À RESERVER SUR L'AGENDA
12 – 21 / 9
Journées romantiques sur une péniche
Paris n'a pas que sa Péniche Opéra : dans une autre, « La Péniche Anako », au bassin de la Villette, on joue de la musique de chambre tout au long de l'année. Un festival d'un esprit inédit en est le clou. Sa 10 ème édition proposera une étonnante variété de répertoires. Parmi les artistes invités, on remarquera la pianiste Akiko Ebi dans Bach, Schumann, Chopin (12/9) ; le duo de pianos Daniel Isoir et Michel Benhaiem dans un concert en deux parties, sur pianoforte d’abord dans Bach et Mozart, et sur piano moderne pour Stravinski (14/9). Chiara Skerath, accompagnée par David Selig, interprétera des lieder et mélodies de Schubert, Schumann, Debussy et Wolf (16/9). Valériane Dubois et Caroline Marty aborderont des œuvres pour violoncelle et piano de Janacek, Prokoviev, Glazounov, Sibelius et autres (19/9). Le trio formé par Santéril Khourdoian, violon, Pau Godina, violoncelle, et David Selig, piano, jouera des trios de Beethoven et Dvořák (20/9). Le concert du 10 ème anniversaire, « Fête en musique », sera l'occasion d'une soirée surprise croisant jazz, tango, musique Klezmer, piano de 4 à 6 mains et chant avec François Le Roux et Ingrid Perruche (13/9).
Péniche Anako, les 12, 13, 16, 18, 19, 20/9, à 20H30, et les 14 et 21/9 à 18H30, face au 61, Quai de la Seine, 75019 Paris (métro Riquet). Renseignements et réservations : Association Les concerts romantiques, 40 avenue du Maréchal Juin, 93260 Les Lilas ; par tel.: 01 48 97 35 78 ; en ligne : www.journées-romantiques.org ou concerts.romantiques@free.fr.
13 / 9 – 19 / 10
Le festival Baroque de Pontoise
Le festival baroque de Pontoise, dont les manifestations s'étendent à tout le département du Val-d'Oise, fêtera pour sa 29 ème édition, Jean-Philippe Rameau. « Les Rameaux Florissants » proposeront un certain nombre de portraits croisés du musicien, qui illustreront aussi bien sa musique de chambre, mise en perspective avec celle de ses contemporains, par Ophélie Gaillard et son ensemble Pulcinella, artistes en résidence (13/9), comme par l'ensemble Masques d'Olivier Fortin (11/10), que ses rares pièces de clavecin en concerts, données en intégralité par Chiara Banchini, violon, Marianne Muller, viole de gambe et Françoise Lengellé, clavecin (4/10), ou encore dans un arrangement à deux clavecins, par Mireille Podeur et Orlando Bass (20/9). Sa musique sacrée sera à l'honneur avec deux des grands Motets versaillais (19/10). Comme son répertoire lyrique, distingué par une exécution de Platée dans une adaptation pour le jeune public (26/9), ou des extraits d'opéras chantés ou dansés, dans un arrangement de Bertrand Cuiller dirigeant son orchestre des Musiciens du Paradis (5/10), ou encore lors d'un concert de la soprano Sabine Devieilhe qui chantera des extraits d'opéras d'Hippolyte et Aricie, Castor et Pollux, Zaïs, Dardanus, Zoroastre ou Les Paladins, avec l'ensemble Les Ambassadeurs d'Alexis Kossenko (18/10). On donnera aussi Le Neveu de Rameau de Diderot (10/10). Ophélie Gaillard fêtera aussi le tricentenaire de CPE Bach (28/9). Des actions de sensibilisation accompagneront les programmes, dans les écoles, les hôpitaux et les prisons. Il y aura aussi des programmes destinés au jeune public, dont une création autour du Petit Chaperon rouge (12/10).
Divers lieux dans 14 monuments du Val d'Oise. Renseignements et réservations : Festival Baroque de Pontoise, 7, place du Petit Martroy, 95300 Pontoise ; par tel. 01 34 35 18 71 ; en ligne : www.festivalbaroque-pontoise.fr
22 / 09
Récital du pianiste Nicolas Stavy
Interprète éclectique et découvreur, le pianiste Nicolas Stavy propose pour son concert donné dans le cadre de « Piano aux Jacobins » à Toulouse, un programme résolument hors des sentiers battus. En effet, le récital est bâti autour d'œuvres de compositrices françaises, souvent méconnues et parfois oubliées. Des pièces d'Hélène de Montgeroult (1764-1820) ouvriront le concert - Études 110 & 97; sonate N° 8 - , suivies d'œuvres de Marie Jaëll (1846-1925) et de Mel Bonis (1858-1937). Une transcription de Brahms de la Chaconne de Bach pour la main gauche, BWV 1004, clôturera la soirée.
Auditorium Saint-Pierre des Cuisines, 12, place Saint-Pierre, 31000 Toulouse, le lundi 22 septembre 2014, à 20H. Location : Piano aux Jacobins, 56, rue Gambetta, 31000 Toulouse ; par tel.: 0826 30 36 36 ; en ligne : billetterie@pianojacobins.com
2 – 12 / 10
Festival Toulouse les Orgues
La 19 ème édition du festival international Toulouse les Orgues sera articulée autour du thème « L'orgue dans la cité ». Il croisera les styles les plus divers, baroque, romantique, musique contemporaine. Car l'orgue n'appartient pas seulement aux églises, mais se joue aussi dans les salles de concert ou les cinémas. Le festival proposera une vaste excursion dans l'histoire et dans l'espace et donnera à vivre des expériences multiples : concerts (du midi ou du soir), ateliers, séances d'improvisations, rencontres, orgue et cinéma par exemple, tables rondes, et bien sûr grands récitals. De Bach aux compositeurs d'aujourd'hui, le public sera invité à traverser 600 ans d'histoire d'un instrument populaire. Mais aussi à travers le volet création. Les grands maîtres français et étrangers du clavier seront là, dont l'immense Jean Guillou. Divers ensembles de chambre ou symphonique, tel l'Orchestre national du Capitole et son chef Tugan Sokhiev, prêteront leur concours. Ce sont au total quelques 200 artistes, dans 29 lieux, dont neuf orgues classés, qui feront de Toulouse pendant dix jours la grande capitale de l'orgue, pour ce qu'on peut considérer comme le seul festival d'une telle envergure dans le monde.
Du 2 au 12 octobre 2014, divers lieux. Renseignements et réservations : Association Toulouse les orgues, Église du Gesu, 22 bis rue des Fleurs, 310000 Toulouse ; par tel.: 05 61 33 76 87 ; en ligne : www.toulouse-les-orgues.org ou infos@toulouse-les-orgues.org
13, 15, 17, 19, 21 / 10
Castor et Pollux au Théâtre des Champs-Elysées
Pour son premier spectacle scénique de la saison, le Théâtre des Champs-Elysées présente Castor et Pollux. Sur un livret du jeune auteur Pierre-Joseph Bernard, loué par Voltaire, Rameau célèbre le thème de l'amitié et du sacrifice par amour fraternel. Les influences maçonniques y sont à peine dissimulées, notamment à travers la thématique du triomphe de l'amitié et de la progression mentale d'un des héros, Pollux, qui selon Sylvie Bouissou, fait d'abord preuve de « vertus morales », puis déploie des « vertus héroïques », et à l'heure du sacrifice, illustre ses « vertus humaines et divines ». Moins contrastée qu'Hippolyte et Aricie, l'œuvre se distingue par son homogénéité et son caractère élégiaque. Les caractères y sont particulièrement fouillés. Peu apprécié à sa création en 1737, l'opéra sera remanié substantiellement en 1754, en pleine Querelle des Bouffons, pour connaître, dès lors, le succès. C'est cette version qui sera donnée sous la direction d'Hervé Niquet, conduisant son Concert Spirituel, un spécialiste de l'univers ramiste. La mise en scène sera assurée par Christian Schiaretti. Un spectacle qui promet d'être passionnant, pour fêter dignement l'année Rameau à Paris.
Théâtre des Champs-Elysées, les 13, 15, 17, 21 octobre 2014 à 19 H 30 et les 19 / 10 à 17H Location : 15, Avenue Montaigne, 75008 Paris ; par tel. : 01 49 52 50 50 ; en ligne : theatrechampselysees.fr
10 / 9 - 19 / 12
Fin de partie classique à Pleyel...
Souvenir, souvenir ! La mythique salle Pleyel va bientôt fermer ses portes à la musique classique. Mise en service de ce qu'on espère être la flamboyante Philharmonie de Paris oblige ! Les mélomanes vont se défaire avec regret de ce lieu chargé d'histoire, idéalement situé au cœur de la capitale, même si son acoustique est loin d'atteindre l'idéal. Eu égard à l'ouverture en janvier prochain de la nouvelle salle de concert de la porte de Pantin, celle de la rue du Faubourg Saint-Honoré va connaître son dernier trimestre d'activité de septembre à décembre. Outre les concerts hebdomadaires de l'Orchestre de Paris, qui aligneront des chefs comme Paavo Järvi, Guennadi Roshdestvensky, David Zinman et même Riccardo Chailly, avec Martha Argerich (3 & 4/12), quelques phalanges étrangères prestigieuses s'y produiront en guise de bouquet final : Le Cleveland Orchestra et son directeur musical Franz Welser-Möst, dans deux programmes Brahms, les 20 & 21/9, puis le Chicago Symphony Orchestra et Riccardo Muti (les 25 & 26/10) et le Chamber Orchestra of Europe avec Bernard Haitink (24 & 25/11), là encore pour deux soirées Brahms. La programmation sera complétée par des récitals de chant : Matthias Goerne et Christoph Eschenbach pour une soirée Schumann (24/10) et Patricia Petibon (29/11), autour de la thématique de son nouveau disque « La belle excentrique ». Comme par des récitals de piano de Yuja Wang (7/10), Alexei Volodin (12/10), Nelson Freire (15/10) et Stephen Kovacevich (16/12). Enfin par des concerts de musique de chambre à haut potentiel de stars : Gautier Capuçon et Yuja Wang (11/10), Renaud Capuçon et Khatia Buniatishvili (13/10). Deux soirées célébreront encore la BO et la musique classique au cinéma, les 10/10 et 19/12. Embarras de richesses donc, qu'il ne faudrait pas manquer.
Renseignements et Location : Salle Pleyel, 252 rue du Faubourg Saint Honoré, 75008 Paris ; par tel.: 01 42 56 13 13 ; en ligne : www.sallepleyel.fr
Jean-Pierre Robert. ***
L'ARTICLE DU MOIS
Karlheinz Stockhausen : Une musique spatiale
Dans le contexte de la musique de l’après-guerre, Karlheinz Stockhausen
(1928-2007) est parmi les premiers à redécouvrir pour la musique du XXè siècle le nouveau paramètre de la matière du son, le
lieu de sa production et, par conséquent, l’espace musical : d’une part,
l’espace musical inscrit, incorporé à l’œuvre écrite, et, d’autre part,
l’espace mobile de la diffusion du son dans la salle du concert. Pour le premier,
il agit en héritier de la grande tradition occidentale de la polyphonie, de
Varèse et de l’École de Vienne ; pour le second, il est l’inventeur de
nouvelles matières – électroniques et mixtes – et de nouvelles formes,
modelables dans l’espace de la salle ou en pleine nature. Soulignons tout de
suite que ces deux espaces font partie pour lui d’un même raisonnement
compositionnel.
En fait, toute composition de Stockhausen témoigne pratiquement, toujours
différemment, d’une préoccupation d’ordre architectonique et se définit comme
composition spatiale. Concevoir le travail du compositeur en tant
qu’architecture sonore et expérimentation spatiale et faire évoluer les
auditeurs à l’intérieur d’une musique spatiale est une de ses préoccupations
essentielles depuis les années cinquante. Son sens inné d’architectonique
musicale a toujours trouvé des confirmations par des expériences dans
différents domaines extramusicaux. Ainsi : « En 1968, quand j’ai
visité le Mexique, je suis resté parfois durant des heures dans les ruines des
temples aztèques et maya, uniquement pour avoir la sensation de l’espace et
pour reconstruire mentalement tout le temple. Parce que, partout où je suis,
moi, je remarque les dimensions, où sont les ouvertures, quelles sont les proportions
des hauteurs et des arcades par rapport aux surfaces. […] C’est une sorte de
sixième sens chez moi qui me fait toujours mesurer l’architecture, parce que je
vois qu’un temple détient, dans toutes ses dimensions, un profond secret
d’harmonie mathématiquement juste. Et la bonne musique est aussi comme ça.
» (1).
Marqué, de toute évidence, par l’expérience auditive des avions dès sa plus
tendre enfance, dans l’espace aérien d’une Allemagne en guerre ensuite, le
jeune compositeur conçoit le son en tant que son en mouvement dans l’espace.
« Une chose fabuleuse qui arrive dans ma vie, c’est que j’appartiens à une
génération qui a pour la première fois à sa disposition des avions, qui a pour
la première fois la chance de faire une expérience avec les planètes comme avec
quelque chose de proche.» (2)
Parallèlement à sa recherche de compositeur, Stockhausen théorise sur la
problématique de l’espace dans la création musicale : Son article « Musik im Raum »
(Musique dans l’espace) (3), paraît
pour la première fois en 1959 dans la célèbre revue Die Reihe et se propose de faire la lumière sur la nécessité de la recherche spatiale
dans le contexte d’une remise en question totale de la notion même de matériau
musical. Une bonne partie des textes théoriques de Stockhausen réunis dans le
10e volume de ses Textes est consacrée à sa « musique astronique »,
c’est-à-dire à sa musique spatiale(4),
domaine dans lequel il expérimentera jusqu’à la fin de sa vie.
Déjà dans une de ses premières œuvres, Kreuzspiel (1951), pour hautbois, clarinette basse, piano et trois percussionnistes,
Stockhausen cherche à rendre présente et facilement perceptible la composition
spatiale de la matière sonore. Il ne s’agit pas simplement d’écriture
spécifique et d’amplification, mais de balance et de modelage de la matière
sonore dans l’espace de la salle. L’emplacement des instruments et des
musiciens sur scène à des distances précises, sur des podiums à hauteurs
différentes, l’utilisation de microphones et de microphones de contact pour les
instruments, puis la console de mixage et les haut-parleurs pour la projection
sonore témoignent de l’importance de l’aspect proprement spatial de la
composition.
L’inscription de la dimension spatiale à l’intérieur de la partition écrite
implique pour lui, depuis les années cinquante et jusqu’à ses dernières œuvres,
la multiplication et l’individualisation des couches superposées qui
constituent la texture multiple de ses œuvres. Stockhausen réinvente l’espace
musical à partir de la grande tradition polyphonique – de l’écriture
mélodique linéaire multipliée –, en attribuant le rôle conducteur prépondérant
non pas à la mélodie et donc au paramètre de la hauteur du son, comme c’est le
cas chez les maîtres de la polyphonie ancienne, mais à la dimension temporelle,
aux différentes possibilités de mesurer le temps et donc à la structuration de
la durée. Ainsi, Zeitmasze /Mesures du
temps, )1955-56), pour 5
instruments – hautbois, flûte, cor anglais, clarinette et basson – est
fondée sur une série de 5 types différents de mesure du temps : 12 tempi
dans une échelle chromatique entre MM = 60 et MM = 120, le
plus rapide possible, le plus lent possible, commencer dans un tempo très
rapide et ralentir au presque 4 fois plus lent, et l’inverse, commencer par le
tempo lent pour arriver au plus rapide possible(5). La structuration formelle évolue entre deux extrêmes : ou
bien tous les musiciens doivent jouer de façon synchrone, ou bien ils jouent
tous des couches temporelles individualisées et indépendantes. Entre les deux
extrêmes, il y a, bien sûr, des degrés de dépendance mutuelle et de liberté
individuelle qui définissent, précisément, le modelage de l’espace musical
mobilisé de l’intérieur par les évolutions temporelles dans chaque partie
instrumentale.
La polyphonie des couches temporelles individualisées est développée par la
suite dans Gruppen (1955) pour 3 orchestres,
dans la musique électronique Gesang der Jünglinge(1955), où le compositeur utilise aussi la directionnalité et le mouvement des sons dans l’espace de
la salle, dans Carré (1959) pour 4 orchestres et 4 chœurs, et Momente (1962/64) pour soprano solo, 4 chœurs et 13
instrumentistes. La technique polyphonique des strates individualisées,
formatrice d’espaces mouvants à l’intérieur de la matière composée, restera la
technique principale de génération de complexités de texture et de projection
spatiale dans le travail de Stockhausen jusqu’à la fin de sa vie. Elle sera
développée dans le contexte de la Formelkomposition / Composition avec formule(s) et donc dans tout le cycle de sept opéras
intitulé Licht / Lumière (1977-2003),
Les Sept jours de la semaine, ainsi que dans son dernier cycle Klang / Sonorité (2004/07) qui renvoie au 24
heures de la journée.
L’idée d’une diffusion spatiale lors du
concert est présente chez Stockhausen aussi depuis les années cinquante. Déjà
pour les premières exécutions de Zyklus (1959), pour un percussionniste, le compositeur prévoit la projection spatiale
de tous les instruments : il utilise 4 microphones placés en carré autour
des instruments et les diffuse à l’aide de régulateurs panoramiques par
4 x 2 haut-parleurs placés dans les quatre coins de la salle, comme
pour Kontakte (1958-1960) pour sons
électroniques, piano et percussions
.
Le but est de rapprocher l’expérience auditive du public de celle du
percussionniste lors du jeu. Le son des haut-parleurs n’a pas autant de relief
que celui qu’entend le percussionniste. Par contre, des sons très faibles,
joués p - ppp et pratiquement inaudibles sans amplification,
deviennent audibles grâce à la projection-interprétation qui peut parfaitement
« doser » l’intensité en fonction de la prestation instrumentale
concrète et de la spécificité acoustique de la salle.
Gruppen(6) (1955/57) pour trois orchestres est,
très probablement, le premier cas dans l’histoire de la musique occidentale
d’une composition très complexe de musique orchestrale dans l’espace. Pour
cette pièce pensée comme synthèse de musique orchestrale, musique de chambre et
musique pour solistes, la superposition de couches temporelles individualisées,
jouées avec différents tempi, rend indispensable la présence de trois chefs.
Carré (1959) pour 4 orchestres et 4 chœurs (avec 4 chefs) (8) continue l’expérimentation dans le
domaine de la musique spatiale en multipliant les sources et en complexifiant
la matière sonore. Les 4 orchestres et les 4 chœurs engendrent un espace sonore
carré, en partant des quatre points cardinaux, « aus den 4 Himmelsrichtungen », à partir des
quatre directions du ciel, en traduction littérale(9). Les premières esquisses de cette œuvre sont nées en
novembre-décembre 1958, lors d’une tournée de six semaines en Amérique, pendant
laquelle le compositeur passe beaucoup de temps dans les avions et fait
l’expérience, au-dessus des nuages, des temps les plus lents de changement et
des espaces les plus vastes que l’on puisse imaginer. L’œuvre, d’une durée de
36 minutes, évoluant en flux continuel, demande une concentration considérable
lors de l’écoute : la plupart des changements s’effectuent
imperceptiblement à l’intérieur de la matière du son complexe et cherchent à
transmettre cette évolution fascinante excessivement lente, cette perception du
temps ralenti que l’on peut éprouver « suspendu » au-dessus des
nuages.
L’orchestre de 80 musiciens dans Carré est divisé en 4 groupes
homogènes qui comportent presque les mêmes instruments. À chaque groupe
orchestral se joint un chœur mixte de 8, 12 ou 16 chanteurs. Les voix et les
instruments forment une matière mixte unifiée. Le texte – une matière d’origine
verbale constituée de bruits-sons ou de phonèmes hors signification – est
composé par Stockhausen d’après une échelle de différences phoniques et selon
des exigences d’ordre purement musical. Les 4 sources sonores mixtes
(orchestres + chœurs) sont placées à distance l’une par rapport à l’autre
contre les 4 murs de la salle (carrée ou rectangulaire). Les 4 chefs dirigent
dos au mur, face aux interprètes qui entourent pratiquement le public :
« L’emplacement des 4 orchestres et chœurs tout autour du public est
inhabituel. On est tenté de regarder autour. Mais le mieux c’est de fermer les
yeux par moments pour pouvoir écouter mieux(10). »
Si important dans le catalogue de Stockhausen, Momente (1961-65) (11) pour soprano, 4 chœurs
et 13 instruments, est une composition multiple et variable, constituée de
composantes formelles (des moments et des groupes de moments) indépendantes.
Dans cette œuvre, le compositeur amplifie son travail de recherche à l’intérieur
de la matière sonore en annulant toute opposition entre musique vocale et
musique instrumentale, entre son et silence, entre son et bruit d’origine
vocale ou instrumentale par l’intégration d’une multitude illimitée de
modalités d’articulation. Chacun des 4 groupes comporte au moins 3 soprani, 3 alti, 3 ténors et 3 basses. Les instruments utilisés sont 4
trompettes, 4 trombones, 2 orgues électriques ou synthétiseurs et des
percussions jouées par 3 musiciens. Les chanteurs disposent aussi d’instruments
de percussion assez simples et insolites : des tubes en cartons, des
baguettes en caoutchouc, des claves à hauteurs différentes, des boîtes de
conserve, des grains de plomb, des tuyaux métalliques, etc. Les choristes
participent aussi avec des bruits de pied, de main, de bouche ou de langue qui
ponctuent le discours ou se fondent dans la matière sonore-bruiteuse en
mouvement.
L’expérience de Stockhausen dans le domaine de la musique
vocale-instrumentale en tant que « musique spatiale fonctionnelle » (12) est fortement influencée par
l’expérience de sa musique électronique. Parmi les compositeurs de
l’avant-garde des années 1950/60, il est le premier à se lancer avec une
profonde conviction dans le domaine de la nouvelle musique électronique. Rappelons
que Boulez qualifiera longtemps de « bricoleurs » les pères de la
musique concrète et électro-acoustique en France et se tournera vers
l’électronique seulement au cours des années 1970 avec la création de l’Ircam. Boulez, Berio, Ligeti, Pousseur et même Nono
accorderont beaucoup moins d’importance à l’électronique dans leurs recherches
compositionnelles et seront toujours fortement assistés par des collaborateurs
spécialistes en technologie. Stockhausen semble être le seul de sa génération à
avoir su mener de front, et à partir des années 1950 avec le succès que l’on
connaît, la véritable conversion technologique du métier du compositeur.
Déjà dans sa pièce électronique Gesang der Jünglinge / Chant des adolescents (1955/56) (13), devenue jalon d’orientation dans
l’histoire de la musique électronique, Stockhausen cherche à mettre en œuvre la
directivité des sources sonores et le mouvement des sons dans l’espace pour
élargir et enrichir la perception musicale. L’œuvre utilisant des fragments de
la Bible, notamment du 3e livre de Daniel, est composée pour 5 groupes de
haut-parleurs disposés de façon circulaire autour et au-dessus des auditeurs.
L’emplacement des sources sonores, le lieu de production des sons et des
groupes, le nombre de haut-parleurs en action simultanément, le degré de fixité
ou de mobilité des sons, la rotation vers la droite ou vers la gauche sont des
aspects essentiels de la composition électronique. Elle exige un nouveau type
d’écoute : plus attentive, plus curieuse, plus apte à suivre les
mouvements des sons et à s’orienter dans un espace de perception devenu
multidimensionnel et mobile.
Gesang der Jünglinge est la première
composition pour des groupes de haut-parleurs distribués tout autour et au-dessus du public de telle
façon que le son puisse être dirigé de partout vers les auditeurs, en
s’éloignant ou en passant à côté d’eux. La position spatiale des sons qui
n’avait joué pratiquement aucun rôle actif dans la musique antérieure
s’y trouve revalorisée : elle est même devenue au moins aussi
formatrice que les paramètres considérés traditionnellement comme prépondérants
(la hauteur, la durée). Il s’agit, en réalité, du début historique de la
« Raum-Musik »,
de la musique spatiale. Pour la première fois, l’emplacement de la source, la
direction de l’émission sonore et les mouvements des sons dans l’espace sont
composés en tant que nouvelle dimension de l’œuvre et, avec elle, de
l’expérience auditive. Il s’agit d’une sextuple stéréophonie utilisant 6
haut-parleurs (ou groupes de haut-parleurs) (14), qui invente une nouvelle forme vivante de la composition et de
l’écoute.
En 1958/60, Stockhausen compose Kontakte,
musique électronique avec piano et percussions(15), en 4 pistes, pour 4 groupes de haut-parleurs. Le compositeur
prévoit 4 fois 2 haut-parleurs placés en cercle ou en carré dans les quatre
coins de la salle. Il réalise les premières rotations du son autour du public,
les « marées, les flots, les flux sonores » (Flutklänge) (16), les mouvements en spirales,
confrontés aux sons fixes des instruments acoustiques. Les haut-parleurs sont
situés de telle façon que l’on puisse percevoir au mieux toutes les rotations,
les mouvements diagonaux, les alternances, les déluges sonores, les sons filant
au-dessus des têtes de l’arrière vers l’avant ou d’un côté à l’autre. À chacun
des 4 haut-parleurs situés dans les 4 coins de la salle est confiée une couche
sonore. Les 4 haut-parleurs émettent la même musique, mais le son voyage d’un
haut-parleur à l’autre en alternance. Soit les sons se déplacent vers la droite
ou vers la gauche (tandis que, simultanément, un ou deux haut-parleurs émettent
de façon fixe) ; soit des mouvements rotatoires en boucles (I –
III – II – IV, I – III – II – IV, etc.) sont
effectués ; ou bien le son provient d’abord d’un seul haut-parleur, au
bout d’un certain temps, les deux autres interviennent, enfin le quatrième, ce
qui créée l’effet « marée sonore » (Flutklang),
l’envahissement progressif de l’espace par le son.
Déjà au cours des années 1950, Stockhausen se rend à l’évidence que, si
l’on conçoit le lieu de production du son en tant que paramètre indépendant, 3
ou 4 sources sonores, comme dans Gruppen ou Carré,
sont insuffisantes et que l’on doit chercher à élaborer la continuité de la
diffusion en cercle(17). L’idée du
mouvement continu de la matière sonore en cercle mène le compositeur vers la
conception d’une salle sphérique dotée d’une multitude de haut-parleurs en
plusieurs cercles : le rêve des années 1950/60 deviendra réalité lors de
l’exposition universelle d’Osaka, au Japon, en 1970, dans le pavillon sphérique
construit par l’architecte F. Bornemann d’après les
suggestions de Stockhausen. Parallèlement aux nouvelles stratégies
compositionnelles dans les œuvres ouvertes de l’époque et en relation avec
elles, il cherchera à sortir de la salle de concert et des espaces toujours
nouveaux pour des expériences en pleine nature et dans des lieux insolites.
Le parcours de Stockhausen dans les années 1960/70 avec sa Raummusik/ musique spatiale est jalonné par des œuvres
clés dans l’histoire de la musique de la seconde moitié du xxe siècle. À partir de 1964, il compose plusieurs œuvres électroniques et mixtes
avec une projection en multipiste par des haut-parleurs des sons
électroniquement transformés (mehrkanalige Lautsprecherwiedergabe), et il élabore un nouveau type
de pratique d’exécution en concert avec une projection spatiale du son (räumliche Klangsteuerung)
: c’est le cas dans Mikrophonie I (1964),
pour 6 musiciens, Mikrophonie II (1965), pour 12 chanteurs, orgue Hammond ou synthétiseur, 4 modulateurs en
anneau et bande, dans la pièce électronique Telemusik (1966), dans Prozession (1967), pour 6
musiciens, Kurzwellen(1968), pour 6
musiciens, Stimmung (1968), pour 6 chanteurs,
ainsi que dans les quinze Textkompositionen,
compositions textuelles pour musique intuitive Aus den sieben Tagen /
Des sept jours (1968).
Réalisée en 1966 au Studio de musique électronique de la radio japonaise
NHK à Tokyo, la pièce électronique Telemusik inaugure une nouvelle phase importante dans l’exploration spatiale de
Stockhausen : il s’agit, d’une part, d’une ouverture théoriquement
illimitée aux temps antérieurs et aux espaces extérieurs à l’œuvre et, d’autre
part, d’une projection spatiale avec les outils de la diffusion panoramique de
l’époque. Telemusik est la première pièce
importante de Stockhausen dans sa recherche d’une « musique
universelle » (18). Suite à ses
multiples voyages, surtout en Asie, le compositeur vit un changement profond de
conscience : « Le monde devient un monde. […] C’est le début de
l’universalisme. La force qui effectue l’intégration s’exprime par les outils
techniques que nous utilisons(19). »
Et il se propose de « faire encore un pas en avant », vers « une
musique de toute la terre, de tous les pays et races » (20). C’est la raison pour laquelle on entend dans Telemusikdes références à la musique du Gagaku
japonais, à la musique balinaise, à une fête villageoise espagnole, à la
musique hongroise, aux chants Shipobo de l’Amazonie,
à la cérémonie Omizutori à Nara (à laquelle
Stockhausen participe, fasciné pendant trois jours et nuits), à la musique
chinoise, à la musique de montagnards vietnamiens, aux offices des moines
bouddhistes du temple Jakushiji, aux drames du Nô
japonais, etc. Il ouvre la musique électronique de Telemusik à toutes les cultures fort différentes qui y
participent, parfois simultanément, en s’influençant et en se transformant
mutuellement. Tout en utilisant des références explicites à des traditions
musicales historiquement et géographiquement éloignées, Stockhausen renonce à
la technique citationnelle, typique de la première moitié du xxe siècle, au profit d’une véritable
« intermodulation »(21) entre les « objets trouvés » et les sons électroniques produits en
studio : il module et transforme le rythme d’un événement sonore avec la
courbe dynamique d’un autre ; ou bien il module des accords électroniques
par la courbe dynamique d’un chant de moines, puis soumet le résultat à une
nouvelle modulation, par la ligne mélodique d’un chant Chipobo,
par exemple, et ainsi de suite(22).
Le propos n’est plus l’observation « de l’extérieur » d’un espace
intertextuel jouant sur le contraste statique producteur de sens, comme c’est
le cas dans la technique de la citation, mais l’exploration matérielle
accueillante : l’expérience composée de donner et de recevoir, de
communiquer en échangeant des qualités, au nom d’une unité supérieure des
opposés, démontrée auditivement et proposée à l’exploration de l’auditeur.
Pour Stockhausen, il s’agit d’inventer et de produire de nouvelles
relations entre ces matériaux disparates, étant donné que « les distances
dans le temps sont artificielles et [que] tout existe simultanément dans notre
conscience »(23). « Et si
nous pensons cosmiquement, au-delà de la terre,
alors, je crois que nous vivrons d’autres surprises de cet ordre, à savoir que
des tranches de notre propre histoire existent simultanément ailleurs dans le
cosmos(24). » Stockhausen
conçoit déjà l’ouverture cosmique de ses projets compositionnels.
L’élaboration spatiale en relation avec l’idée d’une musique universelle,
une musique du monde, est aussi très importante dans Hymnen (1966/69), musique électronique et concrète avec diffusion sur 4 canaux et
avec 4 solistes. Cette version a été complétée en 1969 par Dritte Region / Troisième Région avec orchestre et
diffusion sur 4 canaux(25). L’œuvre
est constituée donc de quatre Régions d’une durée globale d’environ 113
minutes. Chaque Région comporte certains hymnes en tant que
« centres » auxquels se réfèrent plusieurs autres hymnes nationaux
avec leurs débuts facilement reconnaissables. La Première Région a deux
centres : L’Internationale et La Marseillaise ; la Deuxième en comporte quatre : l’hymne de la République fédérale d’Allemagne, un
groupe d’hymnes africains en alternance avec l’hymne de l’URSS et un centre
« subjectif », moment original du travail en studio ; la Troisième
Région (dédiée à John Cage) a trois centres : l’hymne de l’URSS,
l’hymne des États-Unis et l’hymne espagnol. Enfin la Quatrième Région (dédiée
à Luciano Berio) est centrée autour de deux hymnes : l’hymne suisse et un
hymne « appartenant au royaume utopique Hymunion en Harmondie sous Pluramon »(26). Stockhausen rêve déjà de sa
musique cosmique dont les lieux utopiques trouveront « confirmation »
sur les pages du livre Urantia qui nourrira par la
suite l’univers imaginaire du cycle des Sept jours de la semaine Licht(27).
À l’ouverture au monde correspond aussi l’ouverture de la pratique du
concert : « Hymnen pour radio,
télévision, opéra, ballet, disque, salle de concert, église, plein air… L’œuvre
est composée de telle façon que l’on peut écrire différents scénarios ou libretti
pour des films, des opéras ou des ballets avec cette musique(28). »
Dans la lignée de Hymnen, où le
compositeur intègre des hymnes nationaux à la musique électronique, et de Prozession, où les musiciens transforment en direct
des fragments d’œuvres antérieures, Kurzwellen /
Ondes courtes (1968) pour 6 musiciens(29) élargit l’espace musical en jeu aux événements sonores imprévisibles, produits
par des récepteurs d’ondes courtes auxquels les musiciens réagissent
immédiatement. L’espace musical flexible de Kurzwellen résulte de l’imitation, de la transformation, de la modulation et de
l’intermodulation des événements sonores qui s’inscrivent dans une nouvelle
pratique de « tradition orale » et de jeu intuitif. Et le compositeur
formule déjà la possibilité d’ouverture à d’autres espaces : « Les
temps et les espaces auxquels nous étions habitués en faisant de la musique
jusqu’à présent sont suspendus et il se profile la possibilité de nous mettre
en relation avec des couches de la conscience qui étaient fermées pour nous
jusqu’à maintenant ou bien qui nous étaient accessibles uniquement aux moments
très courts d’inspiration intuitive(30). »
La recherche spatiale de Stockhausen le mène aussi vers plusieurs projets
architecturaux de salles, restés, malheureusement sans suite, et
l’invention d’outils spécifiques. Pour Sirius (1975/77), musique électronique avec trompette, soprano, clarinette basse
et basse, il conçoit une table rotative, réalisation exceptionnelle du Studio
de la WDR selon ses indications. Au milieu de la table ronde se trouve fixé un
haut-parleur. Commandée à distance, la table tourne vers la gauche ou vers la
droite, de la position de repos jusqu’à 12 tours par seconde. Les sons émis par
le haut-parleur sont captés par 8 microphones qui entourent la table et sont
enregistrés par un magnétophone 8 pistes. Ces 8 pistes sont projetées dans la
salle par 8 haut-parleurs disposés en cercle autour du public. Les sons obtenus
avec la table rotative ont été utilisés pour le début et la fin de Sirius où des sons impressionnants en spirale simulent l’arrivée et le décollage d’un
engin intersidéral. La même idée sera présente, réalisée avec des moyens
différents, dans le Helikopter-Streichquartett (1992/93), pour quatuor à cordes, 4
hélicoptères avec pilotes et 4 caméras), faisant partie de Mittwoch aus Licht / Mercredi de Lumière.
Pour ses performances dans l’auditorium sphérique à Osaka en 1970,
Stockhausen imaginera des « moulins rotatifs ». Naturellement, il
suit avec intérêt et utilise dans ses œuvres toutes les innovations
technologiques dans le domaine. Inspiré par le QUEG (quardophonic effect generator) qu’il
utilise pour la spatialisation dans Oktophonie (1990/91), la musique électronique de Dienstag aus Licht / Mardi de
lumière, Stockhausen imagine lui-même et fait réaliser par le Studio d’art
acoustique de Fribourg-en-Brisgau le système OKTEG (octophonic effect generator) pour
la spatialisation à 8 pistes dans son œuvre la plus sophistiquée pour la
spatialisation, la musique électronique Cosmic Pulses (2006/07), la 13e Heure de Klang.
Les possibilités de spatialisation en sont pour Stockhausen à leurs débuts. Et
il est convaincu que l’on construira de plus en plus d’appareils nécessaires à
la projection du son. « Les sons seront projetés dans l’espace par un
régisseur du son et même par chacun des interprètes. Dans ce domaine, il y aura
de nouvelles découvertes pour rendre le son de chaque musicien mobile dans
l’espace, pour que le son ne reste pas toujours à l’endroit où se trouve le
musicien(31). »
Oktophonie (1990/91) – la
musique électronique du deuxième acte de Dienstag aus Licht / Mardi
de lumière comportant Invasion – Explosion avec Abschied /
Adieu – témoigne d’une nouvelle étape dans la recherche spatiale de Stockhausen(32). « Oktophonie est le témoin de mon expérience cosmique des années 90-91 », précise le
compositeur(33). Cette musique,
composée en 8 pistes et projetée par 8 groupes de haut-parleurs, fait suite aux
expériences sur 8 canaux dans la musique électronique de Sirius, dans Unsichtbare Chöre /
Chœurs invisibles de Donnerstag, dans Chormusik mit Tonszenen /
Musique pour chœurs avec Scènes sonores de Montag.
Mais, contrairement à toutes ces œuvres où les 8 (ou bien 8 x 2)
haut-parleurs sont disposés en cercle autour du public, Oktophonie nécessite une distribution des haut-parleurs en cube qui enveloppe pratiquement
les auditeurs et rend encore plus audibles les mouvements simultanés des 8
couches.
Helikopter-Streichquartett (1992/93)(34), intégré par la suite en tant que
troisième scène à Mittwoch aus Licht / Mercredi de
lumière, est la réalisation impressionnante d’un autre rêve de musique spatiale
fonctionnelle qui supprime, en utilisant les technologies actuelles, les
frontières entre l’espace de la salle et le plein air et, de ce fait,
bouleverse complètement la pratique habituelle du concert. Suite à la commande
d’une œuvre pour quatuor à cordes de la part du Festival de Salzbourg,
Stockhausen fait un rêve : « Je vis et entendis les musiciens du Quatuor
jouant en plein vol dans quatre hélicoptères. Je vis simultanément des gens au
sol, assis dans la salle équipée de matériel audiovisuel, et d’autres à
l’extérieur, debout sur une grande place. Devant eux, on avait érigé quatre
tours de téléviseurs et de haut-parleurs : à gauche, à mi-gauche, à
droite, à mi-droite. Dans chacune des quatre directions, on pouvait entendre et
voir en gros plan l’un des quatre musiciens. Les musiciens exécutaient la
plupart du temps des tremolos qui s’harmonisaient si bien avec les timbres et
les rythmes des pales des rotors que les hélicoptères devenaient comme des
instruments de musique(35). » Helikopter-Streichquartett est en fait la réalisation
concrète du même rêve.
La performance des musiciens et des pilotes en hélicoptères prévoit la
présence de deux publics : installé dans la salle, le premier entendra la
version musicale optimale et suivra les hélicoptères et les musiciens sur des
écrans ; le second, en plein air, observera en direct l’arrivée des
musiciens, le vol des hélicoptères, leurs tours au-dessus de la ville et
atterrissage, avant de prendre place à son tour dans la salle. Stockhausen
parvient à réaliser la fusion de la musique acoustique du quatuor,
théoriquement chargée d’histoire, mais rapprochée ici du bruit-son des
hélicoptères, et de la musique concrète du vrombissement des moteurs. La
retransmission à partir de chaque hélicoptère doit être réalisée de telle sorte
que le bruit des rotors se mélange bien avec les sons produits par les
musiciens, le son instrumental devant être légèrement plus audible. Pour cela,
le compositeur se trouve obligé d’utiliser au moins 3 microphones par
hélicoptère : un microphone de contact au niveau du chevalet de chaque
instrument, un microphone devant la bouche du musicien pour les sons-bruits
produits par celui-ci et un microphone placé à l’extérieur de l’appareil pour
faciliter une retransmission claire des sons et des rythmes des pales du rotor
(particulièrement variables lors du décollage et de l’atterrissage des appareils
selon la vitesse). La performance spatiale unique de Helikopter-Streichquartett met en évidence, une fois de plus,
l’imagination inépuisable de Stockhausen dans le domaine de la musique spatiale
en mouvement qui invente une nouvelle matière musicale mixte. Simultanément, le
rite sédentaire du concert-office fermé, issu des rituels à l’église, devient
vol, mouvement et exploration : un voyage dans l’espace.
Cosmic Pulses / Pulsations cosmiques (2007)(36), 13e heure du cycle Klang, est certainement
la pièce électronique la plus complexe en ce qui concerne la spatialisation de
sa matière sonore. L’œuvre est constituée de 24 boucles mélodiques – 24
couches – dont chacune comporte un nombre différent de sons allant de 1 à 24.
Les boucles tournent avec 24 tempi et dans 24 registres sur un ambitus global
d’approximativement 8 octaves. Il s’agit d’une spatialisation polyphonique
inédite : chaque séquence des 24 couches superposées a son mouvement
spatial individualisé entre les 8 haut-parleurs. Pour cela, Stockhausen a
composé 241 itinéraires spatiaux qui se superposent en mouvements continuels
dans le lieu multiple, dense et vertigineux de cet univers sonore
« cosmique ». L’idée lui est suggérée par l’univers de Saturne :
« J’ai expérimenté pour la première fois la superposition de 24 couches,
comme si j’avais à composer les rotations de 24 lunes ou de 24 planètes (la
planète Saturne a, par exemple, 48 lunes)(37). » En ce
qui concerne l’audibilité des cheminements spatiaux multiples, Stockhausen
concède : « Je ne sais pas encore si l’on peut entendre tout. Cela
dépend de l’expérience que l’on a d’écouter sur 8 canaux. En tout cas,
l’expérience est extrêmement excitante(38). »
La forme globale de Cosmic Pulses est
fondée sur la densification progressive, puis sur la dégression continuelle des
couches superposées. D’abord, elles se superposent progressivement en partant
du grave et en évoluant vers l’aigu, du tempo le plus lent vers le tempo le
plus rapide ; puis elles s’arrêtent l’une après l’autre dans l’ordre
inverse. Des accélérations et des ralentissements autour du tempo défini, ainsi
que des glissandi ascendants et descendants dans un ambitus restreint autour
des mélodies précises, sont effectués à la main selon 10 modèles de mouvement donnés
dans la partition et valables pour trois couches simultanément, ce qui rend la
matière sonore plus flexible et plus vivante (39). Le nombre de changements dans chaque séquence est libre, mais
la métrique et les mélodies des boucles sont variables grâce aux modèles des
mouvements.
Fils de l’époque « astronique » et
inventeur infatigable de l’espace cosmique sonore avec les moyens acoustiques
et électroniques, Karlheinz Stockhausen a su proposer, avec ses œuvres, de
nombreuses pistes pour la recherche spatiale en musique, à explorer et à
développer par les générations futures.
Ivanka Stoianova.
(1) K. Stockhausen - « Licht-Blicke »,
in Texte zur Musik 1977-1984, vol. 6,
p. 192.
(2) « Eine neue Interpretationskunst »,
in Texte zur Musik 1984-1991, vol. 10, p. 146.
(3) « Musik und Raum », Die Reihe, no 5, 1959 ; in Texte zur elektronischen und instrumentalen Musik, vol. 1, p. 152-175 ;
« Musique dans l’espace », Contrechamps, no 9,
1988, p. 78-100.
(4) Cf. Texte zur Musik, Band 10, Stockhausen Verlag, Kürten, 1998, pp. 15-256.
(5) Cf. « Zeitmasze (1955/56) », in Texte zu eigenen Werken zur Kunst Anderer, vol. 2, p. 46-48.
(6) Kontakte (1958/60), pour sons électroniques no 12,
et Kontakte (1958/60), pour sons électroniques, piano et percussions no 12 ½.
(7) Gruppen : création le 24 mars 1958 à Cologne par
l’Orchestre symphonique de la Radio de Cologne sous la direction de K.
Stockhausen, B. Maderna et P. Boulez.
(8) Carré : création le 28 octobre 1960 à Hambourg par le chœur et l’orchestre
de la NDR, sous la direction d’A. Markowski, M. Gielen, K. Stockhausen et M. Kagel.
(9) Cf. K. Stockhausen -
« Sternklang, Parkmusik für 5 Gruppen », in Texte zur Musik 1970-1977,
vol. 4, p. 172.
(10) Ibid.
(11) Momente : création le 21 mai 1962 dans la grande
salle de la WDR à Cologne, sous la direction de K. Stockhausen,
chanteuse : M. Arroyo.
(12) Dans la
« musique spatiale fonctionnelle » / « funktionnelle Raummusik », l’organisation spatiale a un rôle
considérable dans la structuration formelle de l’œuvre.
(13) L’œuvre a
été créée le 30 mai 1956 dans le grand auditorium de la Radio de Cologne.
(14) . « Aktuelles », in Texte zu eigenen Werken zur Kunst Anderer,
vol. 2, p. 56.
(15) L’œuvre
existe en deux versions : Kontakte (1958), no 12, pour sons électroniques,
et Kontakte (1958), no 12 ½, pour sons élecrtroniques,
piano et percussions.
(16) « Dans Kontakte,
j’ai découvert la manière de réaliser des “marées sonores”. Des sons démarrent
dans des haut-parleurs situés derrière le public ; juste après, les mêmes
sons démarrent à nouveau à gauche et à droite ; et encore après, en face.
Cela doit durer à peu près un tiers de seconde. Si le mouvement est continu (le
même son sans arrêt décalé), il crée l’impression de projecteurs qui se
déplacent. Le son est comme une vague qui vous submerge et qui roule de
l’arrière vers l’avant », J. Cott, Conversations avec Stockhausen, Paris, J.-C. Lattès, 1979, p. 167.
(17) Cf. « Musik im Raum »,
in Texte zur elektronischen und instrumentalen Musik,
vol. 1, p. 172-175.
(18) Interview über Telemusik », in Texte zur Musik 1963-1970, vol. 3, p. 80.
(19) Ibid., p. 83.
(20) « Telemusik (1966) », in Texte zur Musik 1963-1970, vol. 3, p. 75.
(21) « Telemusik (1966) », in Texte zur Musik 1963-1970, vol. 3, p. 76.
(22) La notion
ancienne de modulation implique le passage d’une tonalité à une autre dans le
système tonal. Chez Stockhausen, la notion d’intermodulation s’applique aux
styles : aux passages d’un style à un autre, à leur interaction simultanée
et leurs influences réciproques.
(23) « Interview über Telemusik »,
in Texte zur Musik 1963-1970, vol. 3, p. 80.
(24) Ibid., p. 81.
(25) Hymnen connaît trois versions : Hymnen (1966), musique
électronique et concrète ; Hymnen (1966/67), musique électronique et concrète avec 4
solistes (jouée depuis 1967 des centaines de fois, actuellement retiré du
catalogue), et Hymnen (Dritte Region) (1969), musique électronique avec orchestre.
(26) « Hymnen. Elektronische und konkrete Musik mit Solisten », in Texte zur Musik 1963-1970, vol. 3,
p. 97.
(27) The Urantia Book, Chicago, Urantia Foundation, 1955.
(28) « Hymnen mit Solisten und Orchester », in Texte zur Musik 1984-1991, vol. 7, p. 97.
(29) Création
en 1968 à Brême par A. Kontarsky (piano et KW), A. Alings et R. Gehlhaar (tam-tam et KW), J. Fritsch (alto et KW), H. Bojé (électronium et KW) et K.
Stockhausen (filtres et potentiomètres).
(30) « Kurzwellen (68) für sechs Spieler »,
in Texte zur Musik 1963-1970, vol. 3, p. 114.
(31) « Astronische Epoche », in Texte zur Musik 1984-1991, vol. 10, p. 25.
(32) Oktophonie a été réalisée en 1990/91 par Stockhausen et son
fils Simon qui produisent d’abord les 8 couches sonores en utilisant leurs
propres instruments et matériels, puis réalisent la pièce au Studio de musique
électronique de la WDR
(33) « Oktophonie » (1990/91), in Texte zur Musik 1984-1991, vol. 8, p. 339.
(34) Helikopter-Streichquartett, pour quatuor à cordes, 4 hélicoptères, 4 caméras, 4 moniteurs télé,
4 x 3 microphones, 4 x 3 émetteurs de son), créé le 26 juin
1995 par le Quatuor Arditti à la Westergasfabriek d’Amsterdam, dans le cadre du Holland Festival.
(35) K.
Stockhausen, Helikopter-Quartett /
Arditti String Quartett, Arditti Quartett édition 35, Montaigne Auvidis, WDR, MO 782097, texte
de la pochette du CD, p. 18.
(36) Création
le 7 mai 2007 à l’auditorium Parco della Musica (salle Sinopoli) à Rome.
(37) « Cosmic Pulses, Elektronische Musik (2007) », texte de la pochette du CD 91, p. 5.
(38) Ibid., p. 5.
(39) Ce travail de réglage manuel a été confié à K. Pasveer. Les boucles ont été réalisées et synchronisées par A. P. Abellán. La pièce a été réalisée au Studio expérimental d’art acoustique à Fribourg-en-Brisgau.
AU FESTIVAL D'AIX EN PROVENCE
Le festival provençal se porte bien. Fort
de sa désignation comme « meilleur festival d'Opéra » lors des International Opera Awards de 2014, il
affichait cette année un programme peut-être pas aussi fourni que l'an passé,
mais non moins enthousiasmant. Bernard Foccroulle,
son habile directeur, peut être fier de cette réussite qui se conforte d'été en
été. Le soin apporté aux distributions en est un des paramètres les plus
enviables, mêlant artistes confirmés et talents plus que prometteurs. La
présente édition n'aura pas trop été gâtée par la crise des intermittents du
spectacle, seules les premières représentations des deux opéras donnés dans la
cour du théâtre de l'Archevêché ayant eu à subir quelques turbulences. A propos
de ce lieu mythique du festival, on en signale l'amélioration sensible de
l'acoustique, qui affirme une présence sonore nettement plus tangible, même par
temps venteux. On annonce pour 2015 une affiche fort alléchante avec de
nouvelles productions de L'Enlèvement au sérail, dirigé par Jérémie Rohrer, d'Alcina, avec la
prise de rôle de Patricia Petibon, d'un double bill
réunissant Iolanta et Perséphone, qui
verra le retour du metteur en scène Peter Sellars, outre une création de Jonathan
Dove, Le monstre du labyrinthe, dirigée par Sir Simon Rattle, enfin la reprise du Songe d'une nuit d'été de Ben Britten, dans la légendaire régie de Robert Carsen.
George Friedrich HAENDEL : Ariodante. Dramma per musica en trois actes.Livret anonyme
d'après Ginevra, principessa di Scozia d'Antonio Salvi écrit pour un opéra de Giacomo
Antonio Perti, inspiré de l'Orlando Furioso de Ludovico Ariosto. Sarah Connolly, Patricia Petibon,
Sandrine Piau, Sonia Prina,
Luca Tittoto, David Portillo, Christopher Diffey. English Voices.Freiburger Barockorchester, dir. Andrea Marcon. Mise en scène : Richard Jones.
Ariodante est sans doute
l'un des opéras les plus achevés de Haendel. La trame
est puisée, comme celles d'Alcina et d'Orlando,
au Roland Furieux de l'Arioste. Créé en 1735, à Londres, dans le tout
nouveau théâtre de Covent Garden, il valut au
musicien un succès peu durable du fait des intrigues qui sévissaient alors
entre troupes rivales, et malgré la présence d'interprètes prestigieux dont il
s'était assuré le concours, comme le castrat Carestini dans le rôle titre et la soprano Anna Maria Strada del Pò dans celui de Ginevra.
Haendel s'y montre un dramaturge inspiré, n'hésitant pas à inclure des danses
pour agrémenter une action serrée, déployée en une succession d'arias da capo
magistraux, véritable festival vocal. Celle-ci, basée sur la mécanique de
l'entrelacement, ou mélange d'histoire de divers personnages, est d'une
remarquable logique qui voit chacun de ceux-ci, à l'exception du roi d'Écosse,
être inséré dans une chaîne amoureuse : Lurcanio aime Dalinda qui aime Polinesso qui aime Ginevra qui aime Ariodante. C'est la
manigance du fourbe Polinesso qui empêche le couple Ariodante-Ginevra de connaître le bonheur. Après Hercule, puis l'oratorio Belshazzar, il y a quelques étés, le Festival d'Aix
renoue avec le genre du grand drame du Saxon. Et s'assure un vrai succès. Il
faut dire qu'on a apporté un soin particulier à la qualité de la distribution
dont chaque élément frôle l'idéal. A commencer par l'Ariodante de Sarah Connolly, vrai métal de tragédienne haendélienne, dont les
interventions sont marquées au coin de la sincérité. La douceur du timbre de
mezzo semble comme effleurer le texte dans les grandes arias où l'émotion est à
fleur de peau, de la douleur au désespoir, puis le retour à un bonheur
inespéré. On admire un art suprême de ne pas forcer le trait : un modèle de chant pour Haendel.
L'intensité n'est pas moindre dans le rôle éprouvant de Ginevra, qui passe pour
être le réel pivot de l'action. Patricia Petibon y
campe une jeune femme amoureuse, que l'accusation d'adultère conduit à la folie
et qui bien que disculpée tardivement, ne s'en remettra pas. Au finale, malgré
le lieto fine, elle quittera la scène
pour l'inconnu. Au fil d'arias on ne peut plus contrastées dans leur facture et
les affects véhiculés, de l'insouciance à la véhémence, de l'abattement à la
résolution farouche, dans une assomption totale avec le personnage, Petibon maîtrise souverainement une partie flattant toute
l'étendue du registre, soulignée ici par la plénitude et l'absence de vibrato
si caractéristiques de son chant. La contralto Sonia Prina portraiture un fascinant Polinesso,
se jouant des stupéfiantes coloratures dans le grave, parfois enlevées
pianissimo, une véritable pyrotechnie. La petite taille de l'interprète et son
accoutrement en Tartuffe rendent encore plus crédibles le travestissement et la
perfidie sans borne de l'individu, surtout lorsque sous l'habit noir
transparait le blouson jean du mauvais garçon. Dans la suivante Dalinda, Sandrine Piau distille
un chant immaculé et bien de la tendresse innocente, même si c'est par la
crédulité de cette femme que le drame se noue. La basse Luca Tittoto, transfuge de l'Académie européenne de musique,
campe un roi d'Écosse aux accents douloureux, partagé entre rigueur du devoir
et sentiment paternel. Le ténor habile
David Portillo, Lurcanio,
complète un sextuor enviable, digne d'une pochette de disque. Tous sont portés
par la direction attentionnée d'Andrea Marcon, dont
l'intensité croît au fil de la soirée et à mesure que la musique s'enfonce dans
la désolation. Elle est mue par un vrai sens de la continuité, même s'il lui
manque l'ultime étincelle du génie d'un William Christie ou d'un René Jacobs.
La sonorité du Freiburger Barockorchester ne saurait être discutée et les solistes instrumentaux, tels les bassons,
enluminent une partition qui se signale par une inventivité de tous les
instants et une irrépressible puissance théâtrale.
Celle-ci, la mise en scène de Richard Jones
la saisit à la racine. Il transplante l'action chevaleresque dans un petit
village écossais en bord de mer et au sein d'une communauté familiale, d'autant
plus aisément manipulable par Polisseno que celui-ci
a revêtu les habits d'un Pasteur prêchant la bonne parole. La Bible, brandie
par des villageois, somme toute bien sectaires, mais aussi les couteaux acérés
méticuleusement rangés au-dessus de la table de salle à manger, sont là pour
rappeler l'intransigeance de la loi écossaise qui érige en crime l'adultère de
la femme. Alors que la chronique indique que la création londonienne rivalisait
d'une décoration somptueuse et multiple, on a fait choix, cette fois, d'un
décor unique, mais dégageant habilement divers espaces : trois pièces que
séparent d'invisibles murs, seulement matérialisés par des poignées de porte ;
ce qui contracte l'action, parfois à la limite du claustrophobe, lors que la
foule des villageois est entassée dans le réduit de la chambre de Ginevra et y
évolue en des mouvements saccadés. Autre manifestation tangible d'une rigidité
revendiquée. La direction d'acteurs est d'une redoutable précision pour brosser
des caractères bien trempés et éminemment différenciés. L'allégement des récitatifs
pratiqué par Haendel facilite une telle manière de voir. L'enchaînement des
séquences, et même des trois actes, le cours du récit étant repris après chaque
pause, exactement là où il s'était interrompu avant, accentue la pression
dramatique. Les suites de danses qui concluent chaque acte, sont remplacées par
une démonstration de marionnettes figurant la psyché de Ginevra : noces et
descendance à la fin du premier, hallucinations de la princesse à l'issue du
deuxième, sorte de ballet des songes, enfin semblant de retour à l'ordre au
finale du troisième. En dernière analyse, le poème épique dégage une vraie
théâtralité qui saisit à bras le corps des personnages on ne peut plus vivants,
celui de Ginevra en particulier, que Richard Jones voit en perpétuel mouvement.
Il devient un drame psychologique où est abolie la distinction entre récitatifs
et arias. La tension jamais ne se relâche, malgré la longueur de l'opéra, et il
s'en dégage souvent un sentiment oppressant.
Goacchino ROSSINI : Il Turco in Italia. Dramma buffo en deux actes.
Livret de Felice Romani. Adrian Sampetrean, Olga Peretyatko, Alessandro Corbelli,
Lawrence Brownlee, Pietro Spagnioli, Cecelia Hall, Juan Sancho. Ensemble vocal Aedes. Les Musiciens du Louvre Grenoble, dir. Marc Minkowski. Mise en scène : Christopher Alden.
Le Turc en Italie (Milan, 1814)
n'est pas un remake de L'italienne à Alger, créée un an plus tôt à
Venise. Si la pièce est quelque peu tombée dans l'oubli, on doit à Maria Callas
de l'avoir exhumée en 1950. Ses mérites sont grands, à commencer par son
canevas plutôt bien ficelé : un poète, Prosdocimo,
est en quête d'un sujet pour un drame bouffe. Il va manipuler des personnages
tout droit sortis de la commedia dell' arte : un vieux mari bougon, Don Geronio,
une coquette excentrique, Fiorilla, féministe avant
l'heure, et les deux amants exotiques de la belle, le turc fat Selim et Don Narciso, le bellâtre emprunté. Autrement dit, une galerie
de caractères finement ciselés, pour un dessin plus proche de la miniature sur
ivoire que de la peinture à l'huile. Bien sûr, la trame n'est qu'imbroglios et
quiproquos, mais la patte du librettiste Felice Romani, qui concrétisait sa
première collaboration avec Rossini, et la verve relevée du musicien, font le
reste. Il y a du Pirandello avant l'heure dans cette histoire, une mine
insoupçonnée pour un metteur en scène ! Christopher Alden signe une régie oscillant judicieusement entre bouffe et tragique, plus au
deuxième degré que franchement débridée. Et retient que si la figure du poète
annonce celle du Directeur de théâtre de Six Personnages en quête d'auteur,
elle rappelle tout autant celle de Don Alfonso du Così fan tutte de Mozart et sa philosophie cynique. Il insuffle la vie à des
personnages a priori sans grand relief, pantins malgré eux, avec juste ce qu'il
faut d'outrance onirique. La transposition nous mène dans les années 50, au
sein de l'Italie insouciante des films de Fellini, de par ses accessoires
banaux et des costumes endimanchés, évoluant entre nostalgie et nouveau
réalisme, sans omettre l'incontournable vespa... Seuls un gigantesque mât de
beaupré et sa figure de proue représentant la tête d'une femme rappellent que
nous sommes en bord de mer. Car la pièce est jouée dans un vaste univers unique,
qui s'il élude quelque peu l'intimité, permet d'habiles confrontations, souvent
sous haute tension. Dans ce jeu de l'improvisation théâtrale, le poète Prosdocimo fait œuvre de metteur en scène d'opéra, et on le
voit dès l'Ouverture en proie à moult hésitations devant la difficulté de
mettre en forme son projet, puis tapoter fiévreusement quelque scenario sur sa
petite machine à écrire. Il sera à la fois le moteur et le commentateur de
l'action, le cas échéant pris à parti par certains de ses personnages. Ainsi en
ira-t-il du trio avec Geronio et Narciso,
ceux-ci le questionnant abruptement quant au rôle qui leur a été assigné. La
touche douce amère se situe dans la conception du personnage de Narciso, muré dans une attitude frileuse de psycho-rigide, affublé d'un Parkinson curieux, qui le met
en porte à faux avec le reste des protagonistes.
L'exécution musicale est une régal. Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre Grenoble surfent sur la
délicieuse légèreté de la musique et sa vitalité contagieuse, tout en gardant
une vraie distinction. L'art du crescendo est finement jugé comme le jeu des
violons sul ponticello. Les
ensembles sont menés avec doigté dont le fameux quintette de l'acte II, qui
voit Geronio confronté à une paire de Selim et à deux Fiorilla, un trait de non sens savamment cultivé par
Rossini. La distribution, là encore très étudiée, répond au nec plus ultra des
canons bel cantistes. Un trio de voix graves colore
singulièrement cette exécution. Deux italiens d'abord y font florès, Alessandro Corbelli, Geronio, et
Pietro Spagnoli, Prosdocimo,
appartenant à la même lignée de ces basses rompues au style fleuri rossinien.
Le vétéran Corbelli sublime la langue italienne comme
personne et a encore bien des atouts à offrir, lui qui fut un sensationnel Don
Alfonso à Salzbourg il y a quelques trois décades. Spagnoli en est le digne héritier, car lui aussi possède cette endurance irrésistible du
vrai basso buffo. Mais la
découverte restera le roumain Adrian Sampetrean : son
Selim a de l'abattage, un rôle que Rossini a truffé d'ornementations
généreuses. Mais il ne verse jamais dans la faconde facile. Ses postures
avantageuses pour tenter d'apprivoiser la piquante napolitaine restent
désopilantes. La joute cocasse entre ledit amant et le mari, duo de basses
proprement irrésistible, est un moment savoureux. La Fiorilla d'Olga Peretyatko, une artiste découverte dans Lucio
Silla, durant la semaine Mozart de Salzburg 2013, a elle aussi de l'aisance
dans la vocalise et beaucoup d'esprit, que sert un physique de star. Le
personnage appartient à cette race des héroïnes façonnée par le Cygne de
Pesaro, à la fois cruelles et enjôleuses. Ce qui transparait dans le duo qui
l'oppose à son bougon de mari, dont elle n'hésite pas à lui lancer à la face
qu'il l'outrage, avant d'en appeler à sa pitié. « Femme capricieuse mais
honnête » disent cependant les didascalies du texte, plus femme du monde
que virago, elle retrouvera le chemin du foyer, et sans doute une certaine
sécurité matérielle, effrayée de l'aventure en culture étrangère. Enfin, le
ténor Lawrence Bownleee, n'était la posture pitoyable
qui lui est imposée, à mille lieux de l'image d'Épinal de l'amoureux transi
généralement assigné au ténor rossinien, n'en vocalise pas moins à la
perfection. Le chœur bénéficie de la belle contribution de l'Ensemble vocal Aedes.
Franz SCHUBERT : Winterreise (Voyage d'hiver). Cycle de lieder
pour voix et piano. Poèmes de Wilhelm Müller. Matthias Goerne,
baryton, Markus Hinterhäuser, piano. Mise en scène et
création visuelle : William Kentridge. Scénographie :
Sabine Theunissen.
L'idée de présenter scéniquement le Voyage
d'hiver n'est pas nouvelle. Non que le cycle de Lieder de Schubert
constitue en quoi que ce soit un opéra miniature. Mais l'architecture
d'ensemble - deux séries de douze poèmes - sa vaste palette émotionnelle et son
unité de climat, ancré dans une tristesse glacée, construisent un corpus
singulier, un monologue de l'errance, où la solitude du voyageur apparaît
terrifiante. Au fil des 24 lieder se découvrent des instants où le mot se fait
image, qui appèlent sans doute et justifient
l'illustration : la description d'un tilleul, le ruissellement des flots, le
galop des chevaux... William Kentridge dont son sait
l'appétence pour l'image (Une Flûte enchantée onirique, à Aix déjà,
l'avait amplement démontré), a conçu un parcours visuel fait de projections
vidéos. Celles-ci mêlent courtes animations, comme ce petit facteur dégingandé
sur sa bicyclette pour le lied « Die Post », jolis croquis
simplistes, tels ces bouquets d'arbres noirs, proches de quelque peinture de
maître, ou au contraire stylisés, enfin subtils montages pour traduite
l'agitation (La girouette). « Un trio entre musique, texte et image »
dit-il. Chanteur et pianiste sont placés côte à côte comme s'il s'agissait d'un
concert « normal ». Seulement, le podium est jonché de feuilles
mortes, noires, et quelques collages de pages d'album sont apposés sur le mur
du fond, qui voit se dérouler une foule d'images durant chaque mélodie. Il ne
s'agit donc pas d'une mise en scène à proprement parler, mais de l'instauration
d'un environnement visuel apte à enluminer chacun des Lieder. Il arrive que
deux d'entre eux soient abordés dans un même continuum : ainsi de « Wasserflut » (Inondation) et de « Auf dem Flusse » (Sur le
fleuve). Bien qu'il s'en défende, cette mise en perspective n'est pas sans
incidence sur l'interprétation de Matthias Goerne.
Est-ce la présence de ce contrepoint, mais son chant n'a jamais été aussi
dramatiquement contrasté, dans le forte en particulier, jusqu'à la
limite du cri. Le trait est comme noirci, souvent d'une béante désespérance, au
bord de l'insoutenable (« Gefrone Tränen » - Larmes gelées ; « Rückblick »
- Regard en arrière). Le chanteur parfois se détourne un instant du face à face
avec l'auditoire pour jeter un regard sur une image mouvante. Au dernier lied,
« Der Leiermann » (le Joueur de vielle),
alors que défile une procession de silhouettes mornes, il sera comme
transfiguré. Cette mise en situation fertilise l'imaginaire et ne nuit pas à la
construction d'ensemble et à sa profonde cohérence. Quoique la magie du chant
et la présence de Goerne captent tout autant
l'attention : la force de l'image ne saurait distraire des inflexions mordorées
du timbre, de cette gestuelle souple, qui habitent chaque recoin du texte et
véhiculent les terreurs de la nuit comme la solitude impénétrable du héros.
Markus Hinterhäuser connaît lui aussi son Schubert et
déploie un pianisme buriné où pleins et déliés
ressortent comme renforcés. Au final, cette dimension visuelle supplémentaire
apporte-t-elle un plus aux questionnements qui sont au cœur de cette œuvre ?
Une illustration directe, quoique au deuxième degré, ou une symbolisation
indirecte ? La réponse reste éminemment subjective, chaque auditeur-spectateur
réagissant à sa manière à la résonance de cette alchimie et aux associations
qu'elle évoque, par delà l'impact dramatique ressortant déjà du texte
littéraire et musical, et d'une interprétation aussi souverainement riche que
celle du grand baryton allemand. L'auditoire, au demeurant dûment chapitré
quant à la nécessité de rester discret, est en tout cas parfaitement subjugué
par l'interprétation qui atteint au tréfonds de l'être, comme par un achèvement
technique indiscutable, constituant une expérience inédite. A noter que ce
spectacle sera repris au festival l'an
prochain.
Jean-Pierre Robert.
***
LE FESTIVAL DE GLYNDEBOURNE
Le célèbre festival anglais célébrait cette
année ses 80 printemps tout comme les 20 ans de l'inauguration de son nouveau
théâtre, et enfin la prise de fonction de son tout nouveau jeune directeur
musical, Robin Tacciati. Un évènement plus sombre
devait aussi marquer cette édition : la disparition, en mai dernier, de Sir
George Christie, unique fils du fondateur du festival, John Christie, lequel
demeura président de celui-ci de 1958 à 1999. La présente saison devait lui
être dédiée. Glyndebourne, c'est avant tout une
atmosphère à nulle autre semblable. Celle de son théâtre d'abord, d'une
capacité moyenne (1200 sièges), à l'acoustique parfaite, autorisant un
sentiment de réelle intimité. Celle de ses jardins ensuite, car cette belle
demeure en pleine campagne du Sussex abrite un agencement agreste d'une beauté
à couper le souffle par le sens des proportions, la douceur des arrangements
floraux, la profusion des couleurs qui s'en dégage. Lorsque le temps est beau,
le traditionnel pic nic sur la pelouse, avec les
moutons en arrière plan, est en soi un spectacle. Glyndebourne,
c'est aussi une certaine idée de la qualité musicale et dramaturgique, eu égard
à un travail intense sur le long cours, chaque spectacle s'étalant sur plusieurs
semaines, et à un vrai esprit de troupe, pour ne pas dire de famille. Les
artistes aiment s'y produire et y revenir. Comme le dit le ténor autrichien
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke,
« chaque fois que je retourne à Glyndebourne, c'est
un peu comme si je revenais à la
maison ».
Wolfgang Amadé MOZART : La finta giardiniera. Dramma giocoso en trois actes. Livret sur une texte anonyme
censé être de Giuseppe Petrosellini, d'après Goldoni. Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Christiane Karg, Rachel
Frankel, Joèlle Harvey, Gyula Orendt, Nicole Heaston,
Joel Prieto. Orchestra of the Age of Enlightenment, dir : Robin Tacciati. Mise en scène : Frederic
Wake-Walker.
Mozart a toujours été au cœur de la
programmation de Glyndebourne. Mais on y donnait,
pour la première fois, La finta giardiniera. Tout juste après Lucio Silla et
avant Il Re pastore,
le dramma giocoso de « La fausse
jardinière », créé à Munich en 1775, joue déjà avec des ressorts qu'on
retrouvera dans Le nozze di Figaro ou Così fan tutte, l'inversion de la hiérarchie sociale et
la métamorphose d'un personnage, en l'occurrence la marquise Violante, qui d'aristocrate, se fait passer pour
jardinière, sous le joli nom de Sandrina, à la Cour
du Podesta, un amusant potentat local. Mais il y a du
Goldoni là-dedans. Et sur le thème de « l'amour est dans l'air »,
ressassé lors de l'ensemble introductif qui suit immédiatement l'Ouverture,
sept personnages vont expérimenter les affres de l'hymen, en se tournant les
sens au point de se confronter à la folie. Le jardin d'amour les tourmente et
quelque perversité s'instille dans les comportements, qui voit la servante Serpetta tenter de s'assurer les faveurs du patron, ou une
femme du monde, Arminda, disputer à une autre le cœur
du conte Belfiore, déjà passionnément amoureux de la
marquise qu'il a pourtant tenté d'occire. C'est lorsque la folie les gagne pour
de bon que le déclic se produit, paradoxalement. Tout peut alors rentrer dans
l'ordre, les couples se former, ou se reformer, et l'opéra se conclure sur une
triple union, tandis que le maître de céans restera seul à ronger son frein.
Malgré l'imbroglio invraisemblable qu'est l'intrigue, que de fine musique dans
cette pièce d'un jeune homme de 19 ans ! Mozart scrute l'âme humaine et ses
sentiments, surtout lorsque contrariés, à travers une musique vive qui jamais
ne faiblit. Si la palette orchestrale est encore restreinte, Mozart réussit le
tour de force de varier ses couleurs instrumentales aux fins de caractériser
ses personnages et les situations auxquelles ils sont confrontés. Les finales
des premier et deuxième acte en sont un exemple topique, qui voient progresser
des ensembles diversifiés en plusieurs parties et abordant des rythmes
différents, extrêmement chantant et entraînant jusque dans la strette ultime,
pour ce qui est du premier, fort travaillé dans son contrepoint, s'agissant du
second, ménageant des strates successives en un vrai feu d'artifice de virtuosité.
Si elle ne vise pas la profondeur de celle
de Karl-Ernst et Ursel Herrmann à Bruxelles (cf. NL de 5/2011), la présente production installe un bel entrain
et mise sur une gestuelle volontairement emphatique, avec poses avantageuses et
jeux de mains précieux. Le jeune metteur en scène Frederic Wake-Walker ne s'encombre pas de préjugés : il taille et rogne dans le scenario
pour assurer une certaine logique à une trame souvent au bord de l'abscons. Tel
récitatif est abrégé ou tel air déplacé pour une meilleure fluidité dramatique.
Il manie les divers registres du buffa, jusqu'au
grotesque qui voit ainsi le Podesta courtiser la belle jardinière pantalon baissé... Il joue des couleurs
des costumes et de la décoration XVIII ème d'un
« Lustschloss » allemand, une sorte de
« folie ». On assiste souvent à un empilement de gags dans la veine
la plus british, ce qui n'est pas pour déplaire à l'auditoire plutôt bon
public. Ainsi le décor va-t-il peu à peu se déconstruire, se disloquer,
d'aucuns arrachant portes et pans de murs, lesquels finissent par s'en aller en
lambeaux et s'effondrer tout de bon, pour laisser au finale du II ème acte une vision de cauchemar, un véritable
« mess », fouillis indescriptible d'où les personnages émergent comme
sonnés... Ce n'est qu'au denier acte qu'apparaît une vision agreste.
« Nous sommes tous fous qui poursuivons les femmes », s'exclame alors
l'un d'eux, Nardo, dans un air annonçant la rancœur
vis à vis de la gent féminine de Figaro dans l'air « Tutto è disposto », ou la hargne de Guglielmo, dans Così fan tutte, devant l'inconstance des belles, « Donne mie, la fate a tanti ». Le
labyrinthe des sentiments est malmené en diable, mais il y a indéniablement de
l'entertainment à revendre et on passe sur quelque
premier degré conduisant à façonner des marionnettes. Robin Tacciati tire de l'Orchestra of the Age of Enlightenment des
effluves subtiles, ponctuées de pianissimos évanescents. Il joue de l'extrême
raffinement de cet ensemble maniant les instruments anciens dans une grande
tradition de rigueur. Le septuor de solistes s'en donne à cœur joie, les dames
en particulier brillant d'un éclat certain. Christiane Karg,
hier Aricie dans l'opéra de Rameau, incarne une
marquise-jardinière gracieuse et d'une belle ampleur vocale. La Serpetta de Joèlle Harvey a de
l'aplomb, un joli minois et vocalise à ravir. L'Arminda de Nicole Heaston est tout aussi grandiose jusque
dans l'hyperbole, et Rachel Frenkel, dans le
personnage travesti de Ramiro, offre un timbre de mezzo-soprano large et
lumineux. Si le baryton Gyula Orendt, Nardo, sonne haut et fort, les deux ténors sont sans doute
moins à l'aise, car le fringant Conte Belfiore de Joel Prieto manque d'épaisseur,
et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke,
dans une incarnation bonhomme et agitée du Podesta,
n'est pas aussi chez lui qu'avec ses rôles habituels de composition, telle la
Sorcière de Hansel et Gretel, ici même il y a
quelques saisons.
George Friedrich HAENDEL : Rinaldo. Opéra en trois actes. Livret de Giacomo Rossi
sur un scenario de Aaron Hill, d'après la Gerusalemme liberata de Torquado Tasso. Iestyn Davies, Karina Gauvin, Tim Mead, Christina Landshammer, Antony Roth Costanzo,
Neil Joubert, Joshua Hopkins, Charlotte Beament, James Laing, Anna Rajah, Rachel Taylor. Orchestra of the Age of Enligthtenment,
dir. Ottavio Dantone. Mise en scène : Robert Carsen.
La tradition haendélienne est vivace au
festival de Glyndebourne. On se souvient avec émotion
de Rodelinda et de Giulio Cesare, sans
parler de Theodora, qui offrirent des
spectacles d'une rare perfection grâce à des mises en scène imaginatives et à
la direction fervente de William Christie. La reprise de Rinaldo, dans
la production de 2011, n'est peut-être pas du même braquet, mais confirme cet
atavisme. Premier opéra écrit pour Londres, en 1711, Rinaldo n'est
certes, pas de la même veine que seront Jules Cesar ou Alcina, offrant une trame moins dense. Et
cette histoire contant le amours malheureux d'Armide, la reine de Damas, sur fond de la première croisade
pour délivrer Jérusalem, est sans doute délicate à monter. Robert Carsen prévient : Qu'est-ce qu'une histoire où cohabitent
l'étrange, le magique, voire l'absurde peut signifier pour le spectateur
d'aujourd'hui ? Partant de l'idée que cet opéra possède une verve
shakespearienne, avec un mélange de comédie et de tragédie, il le transpose
dans une public school anglaise. Le héros est un
élève bien rangé mais poursuivant une folle image, celle d'une jeune femme
aimée dans une vie chevaleresque. Comme tout adolescent d'aujourd'hui, notre
écolier alias Rinaldo, pourvu des attributs maison, veste bardée de son
écusson, cravate rayée rouge et blanc achalandée, s'invente des histoires
héroïques, se voit combattre des ennemis, se confronter à des monstres et
courtiser des belles écouteuses. Ses paladins sont nul doute tout droit sortis
de quelque saison de Harry Potter... Référence
d'autant plus pertinente, lors de la présente représentation, que l'auditoire
était uniquement composé de jeunes gens, dans le cadre d'une sympathique
opération « Exclusive < 30 », qui les voyait avoir déboursé pour
l'achat de leur billet, toutes catégories confondues, la modique somme de 30 £
! Belle opération pour attirer à Glynde un nouveau public. Autant dire que l'ambiance
défiait la mélancolie, encore que parfaitement respectueuse de la suprême musique
de Haendel. Tout commence donc, et dès l'Ouverture, dans une salle de classe
barrée d'un immense tableau noir d'où vont surgir des personnages de fantaisie,
glace sans tain permettant d'illustrer la trame. Va apparaître aussi la
maitresse d'école, coiffée de son traditionnel chapeau à quatre pans,
préfiguration de la méchante magicienne Armida. Les
croisés et leurs adversaires se combattront sans merci, les premiers en
vraies-fausses armures de contes de fées. On passera ensuite du préau grillagé
de l'école (aux lieu et place d'« un lieu de
délices ») à son dortoir sinistre bardé d'un alignement de rideaux (pour
le « merveilleux jardin d'Armide »). On
verra les compagnons de Rinaldo enfourcher leurs vélos, et celui-ci se
retrouver même pédaler dans les airs lors d'une aria déjà périlleuse. Hilarité
générale dans la salle, cela va sans dire... Et satisfaction non dissimulée un
peu plus tard - après le « dinner interval » - lors de l'apparition du mage échevelé
tout droit venu d'un autre épisode du feuilleton Harry Potter. Carsen restitue de cette manière les effets visuels tant
recherchés par le musicien pour ravir son public londonien, par autant de clins
d'œil qui s'ils ne sont pas en concordance directe avec le texte, portent au
moins quelque extravagance de nature à tenir le spectateur en haleine. Le
régisseur, qui n'est jamais à court d'idées, habille les affidées d'Armida en amazones à jupettes de cuir et le cheveu en
désordre, les filles un brin délurées d'une école voisine sans doute, ravies
d'en découdre avec leur mâles collègues... Ce sera le cas lors d'une bataille
rangée dans le préau, au III ème acte, qui verra les
croisés triompher de leurs ennemis sarrasins...
Si l'on est surpris, pour dire le moins,
par le prisme de la mise en scène, parfois amusé par ses trouvailles, ou
dubitatif sur le parti tiré de cette toile de fond soulignant
l'« anglicité » de la pièce, on est complètement séduit par ce qu'en
fait la distribution, et au premier chef le contre ténor Iestyn Davies. Sans doute l'un des meilleurs de sa génération au Royaume-Uni, celui-ci
possède un large ambitus et un art consommé de délivrer la phrase haendélienne.
Au fil d'arias magistrales, dont la fameuse plainte « Cara sposa » et son solo de hautbois, ou celle concluant
le Ier acte, « Venti, turbini, prestate », d'une folle virtuosité, avec violon
et basson obligés, ou encore l'air de bravoure du III, « Or la tromba », où la voix dialogue avec pas moins de quatre
trompettes. Il est entouré de trois autres contre ténors, dont les timbres
contrastent agréablement avec le sien, et offrant là encore des prestations de
classe. Anthony Roth Costanzo, Eustazio,
est doté d'un beau grave et d'une infinie douceur d'émission. Tim Mead, Goffredo, pas moins engagé, offre un timbre plus corsé. Et
James Laing campe un magicien désopilant, dans la manière d'un Dominique Visse.
Coté féminin, on est conquis par le beau soprano de Christina Landshamer, Almirena : l'aria des
oiseaux, « Augelletti che cantate », avec son extraordinaire accompagnement de flûte traverso, restera un moment de pure grâce, tout comme la
déploration « Lascia, ch'io pianga », une des plus suaves inspirations de
Haendel, recyclée de « Lascia la spina » incluse dans l'oratorio Il trionfo del Tempo e del Disinganno(1707). Quant
à Karina Gauvin, qui abordait sa première Armida,
elle assume sans ciller les aspérités d'une partie requérant virtuosité et
détermination, que renforce le côté virago exigé par
la régie. Sa vaste aria avec accompagnement et longs solos intercalés de
clavecin a grande allure. La basse Joshua Hopkins, Argante,
fait montre d'un sûr abattage. La direction d'Ottavio Dantone,
dont la verve ne faiblit jamais, est emplie de délicatesse, dans une approche
chambriste que les sonorités diaprées de l'Orchestra of the Age of Enlightenment parent de mille saveurs. C'est le cas du
continuo et des solos instrumentaux, flûte traverso,
trompettes ou clavecin, offrant une lecture passionnante de cette musique qui affirme
déjà le grand Haendel.
Jean-Pierre Robert.
*** AU FESTIVAL DE BAYREUTH
La 103 ème édition du célèbre festival allemand ne comportait pas de nouvelle mise en
scène, pour éponger les coûts, nul doute exorbitants,
du nouveau Ring inauguré en 2013. Tandis que le théâtre se refait une
façade, de même qu'est rafraîchie la Villa Wahnfried,
en ville, qui déjà dotée d'une nouvelle aile moderne, devrait offrir l'an
prochain à la ville de Wagner un Musée digne du Maître. Le festival de Bayreuth
demeure le lieu des plus audacieuses expériences en matière de mise en scène.
Ce n'est pas nouveau, mais a atteint ces dernières années, depuis l'accession
de Katherina Wagner et de Eva Wagner-Pasquier à la tête de l'institution, des sommets de hardiesse,
accréditant largement l'idée de déconstruction des œuvres du maître de céans ;
et sans doute celle de flatter un public en majorité germanique qui semble
n'attendre que cela de la part de metteurs en scène allemands pour la plupart.
Car sont convoqués un à un les enfants terribles de la scène berlinoise. Le Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, transplanté dans le
milieu du recyclage de biogaz, ou le Ring de l'iconoclaste Frank Castorf, décalé dans celui de la prospérité pétrolière, en
sont actuellement les manifestations les plus tangibles. On verra qu'avec Hans Neuenfels (Lohengrin), et Jan Philipp Gloger (Der Fliegende Holländer) le résultat n'est pas moins dérangeant.
L'auditoire chauffé à blanc, et tellement heureux d'avoir pu décocher quelque
billet, crie son contentement, avec hurlements et trépignements de pieds, ou
clame haut et fort sa réprobation, dans une forme d'hystérie collective dont on
ne connaît pas d'exemple ailleurs. Pour Katherina Wagner, le festival est « Ein Traum Fabrik » (une fabrique
de rêve). A priori certes, mais pour quelle finalité ? On disserterait sans fin
à ce propos sur la notion de Beau... L'intéressée restera seule maître à bord à
partir de 2016, entourée de moult conseillers, dont le chef Christian Thielemann pour ce qui est du volet musical. Et on annonce
déjà pour 2015 un nouveau Tristan und Isolde (régie de ladite et direction de celui-ci ), Parsifal en 2016 (régie de Jonathan Meese, célèbre pour ses provocations, et direction d'Andris Nelsons), et une nouvelle
vision de Die Meistersinger von Nürnberg en
2017, dans une régie de Barrie Kosky, actuel
directeur du Komische Oper de Berlin, et dirigés par Philippe Jordan qui fera son retour sur la Colline
verte après son fameux Parsifal de
2012. Outre un fabuleux son orchestral, façonné par le dispositif semi couvert
de l'« abîme mystique », le festival s'enorgueillit de son Chœur qui,
sous la direction d'Eberhard Friedrich, a reçu la distinction suprême de
meilleur chœur de l'année 2013 lors de la cérémonie des International Opera Awards, organisée à Londres
au printemps dernier.
Richard Wagner : Lohengrin.
Opéra romantique en trois actes. Livret du compositeur. Klaus Florian Vogt, Edith Haller, Thomas J. Mayer, Petra Lang, Wilhelm Schwinghammer,
Samuel Youn, Stefan Heibach,
Willem Van der Heyden,
Rainer Zaun, Christian Tschelebiew. Der Festspielchor. Das Festspielorchester, dir. Andris Nelsons. Mise en scène : Hans Neuenfels.
Pour sa quatrième reprise, la mise en scène
de Lohengrin due à Hans Neuenfels porte
toujours beau. On ne s'étonne plus guère de ses hardiesses conceptuelles et
visuelles, qui font de cette histoire de jeu de la vérité une expérimentation
des plus singulières transposée dans le monde animalier des rats et des souris.
Une manière radicale, avec ces animaux suivistes, d'illustrer sans ménagement
comment un peuple crédule est susceptible de réagir aux invraisemblances de
l'histoire du preux Chevalier au cygne clamée par Elsa. Cet opéra est encore et
surtout celui du drame de la solitude de l'être surhumain, incompris de tous,
et dont la tentative de conquête de l'humain est vouée à l'échec. Le personnage
de Lohengrin, qu'on voit dès le Prélude, tenter avec effort d'ouvrir quelque
porte qui lui résiste, se retrouvera seul, à la fin de l'opéra, au milieu d'une
vision de désolation, s'avançant lentement vers la salle, après que les
dernières notes se soient tues. Effet théâtral osé mais fort. Certes, la vision
est pessimiste, d'entrée de jeu : le cygne n'apparaît-il pas blotti dans un
cercueil noir, faisant de l'arrivée de Lohengrin une vision plus inquiétante
que festive. Ce cygne dont le quasi squelette va tournoyer dans les airs à la
toute fin du I er acte, affolant le roi et son entourage, on en verra surgir du
lit nuptial le cadavre, lors qu'Elsa aura posé la question interdite et fatale
de l'identité de son héros. Neuenfels construit de
saisissants contrastes entre ensembles et moments d'intimité. Il en va par exemple, de la première rencontre entre
Elsa et son sauveur, qui les isole du reste de l'assistance, alors que seule Ortrude reste sur le côté, comme en embuscade. La violente
confrontation opposant, au début du II ème acte,
celle-ci à Telramund, dans une étonnante vision de
rêve brisé, une malle-poste renversée et son cheval affalé sur le flanc, laisse
comme le choc de deux êtres mus par un désir destructeur. Elle puisera sa force
dans la faiblesse de cet homme veule auquel, après un habile jeux de mains, elle arrache un baiser pour aviver sa détermination. Se rapprochant
d'Elsa, Otrude l'accablera d'un feu roulant de propos
déstabilisants, au point de rompre la belle assurance de la jeune femme, au fil
d'un subtil jeu de vraies-fausses amabilités devant la sculpture d'un cygne en
porcelaine blanche. La suite de l'acte introduit une once de couleurs (les
robes et couvre-chefs en forme de corolles de fleurs dont sont revêtues les
choristes féminines lors de la procession des noces) dans le bel ordonnancement
de blanc et de noir, au centre de l'univers visuel de cette production,
rehaussé par des éclairages d'une luminosité à couper le souffle, dus au
français Frank Evin. L'achèvement technique laisse interdit. La scène du duo
d'amour du III ème acte, dans l'écrin froid d'une
immense pièce immaculée, est là encore, d'une rare beauté plastique que le jeu
des deux protagonistes renchérit : elle se blottit contre lui, il l'étreint
d'une tendresse infinie. Ici, comme ailleurs, la direction d'acteurs saisit
l'essentiel et laisse passer le frisson par son acuité, tout comme il en est
par ailleurs de l'agencement des chœurs. Et lorsque le pacte sera rompu, et
qu'il aura frappé à mort Telramund, Lohengrin restera
seul de longs instants, figé dans une indicible tristesse, avant que
l'intermède introduisant la dernière scène livre un plateau entièrement vide,
pour laisser à la symphonie la priorité. Tout bascule alors dans le plus sombre
climat et le récit du Graal comme les adieux de Lohengrin emportent une désespérance
presque insupportable.
Les vertus musicales de ce spectacle sont
encore plus évidentes. A commencer par la direction du letton Andris Nelsons qui atteint son
zénith, tirant le meilleur parti de la fosse et de sa disposition particulière.
Dès le Prélude et ses longues tenues des cordes divisées, on comprend que
quelque chose se passe et la longue montée en puissance qui l'orne est
magistrale. Les crescendos sont puissants mais jamais tonitruants et
l'incandescence savamment contenue, obtenue par un legato souverain. On est
saisi par la constante fluidité du discours et les sonorités envoûtantes des
bois et des cuivres, si complètement fondus dans l'abîme mystique. Nelsons maîtrise au plus haut point l'art des transitions
et des changements de climats. Des traits essentiels ravissent, telle la
péroraison du duo sulfureux entre Elsa et Ortrude à
la fin de la scène 2 du II ème acte, ménagée très
doux, ou cette transformation musicale d'une infinie mélancolie qui s'opère, à
l'acte suivant, après la scène de la chambre. La représentation se distingue
aussi par la prestation exceptionnelle des chœurs, dont la douceur des attaques
est un modèle, comme l'est cette manière de conclure en apothéose un large
crescendo. Encore que le plus révélateur reste la capacité à chanter piano,
caressant la phrase. Les six solistes forment un ensemble d'une haute tenue. Le
Lohengrin de Klaus Florian Vogt a désormais atteint au festival un statut
d'icône. A juste titre, du fait d'un achèvement certain tant vocal
qu'expressif. La voix s'est considérablement élargie, pour atteindre les
contrées enviées de celles du vrai Heldentenor : d'un
large ambitus, elle est capable de surnager sur un océan choral, mais sait
aussi ménager des pianissimos évanescents. On est frappé par la simplicité qui
se dégage de chacun des gestes de cet interprète, un jeu sans effet, misant sur
une palette de nuances peut-être restreinte, mais toujours empreinte d'une
extrême clarté dans l'expression. Une grande interprétation, justement
acclamée. Edith Haller incarne une Elsa de stature aussi, de son soprano corsé
et large, capable de tenir le challenge des passages délicats dans la force.
Elle gagne résolument en intensité, admirable dans la résolution qui mène le
personnage loin de la fadeur que lui assignent certaines productions. Une
vision peu ordinaire, mais combien signifiante, restera son apparition toute de
blanc vêtue transpercée de flèches tel un Saint Sébastien. Petra Lang a
indéniablement l'abattage et surtout l'endurance pour assumer le rôle effrayant
d'Ortrude et ses aigus phénoménaux. Une apparente
réserve de puissance lui permet d'affronter les parties tendues du II éme acte, comme les imprécations inouïes de raucité de la
fin du III ème. Le personnage distille une morgue
certaine, même si çà et là à la limite d'une trop grande insistance. Le Telramund de Thomas J. Mayer, tout aussi buriné, apparaît
tel un jouet entre les mains de cette femme dominatrice, tel le velléitaire
Macbeth. Leurs échanges acerbes se résolvant en un sinistre serment de
vengeance, resteront un sommet de théâtralité bien comprise. Wilhelm Schwinghammer, König Heinrich,
dans une incarnation étonnante de roi fou à la Ionesco, fait montre d'une
magistrale basse chantante, et le Héraut de Samuel Youn,
lui aussi bien sonore, dépasse le statut de personnage secondaire.
Richard Wagner : Der Fliegende Holländer (Le Vaisseau Fantôme). Opéra romantique en trois actes. Livret du compositeur.
Samuel Youn, Ricarda Merbeth, Kwangchul Youn, Tomislav Mužek, Christa Mayer, Benjamin Bruns. Daer Festspielchor. Das Festspielorchester, dir.
Christian Thielemann. Mise en scène : Jan Philipp Gloger.
La reprise du Vaisseau fantôme confirme les impressions mitigées laissées il y a deux ans par la régie de Jan Philipp Gloger (cf. NL de
9/2012). Elle a peu été retouchée depuis, si ce n'est que les traces de
peinture rouge suintant sur la plateau au II ème acte ont été remplacées, avantageusement, par de la
peinture noire... Les « deux marginaux à la recherche d'une autre
vie », Le Hollandais et Senta, selon le manifeste du régisseur, demeurent
des êtres très ordinaires et une distorsion s'installe entre ce qui est vu et
ce qui proclamé par le texte et la musique. Point de navire étranger au premier
acte : le Hollandais arrive de nulle part, mallette roulante à la main, emplie
de billets de banque. La dramaturgie imposera le milieu omnipotent de l'argent,
flattant l'avidité d'un homme comme Daland, un chef
d'entreprise prêt à monnayer sa fille à l'inconnu qui lui apporte un supplément
non négligeable de fortune. Elle s'infléchit même au II ème acte qui découvre, non pas la maison de Daland, mais
son entreprise industrielle de fabrique de ventilateurs. Les dames sont
ravalées au rang de petites mains affectées à l'emballage desdits objets et
leurs allers et venues intempestives taxent dangereusement la cohésion du
« chœur des fileuses ». Ce qui suit est sans âme : la rencontre du
Hollandais et de Senta frôle l'anodin, lui mené par Daland qui lui fait visiter le petit monde de son atelier, elle réfugiée sur une pile
de cartons, gardant jalousement contre son sein une ébauche de statuette de
bois, en guise de portrait de l'homme inespéré. Le long et intense échange
entre les deux reste volontairement dépourvu de tout suspense, alors que juchés
l'un comme l'autre sur lesdits cartons, et que dégoulinent des murs quelques
traces noires... La projection de leurs silhouettes en ombres chinoises, du
fait de l'obscurcissement soudain du plateau, affecté simultanément d'un
mouvement giratoire, n'apporte pas grand chose à une rencontre maintenue à
distance tandis que Senta jure à l'étranger fidélité
jusqu'à la mort. Le dernier acte s'enfonce dans une affligeante banalité, lors
qu'on célèbre des réjouissances à l'usine de Daland.
Le chœur des marins, s'agitant en tous sens sans rigueur aucune, en vient à
perdre son impact, pourtant fort, et ce malgré la rhétorique appliquée et
pesante adoptée par le chef. La confrontation entre les hommes du Hollandais et
les forces endimanchées de Daland verse dans le
prosaïque. Le drame de la rédemption, que véhicule l'opéra, est exfiltré, pour
ne pas dire gommé : la scène finale va réunir de manière on ne peut plus
conventionnelle les deux amants dans un double suicide, Senta rejoignant son
héros sur l'omniprésent amoncellement de cartons, avant que le rideau, fermé un
instant durant la péroraison orchestrale, ne se rouvre pour montrer ce qui est
désormais une fabrique de jouets en bois : aux ventilateurs on a substitué de
petits personnages enlacés ; conclusion d'un optimisme béat qui a peu à voir
avec la vision rédemptrice que crie la musique. L'anecdote a des limites, tout
comme la dérision. Dans cette conception, l'insipidité d'inspiration conjuguée
à une prétention revendiquée tient souvent lieu de manifeste dramatique et on a
l'impression d'être à côté de l'histoire, et non en phase avec elle.
Sont-ce les avatars de la régie, la
direction de Christian Thielemann est erratique,
affectée de ralentissements accentués (deuxième thème de l'Ouverture, ballade
de Senta, airs d'Erik), ou au contraire d'accélérations subites, sans qu'un
impact dramatique s'en suive nécessairement. Ou encore offre une battue carrée,
pondéreuse, comme durant le chœur du début du III ème acte, introduisant une impression de lourdeur germanique dans ce qu'elle a de plus
académique. Certes, la sonorité d'ensemble est chatoyante et les solos des bois
fort bien jugés, mais il n'est pas interdit d'attendre autre chose de ce chef,
au demeurant adulé au rideau final. La distribution est de qualité, sans être
mémorable pour Bayreuth. Elle est dominée par le Daland sonore mais nuancé de Kwangchul Youn : ce chanteur, découvert par Daniel Barenboim dans
les années 90 à Berlin, mène depuis une carrière enviable de basse wagnérienne,
abordant les grands rôles tels que Hunding, le
Landgrave Hermann, König Marke,
et surtout Gurnemanz dans Parsifal.
A une indéniable présence fait écho une déclamation d'un formidable impact.
Passée une Ballade assez banale, affectée par le tempo lent imposé par le chef,
et la mise en scène qui la place alors en fond de scène, dans un positionnement
inconfortable, situation peu propice à faire entendre distinctement les fins de
phrases dans le grave du soprano, la Senta de Ricarda Merbeth possède des atouts sérieux : une ligne de
chant assurée, un aigu dégagé, et même la conviction qui manque à son
partenaire. Si le Erik de Tomislav Mužek est sans grand relief, en particulier lors de ses
deux airs, tout comme est passable la Mary de Christa Mayer, le Pilote de
Benjamin Bruns est un modèle de diction et d'aisance. Le Hollandais du coréen
Samuel Youn est plus problématique. Le chanteur a peu
progressé depuis sa prise de rôle en 2012 dans ce même théâtre, pour ce qui est
de l'intériorité du personnage, qui ne dégage pas la grandeur devant inonder un
rôle pourtant gratifiant. Il faut dire à sa décharge que le direction d'acteurs ne le guide qu'à minima. Le chant est valeureux, sans être
pourvu de cette réserve de puissance qui doit assurer à l'interprétation son
confort, notamment dans les aigus lancés en force dans le registre haut du
baryton héroïque. De plus, la petite taille de l'interprète ne facilite pas les
choses scéniquement, dans une régie qui ne cherche déjà qu'à rapetisser le
personnage. On est loin des didascalies qui soulignent, par exemple, que dans
son effrayant monologue d'entrée, le « héros doit apparaître comme un ange
tombé qui n'ose plus croire à sa rédemption ». Restent les chœurs,
indéniablement les triomphateurs de la soirée en termes de présence et d'impact
vocal. Leur apparition en rangs serrés autour du pilote, à la fin du premier
acte, restera un moment fort de la représentation, un de ceux qui marquent une
représentation à Bayreuth.
« Lohengrin für Kinder ». Arrangement : Daniel Weber. Préparation
musicale : Marko Zdralek. Norbert Ernst, Christiane
Kohl, Jukka Rasilainen,
Alexandra Petersamer, Raimund Nolte. Bayreuther Kinder – und Spatzenchor. Brandenburgisches Staatsorchester Frankfurt (Oder), dir.
Boris Schäfer.Mise en scène :
Maria-Magdalena Kwaschik.
Depuis quelques années déjà, le Festival de
Bayreuth s'est doté d'un volet éducatif, fort d'un mécénat intelligent et
divers. Avec « Für Kinder »
(Pour les enfants), l'idée est de donner un des opéras du Maître, aux côtés des
représentations officielles. Pour la septième fois, et après le Vaisseau
fantôme, Tannhäuser, Le Ring, Les Maîtres chanteurs et Tristan et Isolde, on donnait cette saison Lohengrin. A guichets
fermés, car les quelques 200 places de chacune des dix représentations prévues
se sont arrachées, tout comme celles du festival ! Le public est formé de
jeunes enfants, voire des touts petits, assis en tailleur auprès d'une scène
installée dans une des salles de répétitions du Festival, alors que les adultes
sont répartis sur quelques gradins spartiates derrière eux, les uns et les
autres faisant face à un orchestre de 30 musiciens, répartis eux aussi en
gradins derrière l'aire de jeu. Là où on pouvait craindre une assistance
remuante, vu le très jeune âge des participants, le public se révéla d'un sagesse exemplaire au long de cette heure vingt d'une
expérience rien moins que passionnante. Car le long « opéra
romantique » est fort habilement contracté, moyennant quelques raccourcis
parlés, peu nombreux au demeurant, livrant une version parfaitement plausible
de l'histoire du Chevalier au cygne. Le premier acte est le plus développé pour
expliciter les arcanes du drame, tandis que les deux suivants en relatent les
péripéties essentielles. Mais les moments cruciaux sont bien là et on suit
logiquement. Le chœur revient à une douzaine d'enfants, joli clin d'œil,
lesquels feront aussi office de machinistes pour déplacer et assembler les
éléments de décor et moduler ainsi l'espace en un tournemain. L'arrangement
musical est habile et la formation réduite sonne avantageusement dans le hall à
l'acoustique mate, par exemple lors de la brève scène de combat entre Lohengrin
et Telramund. Le récit du Graal conduit à une
résolution amusante de l'histoire : tandis que Lohengrin invoque en vain le
« horcus porcus !
» de la sorcière des contes de Grimm, il suscite par magie l'apparition du
jeune Godefroy, à la satisfaction de l'assistance rassurée.
La mise en scène est judicieuse et pas
racoleuse, donnant une belle idée des divers personnages et de l'intrigue : une
sorte de conte de fée vécue par une jeune fille, Elsa, qui l'a découvert dans
le livre qu'elle tient à la main durant le premier acte, et que deux méchantes
langues tentent de contrarier. On y trouve quelques traits judicieux, voire
divertissants, telle l'arrivée de Lohengrin sur un side-car enluminé, sur
lequel est juché un enfant en cygne blanc, ou la scène des noces bénies par le
roi Henri, les deux impétrants apparaissant en ombres chinoises derrière un
velum, la silhouette de Lohengrin avantageusement augmentée. L'interprétation
s'avère fort satisfaisante par des artistes dont la plupart se produisent par
ailleurs au festival. C'est le cas de Norbert Enrst,
ici Lohengrin, là Loge dans Das Rheingold : un chevalier au cygne fort bien sonnant.
Son Elsa, Christiane Kohl, est radieuse et son chant immaculé. Ils gagneront
tous les suffrages de l'assistance, tout comme le couple des diaboliques, le Telramund de Jukka Rasilainen, un habitué de la Grünen Hugel, et l'Ortrude de
Alexandra Petersamer, qu'on voit aussi dans le Ring de Castorf, timbre aisé de mezzo grave. Le roi Henrich de Raimund Nolte complète une distribution sans faille. L'orchestre
s'avère subtilement conduit par Boris Schäfer. Immense succès de la part d'un
public conquis. À juste titre ! On lui aura remis un fort joli programme
illustré contenant un résumé de l'opéra, des photos de ses diverses productions
récentes au festival, une bande dessinée, des mots croisés et un jeu de
labyrinthe. Avant que ne paraisse à l'automne un DVD du spectacle, comme il en
a été des autres volets de cette magnifique entreprise. Bravo !
Jean-Pierre Robert.
***
Romantisme
allemand et mysticisme russe orthodoxe
Dans le cadre commémoratif du Bicentenaire
de la naissance de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), le Chœur de
chambre « Les Temperamens Variations » a
été sollicité en 2014 par le Festival des Forêts (Compiègne) pour interpréter
les Vier Gesänge(4
Chants) de Johannes Brahms pour chœur de femmes, harpe et deux cors. Son Chef
et fondateur, Thibault Lam Quang a judicieusement
complété cette première partie romantique avec le Nachtgesang im Walde (Chant du soir dans la forêt) de Franz Schubert pour chœur d’hommes et quatre
cors et des Romances et Ballades pour
chœur mixte a cappella op. 67 de Robert Schumann. À la demande du Festival des
Forêts et pour l’ensemble Les Temperamens variations,
Alain Kremski (*1940) a composé, en 2013, son
œuvre : Que s’éveille mon extase pour chœur mixte a cappella et, en 2014 : Pax, Amor, Lux. Comme les auditeurs du
Festival des Forêts (Compiègne, 2014), les fidèles admirateurs parisiens ont
donc, lors du Concert du 2 juillet 2014 en l’Église luthérienne des Billettes,
pu bénéficier de cette création et de ce programme si éclectique et varié. Le
premier volet était consacré à la peinture d’atmosphère traduisant fidèlement
l’âme romantique allemande, avec — au fil des œuvres — les mots clés typiques
de cette sensibilité particulière : la nuit (Nacht) et la forêt (Wald), le son du cor (Hörnergetön), la
tempête (Ungewitter)
et l’atmosphère lugubre, mais aussi la Passion, le désir de l’amour (John Anderson), la Sehnsucht (nostalgie) associée
aux larmes (Tränen) ;
la nature si prisée par les romantiques, avec les champs (Feld), la forêt (Wald),
la vallée (Tal), le jardin (Garten) et ses
belles fleurs (Blumen)
ou encore le chant du Fingal (Gesang aus Fingal)
d’Ossian, et, bien entendu, « la petite rose de la lande » (Heidenröslein)
que le méchant garçon cueillit et qu’elle piqua pour se défendre. Belle
évocation musicale de l’âme romantique allemande. Le deuxième volet était
consacré à l’évocation de la sensibilité orthodoxe et byzantine, mais aussi
quelque peu bouddhiste et tibétaine, intense et contenue, un peu à la manière
d’un rite incantatoire, quasi obsessionnel ; il a permis de découvrir les
deux œuvres d’Alain Kremski dédiées au Chœur, tout
d’abord : Que s’éveille mon
extase/Mon fils, que viens-tu demander ?, commande de 2013, pour chœur
mixte a cappella. Ce poème du Moine Gottschalk (805-869) est, en fait, le chant
de l’exilé qui n’a pas échappé à son destin. Ensuite, Pax, Amor, Lux, commande de 2014 pour
chœur mixte et piano, avec la participation discrète d’Alain Kremski (piano). Il s’agit d’une invocation à la Trinité
« déité, éternelle unité » et au Dieu juste et saint, Theos et héros : « Toi saint, Toi lumière
angélique, sauve-nous », d’après les paroles mystiques du Dit de la Nature d’Alain de l’Isle et du
poème de Notker de Saint Gall (840-912), avec piano solo pour, selon le
compositeur, « symboliser la solitude et la prière de l’homme cherchant sa
place et sa signification face à l’immensité de l’univers », alors que
« le chœur évoque le cosmos et la puissance de l’énergie divine ». Le
piano assure, toujours selon Alain Kremski, « un
rôle répétitif » ; « les voix de femmes interviennent en faisant
entendre dans une litanie rythmée ces mots évocateurs qui s’enchaînent : pierre, montagne, rocher, fontaine, rivière,
vie et comme une hymne à la nature, mémoire d’un monde menacé de disparition ».
Ce procédé accumulatif est celui pratiqué par Walt Whitman (1819-1892) dans ses Leaves of Grass ; Terminologie et
expressions rejoignent en effet celles utilisées dans la première partie
consacrée aux Lieder. Belle évocation
de l’âme russe orthodoxe et concert inoubliable.
Face à un programme hors du commun et
inattendu, réservant de nombreuses difficultés d’interprétation, Thibault Lam Quang sait qu’il peut compter sur ses fidèles et
dévoués chanteurs, sur leur forte motivation et leur sens de la discipline,
également librement consentie par le quatuor de cors réunissant Nicolas Ramez,
Benoît Collet, Jean Lucas et Guillaume Merlin, ainsi que par Aliénor Mancip (harpe), sans oublier le contrôle et la garantie
d’Alain Kremski au piano. Ils se sont respectivement
distingués sur le plan vocal par leur technique irréprochable soit dans les interventions
du chœur, soit dans celles des voix d’hommes seuls ou des voix de femmes
seules, ou de quelques pupitres ; par leur sonorité et paysage vocal, leur
prononciation, leur diction précise, ainsi que leur accentuation adaptée à la
langue allemande ou latine. Bref, ils s’imposèrent par leur cohésion et leur
équilibre. Tous les interprètes se sont surpassés pour rendre sensibles les
atmosphères et émotions si subtiles. Quant à Thibault Lam Quang, il a fait preuve d’un goût très sûr, de distinction, de sens de la
mesure pour restituer chaque petite nuance expressive du texte. Grâce à son
geste suggestif, souple, précis voire volontaire, il obtient ce qu’il veut de
ses chanteurs. Les mélomanes attendront avec impatience la sortie
discographique annoncée pour 2015, comportant les
« créations » mondiales et françaises par le Chœur de
chambre Les Temperamens Variations.
Édith Weber.
Daphné au Capitole : une rareté straussienne
Richard STRAUSS: Daphné. Tragédie bucolique en un acte. Livret de
Joseph Gregor. Claudia Barainsky, Roger Honeywell,
Andreas Schager, Franz-Josef Selig,
Anna Larsson, Patricio Sabaté,
Paul Kaufmann, Thomas Stimmel, Thomas Dear, Marie-Bénédicte Souquet,
Hélène Delalande. Chœur du Capitole. Orchestre national du Capitole, dir. Harmut Hænchen.
Mise en scène : Patrick Kinmonth.
Avant dernier des cinq opéras « grecs »
de Richard Strauss, Daphné refonde l'opéra mythologique en puisant au
baroque son environnement merveilleux et allégorique. Sans parler de la
référence historique, puisque la Dafné de
Jacopo Peri passe pour être l'acte fondateur du genre
opératique, avant même l'Orfeo de
Claudio Monteverdi. Créé en 1938 par Karl Böhm, à Dresde, cette tragédie
bucolique connut une gestation difficile, illustrée par des échanges peu amènes
entre le musicien et son librettiste, Joseph Gregor, substitué à Stephan Zweig,
déclaré personna non grata en raison de ses attaches
juives. Le compositeur d'Elektra, d'abord peu
tenté par le sujet, le fera sien peu à peu eu égard à son potentiel plus
philosophique que dramatique. Daphné est une œuvre bâtie sur le thème de
la métamorphose : nymphe vivant parmi les bergers d'Arcadie, au contact des
arbres dont elle aime caresser le feuillage, Daphné est insensible à l'amour
humain, dédaignant les avances du berger Leukippos,
mais ébranlée par l'assiduité d'Apollon, descendu sur terre en se faisant
passer pour simple mortel. Le dieu blessera à mort son rival et confus de sa
hardiesse, demandera à Zeus de transformer la jeune fille en laurier. La métaphore
de l'arbre séduisit Strauss, car elle correspondait à ses propres aspirations
du moment, créer l'œuvre d'art totale, dégagée des soucis matériels d'un monde
en voie de disparition du fait de la montée du nazisme. Aussi sa musique
est-elle sereine et lumineuse, dans la veine élégiaque d'Ariane à Naxos plus que dans celle flamboyante d'Elektra. Non
que les climax n'y soient pas opulents, car la pâte sonore reste très
impressionnante. L'opéra est très rarement donné eu égard à la difficulté de le
distribuer. La nouvelle production proposée au Capitole est donc la bienvenue.
La mise en scène de Patrick Kinmonth, auteur
également des décors et des costumes, s'inspire du peintre Nicolas Poussin et
singulièrement du tableau des « Bergers d'Arcadie ». Elle propose des
ambiances à la fois bucoliques et naturalistes, les personnages évoluant pieds
nus, vêtus de tuniques sommaires. Kinmonth ménage une
régie non intrusive quand à la direction des personnages. Celui de l'héroïne,
en particulier, est traité avec délicatesse. Les scènes d'ensemble, de la fête
paysanne comme de la bacchanale dionysiaque, laissent une impression de
foisonnement visuel. A l'ultime moment de la métamorphose, Daphné semble comme
aspirée par la terre nourricière. Mais le dernier mot revient à l'orchestre qui
dans une péroraison symphonique d'un lyrisme translucide, apporte une
conclusion majestueuse.
Le foisonnement, on le retrouve dans la
direction de Harmut Haenchen,
assurément le point fort de cette production. Grand habitué du répertoire
allemand, le chef tire de l'Orchestre national du Capitole des effluves
mirifiques. Et on mesure le formidable travail accompli par la formation sous
la direction habituelle de Tugan Sokhiev.
La transparence de texture est perceptible même à travers les vigoureux
torrents orchestraux. L'équilibre entre les masses reste judicieux, telle la
transition entre le sextuor à vents qui ouvre l'opéra, une trouvaille
étonnante, et l'abondance des timbres qui suit, dont celui du cor des alpes pour
créer une impression d'espace. La distribution est valeureuse. Dans le rôle
titre, Claudia Barainsky fait montre d'une aisance
étonnante pour s'approprier un rôle tendu comme savait en écrire Strauss, et
qui tient à la fois de l'Impératrice de La femme sans ombre et d'Arabella, très exigeant quant à la longueur des phrases,
comme à l'appel à des quintes aiguës soutenues et à des pianissimos flottés,
dignes de la légèreté d'une Zerbinetta. Son beau
timbre de soprano, justement pas trop corsé ni trop large, lui assure la
flexibilité requise. Le rôle a été immortalisé par des cantatrices telles que
Hilde Gueden, ou plus proche de nous, Lucia Popp. Strauss n'éprouvait pas de sympathie particulière
pour la voix de ténor, qu'il confine souvent dans les contrées ardues de la
tessiture. Ici, il en a créé deux, mais bien différenciées : le rôle de Leukippos, confié à une voix de type mozartien plutôt
large, et celui d'Apollon à un calibre wagnérien sachant manier la souplesse.
Aucun des deux chanteurs réunis à Toulouse ne parvient à donner du lustre à son
interprétation, pêchant l'un et l'autre par surdimensionnement et manque de
nuances. Le Leukippos de Roger Honeywell, quoique
capable des beaux pianissimos, est vite contraint de passer en force dans les
passages plus ardus, et l'Apollon d'Andreas Schager,
bien que possédant un agréable timbre clair, se cantonne à une déclamation
constamment mezzo forte, pour ne pas dire uniformément forte, et
là aussi lancée en force. Si les deux prestations scéniques sont convaincantes,
elles ne le doivent pas au seul chant. Les deux autres personnages, plus
épisodiques, de Peneios et de Gaea,
sont défendus avec brio par la basse noble Franz Josef Selig,
hier imposant Sarastro à l'Opéra Bastille, et Anna Larsson, qui de son large timbre de mezzo contralto,
confère du prestige à la mère de Daphné. Les rôles secondaires, pâtres et
servantes, et les chœurs sont à la hauteur de cette présentation qui malgré ses
quelques faiblesses, est à porter au crédit du Théâtre du Capitole en cette année
anniversaire.
Jean-Pierre Robert.
Deux héros straussiens réunis en un même concert
Daniel Barenboim et son Orchestre de la Staatskapelle de Berlin
retrouvaient le public parisien l'instant de deux concerts de fin de saison. Le
premier entièrement consacré à Richard Strauss, en présentait deux œuvres
emblématiques : Don Quichotte et Ein Heldenleben, immenses faire valoir pour
l'orchestre. Don Quichotte op 35, variations sur un thème à caractère
chevaleresque, est par sa faconde, comme le disait Antoine Goléa,
une sorte d'opéra imaginaire, voire de film, tant les diverses séquences de
cette histoire épique sont réellement visualisées. Le génie narrateur de
Strauss s'y déploie naturellement, qui n'aura peut-être jamais été aussi à
l'aise au fil de ces épisodes hauts en couleurs ne frisant jamais le réalisme
musical, mais collant idéalement au sujet. Celui-ci, bien connu, Strauss se
l'approprie et on admire l'unicité thématique de la pièce et la justesse du
regard porté sur les deux personnages, le héros et son double, Don Quichotte et
Sancho Pensa, un violoncelle et un alto. Il fallait oser cette association, qui
fonctionne idéalement car les deux instruments se complètent comme sont eux-même complémentaires les deux figures. La présente interprétation
était confiée à un jeune violoncelliste allemand, Claudius Popp,
qui se trouve être l'un des trois « solo cellist »
de l'orchestre. Et d'emblée une constatation s'impose : à la différence du
soliste fonctionnant en guest star, un instrumentiste
venant de l'orchestre lui-même permet une intégration du discours soliste sans
doute plus singulière. D'autant que la vision de Claudius Popp fuit la virtuosité emphatique et privilégie une approche soft et d'une rare
profondeur. L'altiste Felix Schwartz lui donne une
réplique bien sonnante. Barenboim peaufine un
authentique son straussien. Pareille inspiration devait parer Ein Heldenleben. Ce pendant à
l'œuvre précédente, en termes de digression héroïque, scintille de mille
ramages entre les mains du chef qui ménage une battue toute en souplesse et
sait ne pas heurter le discours, comme aime à le faire un autre chef bien connu
à Dresde. Ici, tout respire l'ampleur et la majesté sonore, les transitions
surtout d'une infinie maîtrise, qui font qu'on passe du grand climax à l'infini
pianissimo sans hiatus. Même les fameuses dissonances, quasi cacophoniques, de
la scène de la bataille, dont le débit est boulé par le chef dans un élan
irrésistible, apparaissent aisées, et délaissent un caractère anecdotique souvent relevé
ailleurs. De cette glorieuse interprétation se distinguent le solo du premier
violon, d'une beauté plastique rare, et l'intervention émouvante du cor, une
idée musicale de génie, préfigurant le long solo que Strauss placera dans la
« musique du Clair de lune », prélude à la dernière scène de son
ultime opéra Capriccio. Un concert mémorable.
Jean-Pierre Robert.
***
L'EDITION MUSICALE
MUSIQUE
CHORALE
Louis-Charles
GRÉNON : Petit Magnificat pour
solistes, chœur à cinq voix et basse continue. Edition : Xavier Janot et Georges Escoffier. Symétrie : ISMN
979-0-2318-0423-2.
Louis-Charles Grénon est un compositeur attaché à la ville de Sainte et à
sa cathédrale, qui vécut de 1734 à 1768. Le fonds de la cathédrale du Puy
compte 82 œuvres, toutes manuscrites, de ce compositeur. Ce Petit Magnificat daté du 25 mars 1768 a
donc été écrit pour la fête de l’Annonciation. Il s’agit d’un motet en sept
parties typiquement « à la française » publié ici en utilisant les
clés modernes. Il pourra être interprété en grand chœur ou ensemble vocal, la
réalisation du continuo devant être faite en conséquence. L’œuvre est très intéressante.
Souhaitons qu’elle puisse être montée rapidement.
ORGUE
Charles BALAYER : Turning Bach pour orgue Hammond B 3. Delatour : DLT2380.
Une pièce de jazz pour
orgue Hammond : voilà une bien agréable surprise.
La pièce de Bach exploitée est le célèbre « Choral du Veilleur », non
pas le choral lui-même, mais le thème contrapunctique bien connu. C’est fait
avec beaucoup de sobriété et de goût. Il y faudra certes une certaine maîtrise
de l’instrument mais surtout un vrai sens du « swing », et ce sera
sans doute le plus difficile ! On peut écouter la pièce sur le site de
l’éditeur.
Jean-Christophe
AURNAGUE : Fantaisie Médiévale sur le cantique marial « Chez nous
soyez Reine » du chanoine Huet pour grand orgue. Delatour :
DLT2204.
Que voilà une œuvre bien
réjouissante ! Si l’auteur fait référence à la cathédrale de Bayonne, qui
comporte trois claviers, il sera possible de tricher un peu à condition de
posséder un instrument riche en anches et en mixtures… L’auteur nous invite à
retrouver une ambiance « peplum ». Mais on
verrait aussi bien cette œuvre à Chartres ou à Notre Dame pour de grands
rassemblements populaires. Le célèbre et inusable cantique passe d’une partie à
l’autre, bien reconnaissable, enchâssé dans des fulgurances organistiques avec
chamades plus ou moins obligées… Le langage est à la fois moderne et pleinement
compréhensible même pour le pèlerin moyen. Bref, comme on dit, parait-il,
aujourd’hui : « Rien que du bonheur ! ».
PIANO
Jean-Luc
GILLET : Petits préludes pour
piano. Moyen. Delatour : DLT2344.
Ces dix petits préludes
ont vocation à préparer les jeunes interprètes à l’interprétation de la musique
contemporaine. Loin de l’exercice scolaire, ils sont autant de petits tableaux
illustrant ou évoquant les titres des pièces. Les indications pédagogiques sont
précises et judicieuses et guident les élèves pour l’interprétation de ces
pièces dont on peut écouter des extraits sur le site de l’éditeur.
Sylvain
KUNTZMANN : Musiques de sous-bois. 5
pièces pour piano. De débutant à préparatoire (et au-dessus…). Delatour : DLT2214.
Pour être
« pédagogiques », ces pièces n’en sont pas moins d’abord de la très
agréable musique. Les titres évoquent certes chacun une petite scène, mais sont
aussi métaphore d’une difficulté technique qu’on découvrira en les
interprétant. L’ensemble est plein d’humour et de poésie.
Rose-Marie
JOUGLA : Un violon pour une Ochidée. Version piano à 4 mains. Delatour :
DLT2234.
Voir le compte-rendu de
cette pièce sous la rubrique « Accordéon ».
Jean-François
PAULÉAT : Jeux, Thèmes et Variations pour piano. Delatour : DLT2244.
Il s’agit plus d’une
« fantaisie » qui comprendrait trois thèmes plus ou moins variés.
Tout cela n’est pas sans analogie avec la musique de Yann Tiersen.
L’auteur décrit fort bien son propos sur le site. Ce serait intéressant d’avoir
aussi cette analyse dans la partition. Il se dégage de tout cela un charme
certain mais un peu inquiétant, parfois. Pièce de difficulté moyenne, elle
devrait beaucoup plaire aux jeunes interprètes.
Jean-François
PAULÉAT : Mosaïque pour piano. Delatour : DLT2243.
Après une introduction
« largo » faite de larges résonnances, un premier thème aux allures
de sicilienne se déploie avant de déboucher, avec une suspension sur la
dominante, sur un second thème syncopé. Puis les deux mélodies se mélangent et
débouchent sur un rappel de l’introduction. « Le tout, nous dit l’auteur,
constitue une mosaïque de mélodies », d’où le titre. L’ensemble ne manque
pas d’intérêt ni de charme.
Guy
SACRE : Neuf contes moraux pour
piano – Soliloques. Sept pièces pour
piano. – Petits exercices de la solitude. Cinq pièces pour piano. Symétrie : ISMN 979-0-2318-0751-6, ISMN
979-0-2318-0753-0, ISMN 979-0-2318-0752-3.
Si l’auteur a souhaité
publier en même temps ces trois recueils dont la composition s’étale sur une
dizaine d’année, c’est qu’il considère qu’ils lui paraissent « former une
trilogie « morale » ». Pour pénétrer l’esprit de ces pièces il
conviendra de lire – et de méditer – le texte par lequel l’auteur nous présente
ses œuvres. Saint Bernard et Saint Ignace sont au rendez-vous pour nous
introduire à ces pages qui sont comme une oasis de silence « au sein de
nos vies dévorées par le bruit et le remuement. » Que dire d’autre, sinon
tout simplement : c’est beau !
HARPE
Piotr
MOSS : Valse sentimentale pour
harpe. Supérieur. Fortin-Armiane : EFA 65.
Cette composition est
fondée sur certaines lettres du nom de la dédicataire, la grande harpiste Elga Storck. Il y a, dans cette
œuvre attachante et poétique un sentiment indéfinissable de nostalgie, comme si
cette valse était un rêve lointain… L’auteur présente son œuvre avec beaucoup
de sensibilité et donne vraiment envie de l’entendre autrement qu’en audition
intérieure, même si, avec celle-ci, on est sûr de ne pas être déçu..
ACCORDEON
Rose-Marie
JOUGLA : Un violon pour une
Orchidée. Version 2 accordéons. Assez facile. Delatour :
DLT2387.
Cette très agréable pièce
existe également pour 16 violons et altos, 16 violons (version originale) et
piano à quatre mains. Tantôt romantique, tantôt rythmique, elle devrait
beaucoup plaire aux jeunes interprètes. Quoi qu’il en soit, elle n’engendre pas
la mélancolie !
FLÛTE
A BEC
Jean-Christophe
ROSAZ : Windway pour flûte à bec soprano. Difficile. Delatour : DLT2352.
« Que cette musique soit
pour toi un souffle de paix ». Telle est la phrase mise en exergue par
l’auteur pour sa dédicataire, Mieke van Weddingen, remarquable flûtiste trop tôt disparue. Une
grande émotion se dégage de cette œuvre, une grande poésie, aussi. Les
nombreuses indications d’interprétation données sur la partition ne
remplaceront pas l’audition de l’œuvre sur le site de l’éditeur mais en
permettront l’exécution.
Jean-François
PAULÉAT : Kaotès pour flûte à bec soprano et piano.
Assez difficile. Delatour : DLT2218.
Il s’agit, dans cette
pièce d’une « rencontre » entre une flûte à bec et un piano,
rencontre d’abord harmonieuse puis plus conflictuelle, ce qui se traduit par
d’amusantes dissonances et un discours un peu heurté entre la flûte
virevoltante et le sage piano pour revenir à la fin sur une entente cordiale,
le tout sur une basse obstinée, basse qu’on pourra d’ailleurs utiliser pour des
improvisations… Sous une apparente facilité du discours se cachent des
difficultés techniques bien réelles mais nullement insurmontables. Il y faudra
surtout une grande complicité entre les deux instrumentistes.
FLÛTE
TRAVERSIERE
Jean-Jacques
FLAMENT : Frimas d’hiver pour
flûte ut et piano. Préparatoire. Lafitan :
P.L.2695.
L’ensemble est construit
sur un joli thème orné et brodé au fil des différentes parties : d’un ré
mineur on passe au fa Majeur avec retour au mineur, cadence puis passage joyeux
au ton homonyme (ré Majeur), pour un retour au calme au ton principal. Cette
variété trouve son unité précisément dans ce thème unique qui passe de la flûte
au piano, partenaire à part entière. C’est une pièce intéressante à tous les
points de vue.
Gérard
LENOIR : Matinée printanière pour
flûte ut et piano. Elémentaire. Lafitan :
P.L.2790.
Cette Matinée printanière est vraiment pleine d’entrain. Binaire,
ternaire, rythmes syncopés : tout cela s’enchaine avec beaucoup de
dynamisme, même si certains passages laissent place à un lyrisme de bon aloi.
Si le flûtiste n’aura pas le temps de s’ennuyer, que dire du pianiste qui devra
avoir largement dépassé le niveau élémentaire ! Mais les efforts seront
récompensés.
Anne-Virginie
MARCHIOL : Jardin secret pour
flûte ut et piano. Elémentaire. Lafitan :
P.L.2681.
Après un début
« rêveur », nous voici « d’humeur joyeuse ». Ce jardin secret
est en tout cas plein de charme et de délicatesse. On notera en particulier
l’équilibre entre flûte et piano qui dialoguent quasiment à part égale. Les
jeunes interprètes devraient pouvoir exprimer dans ce jardin toute leur
sensibilité.
René
POTRAT : Entracte pour flûte ut
et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2753.
Rien à voir ici avec le
film de René Clair et la musique d’Éric Satie. Mais cet entracte, pour être
beaucoup moins iconoclaste n’en est pas moins fort réjouissant. Flûtiste et
pianiste dialoguent avec entrain jusqu’à un la mineur qui clôt la pièce sur une
nuance plus feutrée.
André
TELMAN : Le génie malicieux pour
flûte ut et piano. Préparatoire. Lafitan :
P.L.2720.
Il est bien malicieux, ce
génie qui aime chromatismes et modulations tout en virevoltant constamment dans
un rythme endiablé. S’il ne laisse aucun répit aux deux interprètes, c’est pour
la bonne cause : le plaisir des auditeurs.
CLARINETTE
Michel
CHEBROU : Miniature pour
clarinette et piano. Débutant. Lafitan :
P.L.2806.
Quelle charmante mélodie,
à la fois tranquille et chantante ; de ces airs qui se retiennent
facilement, simples mais pas simplets. La partie de piano est également
abordable pour un élève de fin de premier cycle. Bref, pianiste et
clarinettiste devraient éprouver beaucoup de plaisir dans cet agréable
dialogue.
André
TELMAN : Dans la forêt de Sherwood pour
clarinette et piano. Débutant. Lafitan :
P.L.2746.
Il sera facile de susciter
l’imagination des interprètes pour que les différents aspects de cette œuvre
s’associent à la légende de Robin des Bois… Si le niveau technique est bien
« débutant », l’auteur n’hésite pas à moduler, à varier les
atmosphères, bref à faire de la véritable et bonne musique.
Jean-Michel
TROTOUX : C’était un rêve pour
clarinette et piano. Débutant. Lafitan :
P.L.2747.
« C’était un rêve, un
joli rêve… » Il semble qu’il n’y ait ici nulle allusion au fameux duo de
«La belle Hélène » ni à Lilian Harvey dans « Le congrès
s’amuse ». Il y a simplement un rêve à la fois joli et un peu mélancolique
aux harmonies délicates. Le jeune clarinettiste pourra donc y déployer
musicalité et sens du phrasé, faire de la musique, tout simplement.
Claude-Henry
JOUBERT : On a caché le vase de
Soissons ! Une enquête du
commissaire Léonard pour clarinette (niveau fin du 1er cycle) avec
accompagnement du professeur de clarinette. Lafitan :
P.L.2797.
Non, ce n’est pas une
version auvergnate de la fameuse histoire mais une aventure bien contemporaine
même si l’histoire (avec un grand H) nous rattrape constamment. L’originalité
de cette œuvre est de proposer deux improvisations ou plutôt deux compositions
à intégrer dans le déroulement de l’enquète. Le
compositeur précise : « Il semble important que tous les musiciens,
amateurs, professionnels, étudiants et déjà les élèves puissent tenter d’écrire
leur propre musique ». Il est heureux que le XXI° siècle redécouvre cette
dimension essentielle que connaissait bien tous les musiciens depuis les
origines jusqu’au XIX° siècle… même si l’exercice de l’improvisation et de la
composition ne s’est jamais totalement perdu, fort heureusement, même dans les
siècles intermédiaires ! Bref, l’auteur ne laisse pas l’élève (et le
professeur) sans biscuit pour cet exercice. Bien au contraire il guide l’un et
l’autre pas à pas dans ces chemins qui sont ceux du plaisir de la découverte
d’une expression personnelle tellement enrichissante.
BASSON
Michel
CHEBROU : Bassanello pour basson et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2774.
Si elle est classique par
l’harmonie, les marches harmoniques et autres procédés bien connus, cette pièce
l’est moins par la succession à intervalles irréguliers de mesures à deux temps
et à trois temps qui cassent en quelque sorte la carrure. On ne s’en plaindra
nullement et cela donne à l’œuvre un petit côté dégingandé fort agréable.
TROMPETTE
Bruno
CAMPORELLI : Dansons le rigaudon pour
trompette ut ou sib ou bugle et
piano. Premier cycle. Sempre più : SP0106.
Voici une bien joyeuse pièce qui invite effectivement à la danse. Une partie médiane,
plus lente à trois temps permet au trompettiste de montrer son sens du phrasé
et de la nuance. C’est en tout cas une œuvre bien agréable à entendre et à
jouer.
Marco
PÜTZ : Diversions pour trompette
et piano. 3ème cycle. Sempre più :
SP0101.
Cinq parties, pour cette
petite suite : un prélude chantant et calme ouvre l’œuvre suivi d’un
scherzo dynamique aux mesures changeantes. Nous continuons par une « Slow waltz » romantique à souhait, puis vient une « funny march », aussi rythmée
que fantaisiste. Le tout se termine par un postlude où une mélodie berceuse se
déroule au-dessus des arabesques du piano. Le tout ne manque ni de sel ni de
charme !
TROMBONE
Pierre-Richard
DESHAYS : Barricades pour
trombone et piano. 2ème cycle. Sempre più : SP0093.
« Fieramente »,
telle est l’indication qui ouvre cette pièce pleine de panache qui se déploie
de plus en plus vigoureusement pour arriver à un fortissimo paroxystique. Tout
cela sonne et consonne avec une force roborative. Si après cela les interprètes
ne se sentent pas pleins d’optimisme…
PERCUSSIONS
Aïko MIAMOTO : Fusions. Quatuor de percussions. Difficile. Dhalmann :
FD0412.
Le titre de l’œuvre en
constitue en quelque sorte le programme : faire que chacune des quatre
parties, tout en gardant à certain moment un rôle soliste, fusionne comme si un
instrumentiste virtuel transcendait l’ensemble dans une richesse qui dépasse
l’addition des quatre parties.
Noël
RIVET : Séga 1 & 2. Deux pièces pour marimba
solo. Moyen. Dhalmann : FD0432.
Ces deux pièces sont
inspirées des « ségas », musique
traditionnelle de l’île Maurice. Les thèmes populaires qui les ont inspirées
sont des chants qui expriment à la fois la joie d’avoir terminé le travail et
la peine de ce travail interminable dans les champs de canne à sucre. C’est une
musique prenante, à la fois rythmée et nostalgique.
Richard
MULLER : Cigar Rag. Vibraphone
solo. Difficile. Dhalmann : FD435.
Voici un Rag dans la meilleure tradition du rag et à fumer… sans modération ! Cette pièce respecte tous les canons du
genre tout en étant pleinement originale. Elle n’est évidemment pas pour
débutant !
MUSIQUE
DE CHAMBRE
Jean-François
PAULÉAT : Cuan Phort Láirgepour flûte, clarinette en sib et piano. Difficulté moyenne. Delatour :
DLT2217.
De forme rondeau, cette
pièce porte en elle toute la mélancolie parfois éclairée par un pâle rayon de
soleil, du port irlandais qu’elle évoque. Invitation au voyage et au
dépaysement, elle a beaucoup de charme et devrait séduire les jeunes
interprètes qui devront faire preuve à la fois de fantaisie et d’un grand sens
du phrasé.
Antoine
TISNÉ : Sous le regard d’une étoile pour
alto et violoncelle. Supérieur. Fortin-Armiane :
EFA 062.
Cette pièce est composée
de huit brèves séquences où les deux instruments ne dialoguent pas vraiment
mais contribuent chacun au caractère lointain, mystérieux, étrange de
l’atmosphère qui se dégage. Toutes les possibilités des instruments sont
exploitées pour nous faire voyager au loin dans ce monde imaginaire et un peu
inquiétant. L’œuvre date de 1992.
ORCHESTRE
BEETHOVEN :
Concerto n° 3 en do mineur pour piano et orchestre op. 37. Urtext. Bärenreiter : Conducteur BA9023, Réduction pour
deux pianos : BA9023-90, Commentaire critique : BA 9023-40.
Après les premier et
deuxième concertos recensés précédemment, voici donc le troisième qui bénéficie
des mêmes soins éditoriaux que les deux précédents. Le conducteur est
particulièrement lisible et agréable, ainsi que la réduction pour deux pianos,
réalisée par Martin Schelhaas qui a le mérite d’être,
pour le piano accompagnateur, une version vraiment pianistique qui garde
l’essentiel de la partition d’orchestre sans charger inutilement la
transcription. Enfin, on appréciera vivement le fascicule consacré au commentaire critique et rédigé par l’éditeur
de l’ensemble : Jonathan Del Mar. Les fac-similés d’extraits du manuscrit
et de deux éditions, ainsi que l’ensemble des commentaires, font de ce
fascicule un instrument de travail irremplaçable pour pénétrer la genèse de
cette œuvre qui marque une étape, importante de l’œuvre de Beethoven.
Claude
DEBUSSY : La Mer. Trois esquisses
symphoniques. Edité par Douglas Woodfull-Harris. Urtext. Bärenreiter :
BA 7880.
L’intérêt de cette édition
est d’intégrer de nouvelles sources aux sources déjà nombreuses prises en
compte par les éditions précédentes. Nous nous garderons bien de résumer
l’excellent travail de Douglas Woodfull-Harris qui,
outre l’exposé de ce travail critique, nous fournit également dans sa copieuse
préface l’histoire de la genèse de l’œuvre et de ses exécutions. Puisqu’il
s’agit d’une œuvre française, on appréciera tout particulièrement le fait qu’en
plus des versions allemandes et anglaises, cette préface nous soit également
proposée en français.
Daniel
Blackstone.
ORGUE
Julien BRET : Sonate parisienne pour orgue à 4 mains. LE
CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com ),
2013, OR4889, 25 p.
Julien
Bret (*1974), élève de Louis Thiry et Susan Landal,
est actuellement titulaire de l’Orgue de l’Église Saint-Ambroise à Paris.
Compositeur et concertiste, il privilégie aussi les arrangements. Les œuvres
pour orgue à 4 mains sont rares, pourtant elles représentent un excellent
exercice pédagogique, voire « sportif ». Sa Sonate parisienne pour orgue à 4 mains est dédiée à Olivier Vernet et Cédric Meckler.
Cette musique, quelque peu hors du temps, un tantinet ringarde, proche de
l’atmosphère du Paris de l’Entre-Deux-Guerres, donne
l’impression de « déjà entendue ». À la manière de l’orgue de barbarie,
elle se veut descriptive ; toutefois, elle s’adresse à des organistes de
niveau technique moyen bien rompus à l’écoute de l’autre interprète.
Divertissant.
PIANO
Dimitri CHOSTAKOVITCH : Concertino. Version
pour piano à 4 mains par Dimitri Tchesnokov. Paris,
LE CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com ), 2013, PN4883, 24 p.
Le Concertino op. 94, composé en 1953
par Dimitri Chostakovitch (1906-1975) pour deux pianos, a été adapté en 2013
pour piano à 4 mains par le pianiste et compositeur franco-ukrainien, Dimitri Tchesnokov (*1982). Après ses études de piano, de
composition, d’orchestration, il a composé pour son instrument des œuvres aux
titres descriptifs et selon les formes traditionnelles : Fantaisies, Préludes, Poèmes… Rompu
aux techniques pianistiques et tout particulièrement à l’écriture pour 4 mains,
il est à la recherche de l’équilibre entre les deux interprètes et propose une
édition très précise en ce qui concerne les indications dynamiques, le jeu (piqué, marcato…)
et l’utilisation de la pédale. Conçue en 3 mouvements de longueur inégale,
cette œuvre se termine en virtuosité et dans la force ; elle exige une
solide technique de la part des deux
pianistes.
Ivan JEVTIC : Six Préludes pour piano. Paris, LE
CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com ),
2014, PN4892, 18 p.
Ces 6 Préludes pour piano d’Ivan Jevtic (*1947), composés à Belgrade en 1971 et imprimés à
Paris en 1981, sont des pièces brèves aux conclusions abruptes. L’Allegro con brio (I) nécessite un jeu
lié entre les deux mains, de constantes oppositions de nuances et le sens de la
dynamique ; l’Andante con anima (II) fait encore appel aux indications
dynamiques, au jeu martelé à la main gauche ; l’Allegro scherzando (III) sollicite le sens de la réplique entre les
deux mains ; le Grave e sostenuto (IV) sous-entend une bonne maîtrise de la pédale ; le Vivo e ben ritmico (V), avec de nombreux
accords plaqués, s’enchaîne directement au Presto (VI) où prédominent les groupes de 4 doubles-croches égales,
le jeu alterné entre les deux mains. Bon exercice pédagogique, compte tenu de
la technique pianistique très différenciée.
Édith Weber.
***
LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE
Florence DOÉ DE MAINDREVILLE, Stéphan ETCHARRY (dir.) : La Grande Guerre en musique. Vie et création musicales en
France pendant la Première Guerre mondiale. P. I. E. Peter Lang (www.peterlang.com ), Bruxelles, Collection « Études de musicologie » n°4,
2014, 381 p. – €.
En cette année
2014, l’histoire et les manifestations de la Grande Guerre (1914-1918) ont
suscité de nombreuses publications et rappels historiques. Florence Doé de Maindreville (Docteur en
musicologie de l’Université Paris-Sorbonne et Agrégée de musique) et Stéphan Etcharry (lui aussi Docteur et Agrégé) — tous les deux
maîtres de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et rattachés
au Centre d’Études et de Recherche en Histoire Culturelle (CERHIC, EA 2616) —
se sont associés pour démontrer la « singularité des sensibilités
musicales dans l’ensemble des cultures de guerre, de cette singularité
française dans ces singularités musicales », selon l’expression d’Annette
Becker (Institut universitaire de France) dans son Avant-Propos (p. 11). La journée
d’études tenue en Sorbonne, le 15 mai 2010, dans le cadre de l’Équipe de
recherche « Patrimoines et Langages musicaux », est à l’origine de la
présente publication qui groupe une sélection de textes et d’articles éclairant
sous divers angles d’attaque le rôle de la musique et de sa pratique durant ce
long conflit si dévastateur. La première partie : la pratique musicale au
front devant des publics variés, fait l’objet de la contribution du Docteur Luc Durosoir qui aborde la vie et l’œuvre de son père,
Lucien Durosoir, violoniste ayant pu organiser de
nombreux concerts, au front, pour toutes sortes de publics. Il en est de même
de celle de David Mastin (Docteur en Histoire
contemporaine, auteur d’une Thèse sur « Les écoles de musique en Grande
Guerre ») mentionnant l’impact de la Guerre sur Louis Fourestier (1892-1976) qui, brancardier, a pu néanmoins poursuivre sa pratique musicale
(violoncelliste et chef d’orchestre). La deuxième partie concerne les créations
musicales durant la Grande Guerre. Plusieurs compositeurs sont présentés :
André Caplet (1878-1925), par Georgie Durosoir ; Fernand Halphen (1872-1917),
« musicien au service de la France », par Laure Schnapper.
Les trois autres contributions portent sur Reynaldo Hahn (1874-1947) « compositeur en guerre : pour une poétique de
l’apaisement », par Stéphan Etcharry ; Le Tambour d’Alfred Bruneau
(1857-1934) : « entre musique de guerre et bataille
artistique », par Jean-Christophe Branger ;
enfin, Lionel Pons en vient à la problématique de ce numéro : « L’impact
de la Grande Guerre sur la forme musicale : vers une nouvelle acception du
temps dans la musique française ». Ces communications éclairent cette
époque de conflit et les nouvelles conceptions artistiques qu’elle a suscitées.
La troisième partie, située à l’arrière et non plus au front, illustre le
patriotisme musical, par exemple avec l’étude de Michela Niccolai : Une
infirmière d’opérette : Mimi Pinson et sa cocarde et celle de Rachel
Moore : À ne pas ouvrir pendant la
guerre : l’union sacrée et la mobilisation de l’édition musicale,
1914-1918. Ce tableau des activités musicales de cette terrible période de
l’histoire de France est brossé par Denis Humeau à
propos de La vie musicale à Angers durant
la Première Guerre mondiale.
Avec le recul du temps, ce volume offre un
aperçu particulièrement éloquent de la sensibilité musicale spécifique
décrivant la vie des « bons poilus », les activités courageuses des
musiciens au front et « les « concerts » au front pendant la
Grande Guerre : entre engagement dans le conflit et vie artistique en
marge », évoqués au début de la publication par Sandrine Visse. L’intérêt
de ce numéro est encore rehaussé par l’Annexe « Musiques au front :
lieux, dates, œuvres, public. Document établi d’après les lettres de Lucien Durosoir à sa mère » (p. 65-73) et une mélodie inédite
de Pierre Vellone. Ces approches multiples :
historiques, sociologiques, esthétiques et analytiques, ces témoignages pris
sur le vif et ces discussions esthétiques contribueront largement à la
découverte et à une meilleure connaissance de cette période si troublée de
l’histoire événementielle et culturelle de la France où la musique a joué le
rôle de « catalyseur de tension ». À suivre.
Édith Weber.
Théâtralité
de la musique et du concert des années 1980 à nos jours. Revue Musicorum (www.revuemusicorum.com ) n°15, Laurine QUETIN (dir.), Tours, Université François-Rabelais de Tours, 2014,
170 p. – 29 €.
Cette publication
de la Revue Musicorum (dirigée par Laurine Quetin) gravite autour de la
problématique de « la théâtralité de
la musique savante ou populaire et/ou de la théâtralisation du concert, de
musique aussi bien classique que contemporaine, jazz, rock ou pop »
(musique religieuse exclue). Résultant de deux Journées d’études organisées par
l’Institut de Recherche Pluridisciplinaire en Arts, Lettres et Langues à
l’Université de Toulouse-Le Mirail, elle est placée sous la responsabilité
éditoriale de Muriel Plana, Nathalie Vincent-Arnaud, Frédéric Sounac et Ludovic Florin (Université de Toulouse-Le
Mirail). Le questionnement est du ressort de plusieurs disciplines :
musicologie, littérature comparée, études théâtrales, sans oublier la
scénographie, le dénominateur commun étant la qualité théâtrale de la musique,
liée à la perception ou à la réception de la musique pendant quelque trois
décennies. À l’appui d’exemples précis (auteurs et œuvres), treize auteurs se
penchent sur le théâtre « phonique », « une scène au-delà de
l’écran », la « mise en œuvre d’un théâtre des sons », le
« double mouvement d’enveloppement-développement chez Björk ».
La musicologie est plus particulièrement concernée par l’article « La
musique médiévale en concert en France » ou encore « la théâtralité
de la scène musicale féminine contemporaine », « la théâtralisation
du corps du chanteur… ». Sont également évoqués le concert de rock et sa
scénographie ; le concert populaire et son hybridation en tant
qu’expérience musicale et, pour finir, le « Théâtre, roman, danse et
musique pour une représentation spectaculaire dans Moulin rouge… ». Comme le précisent les responsables
éditoriaux (Préface, p. 7) :
« Dans leur diversité, dans leur complémentarité, et parce qu’elles
s’appuient sur des œuvres précises, les études qui suivent valident certaines
de nos hypothèses et répondent à quelques-unes de nos interrogations
initiales » à partir de « la question problématique de la qualité
théâtrale de la musique, à travers sa dramaticité éventuelle, sa spatialité ou encore sa corporéité et sa
matérialité » : autant de prétextes à des réflexions ultérieures sur
la perception et la réception de la musique par l’auditeur.
Édith Weber.
Serge Gut : Tristan
et Isolde. L'amour, la mort et le nirvâna. 1 vol Fayard, 2014, 271 p.
17,- €
« Tristan est et reste pour moi un
miracle ! Comment ai-je pu faire quelque chose de semblable, je le comprends de
moins en moins ». Ainsi s'exprime Richard Wagner dans une lettre à Mathilde Wesendonck du 10 août 1860. Outre le formidable ego
qu'il manifeste, de telles paroles révèlent l'absolue perfection dont est
entouré Tristan und Isolde, et la fascination
qu'exerce cette pièce sur son créateur. La séduction, voire le magnétisme, produits sur ses auditeurs et analystes ne
sont pas moindres. L'amour passion pour l'épouse de son hôte, qui dévorait
alors le musicien nous aura valu une partition unique, sommet insurpassé. Serge
Gut, grand analyste musical, qui dévoua sa vie, entre autres, à Liszt et à
Wagner, devait avec le présent ouvrage livrer ses ultimes pensées sur le maître
de Bayreuth, presque logiquement. Lui qui, déjà en 1983, avait confié à
L'Éducation musicale une fascinante analyse de l'« Interprétation
sémantique du thème de la chasse au second acte de Tristan et Isolde »
(cf. l'EM, n° 296). Le présent volume, d'une érudition rare, dévoile, à partir
des données autobiographiques que Wagner a projetées sur l'œuvre, une vision
aussi perspicace que concise des multiples aspects qu'elle révèle. L'amour et
la mort d'abord, une passion qui se consume et ne peut se résoudre que dans
l'infini de la mort. Celle-ci s'ouvre alors sur un monde merveilleux que
l'auteur qualifie de Nirvâna – symbolisé par la mort d'amour. Serge Gut nous
fournit des clés essentielles pour
comprendre les trois actes de l'opéra et ses différentes périodes ou séquences,
« un découpage indispensable pour apporter un minimum de clarté à
l'analyse ». Une multiplicité de regards convergents sont proposés au
lecteur, dont on ne signalera ici que quelques éléments : l'organisation des
tonalités d'abord, dont « l'utilisation d'une note isolée hissée au rang
de symbole et de structure », une des trouvailles les plus étonnantes du
compositeur. Le recours intensif aux pédales harmoniques, ensuite, qui «
servent de pôles de stabilité ». Le rôle des Leitmotive, bien sûr, mais
aussi des « groupes thématiques fondamentaux », ou « thèmes se
succédant et finissant par former un tout », comme celui alimentant le duo
d'amour du II ème acte. Sans parler de l'art de la
mélodie infinie, comme celui de la transition, porté ici à son summum. C'est
qu'à la différence des autres drames du compositeur, la primauté est ici dévolue à la musique sur
le texte et l'action. Autre paramètre, souvent négligé : le processus
d'évolution que subit le style musical de l'œuvre, dont la composition
intervient au milieu du Ring, et qui s'est elle-même étendue sur une
longue période, d'octobre 1857 à octobre 1859, cette dernière date alors que
Wagner venait de « s'être intensément plongé dans la thématique de Parsifal le mois précédent ». Car il
existe « un lien d'affinité » entre les deux œuvres, et pas seulement
pour ce qui est de leurs sources celtiques communes. L'ouvrage est complété par
une étude du traitement orchestral dans l'opéra, par Jean-Jacques Velly, maître de conférence HDR à
l'Université de Paris Sorbonne, lequel a relu le manuscrit de Serge Gut. Un
ouvrage majeur pour comprendre Tristan et Isolde.
Jean-Pierre Robert.
***
CDs et DVDs
« Dietrich
FISCHER-DIESKAU sings Baroque Arias ». Enregistrements : 1952/1954. 1CD HÄNSSLER Classic SCM
(www.haenssler-classic.com ) : CD 94.218. TT :
74’ 09.
Les Éditions Hänssler Classic permettent aux
admirateurs du regretté Dietrich Fischer-Dieskau (1925-2012) de réentendre
cette voix exceptionnelle, célèbre par ses nombreuses interprétations de Lieder et de musique religieuse. Ce
disque regroupe des Airs baroques extraits de 6 Cantates écrits par 5 compositeurs : G. H. Stölzel,
Fr. Tunder, D. Buxtehude, N. Bruhns et A. Krieger.
Les mélomanes redécouvriront Gottfried Heinrich Stölzel,
théologien, compositeur qui, installé à Gotha à partir de 1720 comme maître de
chapelle, a été au service des Ducs Frédéric II et Frédéric III pour lesquels
il devait fournir une Cantate chaque semaine. Sa Cantate Aus der Tiefe rufe ich, Herr, zu dir, paraphrase allemande du Psaume 130 (De profundis)
est structurée en 5 parties faisant alterner airs et récitatifs. Le compositeur
exploite largement la traduction musicale figuraliste des images et des idées du texte. La voix profonde et si expressive de Dietrich
Fischer-Dieskau s’accomode parfaitement à la gravité
du texte et lui confère toute l’émotion souhaitable. Franz Tunder (1614-1667), organiste de la Marienkirche à Lubeck, fondateur des célèbres Abendmusiken (Musiques du soir) est représenté par son motet pour soliste : Da mihi, Domine (Seigneur, accorde-moi la sagesse)
d’après le Livre apocryphe de la Sagesse ;
il est nettement influencé par l’art du chant italien et accompagné par des
instruments à cordes. Compte-tenu de la tessiture très grave, le remarquable
chanteur a dû procéder à quelques octaviations. Son
interprétation s’impose par la profondeur de l’expression.
Dietrich Buxtehude
(1637-1707), successeur de Franz Tunder à la Marienkirche,
appartient déjà au baroque tardif ; ses œuvres vocales ont servi de modèle
à J. S. Bach. Dans sa Cantate Ich suchte des Nachts(d’après La Sagesse)
pour Ténor et Basse, il introduit en plus des deux violons un hautbois pour
imiter les veilleurs. L’œuvre, assez animée, bénéficie d’une interprétation
équilibrée entre voix et instruments. Nicolaus Bruhns (1665-1697), organiste virtuose, compositeur et
élève préféré de Dietrich Buxtehude, figure dans ce CD avec la Cantate de
Pâques Erstanden ist der heilige Christ pour Ténor, Baryton, 2 violons et basse,
mettant l’accent sur la certitude de la Résurrection du Christ, d’après un
texte du XIVe siècle ; et avec le Psaume
130 en sa version latine : De
profundis clamavi ad te (Ps. 130) pour Basse, 2 violons et basse
continue, cantate chorale très développée, particulièrement impressionnante
nécessitant une remarquable technique de souffle et une virtuosité vocale à
toute épreuve ; elle se termine sur un Amen jubilatoire. Adam Krieger (1634-1666), élève de Samuel Scheidt, après avoir été
actif à la Nikolaikirche à Leipzig, a été nommé
organiste à la Cour de Dresde. Sa Cantate An
den Wassern zu Babel sassen wirpour
Alto, Ténor, Baryton, 2 deux violons et basse continue est fortement imprégnée
par la dramatisation musicale des paroles. Ce programme éclectique signé par le
regretté Dietrich Fischer-Dieskau ravira les discophiles les plus exigeants.
Édith Weber.
Gottfried Heinrich STÖLZEL : Quadri di Dresda e Bruxelles. Ensemble Epoca Barocca. 1CD CPO (Lübecker Str. 9-D49124 Georgsmarienhütte) : 777 764-2. TT : 51’
09.
Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749) bénéficie depuis quelques années d’un
regain d’intérêt, après être tombé dans l’oubli. Il était très apprécié de
Johann Mattheson, mais son successeur, Georg Benda,
maître de chapelle à la Cour de Gotha, considérait que seules quelques œuvres
survivraient. D’abord étudiant en Théologie à Leipzig, il occupa une large place dans la vie
musicale leipzicoise, puis se rendit à Breslau et
Halle ; à partir de 1713, en Italie où il put découvrir les œuvres d’Antonio
Vivaldi et de Nicola Porpora entre autres ; il s’est
ainsi familiarisé avec le style italien. Après avoir été actif à Prague, à
partir de 1720, il s’est installé à Gotha où il a été au service des Ducs
Frédéric II et Frédéric III. L’Ensemble Epoca Barocca, qui se produit sur des reconstitutions historiques
d’instruments baroques, est composé d’Alessandro Piqué (hautbois), Thomas
Müller (cor), Veit Scholz (basson), Verena Schoeneweg (violon) et Michael Beringer (clavecin). Il a enregistré (2012, Deutschlandradio),
sous le Label CPO, huit Sonates pour 4
instruments (Quadri) de Dresde en 3 mouvements contrastés avec Adagio central, soit à la manière
italienne (deux mouvements rapides entrecoupés d’un mouvement lent) ;
ainsi que celle de Bruxelles. La
musique de chambre était très cultivée à Gotha, mais les huit premières Sonates ont été interprétées à Dresde.
Dans le texte de présentation Helga Heyder-Späth rappelle que, en 1752, dans son Traité (concernant le jeu de la flûte traversière), J. J.
Quantz précise clairement ce qu’on est
en droit d’exiger d’un quatuor : « pureté des 4 voix, beau chant, brèves
imitations, mélange approprié des sonorités des instruments
concertants… ». Il insiste sur la solidité de la basse continue, et ajoute
qu’« on ne doit pas pouvoir remarquer si telle ou telle voix a la
préséance » : c’est aussi le cas de cette interprétation, avec jeu
concertant des instruments. À noter la présence du cor qui n’était pas évidente
dans la première moitié du XVIIIe siècle. Certaines de ces Sonates sont davantage pensées pour un trio classique avec ajout du
cor en raison de ses sonorités spécifiques. Voici une belle défense et
illustration de l’apport considérable de Gottfried Heinrich Stölzel à la musique de chambre, grâce à l’Ensemble Epoca Barocca qui confirme son grand succès rencontré tant du
côté du public que de la critique, depuis 1994, lors de Festivals internationaux :
il en sera de même au XXIe siècle pour les discophiles curieux.
Édith Weber.
Gottfried Heinrich STÖLZEL : Kammermusik. Ensemble NeoBarock. 1CD
NEOBAROCK (www.neobarock.de) : Amb 96949. TT :
67’ 38.
Sous le titre Musique de chambre, l’Ensemble NeoBarock — Volker Möller (violon), Maren Ries (violon, alto), Ariane Spiegel (Violoncelle), Fritz Siebert (Clavecin) —, se produisant sur des instruments
anciens reconstitués, a enregistré une sélection de 6 Sonates, 2 Quadri ainsi
que la Partia di Signore Steltzeln en sol mineur de Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749), présenté ci-dessus. La première (trio)
— pour 2 violons et basse continue —, en
do mineur et 4 mouvements : Adagio-Allegro-Adagio-Vivace (selon le plan de la sonate française), de facture baroque, mise sur
l’expressivité (Adagio) et
l’alternance des tempi (Vivace bien
enlevé) ; celle en Sol Majeur —
pour violon, alto, violoncelle et basse continue —, avec la même alternance de
mouvements, se termine par une Giga,
Allegro pleine d’élan et de verve. Elle est suivie de la Sonate « Enharmonique » — pour
clavecin —, en 3 mouvements : Largo,
Dolce entecoupés par une Fugue sur un incipit chromatique un peu plus énergique. La 4e, en Si b Majeur — pour deux violons et basse continue —, comprend un 3e
mouvement Alla Siciliana nostalgique ; celle en Ré Majeur pour
la même formation comprend une introduction Andante de caractère méditatif, suivie d’un bref Allegro, véritable marche en avant aboutissant à l’Adagio plus intériorisé et sa
conclusion : Allegro, à couper le souffle ; celle en mi mineur pour la même formation ne
comporte que 3 mouvements (vif-lent-vif), à la manière italienne. Le Quadro en mi mineur — pour 2 violons,
violoncelle et basse continue —, en 4 mouvements, spécule sur l’alternance
entre mouvements lents (Andante – à
noter une pause dans le déroulement du discours, du meilleur effet —, Adagio) et un Allegro plus bref. Le Quadro en Sol Majeur,
pour la même formation, « à l’italienne », comprend un Adagio plein de grâce et encadré par
deux Allegro avec accélération du
thème du premier mouvement dans le dernier. Le disque comporte encore, extrait du Klavierbüchlein für Wilhelm Friedemann Bach, avec le Menuet/Trio BWV 929
complété par J. S. Bach, la Partia di Signore Steltzelnen sol
mineur, avec Ouverture, Air italien, Bourrée, Menuet/Trio et référence au Signore Steltzeln(Stöltzel). Grâce à
l’Ensemble NeoBarock : voici un autre apport à
une meilleure connaissance de l’œuvre de Gottfried Heinrich Stölzel.
Édith Weber.
Johann Friedrich REICHARDT : Gelebte Lieder. Reinaldo Dopp, ténor. Albrecht Hartmann, fortepiano. 1CD KLANGLOGO (www.klanglogo.de ) : KL
1510. TT : 40’ 03.
Reinaldo Dopp (Ténor) et Albrecht Hartmann (Fortepiano)
ont sélectionné 22 Lieder de Johann
Friedrich Reichardt (1752-1814), violoniste prodige, philosophe, critique et
surtout compositeur de Lieder. Selon
Goethe, il est « le premier qui, avec sérieux et constance », a
traité ses textes lyriques. Ses mélodies oubliées, puis exhumées, retrouvent
ainsi vie à l’occasion du bicentenaire de la mort du compositeur. Elles
reposent sur des textes de Johann Wolfgang von Goethe
(1749-1832), Johann Gottfried von Herder
(1744-1803) et Friedrich Schiller (1759-1805)... Certains textes ont
largement été exploités, entre autres, par Franz Schubert et Robert Schumann.
Ces mélodies se situent à la charnière du classicisme et du romantisme, quelque
peu dans le sillage de Felix Mendelssohn. Parmi les
thèmes traditionnels, figurent l’amour : Ratlose Liebe, Liebesruhe, Das Bild der Liebe, Der Abschied (Goethe) ; les plaintes, soupirs et consolation : Des Mädchensklage (Schiller), Klage (Goethe), Des Einsamenklage(Herder), Trost in Tränen (Goethe) ; le lyrisme et la nature : Heidenröslein, Herbstgefühl et Meeresstille (Goethe). Le poème le plus
impressionnant et si dramatique est certainement : Erlkönig (Goethe), comportant 8 strophes et se terminant tragiquement par
la mort de l’enfant. Reinaldo Dopp et Albrecht Hartmann forment une équipe très soudée, en parfaite connivence
pour les descriptions lyriques et surtout l’expression des atmosphères et des
sentiments. Malgré la diversité des thèmes abordés, ils réussissent à conférer
à chaque Lied son caractère spécifique.
Cette Anthologie significative accorde à J. Fr. Reichardt la place qu’il mérite
dans le répertoire de Lieder. Comme
le rappelle l’auteur du livret à propos de Goethe : « ce programme
ne lui aurait certes pas déplu », ce qui sera aussi le cas au XXIe siècle
pour les amateurs de Lieder.
Édith Weber.
Johannes BRAHMS : Lieder. Mario Hacquard, baryton. Lorène de Ratuld, piano 1CD HYBRID’MUSIC (atelier@hybridmusic.com) : H1833. TT :
48’ 29.
Mario Hacquard (baryton) est aussi bien spécialiste du chant
grégorien, des Oratorios de
Monteverdi, Bach, Dvorak, entre autres, que des Lieder allemands et des Mélodies françaises ou de la musique vocale russe. Son répertoire s’étend du XVIe au XXIe
siècle. Il se produit sur de nombreuses scènes internationales, est également
acteur (cinéma, clips, télévision). Il collabore merveilleusement avec Lorène
de Ratuld, pianiste spécialisée notamment dans
l’accompagnement vocal. Le présent enregistrement, avec 20 Lieder de Johannes Brahms, est introduit par une berceuse Lullaby, clin
d’œil d’une boîte à musique annonçant l’incontournable chant du soir Wiegenlied (berceuse), op. 49, n°4 (plage 21) qui posera un point d’orgue à la fois
discret et mystérieux sur ces miniatures reflétant le déroulement de son
existence, avec ses nombreuses réactions et situations psychologiques. L’amour
y tient une large place, par exemple : Treue Liebe, op. 7 (pl.10), Der Gang zum Liebchen(Le chemin vers la bien-aimée), op. 48
(pl.15), Mädchenlied (Chant de la jeune fille), op. 107
(pl.11) ou encore Botschaft (Message), op.47 (pl.2). À noter le Vergebliches Ständchen (Sérénade vaine), op. 84 (pl.6), se présentant comme un dialogue entre
« lui » et « elle », d’abord assez dramatique. L’autre Ständchen, op.
106 (pl.9) est de caractère plus lyrique et descriptif (lune, montagne,
fontaine), puis évoque le silence et le chant de trois étudiants, avec flûte,
violon et cythare, jusqu’au murmure : « Ne
m’oubliez pas ». Il n’est pas possible de détailler les 20 Lieder parmi lesquels figurent également An den Mond(À
la lune), Auf dem Kirchhofe(Le cimetière), Therese (pl. 4), lied interrogatif dont l’interprétation
est encore rehaussée par la sonorité exceptionnelle du piano Steinway, Salamandre (pl.5), remarquable par son
expression dramatique, entre autres. Lorène de Ratuld intervient, en soliste, avec la 2e
Rhapsodie, op. 79 (pl.13), œuvre
de la maturité, en trois mouvements : rapide-lent-rapide, dans laquelle
elle fait preuve d’une technique éblouissante, d’un solide sens du rythme et de
la dynamique. Par ailleurs, elle soutient le chanteur jusque dans les moindres
détails. Quant à Mario Hacquard, il a le don de
ressentir et d’assimiler toutes les nuances sémantiques et émotionnelles
voulues par Brahms, et de s’investir pleinement dans ces partitions
romantiques. À l’initiative du Label Hybrid’Music :
voici un disque de référence pour les chanteurs et amateurs de Lieder.
Édith
Weber.
« Musique
et chants pour les funérailles ». 1CD JADE (www.jade-music.net )
: 699 682 -2. TT : 77’ 29.
À l’initiative des
éditions JADE, voici encore un disque à thème fort réussi, car il propose des
œuvres pour des funérailles présentées en fonction de l’ordre du
service liturgique : entrée, parole, offertoire, communion, dernier adieu
et sortie. Par ailleurs, il permet de retrouver la voix d’Elisabeth Schwarzkopf
pour l’Ave Maria et la Litanei de Schubert, ainsi que Bist du bei mir ;
des ensembles qui ont fait leurs preuves : Les Petits Chanteurs de Saint-Marc (The Lord is my shepherd (Ps. 23) de Franz Schubert ; le motet Veni, Domine de Felix Mendelssohn, Pie Jesude
Gabriel Fauré) ; le Chœur de Garçons de Sofia (début du Stabat Mater de Pergolèse et Ave verum corpus de Mozart) et le Chœur de Garçons de Vilnius Azuoliukas (In Paradisumdu Requiem de Maurice Duruflé). Le CD
s’ouvre aux sons des cloches de l’Abbaye San Domingo de Silos (Espagne),
suivies des chants grégoriens Subvenite (l’un
des chants les plus anciens de l’Office des défunts) et Lux aeterna interprétés par le Chœur de
cette Abbaye. S’adressant à diverses sensibilités, il propose aussi des œuvres
instrumentales méditatives convenant à la circonstance, telles que : l’Aria de la Suite
en Ré de J. S. Bach, avec Toscanini à la tête du NBC Symphony Orchestra ou encore le Choral du Veilleur (Wachet auf, ruft uns die Stimme) et Jesu, meine Freude (Jésus,
que ma joie demeure) dans un arrangement pour trompette et orgue interprété
par Bernard Soustrot et J. Dekyndt ;
et, pour orgue seul : le Prélude et
Fugue en Ut Majeur (BWV 545) à l’Orgue de l’Abbaye Royale de Hautecombe. Il
s’agit donc d’une compilation discographique comportant des pages
incontournables ; elle rendra de très grands services aux liturgistes,
prêtres, chanteurs et instrumentistes dans l’élaboration d’un programme pour un
office des défunts. L’utilité et l’intérêt de cette initiative discographique
ne sont pas à démontrer.
Édith
Weber.
Franz SCHUBERT : Winterreise (Le Voyage d'hiver) D 911. Cycle
de Lieder d'après les poèmes de Wilhelm Müller. Jonas Kaufmann, ténor. Helmut
Deutsch, piano. 1 CD Sony Classical : 88883795652. TT.: 70'14.
Les interprétations du Voyage
d'hiver par une voix de ténor sont moins nombreuses que celles échéant au
baryton : Peter Pears, accompagné par Benjamin Britten, dans les années 1960,
Peter Schreier par Andras Schiff, plus près de nous. Le mouvement s'inverse cependant
depuis quelques années : Ian Bostridge, Christoph Prégardien, Mark Padmore... C'est
pourtant pour ce type de voix qu'a écrit Schubert. Qu'un ténor de calibre
verdien, voire wagnérien, l'aborde, reste singulier cependant. Aussi la vision
de Jonas Kaufmann était-elle attendue, surtout après sa fine version de La
Belle Meunière, il y a quatre ans. L'illustre ténor munichois ne déçoit
pas. Mieux, il se révèle totalement à l'aise dans cet univers poétique qui, il
faut bien le reconnaître, n'est peut-être pas si éloigné de la scène. Dans la
plénitude de son art vocal, il révèle un monde de nuances inouïes. Schubert
avait déjà rencontré la poésie de Wilhelm Müller avec sa Schöne Müllerin et ses thèmes essentiels de l'errance et
de la solitude. Mais dans ce nouveau cycle, le monologue du voyageur se fait
plus désespéré encore, empli de terreurs et de cris d'une douleur à peine
contenue. Même si on perçoit une vraie unité de climat, les ruptures de rythmes
y abondent. Et il est certain qu'un timbre de ténor corsé tel que celui de
Kaufmann, permet une variété de couleurs extrême. En homme de théâtre confirmé,
celui-ci ménage des contrastes souvent saisissants, passant insensiblement du
ton élégiaque au lâcher de voix à pleine puissance, comme dans ce dernier vers
répété de « Der Lindenbaum » (Le tilleul),
« Là-bas tu trouverais le repos ! », abordé forte puis doux, ou à
l'inverse, à l'ultime phrase de « Letzte Hoffnung » (Dernier espoir), de l'extrême douceur à la
force primaire. Le discours se fait haletant (« Rückblick »
/ Regard en arrière), voire véhément (« Der stürmische Morgen » / Le matin orageux). Le timbre
envoûtant est proche de l'hypnose (« Der Leiermann »
/ Le joueur de vielle), et atteint des profondeurs abyssales (« Das Wirtshaus » /
L'auberge). Helmut Deutsch, qui n'en est pas à sa première rencontre avec ce
cycle, distille la partie de piano avec une immense délicatesse, procurant un
accompagnement lui aussi tout en dégradé, tour à tour clair, diapré, joliment
dansé. La balance voix-piano est proche de l'idéal, dans une acoustique de
concert.
Jean-Pierre Robert.
Giuseppe VERDI : Don Carlo. Opéra en cinq actes. Livret de Joseph Méry et Camille Du Locle, d'après la pièce de Friedrich
Schiller « Don Karlos, Infant von Spanien ». Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Thomas Hampson,
Ekaterina Semenchuk, Matti Salminen, Eric Hafvarson, Robert
Lloyd, Maria Celeng, Kiandra Howarth, Benjamin Bernheim. Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor,
Wiener Philharmoniker, dir. Antonio Pappano. Mise en scène : Peter Stein. Salzburger Festspiele 2013. 2 DVDs Sony Classical : 88843005769. TT. : 3 H 57'.
Le premier intérêt de cette nouvelle version DVD de Don Carlo réside dans sa complétude. Est en effet jouée la version italienne en cinq
actes, introduite par celui dit « de Fontainebleau » ; ce qui permet
de mieux saisir comment naît la passion qu'éprouve l'infant Carlo pour Elisabeth
de Valois, avant que celle-ci ne soit désignée reine d'Espagne. Leur duo, qui
précède la terrible nouvelle, est d'un intérêt singulier et apparaît comme le
premier volet de cet autre échange déchirant, au dernier acte, scellant l'adieu
des amants. Parmi les autres ajouts à la version habituellement donnée, on
trouve, au début de la scène 2 de l'acte II, un développement qui, sur fond de
bal masqué, introduit le travestissement de la princesse Eboli avec la mantille qu'Elisabeth lui remet, avec lequel elle tentera de déclarer
sa flamme à Carlo. De même la scène de la prison, à l'acte IV, est-elle plus
étoffée dans sa seconde partie, qui voit l'arrivée de Philippe II venu rendre
son épée à son fils ; s'en suit une violente réplique de celui-ci. Enfin, le
duo ultime entre les deux amants est lui aussi enrichi d'une première partie
dans le ton héroïque. La deuxième vertu du DVD réside dans la qualité musicale
enthousiasmante de l'interprétation. Antonio Pappano connaît son Verdi sur le bout des doigts et sa lecture cultive une vision
intense, souvent haletante. L'alliage de la fougue du chef italien et du
raffinement des Wiener Philharmoniker produit un
résultat sonore enivrant à maints endroits. La distribution réunit le nec plus
ultra du chant verdien actuel. Les deux héros, Carlo et Elisabeth, rayonnent de
jeunesse et de sensibilité. Anja Harteros, assurément
l'une des grandes sopranos verdiennes du moment, possède cette stamina qui rend son chant si palpitant, particulièrement
lors de l'adieu à la suivante, la comtesse di Lerma, et lors du grand air du
dernier acte, « Tu che la vanità ».
Jonas Kaufmann, parce qu'au zénith de la carrière, n'éprouve pas de difficulté
à affronter la tessiture tendue de Carlo, parsemée de quintes aiguës plus
qu'inconfortables pour le commun des interprètes. Son art de caresser la
phrase, de la ponctuer de pianissimos éthérés et de développer un legato de
rêve, fait de cette interprétation une sorte de référence moderne. Et on admire
cette silhouette juvénile qui peu à peu prend de l'assurance. Thomas Hampson, sur lequel le poids des ans ne semble pas avoir
prise, campe un Posa grandiose et émouvant, un portrait d'une vraie grandeur.
Il en va de même scéniquement du Philippe II de Matti Salminen, vieillard enveloppé dont l'apparente
impassibilité et la démarche débonnaire dissimulent à peine la formidable
autorité. La confrontation avec Posa et plus tard avec le Grand Inquisiteur
font toucher du doigt l'essence de la tragédie. Et ce même si la voix n'offre
pas le brillant naturel d'un timbre italien ou le grain mordoré des basses
d'Europe centrale. Ekaterina Semenchuk, une des
grandes voix du Théâtre Mariinki, est aussi à l'aise
dans la chanson sarrasine que dans les interjections bravaches de l'aria
« O don fatale », ornant le rôle hybride d'Eboli.
Le troisième point fort réside dans la
qualité de l'image. La direction d'acteurs très étudiée de Peter Stein révèle
sa vraie acuité, plus encore qu'à la représentation. Ce qui, en live, pouvait
sembler dilué sur l'immense plateau tout en longueur du Grosses Festspielhaus de Salzbourg, est ici scruté par une
judicieuse prise de vues qui saisit quasiment le for intérieur des personnages.
Si le filmage des scènes d'ensemble, de l'Autodafé en particulier, reste plus
banal, c'est d'abord parce que Stein ne s'y défait pas d'un certain académisme.
Il parle à cet égard de scènes gelées pour le drame. Mais Don Carlo n'est-il
avant tout un drame de l'humain entre quelques figures tout droit sorties de
l'Histoire. On est cloué par des images d'une beauté saisissante, telle ces
deux visages inondés de bonheur de Carlo et d'Elisabeth lors de la scène de la
fontaine. La magnificence des costumes d'époque contribue largement à cette
impression de raffinement pictural, plus encore que la décoration volontairement
épurée et jouant par trop les effets de symétrie, censée décrire les murs
froids de l'Escorial. Une interprétation indispensable qui complète celle de la
version française, Don Carlos, saisie dans la mise en scène de Luc
Bondy, naguère au Châtelet.
Jean-Pierre Robert.
Giuseppe VERDI : Giovanna
d'Arco. Drame lyrique en un prologue et trois actes. Livret de Temistocle Solera, d'après le
drame « Die Jungfrau von Orleans »
de Friedrich Schiller. Anna Netrebko, Plácido Domingo, Fencesco Meli, Johannes Kunz,
Roberto Tagliavini. Philharmonia Chor Wien. Münchner Rundfunkorchester, dir. Paolo Carignani. 2 CDs Universal DG :
479 2712. TT. : 64'44+44'05.
Dans ce septième opéra, Verdi et son
librettiste ne s'embarrassent pas de vérité historique, même par rapport au
drame de Schiller, « La Pucelle d'Orléans ». Non, cette Jeanne
d'Arc taille audacieusement dans l'Histoire pour portraiturer trois
personnages à grands traits, quoique vocalement intéressants. Le Roi Charles
VII nourrit une passion pour la jeune bergère au destin héroïque, tandis que le
père de celle-ci, Genaro, la voue aux gémonies avant
de s'apercevoir de sa méprise, bien tardivement. Le substrat historique, on le
trouve plutôt dans les vastes ensembles concertants qui confient au chœur un
rôle finalement essentiel. Et assure à l''œuvre une tinta annonçant Macbeth.
L'instrumentation originale qui lui est réservée contribue pour beaucoup à la
couleur particulière de cet opéra comme son éclat guerrier. Mais bien sûr, Giovanna
d'Arco est avant tout un opéra de chanteurs. La distribution réunie par
l'intendant Alexander Pereira, pour ce concert du Festival de Salzbourg 2013,
est prestigieuse. Anna Netrebko apporte au rôle titre
un lustre certain. Alors qu'elle aborde depuis peu des Verdi plus lourds
(Leonora du Trouvère récemment, Lady Macbeth actuellement), le large
ambitus du rôle de Giovanna ne lui pose pas de problème. La quinte aiguë
filée est enthousiasmante. Dès le cavatine d'entrée,
on est séduit par un débit tendu, en même temps très orné, ce qu'on retrouvera
dans le duo héroïque avec Carlo, lequel s'amplifie en un trio, étonnamment
débuté a capella, lors que Genaro se joint à eux. Une
certaine dureté dans le timbre confère quelque chose de farouche à la
résolution de la jeune femme. Avec le rôle du père, Plácido Domingo ajoute un nouveau fleuron à sa galerie de barytons verdiens. Son timbre
fondamental de ténor apporte ici un éclat particulier, qui trouve son épitomé
dans l'air du II ème acte. Un modèle de chant verdien
cantabile. Le duo réunissant père et fille, à l'acte III, qui préfigure les
pages valeureuses des opéras ultérieurs, de Rigoletto en particulier, compte au nombre des trésors de cette interprétation.
Francesco Meli, Carlo, favorise une approche
héroïque, sans trop se soucier de nuances, qui lorsqu'elles sont là, semblent
plus fabriquées que naturelles. Mais le voisinage de ses deux collègues aidant,
la manière se décante peu à peu pour atteindre une belle sincérité au dernier
acte. L'importance déjà relevée du chœur justifie la présence d'une formation
du calibre du Phlharmonia Chor de Vienne. La direction de Paolo Carignani, chauffée
à blanc, ne mégote pas sur les effets martiaux et les élans cravachés. Même si
ne pratiquant pas le raffinement des Viennois, les musiciens de l'Orchestre de
la Radio munichoise distillent un authentique son verdien, les vents en
particulier, souvent sollicités. Un sens de l'événement parcourt cette
exécution que les fans de grandes voix ne sauraient manquer.
Jean-Pierre Robert.
« Behind the lines ». Mélodies de Traill, Beethoven, Schubert,
Schumann, Liszt, Wolf, Mahler, Rachmaninov, Ives, Eisler, Weill, Poulenc, Rhim. Anna Prokaska, soprano. Eric Schneider, piano. 1CD Universal DG : 479 2472. TT.: 76'04.
Voilà un disque enrichissant, et
d'actualité en cette année de commémoration du souvenir de le Grande guerre. La cantatrice Anna Prohaska, qui avait
déjà séduit par l'intelligence de la programmation de ses deux précédents
récitals (« Sirène », « Enchanted forest »), a réuni, cette fois, des chants de soldats
: « Vingt-six couleurs qui éclairent autant d'aspects de la vie de
soldat », précise-t-elle. La sélection est judicieuse, opérée parmi les
nombreuses pièces composées sur ce thème, depuis les musiciens du baroque jusqu'aux
modernes, Eisler et Weill. Les rapprochements sont souvent imaginatifs. Ainsi
de « Pressentiment du guerrier » de Schubert et de
« Déclin » de Wolfgang Rhim, deux manières
de dire le passage du rêve au cauchemar : une douceur apparente chez Schubert,
qui peut laisser place à un débit haletant, et avec Rhim,
l'expressionnisme des grands écarts sonnants. De même en est-il des « Deux
grenadiers » de Schumann et du « Retour du sergent » de Poulenc
: le drame angoissé chez l'un, une désinvolture presque grotesque chez l'autre.
Le poids du drame côtoie aussi l'élégiaque, chez Rachmaninov ou chez Thomas Traill. Tous ces poèmes prennent une vie extraordinaire
dans l'interprétation d'Anna Prohaska, d'une vraie
justesse de ton et d'une déclamation impeccable quelle que soit la langue
véhiculée, allemand, français, anglais ou russe. L'engagement de la chanteuse
berlinoise est de tous les instants, comme sont fascinantes les moirures du
soprano, tour à tour clair ou voilé, car elle adapte la couleur de la voix à
chaque mélodie ou song avec un rare sens musical. Au
fil de ce parcours on savourera cette mélodie de Liszt, sur un texte de Dumas,
qui met dans la bouche de Jeanne d'Arc ces mots merveilleux « Je
vais monter au bucher, et pourtant j'ai sauvé la France », ou telle autre
de Charles Ives « 1, 2, 3 », qui verse presque dans la satire. Elle
conclut sur une note quelque peu désabusée avec « Chant funèbre pour deux
vétérans », de Kurt Weill, empli d'un lyrisme chaud et d'une tristesse
presque envoûtante. Un coup de chapeau au pianiste Eric Schneider qui affronte
avec autant d'à propos des musiques aussi diverses.
Jean-Pierre Robert.
*** MUSIQUE ET CINEMA
CINE-CONCERTS
Du 4 au 6
septembre dans la Cour d’Honneur des Invalides à Paris, le metteur en scène
Elie Chouraqui propose un ciné concert
intitulé : « Claude Lelouch en musique ». Ce spectacle partira
ensuite en tournée dans quelques villes de France (Lille, Metz, Lyon, Nantes,
Bordeaux, Marseille, Toulouse).
Le 26 et
27 septembre, au Palais de Congrès à Paris, est projeté « Gladiator » de Ridley Scott sans la partition
musicale. La musique de Hans Zimmer et de Lisa Gerrard sera interprétée en direct par l’Orchestre National
d'Île de France accompagné d'un chœur.
Le 8 octobre au Trianon - 80 Boulevard de Rochechouart 75018
Paris -, le compositeur Clint Mansell se produit avec son groupe, composé du pianiste Carly Paradis et du Sonus Quartet. Un concert à ne pas manquer.
MENAHEM
GOLAN
Producteur et réalisateur, Menahem
Golan est mort le 8 août dernier à Jaffa, où il s'était retiré. En 1979, avec
son cousin Yoram Globus ils
fondent la firme Cannon qui fit de l’ombre aux grandes
sociétés de productions telles que MGM, Universal, ou
Warner. Ils ont produit une incroyable quantité de films. En 1987 plus de 20
films ! Outre les nombreuses séries B avec Chuck Norris, Jean-Claude Van
Damme, Sylvester Stallone, Dolph Ludgren,
Franco Nero, Charles Bronson…, on leur doit la vogue
des Ninjas. Ils produisent aussi John Cassavetes (« Love Stream »), Jean-Luc Godard (« King Lear »), Andreï Kontchalowski (« Maria’s Lovers, Runaway Train »), J. Lee Thompson (« Alan Quatermain »), Robert Altman (« Fool For Love »),
Barbet Schroeder (« Barfly »)… D’excellents compositeurs ont travaillé pour eux : Jerry
Goldsmith, avec « Allan Quatermain », Alan Silvestri, pour « Delta Force », Jimmy Page et
« Le Justicier de New York », Pino Donaggio avec « Over
The Brooklyn Bridge », Henry Mancini pour « Life Force », Trevor
Jones (« Runaway Train »), ou Georgio Moroder pour « Over
the Top ».
Menahem Golan est venu à Cannes pour
l'édition 2014 du Festival où était projeté le documentaire « Go Go Boys», d'Hila Medalia,
qui retrace les grandes heures de la Cannon. Il
sortira sur les écrans français le 22 octobre prochain. De nombreuses BO sont
encore disponibles sur le net.
https://www.youtube.com/watch?v=voA2byi5b6A
https://www.youtube.com/watch?v=EsV7TuNMr5M
https://www.youtube.com/watch?v=06Uu4CRKj1o
Stéphane Loison.
JEAN-LUC GODARD et
la musique de ses films
Jean-Luc Godard vient de sortir « Adieu au
Langage », un film récompensé au
dernier festival de Cannes avec un petit prix ; une récompense dont il n’a
que faire. Un film de Godard ne laisse jamais indifférent. Ce qui nous
intéresse ici, par rapport à ce réalisateur, c’est la manière dont il aborde
les musiques dans ses films et s’il est possible de les écouter hors de leur
contexte. Selon les époques, Godard a tenu des discours, comme il sait le faire,
changeants, radicaux, paradoxaux. La musique de film ne veut rien dire pour
lui. Ce qui existe c’est la bande sonore qui comprend les dialogues, les
ambiances et la musique. Cette dernière peut être composée pour un film – c’est
ce qu’il a fait à ses débuts - mais souvent elle est puisée dans la musique de
répertoire – c’est ce qu’il a fait totalement par la suite. Dans son dernier
film il a découpé la Septième Symphonie de Beethoven.
Pour ses premiers films, ceux des années soixante, il
s’adressa à des compositeurs de musique de film. Ils ont pour nom Solal, Delerue,
Duhamel, Legrand, Misraki, Leroux, Arthuys. A ces
musiques originales, il ajouta aussi des extraits d’œuvres classiques,
principalement de Mozart et de Beethoven.
Dans un entretien pour les Cahiers du Cinéma, dans
« Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard » (1968), on lui pose la
question sur l’utilisation de la musique de film originale. Il répond :
« Godard : Parce que je n’ai pas d’idées sur la musique ; J’ai toujours
commandé à peu près la même musique à des musiciens différents. Ils ont tous
composé une musique à peu près pareille, et je leur ai toujours demandé en gros
ce qui s’appelle de la « musique de film ».
Les
Cahiers : Si on l’écoutait sans voir
le film… »
Godard : Elle ne vaudrait rien.
Les Cahiers : Pourtant
vous avez travaillé avec un jeune musicien : Arthuys pour « Les
Carabiniers »
Godard : C’était
de la musique à l’envers, si l’on peut dire. J’ai dit à Arthuys : tâchons
de faire la musique que pourrait imaginer Juross s’il y avait des possibilités de musique
dans la tête. C’est de la musique grossière, à l’envers, des cavernes.
D’ailleurs, les trois quarts de mes films pourraient se passer de musique. J’en
ai mis, mais s’il n’y en avait pas, le film ne serait pas différent. Dans
« Alphaville », la musique semble être en
contrepoint et même en contradiction avec l’image ; elle a un côté
traditionnel, romance, que dément le monde d’Alpha60. C’est qu’elle est un des
éléments du récit : elle évoque la vie, c’est la musique des mondes
extérieurs, au lieu de les filmer, j’ai fait entendre leur musique. Ce sont des
sons qui ont une valeur d’images. Je n’ai jamais utilisé la musique autrement.
Elle joue le même rôle que le noir dans la peinture impressionniste.
Les Cahiers : Si
la musique joue une rôle plus important, alors c’est
le musicien qui doit faire le film ?
Godard : ….Je
n’irai jamais demander à Stravinski de me faire de la musique d’accompagnement.
Ce qu’il me faut, c’est du mauvais Stravinski, parce que si je prends du bon,
tout ce que j’ai tourné ne sert plus à rien. C’est pour la même raison que je
ne peux pas travailler avec un scénariste ; un musicien conçoit sa
musique, et moi mon film avec mon monde de cinéma. L’un plus l’autre, je crois
que c’est trop. La musique, pour moi, est un élément vivant, au même titre
qu'une rue, que des autos. C’est une chose que je décris, une chose
préexistante au film. »
La conception de Godard par rapport à la musique est
qu’elle est un personnage entier. Il ira même jusqu’à ce que les musiciens
soient directement filmés en train de la jouer comme dans « Prénom
Carmen » avec le quatuor à cordes (l’Opus 132 de Beethoven) ou dans
« Sauve qui peut la Vie » avec la présence de tout un orchestre.
Mais comme la plupart des réalisateurs, il est démuni face à une matière
originale qu’il ne peut contrôler puisqu’elle est imaginée par un autre que
lui. Il n’est pas le maître de cette substance artistique. On retrouve souvent
ce complexe chez de nombreux metteurs en scène. Les compositeurs qui ont
travaillé avec Godard parlent de cette incommunicabilité qu’ils ont ressentie
face à lui. Est-ce pour cela qu’il utilise beaucoup de musique classique, qu’il
coupe, découpe à sa guise ? Cette question ne lui a jamais été posée ?Godard aurait déclaré à Gabriel Yared,
après sa collaboration sur « Sauve qui Peut La Vie », « Vous serez le dernier compositeur vivant à
travailler sur mon film ». Il dit préférer les compositeurs morts.
Avec ECM et pour « Nouvelle Vague » (1990) il emploie, entre autres
compositeurs bien vivants à l’époque, Arvo Pärt, David Darling, Heinz Holliger, Werner Pirchner, Jean Schwartz, Paul Giger,… et par la suite il
utilisera de nombreux compositeurs contemporains de la célèbre édition de
Manfred Eicher (Kancheli, Kurtag, Bryars, Monpou…).
C’est à travers ses premiers films qu’il parle de ses
goûts musicaux. Dans « A Bout de Souffle », Jean-Pierre Melville / Parvulesco, à la question : « Est-ce que vous aimez Brahms ? », il répond : Comme tout le monde pas du tout. - Et Chopin ? - C’est dégueulasse ! »
Dans le « Le Petit Soldat » Anna
Karina / Véronica propose des disques à Michel Subor / Bruno, le double de Godard, qui veut écouter de la
musique. « Bach ce n’est plus
l’heure, un Brandebourgeois à huit heures du matin c’est merveilleux ….
Mozart, Beethoven, c’est trop tôt. Mozart c’est huit heures du soir, Beethoven,
c’est de la musique profonde, c’est minuit…. ».
Dans « Pierrot le Fou »,
Ferdinand / Belmondo répond à Marianne / Karina que la musique passe après la
littérature. Et un 45tours ne s’achète qu’après un achat de 50 livres !
Dans « Week End » dans la cour d’une ferme au cours d’une action culturelle au milieu
d’ouvriers agricoles, avec un très long plan séquence à tour de vis multiple
stupéfiant, qui dure plus de sept minutes, Godard filme Paul Gégaud, scénariste dandy, interprétant, la sonate « La
Chasse » de Mozart sur un piano à queue tout en improvisant un texte
incongru. Jean Yanne / Roland qui assiste à cette
intervention, bâille à se décrocher la mâchoire.
Avant de connaître le catalogue de
ECM, on ne peut pas dire que Godard sera très inventif dans ses choix
musicaux du répertoire. Il emploie les « tubes » de ces
musiciens : le Concerto pour clarinette de Mozart, la Passion selon
Saint Mathieu de Bach ou les quatuors de Beethoven. Dans son dernier film
« Adieu au langage », c’est la symphonie n°7 de Beethoven, archi
utilisée au cinéma, qu’il triture, découpe, hache. C’est avec ce principe de
transgression qu’il aime employer la musique. Tout n’est que découpage et
assemblage de discontinuité. Ce qu’il fait avec la Septième, ou avec l’image,
il n’ose pas le faire avec ses citations verbales. Pourquoi ?
Avant les années quatre-vingt, Godard a eu recours à
des compositeurs de talent dont les musiques sont, pour certaines, devenues les
plus connues du répertoire et qu’on aime écouter sur CD. En 1959, pour « À
Bout de Souffle », Godard fait appel à un jeune futur grand pianiste de
jazz, Martial Solal. C’est Jean-Pierre Melville qui
l’a présenté au réalisateur : « C’était
pour nous deux un premier vrai film. En projection de travail, je suis tombé
sous le charme, et, en un sens, je suis resté plus réservé musicalement que lui
dans la liberté du montage » (Martial Solal ; entretien réalisé par Francis Marmande, Le Monde 1er août 2002). La musique
est enregistrée avec Roger Guérin et Pierre Gossez aux cuivres, Michel Hausser au vibraphone, Paul Rovère à la basse et Daniel Humair à la batterie. Après ce
film Martial Solal a composé seulement pour quelques
réalisateurs dont Melville, Cocteau, Becker, Molinaro,
Carné et en 2000 pour le film « Les Acteurs » de Bertrand Blier. Sa
rencontre avec Godard n’était qu’un accident et pourtant en écoutant une mesure
de sa musique, on reconnaît celle de « A Bout de Souffle ». ( Entretien de Stéphane Lerouge du
CD Martial Solal et Godard ). Pour « Les
Mistons » François Truffaut avait pris comme compositeur Maurice Leroux,
grand compositeur dodécaphoniste et chef d’orchestre reconnu. Leroux avait
écrit la musique d’ « Amère Victoire » de Nicolas Ray et c’est
pour cela que Godard a pris ce compositeur classique, en 1960, pour « Le
Petit Soldat ».
En 1961, Michel Legrand, compositeur de la
Nouvelle Vague, s’est essayé à la comédie musicale avec « Une Femme est
Une Femme », quatre ans avant « Les Parapluies de Cherbourg » de
Jacques Demy. Il fera plusieurs films pour Godard dont « Vivre sa
Vie » et « Bande à Part ». « J’admirais l’homme Godard, son audace, sa manière de faire œuvre de
révolution. Il cassait les règles pour en inventer de nouvelles…Le rêve de
Demy, celui d’un cinéma en chansons et en couleurs, je l’ai d’abord caressé
avec Godard dans une « Femme est Une Femme ». Mais curieusement, le
film est devenu une comédie musicale à postériori. Devant le premier montage,
je lui ai soufflé : « sans le savoir, tu as tourné un musical. Si tu
es d’accord, je vais glisser de la musique partout, y compris sur, sous et
entre les dialogues….Ce fut un boulot insensé, je me suis accroché à chaque
millimètre de pellicule… » (Entretien de Legrand avec Stéphane Lerouge pour la
collection de CD Écoutez le Cinéma)
Pour
« Vivre sa vie » Godard a
demandé à Michel Legrand d’écrire un thème et onze variations pour coïncider
avec la structure de ce film élaborée en douze tableaux. En définitive, au
mixage il n’a gardé que les huit premières mesures de la première variation et
l’a répétée sur tout le récit ! Les musiques une fois enregistrées, Godard
souvent fait des modifications, des manipulations, pour aboutir à des résultats
qui ne correspondent plus du tout à ce qui avait été envisagé au départ avec le
musicien. Il fait de la re-création.
« Je
trouve cette musique assez mauvaise, mais elle a eu du succès et je ne sais pas
pourquoi. Enfin, elle est sympa…je la trouvais déjà mauvaise à l’époque. Disons
que c’est la seule fois que j’ai eu l’idée d’audimat, on ne disait pas
d’ailleurs audimat à l’époque, mais l’idée était que Delerue, qui fait la
musique de Truffaut, peut être que cela aiderait le film vis à vis du public.
Mais c’est la seule fois que j’ai eu une idée comme ça » (Les écrans
sonores de Jean-Luc Godard réalisé par Thierry Jousse, Signature, France
Culture, Harmonia Mundi, 2000)
Godard parle ainsi de la musique de
« Le Mépris » (1963), écrite par Georges Delerue. Le thème de Camille
a été plébiscité comme la plus belle musique de film ! Godard n’avait
aucune idée au sujet de la musique à la sortie de sa projection avec Delerue.
Ce dernier lui propose une musique très ample, romantique dans un esprit
brahmsien et Godard lui a répondu « C’est
tout à fait cela que je veux »…Voir plus haut ce qu’il pense de
Brahms…
Le producteur italien, le célèbre Carlo
Ponti, n’aimant pas la musique de Delerue, a fait réécrire la BO pour la
version italienne « Il Disprezzo » par Piero Piccioni !
Antoine Duhamel pour « Pierrot le
Fou » est peut-être la meilleure rencontre musicale qu’a faite Godard.
Duhamel dit de lui « Godard a
révolutionné ma vie de spectateur avec « Une femme est Une femme »,
en 1961, mis en musique par Michel Legrand. Là j’ai reçu comme un électrochoc
sa manière moderne et iconoclaste d’aborder la comédie musicale. Sans parler de
cette technique ahurissante de fragmentation de la partition…Ma plus grande
ambition c’était de travailler avec Godard. »
Grâce à Anna Karina il va rencontrer Godard
pour lui composer une chanson. Mais à cause des paroles dues à Forlani, qui évoquaient la situation personnelle de Godard
et de Karina, la chanson sera écrite par Bassiak-Rezvani,
le couple du « Tourbillon de la Vie » de « Jules et Jim ».
Godard lui donnera quand même à composer la musique du film. « Vous voyez Antoine il me faudrait deux ou
trois thèmes dans le genre Schumann. Cela
correspondait parfaitement à la dualité de Ferdinand / Pierrot et à la
schizophrénie de Schumann. Godard s’il vous choisit, il n’a pas besoin de dire
grand chose. Les images appellent d’elles-mêmes un certain type de musique.
« Pierrot le Fou » m’a communiqué des impressions que j’ai
immédiatement couchées sur mes portées….Pour le thème de Ferdinand, Godard l’a
exactement employé sur la même séquence sans que nous nous soyons concertés au
préalable... Voilà l’exemple d’une symbiose totale avec un minimum de dialogue.
Avec « Pierrot le Fou », j’ai vécu de l’intérieur la modernité de
Godard, sa vision global de l’écriture cinématographique…trois ans après, on
s’est retrouvé sur « Week-End »…Jusqu’alors
il y avait chez lui un plaisir de l’image, du donner à voir…dans l’utilisation
de la couleur, de l’écran en cinémascope. Avec « Week-End »
il a commencé à s’éloigner de cette jubilation-là, il est entré dans un cinéma
tract, moins lié au plaisir immédiat du spectateur….Plus que jamais sa musique
dans « Week-End » est une passionnante
recomposition de ma partition. » (Entretien de Stéphane Lerouge du CD d’Antoine Duhamel et Godard)
En 1965, dans « Alphaville »,
il rend inaudible des séquences parlées en haussant le niveau sonore pour les
recouvrir. Il en fera de même avec « Week End » et un monologue de Mireille Darc.
Godard a traité la musique comme aucun
autre réalisateur ne l’a fait. Il a toujours cherché à trouver une syntaxe à
cet élément, à ce discours, en cassant les codes, en expérimentant. La réussite
n’est pas toujours au bout, osons le dire, mais il a essayé. La musique
est aussi importante pour lui que l’image. N’a-t-il pas dit un jour que
dans audiovisuel venait en premier audio… !
Pour se souvenir de ses musiques quand la
vague était encore nouvelle, on peut trouver quelques albums chez Universal dans la collection de Stéphane Lerouge « Écoutez le Cinéma ». Un CD consacré à
Martial Solal avec la musique d’ « A Bout
de Souffle », un autre de Georges Delerue avec « Le Mépris» et
d’autres compositions pour d’autres réalisateurs, un avec la musique de
« Pierrot le Fou » et de « Week End » ainsi qu’un CD de Paul Misraki avec
« d’Alphaville ». Il existe aussi un CD
consacré aux musiques de Godard où l’on trouve des extraits des précédentes
musiques et en plus les compositions de Michel Legrand, de Gabriel Yared et la fameuse chanson sur Mao pour « La
Chinoise ».
Avec le CD « Nouvelle Vague »,
sorti chez ECM, on a tout l’audio de ce beau film. L’expérience est très
intéressante. On s’aperçoit qu’on peut se passer du visuel. C’est un paradoxe
quand on sait combien l’image est très importante chez Godard et combien il
aime les films muets….
https://www.youtube.com/watch?v=hlZDIqWHKB4
Stéphane Loison.
BO
en CDs
SECONDS.
Réalisateur : John Frankenheimer. Compositeur
Jerry Goldsmith. 1CD Edition limitée
La-La land records : LLLCD 1109
Un
homme d'âge mur, déçu par son existence monotone, reçoit un jour un coup de
téléphone d'un ami qu'il croyait mort. Celui-ci lui propose de refaire sa vie
en simulant sa mort. Il finit par signer un contrat qui lui permet de changer
de visage et de repartir de zéro mais tout a un prix et cette nouvelle
existence n'ira pas sans poser quelques problèmes. Ce film de 1966, ressort sur
les écrans dans une version restaurée et c’est tant mieux. Au départ le
réalisateur pensait que Rock Hudson n’était pas l’acteur idéal pour ce genre de
rôle tant il était associé aux comédies romantiques. A l’arrivée c’est une des
meilleures prestations de Hudson. A l’époque, le film n’a pas eu le succès espéré,
ce qui est dommage car c’est un excellent film. La SF, le thrilleur, même
l’horreur sont mélangés adroitement. La mise en scène de Frankenheimer est énergique. Jerry Goldsmith avait déjà travaillé pour Frankenheimer sur « Seven Days In
May ». La musique qu’il a composée pour « Seconds » est
efficace, discrète, sombre surtout. Sur le générique de Saul Bass - un des plus
célèbres graphistes de génériques et d’affiches (« Vertigo »,
« L’Homme au Bras d’Or », « Autopsie d’un Meurtre »,
« Psychose », « West Side Story »… ) - l’orchestration du thème annonce la couleur du film.
Avec un orgue électrique, des cordes stridentes, Goldsmith crée quelques choses
de liturgique dans ce climat glauque. L’orgue sera souvent présent au cours des
morceaux. Le thème mélancolique du film sera interprété soit au piano, soit à
la harpe avec une nappe de cordes d’une grande tristesse. Sur le CD, la BO est
couplée avec une autre musique de Goldsmith : I.Q. de Fred Schespisi. Là on est dans le registre de la comédie. En
prenant le thème de « A Vous dirais-je Maman » Goldsmith s’amuse à
créer une ambiance drôle, sympathique, pour cette histoire d’amour entre Tim
Robbins et Meg Ryan sous le regard bienveillant de Walter Matthau-
Einstein. Ce disque montre l’éclectisme et l’immense talent de Jerry Goldsmith.
Un collector.
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=DQhlCRpuX8Y
GAME
OF THRONES (Saison 4). Compositeur : Ramin Djawadi.
1CD Sony Classical : n°88843081472.
Après
« Iron Man », « Prison Break »,
« Le Choc des Titans », « Pacific Rim », Ramin Djawadi continue de composer pour des films ou des séries
qui sont des énormes succès planétaires. Le générique de « Game of Thrones » est peut-être un des plus connus de toutes
les BO qui existent. Des millions de gens l’écoutent et s’en délectent. On peut
reconnaître quelques accents de ce thème dans les arrangements de
« Pacific Rim ». Sony propose donc quelques extraits de la BO de la
saison quatre. C’est une musique pour se souvenir de cette lutte acharnée que
se livrent les sept familles pour être sur le Trône de fer et prendre le
pouvoir aux Lannister. Chaque morceau porte un titre
qu’il est difficile de citer car ce serait spolier cette saison aux spectateurs
qui ne l’ont pas encore regardée. Ramin Djawadi sait
écrire de la musique épique, lyrique, guerrière, tendre avec des teintes
moyenâgeuses, fonctionnant parfaitement avec les aventures qui se déroulent
dans les épisodes. Il est le compositeur de la musique depuis la première
saison. La liste des morceaux du CD contient également une nouvelle version de "The Rains of Castamere", réalisée par le groupe islandais Sigur Rós. Cette belle
musique est à écouter par ceux qui désirent être transportés dans ces univers
fantastiques et mythologiques.
https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=hd-RBTvLhI4
THE
ZERO THEOREM. Réalisateur :Terry Gilliam. Compositeur. George Fenton. 1CD Milan Music / Universal : EAN 3299039953020.
Londres,
dans un avenir proche. Les avancées technologiques ont placé le monde sous la
surveillance d’une autorité invisible et toute puissante : Management. Qohen Leth, génie de
l’informatique, vit en reclus dans une chapelle abandonnée où il attend
désespérément l’appel téléphonique qui lui apportera les réponses à toutes
les questions qu’il se pose. Management le fait travailler sur un projet
secret visant à décrypter le but de l’Existence – ou son absence de
finalité – une bonne fois pour toutes. La solitude de Qohen est interrompue par les visites des émissaires de Management : Bob, le fils
prodigue de Management, et Bainsley, une jeune
femme mystérieuse qui tente de le séduire. Malgré toute sa science, ce n’est
que lorsqu’il aura éprouvé la force du sentiment amoureux et du désir que Qohen pourra enfin comprendre
le sens de la vie... « The Zero Theorem » est le nouveau Terry Gilliam qui avait concocté des films inoubliables comme « Brazil »,
« L’Armées des Douze Singes », « Las Vegas Parano ». Avec
son dernier opus on reste un peu sur sa faim. Il met en image inlassablement
les mêmes thèmes, ce qui n’est pas en soi un problème, mais le tout manque
d’imagination. Il y a quand même quelques scènes hallucinatoires,
époustouflantes. C’est un film assez déconcertant, mais qui a le mérite de
soulever de vraies questions de société, avec créativité et quelques audaces.
Il est servi par des acteurs extraordinaires comme Christoph Waltz, Mélanie Thierry et l’incroyable Tilda Swinton. Pour la musique il retrouve George Fenton qui
avait composé celle de « The Fisher King » en 1991.
George
Fenton compose depuis les années 70. Il a travaillé avec de nombreux
réalisateurs anglais dont Neil Jordan, Stephen Frears,
Richard Attenborough et, depuis 1994, pour Ken Loach.
C’est un compositeur caméléon qui s’adapte à toutes les situations. Il peut
passer de la musique de « Gandhi » à la superbe BO de « Memphis
Belle », ou à la très classique veine pour « Les Liaisons Dangereuses
». Comme le film est un mélange de gothique, de high-tech, de style des années
80, Fenton s’est inspiré de rythmes électro et de notation atonale. Sa musique
rend bien le côté excentrique de Qohen Leth, campé par Christoph Waltz et l’imaginaire débridé de Terry Gilliam. Les scènes
de la plage avec la très sexy Mélanie Thierry sont plus traditionnelles avec
orchestre à cordes et guitare hawaïenne appuyant on ne peut plus sur le côté
romance, sur fond de coucher de soleil – composition à prendre bien sûr au
second degré. La performance de Tilda Swinton au
début de « Shrink Rom Rap – Bob’s Crunch » est surprenante. Le CD rend parfaitement cette ambiance, électro,
romantique, déjantée - « Destroying The
Mainframe and the Release » - que distille ce film d’un des rares
réalisateurs encore border-line.
http://www.youtube.com/watch?v=qakgt4A5Hkw
EARTH TO ECHO. Réalisateur : Dave Green. Compositeur : Joseph Trapanese. 1CD Sony Classical :
n°88843066882.
Joseph Trapanese est un jeune compositeur qui est connu pour
ses arrangements, sa direction d’orchestre. Il a travaillé pour Walt Disney –
« Tron-Legacy »
avec Daft Punk – et a composé quelques musiques
originales en partenariat avec d’autres compositeurs comme pour des films tels
que « Oblivion », film post apocalyptique
où s’est perdu Tom Cruise, et pour la version américaine de ce film
impressionnant de virtuosité qu’est « The Raid ». Le film est une
sorte de retour à des films comme « E.T » ou « Super 8 »,
ou des films pour adolescents dans l’esprit des « Goonies »,
ou « Explorers ». Sur le CD, on trouve
beaucoup de chansons qui accompagnent le film. Seul le dernier morceau - une
suite qui porte le nom du film - est une composition de Joseph Trapanese. Souvent on fait ainsi un mixage spécial pour le
CD. On se demande à qui s’adresse ce disque ? Pour une suite sympathique
de quelques minutes de la BO est-il vraiment intéressant d’écouter la variété
qu’on nous propose ? L’écho nous répond : Non !
http://www.youtube.com/watch?v=jx4Y0vIuI5A
JAMAIS
LE DIMANCHE. Réalisateur : Jules Dassin. Compositeur : Mános Hadjidákis. 1CD Milan
Music/ Universal : n°399 581-2.
Oscar
de la meilleure chanson « Les Enfants du Pirée », en 1961, prix
d’interprétation pour Melina Mercouri à Cannes en 1960, « Jamais le Dimanche », avait mis le feu à la
Croisette avec la musique composée par Mános Hadjidákis. Ce musicien composa de nombreuses musiques de film
et des chansons populaires. On lui doit la musique du chef d’œuvre d’Elia Kazan
« America America »,
de la comédie policière de Dassin « Topkapi », ou de ce film
surréaliste « Sweet Movie »
de Dusan Makavejev. La musique entraînante
de « Jamais le Dimanche » est interprétée avec les instruments grecs
qu’on retrouve dans la plupart des groupes folkloriques. C’est un vrai plaisir
que de réécouter cet album réédité par Milan. En bonus, on trouve la BO pour un
autre film de Jules Dassin, « Phaedra ».
Elle est d’un autre compositeur grec très connu, Mikis Theodorákis. Écoutez la dernière plage du CD qui est
la mort de…
https://www.youtube.com/watch?v=SJN_dHpAgwM
Stéphane Loison.
***
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