussi soignée qu'elle l'est chez les solistes. Le plateau vocal n'a rien à envier à celui d'une pochette de disques. Il présente au demeurant plusieurs  interprètes de l'intégrale citée. Au premier chef le magistral Tell de Gérald Finley : voix de bronze, suprême articulation française, vaillance à toute épreuve notamment dans l'air « Sois immobile » accompagné par le violoncelle solo. L'évolution du personnage est saisissante, presque vulnérable au début puis s'affranchissant d'une apparente fragilité pour endosser un costume d'envergure de légende. Cet artiste qui fit triompher Hans Sachs à Glyndebourne (repris l'an prochain) signe là une interprétation de référence. Charles Osborn prête à Arnold sans doute la meilleure voix actuelle, alliant héroïsme et lyrisme qui culminent dans l'air « Asile héréditaire » parsemé de contre Ut percutants. Le legato de la ligne de chant est un modèle comme la délicatesse poignante avec laquelle il portraiture un personnage de grande classe. Le Gesler de Nicolas Courjal est aussi noir dans sa caractérisation que brillant côté faconde vocale. La Mathilde de Malin Byström est intéressante vocalement, semble-t-il plus accomplie que dans le disque. Mais comment ne pas regretter qu'il n'ait pas été fait appel à Annick Massis, spécialiste d'un rôle bel cantiste dont la romance  « Sombre forêt » est un morceau d'anthologie de ce répertoire. Le duo avec Arnold, délivré sotto voce, restera un grand moment cependant. Eric Halfvarson, Metchtal, Enkelejda Shkosa, Edwige, et Sofia Fomina, Jemmy, complètent une distribution valeureuse. N'était une mise en scène discutable, voilà le type de grand spectacle suprêmement accompli musicalement comme l'affectionne le Royal Opera. 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Roberto Alagna superstar…

©Abaca

 

Dans le cadre de la série « Les Grandes Voix » Roberto Alagna offrait au très nombreux public de la Philharmonie de Paris un des derniers récitals de la saison, en compagnie de la mezzo soprano ukrainienne Iryna Zhytynska, accompagné par l'Orchestre National de Lille sous la direction de Giorgio Croci. Un programme d'airs et de duos d'opéras italiens et français (Luisa Miller, La Force du destin, Don Carlo, Attila et Aïda de Verdi, Samson et Dalila de Saint Saëns, Le Dernier Jour d'un condamné de David Alagna, Roméo et Juliette de Gounod et Carmen de Bizet). Un récital grand public, un peu « people » qui ne fera pas date. Conquis d'avance le public fit un triomphe mérité au ténor français, mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire tant la prestation de la chanteuse ukrainienne fut calamiteuse et l'accompagnement de l'orchestre pour le moins approximatif, le chef en perdant sa partition… Pour le reste Roberto Alagna sut séduire son public par son charisme, sa puissance, son timbre lumineux, sa diction parfaite, son souffle, la souplesse de sa ligne et son jeu d'acteur. Contraste marqué avec la mauvaise projection d'Iryna Zhytynska, son vibrato gênant, son timbre égrillard, son absence totale de graves, ses aigus serrés, sa diction incompréhensible et sa présence scénique des plus rudimentaires…Un déséquilibre qui amputera lourdement la crédibilité des duos….pour une soirée dont on perçut très rapidement les limites ! Dommage quand on sait que de l'autre côté de la place, le CNSM fourmille de nombreux talents féminins (notamment la mezzo Eva Zaïcik) que nous avons pu apprécier lors du Voyage à Reims de Rossini, donné tout récemment…

 

Patrice Imbaud.

 

Le pianiste Maxence Pilchen salle Gaveau : Un récital Chopin magistral !

 


©Maxence Pilchen

 

A l'occasion de la sortie de son premier CD (Paraty 115131) consacré à Frédéric Chopin (Voir rubrique « Le bac du disquaire ») Maxence Pilchen donnait un récital  « coup de cœur » salle Gaveau, intitulé « de Majorque à Nohant », avec un programme tout Chopin reprenant les 24 Préludes op. 28, associés à la Ballade n° 4, op. 52, au Scherzo n° 4, op. 54 et à la Polonaise n° 6, op. 53. Une occurrence unique dans le cadre intimiste de la salle, convenant parfaitement à l'artiste, d'apprécier la qualité d'interprétation et le pianisme virtuose du jeune interprète franco belge. Une lecture naturelle sans pathos excessif, fluide, authentique et très intériorisée qui immédiatement séduit. Un superbe voyage musical de Majorque (1838) pour les Préludes, à Nohant (1842) pour le reste du programme, où le piano tour à tour ruisselle, chante, pleure et émeut. Un jeu virtuose et inspiré. Une interprétation sensible et poétique nourrie par une connaissance profonde et une affinité certaine pour la musique de Chopin. Bravo ! Un pianiste à suivre…

 

Patrice Imbaud.

 

Daniil Trifonov & Myung-Whun Chung : La mésentente cordiale !

 


DR

 

Pour un des derniers concerts de la saison à la Philharmonie de Paris, l'affiche était fameuse et le programme de la soirée alléchant, associant le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Sergei Rachmaninov en première partie et pour conclure la Symphonie n° 2 de Johannes Brahms. Un concerto pour piano composé en 1909, bien connu pour sa virtuosité impressionnante et ses accents post romantiques, pièce redoutée mais néanmoins irremplaçable du répertoire pianistique. Une œuvre rassemblant une profusion d'idées où se côtoient sensualité, lyrisme, gravité et nostalgie et où transparaissent en filigrane les influences de Tchaïkovski, Chopin et Schumann. Hélas, on s'aperçut rapidement, dès les premières notes, que le talentueux pianiste russe et le chef coréen ne semblaient pas jouer la même partition, Myung-Whun Chung ne parvenant  pas à se caler sur le jeu virtuose, engagé, mais peut-être un peu brouillon de Daniil Trifonov. Décalages, absence de complicité, chacun menant son train dans la mésentente la plus cordiale… Les mauvais esprits notèrent d'ailleurs que le chef coréen ne revint pas sur scène lors des applaudissements pourtant fournis de la salle, conquise par la digitalité impressionnante de Daniil Trifonov, le soliste semblant faire corps avec son instrument, tantôt luttant avec son clavier dans un combat d'une rare violence, à grand renfort d'accords percussifs, tantôt semblant à l'inverse se confier à lui, l'oreille quasiment  posée sur les touches. A défaut de pouvoir juger de l'ensemble on retiendra également la belle prestation du « Philar » qui confirma sa bonne forme après la pause. Chacun sa partie donc, la seconde fut celle de Myung-Whun Chung dirigeant son orchestre dans la Symphonie n° 2 de Brahms qu'il mena, à son habitude sur des tempi un peu lents, dégageant ainsi par sa lecture posée tout le classicisme de cette partition. Loin de toute préoccupation descriptive, il s'agit ici de musique pure, belle, construite selon une « architecture qui sent le grand maitre » rendant hommage à chacun des pupitres, cordes et vents, dans une ambiance pastorale où la mélodie est reine. Une belle façon de conclure, dans le calme retrouvé, cette étonnante soirée !

 

Patrice Imbaud.

 

 

Pour le bonheur du public, le récitant était absent...

 


DR

 

Non pas que je mette en doute les compétences des élèves du CNSMDP, dont celui qui devait présenter la soirée : mais si la centaine de personnes présente dans le cadre idyllique de l'Orangerie du château de Champs-sur-Marne, pour le concert de ce dernier dimanche de juin, n'oubliera pas ce concert de qualité, c'est en grande partie grâce à la présentation des plus amusantes de Vicens Prats, flûtiste de l'Orchestre de Paris. Entouré de trois de ses collègues, Eichin Chijiiwa, violon, Delphine Biron, violoncelle et Marie Poulanges, alto, il donna un ensemble de transcriptions pour quatuor de deux des opéras de Mozart, La Flûte enchantée et Don Giovanni, fort bien réalisé par Yohann Wendt. Et sa façon de raconter le déroulement de l'action dans ces œuvres lyriques fut irrésistible, de même que la manière avec laquelle il enchaîna son discours et son interprétation, n'hésitant pas à chanter au milieu des pièces, à soupirer avec Papageno, à crier face au commandeur, à hurler avec Leporello… Bref une prestation des plus brillantes, alors qu'on imagine la difficulté, pour un artiste, de passer ainsi des paroles à l'acte si je puis dire. C'est vrai que cela a donné pour la flûte, par rapport aux autres instruments, une certaine « homogénéité » dans les nuances, mais que  nous vous avons vite pardonnée, Monsieur Prats. C'est toujours un vrai bonheur de rencontrer des artistes qui gardent humour et humilité. Quant au cadre, finalement très proche de la capitale, il est vraiment splendide : c'est à espérer que les concerts dans cette orangerie seront plus nombreux et soutenus par les pouvoirs publics.

 

Philippe Morant.

 

Une rencontre avec l'âme de Georgy Cziffra


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Etant en Avignon pour le festival, j'ai eu le bonheur d'assister au spectacle de Pascal Amoyel : une évocation brillante et très émouvante du grand homme hongrois, lui-même personnage des plus attachants. Pour tous ceux qui ont eu, comme Pascal et moi, la chance d'être « choisi » par le grand pianiste pour jouer à Senlis, pour recueillir ses conseils, dans le cadre hautement historique de la chapelle (qui rappelons-le, a vu le baptême d'Hugues Capet), son souvenir reste comme une lueur de gentillesse et de discrétion. Dieu sait si sa vie ne fut pas facile, et si bien des interprètes aujourd'hui devraient se plonger dans sa biographie avant d'invoquer le sort pour justifier leur infortune ! On pouvait ne pas être d'accord avec sa façon de s'accaparer certaines œuvres du répertoire, avec sa réinterprétation de certaines pièces, mais comment ne pas être admiratif devant la qualité technique exceptionnelle de son jeu, devant la liberté et le brio avec lesquels il faisait revivre les rhapsodies hongroises de Liszt. Comment ne pas exécrer, après cela, le caractère guindé, aseptisé de « l'exécution » de quelques pseudo-artistes ? Merci à Pascal de nous avoir redonné lassan et friska avec une telle fidélité à l'esprit du maître !

Philippe Morant.

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L'ÉDITION MUSICALE

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FORMATION MUSICALE

 

Benoît TESSÉ : Á la volette.  L'éducation musicale pour les 5 – 7 ans par le chant et la danse. 1 vol. 1 CD. Billaudot : G9559B.

Avant de se servir de ce volume, il faudra regarder de très près tout ce qui précède les fiches contenant les chansons : la Préface, la Méthode, la boite à outil. Trois groupes de chansons sont proposés, gradués selon les âges et les types d'exercices proposés. Le choix est tout à fait judicieux ainsi que les conseils de mise en œuvre. Quant au CD, c'est un véritable outil de travail quasi indispensable pour mettre en œuvre l'ensemble. Ce volume mérite d'être regardé avec soin et constitue un très utile outil de travail pour l'éveil musical.

 

 

 

Chantal BOULAY – Dominique MILLET : A tempo  Cours complet de Formation Musicale. 9 A. Oral. Billaudot : G9508B.

Voici donc le 9ème volume de ce cours complet de Formation Musicale dont nous avons recensé le premier volume dans le n° 529/530 de la revue en janvier-février 2006. Que dire sinon qu'on retrouve dans ce cahier la même densité et la même qualité que dans les précédents. Destiné au 3ème cycle, il comporte chant, commentaire d'écoute et lectures rythmiques. Nous ne saurions trop conseiller de regarder de près ce volume.

 

 

CHANT CHORAL

 

Bruno ROSSIGNOL : Ave Maria.  Chœur à quatre voix. Fortin-Armiane : EFA 95.

Cette pièce à trois voix de femmes et une voix d'hommes n'offre pas de difficulté particulière pour un chœur aguerri. La facture en est très simple (comprenons pour la structure), souvent homorythmique. Les harmonies délicates servent le texte avec bonheur. Cette courte pièce trouvera donc sa place aussi bien dans un concert que dans un office.

 

 

 

Bernard de VIENNE : A la volette. Arrangement de Bernard de Vienne. Pour voix égales et ensemble instrumental. Flûte en ut, clarinette sib, 1 percussionniste, harpe, violon, alto, violoncelle. Assez facile. Dhalmann : FD0482.

Partant de la chanson populaire A la volette…, l'auteur bâtit une « véritable forme musicale en miniature ». L'écriture est à deux voix plus un soliste. Il s'agit d'une commande du Conservatoire de Saint Michel sur Orge. La pièce, assez courte, peut servir également en milieu scolaire ou pour diverses utilisations. L'auteur y voit l'opportunité de la « découverte du patrimoine des chansons françaises, largement méconnu pour beaucoup d'enfants scolarisés d'origine étrangère ». S'il n'y avait que les enfants d'origine étrangère… Nous savons d'expérience combien ce patrimoine a été volontairement mis sous le boisseau par l'enseignement public pendant de trop nombreuses années. On ne peut donc qu'applaudir à cet « arrangement », à la fois très fidèle à la chanson originale et à son esprit, que Bernard Devienne explique avec beaucoup de précision dans la présentation qu'il fait de son œuvre. Souhaitons que cette œuvre soit montée en de nombreux endroits et connaisse le succès qu'elle mérite. Souhaitons aussi que l'auteur continue sur cette lancée avec d'autres chansons populaires qui le méritent bien !

 

 

 

Jean-Charles GANDRILLE : Agnus Dei  pour chœur mixte SATB a cappella. Delatour : DLT2526.

La seule difficulté de ce chœur, c'est que les voix sont très souvent divisées. Sinon, la pièce n'offre pas de difficulté technique. C'est simple et beau, mettant avant tout en valeur le texte. Pièce dépouillée et expressive, elle correspond tout à fait au souhait de l'auteur : « Par la beauté d'une musique sacrée, on peut accéder à la foi ». Est-ce à dire que la laideur de certaines pièces d'église peut la faire perdre ? Horresco referens…

 

 

 

CHANT

 

Jean-Charles GANDRILLE : Cinq Élégies.  Mélodies pour soprano et piano sur des poèmes tirés de Alcools  de Guillaume Apollinaire. Delatour : DLT2527.

Ce cycle de mélodies a été écrit en 1999, à l'âge de dix-sept ans, suite à une déception amoureuse… On trouve dans ce recueil toute la recherche de couleur harmonique et de fluidité mélodique qui caractérisent le style de l'auteur. C'est beau et… difficile !

 

 

 

ORGUE

 

Jean-Charles GANDRILLE : Pièces minimalistes pour la liturgie. Delatour : DLT2371.

Ces pièces, de moyenne difficulté et ne demandant pas forcément un gros instrument (trois claviers sont souhaitables mais deux peuvent suffire) sont destinées à l'usage liturgique mais peuvent, bien sûr, constituer aussi des pièces de concert. Le style de l'auteur est à la fois moderne et traditionnel, dans la lignée des grands organistes français du XX° siècle. Minimalistes par la taille et une certaine sobriété, ces pièces ne le sont nullement par leur qualité spirituelle.

 

 

 

Jean-Charles GANDRILLE : Méditation  pour orgue. Delatour : DLT2129.

L'œuvre porte bien son nom : si elle ne demande pas un gros instrument (deux claviers – pédalier suffiront), il faudra en revanche pouvoir jouer sur l'ensemble gambe/voix céleste afin d'exprimer toute la finesse et la sensibilité de cette belle pièce.

 

 

PIANO

 

Gayl Kovalich – E.L. Lancaster : Premier Piano Course.  Facile. 1 vol. 1 CD. Alfred : 40515.

Ce ne sont pas moins de vingt pièces d'auteurs allant du XVIII° au début du XX° siècle qui sont proposées dans cet album, très progressives et très judicieusement choisies. Pour chaque pièce, le CD propose une interprétation au tempo et une autre dans un tempo de travail tout à fait judicieux : un peu plus lent, certes, mais toujours musical et dans l'esprit de la pièce. Le CD est enregistré avec un goût parfait et constitue la preuve qu'on peut faire de la vraie musique avec des morceaux dits « pour débutants ».

 

 

 

BACH : Two- and three-part inventions (Inventions à deux et trois voix)  éditées par Hans Bishoff. 1 vol. 1 CD. Kalmus : K03044X.

Cette édition des Inventions et des Sinfonias est confrontée à des choix éditoriaux que respecte ou ne respecte pas le CD, ce qui est tout à fait légitime. L'interprétation du CD est très convaincante même si l'éditeur précise bien qu'elle n'est qu'une interprétation parmi d'autres possibles. C'est le lot de la musique – mais aussi du théâtre – de pouvoir donner lieu à des interprétations aussi remarquables que différentes. Ce sera une excellente occasion pour les interprètes de se forger à leur tour « leur » interprétation à condition qu'elle reste humble, et respectueuse du texte original.

 

 

 

Claude DEBUSSY : Children's corner  Suite pour piano. 1 vol. 1 CD. Kalmus : K09956X.

Cette édition suit fidèlement les éditions habituelles de cette œuvre. Le CD en donne une vision tout à fait intéressante. Il est bien sûr un exemple – excellent – mais ne doit en aucun cas être imité. Il doit constituer un outil de réflexion pour construire sa propre interprétation, toujours dans le respect du texte, bien sûr ! Le CD est enregistré par Scott Price, pianiste et compositeur canadien de premier plan.

 

 

 

Muzio CLEMENTI : Six sonatinas op. 36  pour piano. 1 vol. 1 CD. Kalmus : K02129X.

De ces six sonatines, la première est évidemment connue de tous les pianistes qui ont fréquenté, dans leur jeunesse, les Classiques Favoris du piano… Mais ces petites œuvres, si elles sont courtes, n'en sont pas moins une musique de grande qualité, formatrice pour l'oreille et pour le goût du jeune interprète. Comme pour tous les volumes de cette collection, le CD, enregistré par de grands noms du piano, est là pour permettre l'écoute et la réflexion pour bâtir sa propre interprétation et ne doit pas être imité servilement. Ici, Kim O'Reilly nous donne de ces sonatines une vision pleine de délicatesse et de grâce.

 

 

Béatrice QUONIAM, Béata SURANYI  et Marie-Josée SALADIN DE NUGLAR : Fortissimo 2. Le répertoire du pianiste. Lemoine : 29083 HL

Le mois qu'on puisse dire, c'est qu'il ne s'agit pas de pièces pour débutants. De Bach à Yuyama, le choix est éclectique et copieux puisqu'il ne comporte pas moins de vingt-six pièces. Il a aussi l'avantage de ne comporter que des pièces courtes et de permettre d'explorer ainsi tous les styles et toutes les époques. Il y a un CD en option qu'on regrette de ne pas avoir entendu : c'est toujours intéressant d'avoir une interprétation pour servir non de modèle mais d'incitation à la réflexion pour construire sa propre interprétation.

 

 

 

Hervé CELCAL : Bel air for piano.  Delatour : DIS0001.

Peut-on donner une note de « difficulté » à un tel album ? C'est avant tout l'esprit qu'il faut avoir pour se lancer dans cette musique aussi originale qu'attachante. Hervé Celcal donne à tous les pianistes, amateurs comme professionnels, les clés pour découvrir grâce à des partitions écrites comme des pièces classiques pour piano, et d'autres en version « partition jazz », la musique traditionnelle de la Martinique. Pour en savoir plus, il suffit de consulter la présentation passionnante faite par l'auteur, soit sur le site de l'éditeur, soit directement sur You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=3BmJzfwa6DU

 

 

Jean-Marie MACHADO : Machado piano  Book # 1. Niveau moyen. Dhalmann : FD0467.

On connait les qualités rares de ce pianiste compositeur, en partie autodidacte, mais aussi élève de Catherine Collard. On ne sera pas déçu par cet album aussi varié qu'intéressant contenant dix pièces allant du rythme le plus effréné à une méditation pleine de résonnances étranges (Les œillets papillon). Ce n'est pas inabordable, mais il faudra un bon sens du rythme et une bonne connaissance du jazz pour en tirer tout le suc.

 

 

 

Jean-Charles GANDRILLE : Instants oniriques  pour piano. Delatour : DLT2528.

Notons qu'il est beaucoup plus facile de jouer ces pièces si on dispose d'une pédale de sostenuto. La première pièce, Grappes, joue, comme son nom l'indique sur les effets sonores, les résonnances, créant une émotion qui s'appuie sur la couleur harmonique. La deuxième, Raga, fait appel davantage à un langage monodique mais qui s'enrichit de toutes les résonnances créées par les agrégats sonores tenus et non joués. Ce sont des ambiances sonores à découvrir, qui incitent au rêve… comme le suggère l'auteur !

 

 

Jean-Charles GANDRILLE : Errance  pour piano. Delatour : DLT1954.

Cette courte pièce évoque « un personnage qui erre dans la plaine, contemplant les dégradés du coucher de soleil », dans la « nostalgie d'un amour perdu ». Tout est donc dans la recherche de la plus grande qualité sonore pour l'interprète, qui devra disposer impérativement d'une troisième pédale.

 

 

 

BANJO, MANDOLINE, UKULELE

 

Dick SHERIDAN : 59 children's classics. Alfred : Banjo : 41037. Mandoline :41036. Ukulélé : 41035.

Il s'agit, dans ces trois albums, des cinquante-neuf mêmes chansons adaptées aux différents instruments. Ces chansons sont suffisamment internationales pour que de jeunes français y reconnaissent leur propre folklore ou leurs propres airs traditionnels. L'ensemble est présenté à la fois en tablature et sous forme d'accords. Un dictionnaire des accords pour chacun des instruments se trouve en fin de volume.

 

 

 

VIOLON

 

Sophie VILLEMAIN-DOPOURIDIS – Franck REYNAUD : Ecoute mon violon.  Vol 1. Les 4 premières positions. Delrieu : GD40024.

Cet ouvrage permet un approfondissement des acquisitions initiales du violon. Le recueil comporte une part de composition dans la mesure où l'élève doit écrire lui-même une partie des exercices, guidé, bien sûr, par des indications précises. L'ensemble est très intéressant et certainement très profitable.

 

 

 

Claude-Henry JOUBERT : Quatre fables pour violon avec accompagnement de piano. 1 – L'omelette et les fines herbes.  Débutant. Lafitan : P.L.2912.

Cette pièce, notée pour débutant, sera plutôt pour un débutant en fin d'année… De toute façon, même un violoniste plus avancé pourra trouver beaucoup de plaisir à faire ressortir tout le sel de cette Omelette aux fines herbes… Si l'histoire se termine par un mariage (il faudra voir comment la musique l'indique), l'ensemble est plein de rebondissements qui permettent, entre le pianiste et le violoniste un dialogue qui demande une écoute très fine de chacun. C'est donc, sans en avoir l'air, une excellente initiation à la musique d'ensemble ! Et quel mariage plus savoureux que celui d'une Omelette avec des fines herbes !

 

 

VIOLONCELLE

 

Sophie VILLEMAIN-DOPOURIDIS – Franck REYNAUD : Ecoute mon violoncelle.  Vol 1. Les 4 premières positions. Delrieu : GD40023.

Conçu de la même manière que celui pour violon, ce volume est bien entendu entièrement pensé pour le violoncelle. On y retrouve la même volonté de familiariser le jeune violoncelliste avec son instrument en lui faisant écrire partiellement certains exercices. Il s'agit d'un outil tout à fait intéressant.

 

 

 

FLÛTE A BEC

 

Max MÉREAUX : Interlude  pour flûte à bec soprano et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2900.

Cette agréable pièce exploite au maximum les possibilités de tessiture d'un débutant à la flûte à bec, dans une jolie mélodie, très simple au début, mais qui ne se prive pas, ensuite, de moduler – sagement, comme il se doit ! Bref, c'est un très agréable moment. La partie de piano a son rôle à jouer, tout en restant très facile. L'ensemble ne manque donc pas de charme.

 

 

HAUTBOIS

 

Max MÉREAUX : Chansonnette  pour hautbois et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2903.

Un thème et deux jolies variations sur ce qui est presque une basse obstinée donnent à cette pièce un caractère à la fois répétitif et cependant toujours varié, comme un air qu'on fredonne en l'agrémentant au fur et à mesure. Le tout débouche sur une cadence et se termine par une sorte de coda. Ajoutons que la partie de piano, jolie et très facile, pourra être ainsi confiée à un élève du même niveau que le hautboïste.

 

 

 

Gilles SILVESTRINI : Les Lusiades  pour hautbois seul. Très difficile. Delatour : DLT2298.

Cette œuvre illustre le célèbre ouvrage de Camðes, fondateur de la littérature portugaise qui, dans Les enfants du capitaine Grant  de Jules Verne sert au savant Jacques Paganel pour apprendre… l'espagnol ! L'auteur nous avertit : « Ma seule ambition a été de prolonger l'univers poétique de Camðes, à la fois lyrique, irréel et nostalgique. Le hautbois y est traité de manière expérimentale et quasi symphonique ». Des notes techniques accompagnent la partition.

 

 

CLARINETTE

 

André GUIGOU : Claréa  pour clarinette et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2719.

Voilà une bien jolie pièce que le jeune débutant aura certainement beaucoup de plaisir à jouer. La partie de piano peut être aisément confiée à un pianiste de niveau élémentaire. Ce sera une excellente initiation à la musique de chambre. Les deux parties sont aussi intéressantes musicalement et permettront aux deux interprètes d'exprimer leur sensibilité.

 

 

 

SAXOPHONE

 

Nicolas PROST : Adolphe Sax Album. Vol. 2.  Solos caractéristiques pour saxophone sélectionnés par Nicolas Prost. Lemoine : 29218 H.L.

On lira avec intérêt la préface et la présentation des œuvres. Le répertoire proposé est très éclectique et peut ainsi contribuer à la culture musicale de l'interprète. Dukas, Franck Rossini, mais aussi Caplet, Cras, Holst, Mayeur… Ce large choix devrait amener à l'écoute des œuvres dont des extraits sont proposés ici.

 

 

TROMPETTE

 

Alain FLAMME : L'espiègle  pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2888.

Cette pièce commence par un 7/8 conçu comme un 2+2+3 qui donnera peut-être un peu de fil à retordre au jeune interprète mais qui est effectivement bien espiègle et bien réjouissant. Un « più lento » plus lyrique permettra aux deux interprètes d'exprimer leur sens musical. Un retour au 7/8 clôt cette œuvre bien agréable.

 

 

 

Rémi MAUPETIT : Le lac argenté  pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Fin de 1er cycle. Lafitan : P.L.2872.

Voici un bien poétique lac. Avec des patineurs, peut-être ? La mélodie, fort jolie et apparemment bien sage se déroule au-dessus d'arpèges très classiques mais sur une basse qui suggère un rythme de samba. Une partie médiane, à 6/8 n'est pas sans faire penser au rythme du premier mouvement du Concerto de Aranjuez. Bref, ce lac argenté ne manque ni de reflets ni de piquant. Les deux interprètes devraient y trouver beaucoup d'intérêt et de plaisir.

 

 

Max MÉREAUX : Fête  pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2901.

La partie de piano virevolte dans de festives arabesques tandis que la trompette sonne joyeusement. On prendra soin de respecter les nuances de la partition et de créer ainsi les effets d'espace qu'elles suggèrent. Signalons que deux versions sont proposées, une version en si bémol et une version en ut adaptée à la trompette du même nom.

 

 

 

SAXHORN – EUPHONNIUM – TUBA

 

André GUIGOU : Chant pour Axel  pour saxhorn basse / euphonium / tuba et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2870.

Une tendre mélodie se déroule, qui ne manque pas de charme. Un petit passage en mode de fa permet de mettre un peu de mystère et d'étrangeté dans le discours. L'ensemble est tout à fait séduisant et crée une ambiance un peu mystérieuse.

 

 

Rémi MAUPETIT : Le clown triste  pour saxhorn basse / euphonium / tuba et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2877.

On aime les harmonies à la fois classiques et délicates de l'auteur qui nous propose une pièce qui correspond bien à son titre : une ambiance un peu mélancolique et quelques pirouettes… L'ensemble est tout à fait séduisant.

 

 

 

 

PERCUSSIONS

 

David LEFEBVRE : Premières baguettes N°3  pour caisse claire et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2539.

Une partie assez facile de piano fournit le chant ponctué par ces baguettes débutantes. L'ensemble est bien structuré, joyeux et permettra de bien mettre en place le sens de la pulsation et de la mesure.

 

 

Sylvie REYNAERT : Le pont des Vosges. Ensemble de percussions. Ensemble facile pour huit voix de percussionnistes et une contrebasse (optionnelle) : Glockenspiel, xylophone, vibraphone, marimba, bongos, batterie. Dhalmann : FD0462.

Cette œuvre fait preuve d'un dynamisme bien alléchant. Est-ce à cause du pont strasbourgeois qui porte ce nom ou à cause du célèbre restaurant voisin ? Peu importe. Mais l'aspect « fanfare » qui ouvre et ferme l'œuvre est bien réjouissant.

 

 

 

MUSIQUE DE CHAMBRE

 

Jean-Charles GANDRILLE : Oblation  pour trompette en Ut et orgue. Delatour : DLT2194.

Cette très belle pièce, à la fois moderne par son écriture, et classique par son style porte bien son nom. On est séduit par l'ambiance méditative qu'elle crée et qui se déploie dans une sorte de mélopée accompagnée par de somptueux accords d'orgue. Un très bel enregistrement vidéo se trouve sur le site de l'éditeur et sur You Tube.

 

 

Jean-Charles GANDRILLE : Stèle  pour violoncelle et orgue. In memoriam Olivier Messiaen. Delatour : DLT2305.

Jean-Charles Gandrille nous gratifie d'une de ces atmosphères dont il a le secret : à la fois mystérieuse, envoutante, priante et avant tout, tout simplement fort belle. Puisque cette pièce est écrite « in memoriam Olivier Messiaen », comment ne pas évoquer ici « L'eau » (ou l'oraison) de la Fête des Belles eaux (1937) reprise dans la « Louange à l'éternité de Jésus » dans le Quatuor pour la fin du temps de 1940 ? La vidéo est disponible sur le site de l'éditeur et sur You Tube.

 

 

 

Daniel Blackstone.

 

 

SAXOPHONE

RICHARD (Jean-Charles) : Dix pièces pour saxophone (alto…). Paris, Le Chant du Monde (www.lechantdumonde.com ), SP 4910, 2014, 17 p. – 15, 95 € (hors frais de port).

Le propos du compositeur : « découvrir des répertoires qui élargissent ceux qui jalonnent les parcours classiques en conservatoire, tout en travaillant l'instrument et en y prenant plaisir » est parfaitement réalisé dans ses Dix Pièces de caractères très variés. Elles comprennent notamment : Big Bill Blues ; des évocations géographiques : Bali (avec improvisation sur des cellules prises au hasard) ; Gaelic ; Taqsim (d'inspiration arabe) ; Entre Saulieu et Autun ; et Are you « reel » ?, page très volubile… Cette édition très soignée est jalonnée de judicieux conseils : tempo, nuances à inventer (cf. Comme une ombre, intonation des demi-dièses ou encore clave, accents, phrasés, liaisons voulues par le compositeur et saxophoniste J.-Ch. Richard (né en 1974). De quoi combler professeurs et élèves qui prendront plaisir à jouer ces pages comportant également une indéniable finalité didactique.

 

 

TROMPETTE

KHATCHATOURIAN (Aram) : Danse du Sabre pour trompette en Si b, clarinette ou saxophone. Paris, Le Chant du Monde (www.lechantdumonde.com ), SP 4217, 2015.

L'arrangement de la célèbre Danse du Sabre, extraite de la 3e Suite de ballet « Gayaneh », est réalisé par Bruno Schweyer et comporte la partition avec accompagnement au piano (7 p.) et la partie soliste (2 p.). Cette œuvre, Presto, vigoureuse et énergique, fracassante, fait appel à la haute virtuosité, à des progressions chromatiques, à des oppositions de nuances : ff à mp, p, puis ff et sf, à une grande complexité rythmique, avec des notes répétées et accentuées. Œuvre à succès à grand effet. Débutants s'abstenir…

 

 

PSAUMES / MOTETS

Isabelle HIS (éd.) : Claude LE JEUNE : Dix Pseaumes en forme de motets (1564). Turnhout, Brepols, 2014 (www.brepols.net ), 2014, Coll. Épitome musical, Tours, Centre d'Études Supérieures de la Renaissance. Sommaire, XXXIV p. ; Musique, notes critiques, variantes, table alphabétique, 195 p. – 65 € hors taxe.

Claude Le Jeune (v. 1530-1600), musicien de la Réforme et membre de l'Académie de Poésie et de Musique (1570) fondée par Jean-Antoine de Baïf et Thibault de Courville, a apporté une large contribution à l'hymnologie calviniste et à la « Musique mesurée à l'Antique » dans la mouvance humaniste. Il a aussi composé des airs de cour, des chansons profanes, entre autres et cultive le contrepoint note contre note, homorythmique et homosyllabique, avec toutefois quelques mélismes, mais aussi le style de motet. 347 Psaumes nous sont parvenus ; certains ayant été publiés après sa mort.

Installé à Paris en 1564, Claude Le Jeune bénéficie de la protection des Seigneurs protestants Charles de Téligny et François de La Noue auxquels il dédie son Recueil intitulé Dix Pseaumes en forme de motets, paru la même année chez Le Roy & Ballard. Il traite dix textes de l'humaniste et théologien Théodore de Bèze (1519-1605). Comme le rappelle Isabelle His, il « a clairement laissé de côté les traductions de Clément Marot » (rappelons qu'en fait, il ne s'agit pas de traductions littérales, mot à mot comme, par exemple, celles de la Bible par Martin Luther ou Jacques Lefèvre d'Étaples, mais de paraphrases). Le compositeur y privilégie — selon le sens des mots — le contrepoint fleuri dans l'optique de la traduction musicale figuraliste des idées et des images, la couleur modale ou le contrepoint simple nota contra notam pour favoriser l'intelligibilité des paroles. Chaque strophe bénéficie d'un traitement musical différent. Le nombre de strophes varie entre 4 et 18 : elles peuvent comporter un trio conclusif ou non. Il ne s'agit pas des mélodies traditionnelles strasbourgeoises ou genevoises. Le compositeur fait alterner les valeurs musicales longues et brèves, selon le parti-pris fonctionnel du Psautier, mais laissant déjà présager le futur principe de la Musique mesurée à l'Antique reposant sur des structures prosodiques antiques codifiées. Parmi les Psaumes figurent notamment : Chantez à Dieu chanson nouvelle (Ps. 96 et 149), Chantez à Dieu nouveau cantique (Ps. 98), chants de louange ou également des invocations au Seigneur et des actions de grâces.

Jacques Feuillie avait déjà transcrit la version de 1564 pour l'enregistrement de l'Ensemble Ludus Modalis sous le label Ramée (2010, RAM 1005). L'édition musicale d'Isabelle His — très bien gravée selon de solides principes éditoriaux — est assortie de judicieuses notes critiques signalant, entre autres, les variantes entre les éditions de 1564 et 1580. Elle comprend une introduction au recueil, les textes des Psaumes, leurs adaptations musicales, quelques facsimilés, un tableau synoptique faisant état du nombre de strophes, de sections, de mesures ainsi que de leur répartition…, la Table alphabétique des incipit de toutes les parties (facilitant la consultation). Le recueil huguenot, élaboré au début de la carrière de Claude Le Jeune, n'est évidemment pas destiné au chant fonctionnel d'assemblée lors des cultes, mais à un ensemble vocal chevronné. En raison de son contrepoint très libre et de son esthétique en avance sur son temps, il se situe entre Renaissance, Réforme et Époque baroque.

Édith Weber.

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LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE

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Laurine QUETIN (dir.), Sylvie LE MOËL (éd.) : Métamorphoses de l'oratorio du XVIIe au XXIe siècle. Revue Musicorum (www.revuemusicorum.com ), N° 16, 2015, 137 p. – 29 €.

Ces sept études réunies par Sylvie Le Moël gravitent autour de la notion et de l'évolution de l'oratorio, forme née en Italie à l'époque de la Contre-Réforme. D'entrée de jeu,  le problème terminologique s'est posé pour les compositeurs et les musicologues à propos du récit de la Passion (selon Saint Matthieu, Saint Jean, Saint Marc, Saint Luc) mis en musique en Allemagne dans le sillage de Jean Sébastien Bach, Georg Philipp Telemann, Georg Friedrich Haendel, entre autres : s'agit-il de « Passion », d'« Oratorio de la Passion » ou de « Passion-Oratorio » ? Sur ce problème terminologique se greffe aussi la finalité de l'œuvre, d'après Élisabeth Rothmund : « Liturgie ou concert ? », autrement dit : Église, salle de concert ou Opéra ? Comme le rappelle dans sa Préface Sylvie Le Moël : « l'Oratorio naît dans un contexte religieux propre à la spiritualité catholique, mais il connaît ensuite un essor remarquable dans les pays de culture protestante » (p. 5). Elle souligne sa dimension spectaculaire, narrative, dramatique et lyrique. Après la Passion luthérienne, le sujet de la Nativité est traité par Laurine Quetin à propos de l'œuvre éponyme (1774) de F. J. Gossec sur le livret de M. P. G. de Chabanon posant l'alternative : « un oratorio ou une pastorale ? ». Cette contribution comprend des exemples musicaux et une solide analyse des principes du compositeur (par exemple, la concision). Le poète mise sur l'évocation de la nature, et le compositeur sur le facteur émotionnel. Cette œuvre interprétée aux Concerts spirituels échappe au cadre traditionnel du genre de l'Oratorio et offre un « ensemble de tableaux marqués par des jeux de lumière et d'atmosphère proches de la pastorale ».

L'Oratorio allemand, au Siècle des Lumières, est illustré par Sylvie Le Moël avec la Cantate de la Passion (autre typologie) de C. P. E. Bach : Den Menschenfreund willst du verrathen ? L'Oratorio dramatique anglais des XIXe et XXe siècles est abordé par Meinhard Saremba avec le sujet : « The Life of Jesus dans les œuvres d'Arthur Sullivan et d'Edward Elgar ». Enfin, l'Oratorio français au XXe siècle est représenté par les Cris du Monde (oratorio composé en 1931 et créé à Soleure le 3 mai) d'Arthur Honegger dont le spécialiste Jacques Tchamkerten évoque les « heurs et malheurs d'une partition mal-aimée », précise les contextes (commande, représentations) et la genèse. Cette œuvre se situe dans la mouvance du krach de Wall Street, du fascisme qui se propage et de « l'emprise croissante du machinisme et le développement de la spéculation financière ». René Bizet résume ainsi le livret : « anxieux de se connaître soi-même, inquiet de son âme, l'être humain dans la multiplicité des cris du monde, réclame un instant de solitude et de silence. Mais… les hommes et les choses en tumulte ne lui permettent pas de se recueillir. En vain cherche-t-il, dès son réveil, à composer et à chanter son propre chant, les cris des usines, de ses frères de misère, des hommes au travail… tous et tout l'empêchent de contempler et d'exprimer ce qui est au plus profond de lui… ». Se référant à la solide tradition chorale suisse, Arthur Honegger, comme le précise Jacques Tchamkerten « ne craint ni les difficultés d'intonation, ni les chromatismes des lignes mélodiques, n'hésite pas à introduire des séquences parlées sur des rythmes déterminés, à utiliser fréquemment le chœur à bouche fermée… ». Des citations d'époque et de nombreux exemples musicaux étayent cette excellente analyse. Selon le jugement du critique Aloÿs Fornerod : « M. Honegger est évidemment  un sincère, et c'est sa vie intérieure qu'il exprime dans sa musique ». Grâce à Jacques Tchamkerten, l'Oratorio poétique : Cris du Monde, avec son objectif humaniste, jadis tombé dans l'oubli, se trouve désormais réhabilité. L'Oratorio américain est cultivé par John Adams (né en 1947) — avec, entre autres, l'oratorio élégiaque Next Year in Strength and Justice —, selon Mathieu Duplay, il le considère non pas comme un genre défini, mais spécule sur l'aspect narratif, introspectif et méditatif.

Ce volume est placé sous le signe des ambiguïtés et des paradoxes. Il offre un aperçu neuf dans  le domaine de la terminologie musicale et de la catégorisation : Passion, Histoire de la Passion, Passion-Oratorio, Oratorio de la Passion, Cantate de la Passion ; Oratorio-Pastorale et Oratorio dramatique. Il concerne trois domaines : allemand (intériorisé et luthérien), anglais (narratif et introspectif), français (catholique et réformé), et couvre plusieurs siècles : Époque baroque et classique, Siècle des Lumières, XXe et début du XXIe siècle. Il propose un état de la question autour de la notion d'oratorio, né en Italie au XVIe siècle et démontre « les capacités de renouvellement d'un genre dont la plasticité est le gage d'une rare fécondité ».

Édith Weber.

 

Lin-Ni LIAO : Héritages culturels et pensée moderne. Les compositeurs taïwanais de musique contemporaine formés à l'étranger. 1 vol Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), Collection Pensée Musicale, 2015, 373 p. – 25 €.

Sur le plan culturel, en raison de sa complexité historique, l'Île de Taïwan (ex Formose), séparée de la Chine continentale, a assimilé diverses influences : chinoise, japonaise et occidentale. Lin-Ni Liao s'attache à démontrer le glissement d'une « identité fantasmée à une identité politique », puis d'une « identité culturelle à une identité artistique ». La première partie est d'ordre historique, avec un rappel des diverses occupations néerlandaise, espagnole puis japonaise entre 1895 et 1945. Toutefois, quelques Taïwanais ont poursuivi des études musicales à l'étranger, par exemple Chang Fu-Hsing, suivi de Lee Chi-Chwan, pédagogue marqué par l'éducation occidentale. Jiang Wenye a joué un rôle de novateur dans le domaine de la musique contemporaine, Chen Su-Ti s'est spécialisé dans la musique religieuse pour piano et Kuo Chi-Yuan, dans différentes formations instrumentales. De 1945 à 1960, se produit un « vide culturel avant une ouverture très progressive », avec « une musique nationale et une musique politique », la création d'institutions : Département de musique, École nationale des Arts de Taïwan, mais aussi d'Orchestres nationaux au service de la musique classique et contemporaine. C'est surtout grâce à Hsu Tsang-Hovei que, dans les années 1960, la musique contemporaine et la critique musicale connaîtront un essor remarquable. De 1970 à 1987, une certaine « contrainte politique » se manifeste par exemple avec le Recueil des chants traditionnels populaires ; les efforts portent alors sur la collecte de chants taïwanais et la défense de l'identité nationale, associée à la fondation de la Bibliothèque musicale, à des réflexions de Shin Wei-Liang, à la création du Centre de recherche de la musique traditionnelle chinoise ayant pour objectif la renaissance de la culture chinoise lancée par des efforts pédagogiques envers des enfants doués et la création de classes spécialisées en tenant compte des enjeux sociaux. De 1987 à nos jours, la conscience taïwanaise se dégage, des changements politiques se manifestent et, progressivement, les compositeurs et compositrices s'imposent avec des programmes de musique contemporaine interprétés par des ensembles de percussions et des orchestres de chambre reflétant une « dynamique orientée vers le monde extérieur ».

Le sujet essentiel de cet ouvrage  — si riche en faits, constats accompagnés d'une abondante liste de compositeurs taïwanais ayant étudié à l'étranger — fait l'objet de la deuxième partie. Lin-Ni Liao propose une éclairante revue des musiciens taïwanais formés en Europe : Autriche et France, notamment à la Sorbonne dans les Séminaires des regrettés Professeurs Jacques Chailley et Tran Van Khê, puis de Danièle Pistone, François Picard, Marc Battier. Ils seront initiés à des esthétiques et principes compositionnels très variés, sans pour autant renier l'idée culturelle taïwanaise. Le cursus et le goût français leur ont été inculqués par Alain Weber et Allain Gaussin, sans oublier l'influence de Claude Debussy, tout en aspirant à un langage personnel. Chen Yu est un « compositeur au double cursus ». Le premier musicien formé aux États-Unis est Lu Yan. Plusieurs orientations sont représentées. La musique électroacoustique est aussi en usage à Taïwan dans les années 1960 grâce à Jean-Claude Éloy. Des œuvres s'inspirent de la philosophie traditionnelle chinoise avec, en filigrane, des matériaux culturels chinois.

Lin-Ni Liao a brassé une foultitude de renseignements, de noms, d'institutions situés dans leurs contextes musical, esthétique, politique et par rapport à un héritage culturel très dense. Pour ce faire, elle a élaboré une Table des matières qui se présente comme une revue extrêmement détaillée et précise et une claire mise en ordre (cf. p. 9-15). Ce livre est enrichi d'exemples musicaux et d'Annexes : Liste des compositeurs de musique contemporaine formés à l'étranger, Universités d'accueil (7 Tableaux), et d'une remarquable Bibliographie (p. 335-358) raisonnée et circonstanciée, ainsi que le rappel des sources primaires (divers entretiens) et d'un Index des noms et des œuvres, soit 373 pages résultant d'une Thèse dirigée par Marc Battier. Voilà de quoi instruire les historiens, musicologues, ethnomusicologues, compositeurs, sinologues, bref : tous ceux qui s'intéressent aux problèmes d'identité culturelle orientale, d'acculturation et de créations au XXe siècle et, en général, à l'influence didactique et aux glissements identitaires.

 

 

Édith Weber.

 

Olivier CLASS (dir.) : Christophe BERTRAND : Écrits, entretiens, analyses et témoignages. 1 vol Paris, Éditions HERMANN (www.editions-hermann.fr), Coll. Gream/Création contemporaine, 2015, 167 p. – 24 €.

La brève carrière de Christophe Bertrand (1981-17 septembre 2010) a été fulgurante. À l'âge de 14 ans, il avait déjà composé sa première pièce Ombre pour flûte seule. Disparu à 29 ans, il a laissé 49 numéros d'opus qui frappent par le refus de la facilité et des concessions et s'imposent par la sincérité des accents et son honnêteté intellectuelle dominée par une grande exigence. Plus qu'à une monographie ou un In memoriam, Olivier Class convie les lecteurs à une découverte de ce compositeur qui « n'a pas promulgué de nouvelle esthétique » ou cherché à inventer de nouvelles techniques ou de nouveaux outils compositionnels. Dans cette optique, sept « contributeurs » et lui-même confèrent à cet ouvrage-découverte une incontestable garantie d'authenticité grâce à l'exploitation de sources directes et spontanées : témoignages de rencontres, évocation de souvenirs, extraits de textes d'entretiens pris sur le vif ou encore de réflexions sur les goûts et les options philosophiques de Christophe Bertrand. La confrontation de ces diverses sources portant sur ce musicien exceptionnel est particulièrement instructive.

Christophe Bertrand, pianiste et compositeur — après ses études au CNR de Strasbourg en piano et musique de chambre, puis de composition avec Ivan Fedele — a, entre autres, obtenu la mention d'honneur du Festival Gaudeamus, le Prix Earplay (2002), le Prix Hervé Dugardin de la SACEM, le Prix André Caplet de l'Académie des Beaux-Arts (Institut de France) en 2007. Il a été pensionnaire à la Villa Médicis en 2008-2009. Olivier Class, qui l'a rencontré au Conservatoire de Strasbourg, s'est spécialisé dans les nouvelles technologies et dans l'analyse de la musique contemporaine. Il a aussi participé à un enregistrement monographique consacré au compositeur Christophe Bertrand (sous le Label Motus). Il s'est entouré de contributeurs qui ont été frappés par la qualité de l'écriture, sa grande curiosité intellectuelle et par sa musique « tourbillonnante » ou encore « son excitation permanente dans l'écriture » et sa « musique du timbre » qui « s'assument jusqu'au bout d'elle-même ».

Après quelques témoignages si révélateurs, la deuxième partie est entièrement consacrée aux Écrits de Christophe Bertrand qui évoquent sa rencontre avec Pierre Boulez, puis son émotion et le choc ressentis en 2006 à l'audition de la Septième Symphonie d'Anton Bruckner. En deux pages essentielles, il précise que « l'axe primordial de son travail est l'attirance pour la virtuosité »… c'est-à-dire « celle qui serait le vecteur d'une énergie transmissible à l'auditeur ». Il met l'accent sur les harmonies relativement consonantes (p. 43) mais « brouillées par l'emploi intense de micro-intervalles ». Il expose aussi son point de vue, ses idées sur la transversalité et la musique mixte, ainsi que l'interdisciplinarité artistique (p. 45) et sa vision personnelle de l'écriture vocale.

La troisième partie : Entretiens, repose sur des questions percutantes et bien ciblées, posées par Olivier Class, avec des réponses très personnelles du compositeur relatives à ses thématiques : angoisse, chute, vertige ; à l'évolution de son style depuis 1997, aux éléments constitutifs de son langage (quarts de ton, alliages de timbres, voix « dévocalisées » ; virtuosité source d'énergie pour les interprètes) et à l'influence de compositeurs qui l'ont marqué (Ligeti, Reich, Dusapin, Xenakis, Bruno Montovani…), sans oublier l'informatique musicale pratiquée à l'IRCAM et son rôle d'interprète. Enfin, Frans Waltmans (2007) rappelle « la revendication de l'individualisme » et qualifie son répertoire d'« éclectique », avec des compositions très contrastées. En réponse à un questionnaire de Nikos Spiliotis en 2010, Christophe Bertrand procède à un bilan des approches compositionnelles actuelles, s'extériorise sur la musique contemporaine classique et l'assimilation des divers styles, ainsi que sur le rôle du compositeur au XXIe siècle : « Le compositeur est fondamentalement utile, totalement nécessaire… Je pense que nous sommes nécessaires non pas pour divertir le public, mais pour le faire évoluer ». (p. 72). La partie suivante comprend l'analyse de Yet par Olivier Class, et Christophe Bertrand y étudie les modèles compositionnels du Kammerkonzert de Ligeti.

La cinquième partie : Catalogue des œuvres, revêt un intérêt tout particulier, car il ne s'agit pas d'une simple énumération (avec références habituelles : titre, date, dédicataire, instruments, œuvres de commande…), mais de commentaires analytiques du compositeur lui-même relatifs à la genèse de ses œuvres, aux circonstances de leur création, à son parti-pris compositionnel : matériau, thème, architecture, modèle (par exemple la symétrie du Tanka japonais ; proportions métriques du Haïku japonais), tempi, atmosphères, mais aussi aspects philologiques des titres en langues étrangères (par exemple le sanscrit). Il précise également ses sources d'inspiration, notamment Roland Barthes ou un tableau de Jean Dubuffet (p. 133). Il privilégie l'importance de la résonance avec des tierces empilées et, d'une manière générale, la musique virtuose, rythmée et énergétique. Il utilise volontiers l'agrégat : ffff et sostenutissimo (au superlatif) jusqu'à la nuance fffff ; il lui arrive d'exploiter des sons « volontairement hideux » (p. 147) ou encore, au piano, un « glissando sur les cordes graves ».

Certaines œuvres résultent de commandes (Ensemble Intercontemporain, Festivals de Lucerne, Bonn, d'Aix-en-Provence…) ; certaines ont été créées à Strasbourg, au Palais de la Musique et des Congrès, par l'Orchestre Philharmonique de cette ville où il a été formé au Conservatoire. D'autres ont été dirigées par Pierre Boulez, Marc Albrecht… à la tête de prestigieux ensembles tels que l'Orchestre Philharmonique de Radio-France, l'Ensemble Court-Circuit, la Kölner Philharmonie, l'Opéra de Hambourg… ou encore le Quatuor Arditti et l'Ensemble Accroche Note… Tous témoignent de la haute estime et du renom international de Christophe Bertrand, disparu à l'âge de 29 ans. Puissent — cinq ans après sa mort prématurée après une carrière certes brève mais exemplaire — son génie créateur, l'originalité de son esthétique, sa personnalité exceptionnelle et son éthique servir de modèle à la jeune génération de musiciens.

 

Édith Weber.

 

Pascal GRESSET (éd.) : Tempo Flûte. Paris, Revue de l'Association d'Histoire de la Flûte française (www.tempoflute.com ), N° 12, deuxième semestre 2015, 6e année,  68 p. – 8 € (+ frais de port).

L'association d'Histoire de la Flûte française, déjà présentée dans la Newsletter, a été fondée en 2009. Elle s'adresse à des « flûtistes spécialistes et curieux de l'instrument et intéressés par l'histoire de la flûte française… ». Ce numéro contient des Hommages à Andreas Glatt et à Philippe Suzanne ; une étude sur « la flûte dans l'œuvre de Christophe Bertrand ; des articles plus techniques portant sur le son aérien de Georges Barrère à  propos de la Sonate pour flûte de Prokoviev ; la clé de Sol dièse fermée (2e article), ainsi que des annonces de partitions et d'offres discographiques. Il faut savoir gré à Pascal Gresset pour tant de contributions circonstanciées : tout à l'honneur de cette Revue spécialisée.

 

Édith Weber.

 

Robert et Clara SCHUMANN : Lettres d'amour, traduit de l'allemand par Marguerite et Jeann Alley. 1 vol Paris, BUCHET-CHASTEL (www.buchet-chastel.fr ), 2015, 280 p. –20 €.

Les documents épistolaires connaissent actuellement un regain de faveur chez les éditeurs. Si, pour les échanges entre Pauline Viardot et Charles Gounod (cf. NL de juillet 2015), les lettres de cette dernière sont pratiquement inexistantes, en revanche les correspondances respectives de Robert et Clara Schumann nous sont bien parvenues. Elles sont très révélatrices de leur temps et complètent les faits marquants consignés dans leur Journal. Pour en saisir la portée et les significations particulières, quelques dates doivent être rappelées. Robert Schumann a 18 ans lorsqu'il rencontre Clara (qui en a 10 de moins). En 1837, quand il commence à solliciter sa main, il se heurte aux réticences du père, Friedrich Wieck. Finalement, il a recours à un tribunal administratif pour obtenir l'autorisation d'épouser Clara en 1840.

Au fil des pages, le lecteur apprend l'état d'avancement des manuscrits de Robert, ses sources d'inspiration sous la tension ; puis sa détermination : « Bientôt, tu seras à moi », « La plus haute récompense, c'est toi qui me la donneras » ou encore « Je ne t'aime pas parce que tu es une grande artiste, mais parce que tu es bonne ». Elle affirme sa confiance en Robert : « Clara est à toi ». En 1838, ils annoncent qu'ils viennent de renouveler leurs fiançailles (Leipzig, 13 septembre). Il souhaite lui apporter une culture générale (Shakespeare, Goethe, Heine…). Comme le constate Michel Schneider (Préface), leur vocation respective se précisera : lui, compositeur (ne s'est-il pas blessé à la main droite pour contrecarrer sa propre carrière pianistique ?) ; elle, pianiste  a, en contrepartie, renoncé à la composition et deviendra la première femme virtuose dans l'histoire du piano. Leurs lettres permettent de comprendre la situation historique et sociologique prévalant en Allemagne autour de 1830, offrent des détails sur l'éducation luthérienne, la férule du père, mais aussi les voyages et moyens de locomotion (diligence), l'impérative nécessité du gain, le prix des places, les programmes des concerts et l'accueil du public et de la presse. Elles éclairent la psychologie des protagonistes : le père Wieck exigeant et intransigeant ; les réactions de Robert blessé, offensé, exaspéré ; l'attitude de Clara avec sa recherche d'indépendance. Toutefois, ce couple romantique partagera « à part égale » l'amour et la musique malgré leurs états d'âme, tour à tour et au gré des circonstances : mélancolie, résignation, patience, fureur, panique, déception, espoir…, mais chacun est sûr de l'autre, la vulnérabilité de Robert étant compensée par cette « fille forte » qu'est Clara. Leur contact permanent avec la musique les unit : lui compose, elle interprète ses œuvres pianistiques.

Leur correspondance respire la jeunesse et la passion. La teneur de leurs lettres (malheureusement non numérotées) est soit de caractère narratif et descriptif, soit d'ordre psychologique, avec leurs émotions et états d'âme. Elles se présentent sous la forme question/réponse, révèlent une progression dans la signature : Robert Schumann, puis Robert, Rob ou encore R. S. Il l'interpelle ainsi : « mon trésor précieux, lumière et joie de ma vie ». Cette épopée sentimentale de 17 années — jusqu'à l'internement de Robert en 1854 —, gravite autour de deux pôles : composition musicale et interprétation. Dans leur vie idyllique, ils ont en commun goûts artistiques, similitude d'esprit, fidélité et endurance et « une égale ardeur dans la culture de leur art ».

Édith Weber.

 

Association Maurice & Marie-Madeleine DURUFLÉ  : Bulletin, n°14/2014,  Paris, Association Maurice & Marie-Madeleine Duruflé (www.durufle.org ), 2015, 344 p. –  28 €. CD encarté : 73' 40.

Les partis-pris d'interprétation évoluent dans le temps, selon la facture instrumentale et les écoles (française, allemande…), comme le démontre le CD encarté reproduisant les versions historiques (1957, 1963) réalisées par Maurice et Marie-Madeleine Duruflé (élève de Marcel Dupré), proposant une sélection d'œuvres de J. S. Bach (Préludes de chorals, Passacaille et Fugue en ré mineur, ainsi que deux Préludes) enregistrées à l'orgue de St-Étienne du Mont (Paris). Ce CD permet aussi de découvrir la version pour deux pianos (Henriette Roget et Claudine Martinet) des Trois Danses (op. 6) de Maurice Duruflé (élève de Paul Dukas), objet d'un Dossier de présentation signalant la genèse de l'œuvre pour orchestre, la recherche d'un orchestre, l'accueil réservé en 1936 par la presse à cette pièce « attrayante, charmante agréable, équilibrée », ainsi que les nombreuses exécutions par les grands Orchestres aussi bien à Paris qu'en Province et à l'étranger. À noter également les contrats aux Éditions Durand pour la version à deux pianos et celle pour orchestre (1960, 1997). L'article très documenté, rédigé par Alain Cartayrade, est accompagné d'une analyse très fine étayée d'exemples musicaux marquants et de plusieurs tableaux synoptiques (p. 31-78) : excellente introduction à l'audition du disque encarté qui présente cette œuvre sous le signe : « L'univers de l'enfance » (21' 22). Le dossier principal, faisant suite à l'article sur le même sujet publié en 2013, présente « Les organistes français au concert à Paris » en trois volets complémentaires : L'orgue à Paris en 1880, Concerts au Trocadéro  par Pierre Olivier ; Les concerts au Palais de Chaillot pendant la Seconde Guerre mondiale par Alain Cartayrade ; Portraits de musiciens français dont Henriette Roget, Maurice Duruflé, Jean-Jacques Grunewald, Jean Langlais, Olivier Messiaen… par le regretté Armand Machabey. À signaler, en outre — en liaison avec le CD (programme Bach) — l'article circonstancié de François Sabatier : Bach à la Cathédrale de Soissons, instrument de facture française avec mutations, mixtures et jeux d'anches éclatants.

En rapport avec la version pour deux pianos des Trois Danses, Jean-Marc Leblanc propose  un échange épistolaire d'Henriette Roget avec son maître Charles Tournemire. Rappelons qu'elle a aussi été l'élève de Noël Gallon en composition (Prix en 1928) et de Marcel Dupré. Les lecteurs trouveront également des programmes de concours avec les membres des jurys, connaîtront les événements qui ont jalonné la carrière d'une jeune compositrice avant la Seconde Guerre mondiale et ses réactions relatives à son salaire et son avenir, sa crainte que le Cinéma ne menace « le roi des instruments » et son constat que la littérature musicale actuelle, spécialement religieuse « est si pauvre » et qu'elle « n'est plus faite pour ce monde ». Il s'agit de la situation en 1930 et, dans sa réponse, Charles Tournemire lui fait part de ses recommandations et  de ses encouragements : « Vous êtes un soldat de l'art », « restez perchée [sic] à la tribune de l'orgue » (p. 328). À la fin de cette rubrique, les Sources, lieux de conservation des archives et la Bibliographie générale (avec publications plus récentes autour de 2010-2012) permettront aux mélomanes d'en savoir davantage sur Henriette Roget, devenue Henriette Puig-Roget. D'une manière générale, les Bulletins de l'Association Maurice & Marie-Madeleine Duruflé, dont le Secrétaire général est Alain Cartayrade, sont un modèle du genre de publications associatives ; ce volume de 2014 (avec disque historique) s'impose tout particulièrement par sa cohérence : une formule à retenir.

 

Édith Weber.

 

Claude ROLE : François-Joseph GOSSEC (1734-1829). Un musicien à Paris, de l'Ancien Régime au roi Charles X. Paris, L'Harmattan (www.harmattan.fr ), 2015, 384 p. – 35 €.

François-Joseph Gossec, orchestrateur de La Marseillaise, n'avait pas encore livré tous ses secrets. Claude Role s'est penché sur sa vie et a établi l'inventaire de son fonds musical. Il les situe dans leurs divers contextes historique, culturel, institutionnel et sociologique. Le compositeur, né à Vergnies en 1734, est mort à Passy en 1829. Il a fait ses études musicales et violonistiques au Monastère de Walcourt, à Maubeuge et ensuite à la Cathédrale d'Anvers. Il a été notamment au service des Princes de Condé et de Conti et a joué un rôle considérable pour l'évolution de la Symphonie française dans la mouvance de l'École de Mannheim. Directeur des Concerts spirituels des Tuileries et de l'Académie Royale de Musique et, en 1795, fondateur — avec Bernard Sarrette — du Conservatoire National de Musique et inspecteur, il y a fait preuve de son sens réel de l'organisation. Claude Role met l'accent sur sa vie et la description de son environnement et, comme il le précise, ne vise à pas à l'analyse de ses œuvres. Il s'impose par le sérieux de ses recherches malgré le peu de sources disponibles et a réussi à croiser de nombreux documents complémentaires. Il évoque l'état de la question et des premières approches bibliographiques avec Julien Tiersot (lettres de musiciens au XIXe siècle) et les biographies par Pierre Hédouin, Georges Cucuel, Amédée Gastoué et Jacques Prod'homme. En fait, sur le plan événementiel, François-Joseph Gossec, qui a vécu quatre Monarchies, une Révolution, le Consulat, le Directoire, l'Empire et deux Restaurations, adhère à certaines idées nouvelles. Écrite d'une plume alerte, de lecture agréable, cette monographie relate les voyages du musicien, ses rencontres (graveur, peintres, ambassadeurs…) au hasard de ses activités. Cette époque de mutations est marquée par des querelles, des conflits politiques, mais aussi une société en expansion ayant connu la douceur de vivre, la musique, les plaisirs, les amours.

Au lieu d'affirmations péremptoires, l'auteur privilégie des hypothèses. Les lecteurs trouveront de nombreuses informations sur les programmes des Concerts spirituels aux Tuileries, les musiciens en vogue (Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, Jean-Philippe Rameau, Johann Stamitz), la célèbre Querelle des Bouffons entre 1752 et 1754 avec un relevé détaillé des événements occasionnés par cette crise esthétique ayant suscité un changement de goût. D'autres faits marquent cette époque : de nombreux travaux dans Paris, la découverte de la « Comète de Halley », la fondation de la première Loge maçonnique française. À partir de 1755, Gossec s'affirme comme compositeur influencé par l'École de Mannheim, et se distinguera tout particulièrement par sa Messe des morts (1759-1760) et son chef-d'œuvre : sa Missa pro Defunctis (vers 1758-1759). À l'attention de ses souscripteurs, il résume son objectif : « élever l'âme des artistes ». Sa Messe des Morts témoigne de sa maturité artistique et préfigure déjà les Requiem de Mozart, Berlioz et Verdi, à l'époque où d'autres musiciens (Pierre-Alexandre Monsigny, Charles-Simon Favart, François-André Danican Philidor) privilégient l'Opéra-comique. Gossec s'y engage, par exemple, avec Le Tonnelier. Lors de la crise dans l'administration des Concerts spirituels, il compose une symphonie. Entre 1761 et 1764, il sera au service d'Alexandre Le Riche de La Pouplinière et du Prince Conti et l'auteur relate de nombreuses péripéties lorsque Gossec suit ces derniers lors de leurs longs voyages : incendie (puis reconstruction) de l'Opéra, rencontres, obsèques de J.-Ph. Rameau…

Un chapitre est consacré à « Gossec et l'Opéra-comique », aux rôles des encyclopédistes et des Salons, à ses nouvelles compositions, à ses succès et échecs. Protégé par Charles de Rohan, ses œuvres feront l'objet d'admiration. Entre 1773 et 1776, Christoph Willibald Gluck règne à Paris ; le Concert spirituel est en phase de rénovation ; Gossec réfléchit alors aux destinées de l'Opéra dont il sera pensionnaire. La vie musicale parisienne se poursuit entre Gluck et Niccolo Vito Piccini. Son motet O salutaris (RH. 512) est très bien accueilli. L'École Royale de Chant, entre 1784 et 1789 — ayant pour mission de « former des sujets tant pour la Chapelle du Roi que pour l'Académie royale de musique et le Théâtre-Italien dans le goût des conservatoires d'Italie » — disparaîtra en 1793 au profit du futur Conservatoire National de Musique. Un climat d'émeute règne à Paris. À la fin de l'Ancien Régime, dès 1789, Gossec se fait le « chantre de la Révolution ». Les activités de l'Opéra reprennent ; ses œuvres figurent aux programmes des concerts et il compose une œuvre de circonstance : le Te Deum, opposant la conception liturgique de l'Église aux exigences d'une œuvre exécutée en concert. Les lecteurs découvriront au fil des pages les cérémonies de circonstance : fêtes-spectacles avec liturgie profane. Il participe toutefois de moins en moins spontanément à ces « réjouissances » et fêtes patriotiques. Outre sa Symphonie militaire (1789), d'autres œuvres sont signalées dans le Catalogue établi par l'auteur en collaboration avec Charles Hénin. Vers la fin de sa vie, Gossec se retirera de la scène publique pour vivre au calme, loin des soucis de la guerre. Les aléas de l'histoire sont évoqués par de nombreux détails et citations d'époque concernant, entre autres, la Garde nationale ayant pour mission d'être un établissement « où l'art du chant et des instruments à cordes puisse également se perfectionner. » Pendant l'annus horribilis (1793), ces musiciens interpréteront de nombreux chants patriotiques.

Suivent des récits très vivants décrivant en force le climat et la vie quotidienne entre 1794 et 1799, sans oublier le 14 juillet. Peu à peu, après la gloire, Gossec, vieux professeur du Conservatoire, tombera dans l'ombre, ses familiers s'en éloigneront, ses amis disparaîtront. En guise d'Épilogue,  l'auteur tente de répondre à la question : « Qu'a-t-on trouvé à la mort de Gossec ? » Il se réfère notamment à Georges Cucuel (p. 225). Toutefois, il est certain qu'entre 1795 et 1830, le Conservatoire a formé un corpus d'enseignement de premier plan. Après la Révolution et l'Empire, les élèves de Gossec assurent la transition. À noter les compléments indispensables regroupés sous le titre : « Éphéméride posthume » (1829-2002) et les multiples notes circonstanciées : introduction, puis notes relatives à chaque chapitre (p. 235-274) extrêmement détaillées, suivies de l'imposant Catalogue des œuvres de Gossec établi par Claude Role et Charles Hénin (p. 275-291), de la description précise des œuvres (circonstance, accueil…), de la Bibliographie générale (p. 345-363), de la Discographie (p. 364-368) et du copieux Index des Noms. Ce travail monumental a le grand mérite de ressusciter et de réhabiliter François-Joseph Gossec, compositeur ayant vécu dans une période particulièrement mouvementée de l'histoire de France et injustement oublié : une véritable Défense et illustration.

 

Édith Weber.

 

Muriel JOUBERT, Bertrand MERLIER (dir.) : La traduction des émotions dans les musiques de films. 1 vol Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), 2015, 325 p. – 25 €.

Placée sous le double signe de la transdisciplinarité et de la complémentarité, cette publication très originale et neuve sur le plan méthodologique est centrée sur les effets de la musique de film, présentés lors des journées d'étude organisées les 18 et 19 décembre 2012 à l'Université de Lyon II. Le sujet a nécessité la participation de chercheurs venant de nombreuses disciplines : musicologie, cinématographie et histoire ; sociologie, philosophie et phénoménologie ; psychologie, sciences cognitives et neurosciences et, en outre : littérature comparée, esthétique, technique vocale chantée et parlée, sciences de la communication et de la réception spectatorielle. Parmi les intervenants, le Professeur Michel Imberty s'est imposé d'emblée par sa triple approche philosophique, musicologique et psychologique ; ses travaux serviront de références. Cette confrontation a enrichi le champ des investigations autour du mot-clé : l'émotion, un peu au sens de la théorie de l'effet de vie lancée par le Professeur Marc-Mathieu Münch.

Ce volume collectif est structuré en deux parties distinctes. La première, plus spéculative, porte sur la définition, le sens ou l'acception à donner aux mots-clés : Musique de films et Émotion. Elle pose le problème des « mécanismes émotionnels dans la fiction », puis débouche logiquement sur la traduction des émotions dans les produits audio-visuels.  La seconde partie se situe au niveau de la démonstration et de l'étude de cas et d'exemples précis. Elle présente l'émotion musicale comme « une valeur ajoutée », gravitant autour de l'expression musicale favorisant l'émotion ; l'émotion intentionnelle, entre attente et inattendu, avec les émotions musicales et la narrativité. Enfin, le chapitre conclusif : De l'oral à l'écrit aborde plus particulièrement « les relations son-image ». Tous ces constats reposent sur des exemples percutants à partir de films et de documents audiovisuels significatifs. Il n'est pas possible, dans ce cadre, d'entrer dans les détails, toutefois l'apport de ces recherches pluridisciplinaires pourrait être brièvement résumé à partir de l'Index  alphabétique) des émotions, en les classant en fonction des occurrences et de l'effet suscité par ces productions audiovisuelles évoquées lors de cette rencontre. Arrivent en tête : peur et amour, puis tension, tristesse, joie, surprise ; enfin : colère, nostalgie, haine, bonheur, dégoût, mélancolie…

Cet apport global et très développé ressort des listes portant sur « le contenu émotionnel de la musique » (p. 285) d'après Michel Imberty et les « oppositions sémantiques » de la magistrale synthèse de Muriel Joubert (p. 289-298). Complété par une imposante Bibliographie thématique, cet ouvrage collectif, avec un apport méthodologique très neuf, propose donc diverses approches d'ordre sémantique, linguistique, analytique et de très utiles « outils de représentation des relations et interactions son et image » dans le cadre de la communication audiovisuelle. Selon la conclusion de Muriel Joubert : « En somme, c'est sans doute à travers les notions d'inter-intentionnalité que s'accomplit ce prodigieux art de la synthèse sensorielle et émotionnelle qu'est le cinéma » (p. 298).

 

 

Édith Weber.

 

Muriel JOUBERT et Denis LE TOUZÉ (dir.), Le Souffle en musique. 1Vol Lyon, PUL mélotonia, 2015, 198 pages, 18 €.

 

Le souffle ; matériel, immatériel… quelle place pour lui dans la musique ? La forme et l'esthétique le sollicitent, presque tous les grands symboles latents le revendiquent, aucun compositeur n'a songé à faire l'économie d'une réflexion sur sa fonctionnalité… Dans cet ouvrage collectif, plusieurs contributeurs traquent toutes les hypostases de son improbable statut. Comme toujours en pareil cas, l'inégalité est la règle. On passe ainsi du remarquable (l'étonnante synthèse de Jacques Viret, la troublante analyse debussyste de Le Touzé) au très décevant (le qi, "souffle-énergie" chinois) en passant par des épisodes de plus grand – ou de moindre – intérêt. Dans l'ordre donc : La musique, ou le troisième souffle de Bernard Sève, Le souffle et l'esprit : pour une anthropologie de la voix de Jacques Viret, Le souffle de Sun Yude, « La feuille de saule » de François Picard, L'orgue et le souffle : approches historique, esthétique et symbolique d'Odile Jutten, L'émancipation du souffle dans l'interprétation de la chanson enregistrée de Céline Charot-Canet, Une poésie du souffle dans « L'Apparition de l'ange » de Bertrand Merlier, Présence du souffle dans le Prélude à « l'Après-midi d'un faune » de Denis Le Touzé, La venue du souffle, sur trois sens de ce mot de Michel Chion, Modèles du souffle dans la musique d'aujourd'hui de Makis Solomos. Si les contributions de Jacques Viret et de Denis Le Touzé se signalent si supérieurement ici, c'est à des titres bien différents. Viret postule un panel d'interprétations sur le souffle dont la diversité n'a d'égale que la pertinence, fruit d'une réflexion profonde fondée sur le socle d'une culture immense, dans le même temps que Le Touzé s'attaque au matériau vif de la partition debussyste, faisant une nouvelle fois la démonstration d'une science analytique dont l'apparente infaillibilité est plus encore le fait d'un artiste sensible que d'un strict théoricien.

 

 

Gérard Denizeau.

 

Pierre BERNAC : Francis Poulenc et ses mélodies. 1 vol 255 p, Paris, Buchet & Chastel, collection Musique, 18 €.

 

Qui mieux que Pierre Bernac (1899-1979) pouvait parler des mélodies de Francis Poulenc ! Durant 25 ans, le chanteur les a portées aux quatre coins du monde après avoir créé la plupart d'entre elles aux cotés de leur auteur. Comme le souligne Bernard Gavoty, « une œuvre née d'une symbiose », car « non content de chanter Poulenc, il stimulait son imagination ». Fait rare dans l'histoire que cette féconde collaboration qui débuta en 1934, au festival de Salzbourg. Le propos de ce livre inestimable est de livrer quelques clefs d'interprétation de l'ensemble des cent trente sept mélodies écrites par Poulenc, puisées aux sources même de la création, non pas « sous l'angle de l'analyse musicale » mais seulement du « point de vue d'un interprète qui les a souvent chantées et toujours aimées » (introduction). Après une courte biographie du musicien, pimentée d'intéressants souvenirs personnels, l'auteur transmet d'utiles renseignements sur la composition et prodigue de précieux conseils sur l'exécution et l'interprétation de ce corpus unique. « Poulenc avait la vocation d'écrire pour la voix » et possédait « un sens de la déclamation française exceptionnel » (p 45). Le texte littéraire reste au cœur de sa démarche créatrice car « une mélodie ou un recueil de Poulenc est toujours un événement poétique avant d'être une nouveauté musicale ». Le chapitre consacré à l'exécution et à l'interprétation est riche de remarques plus que de bon sens, essentielles : la qualité du phrasé, le sens de l'articulation et le souci de la prononciation, deux éléments bien distincts, le respect du texte comme l'absolue nécessité « d'avoir une grande variété dans sa palette sonore » (p 60). Il ne faut pas croire que la partie de piano, que Poulenc distinguait par dessus tout de l'accompagnement, ne soit pas aussi importante, comme la nécessité d'éviter tout rubato. Il est inutile de « tendre la main au public ». Rien ne chagrinait tant Poulenc que le sentiment de connivence avec l'auditeur car « son art est un art de suggestion » (p 63). Et de conclure que la responsabilité de l'interprète est grande pour donner vie à la pensée de l'auteur car, pour citer Valéry « Une œuvre musicale, qui n'est qu'écriture encore, est un chèque tiré sur la provision de talent d'un artiste éventuel ». L'étude du corpus mélodique occupe bien sûr l'essentiel de l'ouvrage, menée à partir des divers poètes ayant inspiré le musicien. Apollinaire d'abord dont Poulenc sentait « un lien sûr et mystérieux avec la poésie ». On le constate aussi bien dans le cycle Le Bestiaire, mis en musique par un musicien d'à peine 20 ans, ou au fil de pièces isolées comme La Grenouillère où Poulenc épouse si bien la veine parigote. Paul Eluard surtout, « le seul surréaliste qui toléra la musique... parce que toute son œuvre est vibration musicale », dira Poulenc. On pense aux recueils Miroirs brûlants, La fraîcheur et le feu et Le travail du peintre (1956), extraits de « Voir », où sont peints musicalement Picasso, Chagall, Braque, Gris, Klee, Miró et Villon, ce dernier en lieu et place de Matisse. Poulenc compose aussi sur des textes de Louise de Vilmorin (Les fiançailles pour rire), Max Jacob, Maurice Carême (La Courte paille, « sept courtes mélodies pour Denise Duval », qu'en fait, celle-ci égrène à son petit garçon, qu'il « faut chanter avec tendresse »), Jean Cocteau (Cocardes), Louis Aragon, Jean Anouilh, voire même Colette ou Garcia Lorca ou encore des anonymes du 17ème siècle (Chansons gaillardes). L'ouvrage, indispensable pour qui s'intéresse à Poulenc et à l'art du chant, est enrichi d'un catalogue chronologique des mélodies et d'un index des titres comme des incipits.

 

 

Jean-Pierre Robert.

        

 

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LE BAC DU DISQUAIRE

 

Haut

 

Georg Friedrich HAENDEL : Le Messie. Owen Brannigan, George Maran, Norma Procter, Jennifer Vyvyan. George Malcolm, clavecin, Ralph Downes, orgue. London Philharmonic Choir. Orchestre Philharmonique de Londres, dir. Sir Adrian Boult, 3CDs JADE (www.jade-music.net ): CD 699851-2.

Faut-il rappeler l'immense succès rencontré par The Messiah de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) depuis sa création à Dublin en 1742, symbolisé par son brillant Hallelujah devenu un incontournable « tube » ? À cette époque, l'Angleterre et l'Irlande disposaient d'une solide tradition chorale et, plus proches de nous, le Chœur du London Philharmonic (dirigé par Frederik Jackson) et l'Orchestre Philharmonique de Londres, tous dirigés par Sir Adrian Boult, ont signé une version de référence, avec George Malcolm (clavecin), Ralph Downes (orgue) et les solistes bien connus : Owen Brannigan (basse), George Maran (ténor), Norma Procter (alto) et Jennifer Vyvyan (soprano). Les Éditions JADE ont eu raison de remasteriser ce disque datant de 1954, bénéficiant de toutes les techniques modernes tout en illustrant les critères d'interprétation d'alors. Comme le rappelle Franck Laurent, « L'oratorio le plus célèbre de l'histoire de la musique : c'est d'abord un excellent livret, écrit par Charles Jennens… » « puissant mécène, il devient également le collaborateur favori de Haendel. Les deux hommes imaginent une œuvre en trois actes eux-mêmes divisés en tableaux bien distincts ». Après l'Ouverture, la Première Partie annonce avec énergie et allégresse la VENUE DU CHRIST ; la Deuxième traite sa PASSION et sa CRUCIFIXION, la Troisième, sa RÉSURRECTION confirmée par l'affirmation : I know that my Redeemer liveth… (Je sais que mon Rédempteur est vivant) et se termine sur un Amen très développé. Des voix jeunes, énergiques, très justes, avec des entrées successives bien marquées, un phrasé précis, une belle progression dynamique et une excellente diction contribuent à la réussite de cette version qui ne date pas. À (re)découvrir.

 

Édith Weber.

 

« Johannes BRAHMS and his Friends : Letztes Glück ».  Kammerchor Berlin, dir. Stefan Rauh. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de) : ROP6103. TT : 55' 41.

Ces mélodies (Lieder) — regroupées sous le titre de celle de Johannes Brahms (1833-1897) intitulée : « Dernière chance » (Letztes Glück) — ont été composées par ce dernier et ses amis : Clara Schumann (1819-1896), avec deux poèmes d'inspiration italienne et vénitienne, contrastant avec un chant du matin (Morgenlied) et un chant du printemps (Frühlingsdrang) de Carl Reinecke (1824-1910) et la mélodie éponyme d'Albert Dietrich (1829-1908), ainsi qu'un chant de chasse (Jagdlied). Gustav Jenner (1865-1920) est largement représenté par 4 Lieder dont un chant du soir (Gute Nacht). Ce même thème est repris par Hans Koessler (1853-1926) qui évoque aussi la solitude (Einsamkeit). Le thème du Rossignol (Die Nachtigall), si cher à la littérature musicale, est abordé par Robert Fuchs (1847-1927). Enfin, les deux derniers compositeurs représentés : Heinrich von Herzogenberg (1843-1900) et Carl Reinthaler (1822-1896) traitent à leur tour également le thème de la nuit. Le Chœur de chambre de Berlin (Kammerchor Berlin), chœur mixte a cappella, placé sous la direction de Stefan Rauh, restitue avec bonheur toutes ces atmosphères si typiques du romantisme allemand et de l'époque des grandes formations chorales de la fin du XIXe siècle Outre-Rhin. Il brille par la justesse et l'homogénéité des voix, le respect des moindres nuances lyriques et émotionnelles, son élan et son expressivité. Letztes Glück : à déguster avec bonheur plus d'une fois…

 

Édith Weber.

 

Johannes BRAHMS : Symphonies 1 & 2.  Brandenburgisches Staatsorchester  Frankfurt, dir. Howard Griffiths. 1CD KLANGLOGO (www.rondeau.de): KL 1408. TT : 80' 38.

Le chef Howard Griffiths considère que les 4 Symphonies de Johannes Brahms (1833-1897) appartiennent de plein droit au répertoire des grands Orchestres symphoniques et, par conséquent, à l'actuel Brandenburgisches Staatsorchester de Francfort (fondé en 1842) en particulier, car elles sont très riches d'enseignement à propos de la musique classique et romantique allemande. Il s'est beaucoup inspiré des notes rédigées par Fritz Steinbach (1855-1916), grand admirateur de Brahms et maître de chapelle à la Cour de Meiningen. Cette source propose aux interprètes de judicieuses considérations sur la structure de ces Symphonies et Howard Griffiths qui, dès sa jeunesse avait été très impressionné par la musique de Brahms donnée en concerts, en tient largement compte, notamment à propos du phrasé et des tempi. Les deux premières Symphonies, respectivement en Ut mineur (op. 68) et en Ré majeur (op. 73), se situent encore quelque peu dans le prolongement de Ludwig van Beethoven. Elles ont fait l'objet de nombreux enregistrements, mais cette réalisation discographique se distingue d'emblée par la fraîcheur des sonorités instrumentales, son caractère vivant, son phrasé très précis, ses tempi très étudiés et, d'une manière générale, la solide maîtrise des instrumentistes. Une version pas comme les autres.