PAROLES D'AUTEUR : QU'EN EST-IL DU RAPPORT DE BEETHOVEN AVEC LA NATURE ? REPÈRES PÉDAGOGIQUES : LES CONCERTS DE POCHE ONT 10 ANS PROPOS PARTAGÉS : BON ANNIVERSAIRE MAESTRO INBAL FESTIVALS! BERLIN CI BERLIN LÀ : LES FESTTAGE ET L'OSTERFESTSPIELE L'AGENDA
19 / 5 L'Orchestre du Capitole rend hommage à Henri Dutilleux
On fête bien sûr aussi à Toulouse
le centenaire de la naissance d'Henri Dutilleux. En donnant, lors d'un concert
hommage, son concerto de violoncelle Tout un Monde lointain, créé par
Slava Rostropovitch en 1970 au Festival d'Aix-en-Provence. Le titre est
emprunté à un vers du poème « La Chevelure » tiré des Fleurs du
mal de Charles Baudelaire « tout un monde lointain, absent, presque
défunt ». C'est à Gautier Capuçon qu'échoit l'honneur
de le jouer ; un des plus beaux archets du moment. L'originalité du concert
toulousain est de placer cette pièce emblématique de l'art du maitre français
du XX ème siècle au milieu d'œuvres de trois autres
''grands'' de la musique de ce même siècle : Claude Debussy avec La Mer,
Igor Stravinski dont on jouera la Deuxième suite de l'Oiseau de feu, et
Olivier Messiaen et sa méditation symphonique Les Offrandes oubliées. Tugan Sokhiev dirigera
l'Orchestre du Capitole. En fait, quatre « classiques » du XX ème siècle! Halle aux grains, Toulouse, le 19 mai 1016, à 20H Réservations : Billetterie, 1
Place Dupuy, 31000 Toulouse ; par tel : 05 61 63 13 ; en ligne :
service.location@capitole.toulouse.fr 19 & 21 / 5 Lionel Bringuier dirige l'Orchestre de
Lyon
Délaissant pour deux soirs son
Orchestre du Tonhalle de Zürich, Lionel Bringuier dirigera l'Orchestre de Lyon. Au programme Gustav
Mahler et des œuvres de taille : les Kindertotenlieder
et la Première Symphonie. Mahler a mis dans les « Chants pour les
enfants morts » (1905), sur des poèmes de Friedrich Rückert, toute son
âme. Ils sont poignants au point que leur auteur confessera : « Cela a été
une douleur pour moi de les écrire et j'en éprouve aussi une pour le monde qui
devra un jour les entendre, si triste est leur contenu ». Ils seront
interprétés par le baryton Matthias Goerne, une des
pointures dans le répertoire du Lied allemand. La I ère Symphonie (1899)
inaugure chez le musicien autrichien un formidable corpus consacré à la musique
d'orchestre et le premier volet des quatre symphonies puisant leur suc dans
l'univers du Wunderhorn. Elle doit son titre
de « Titan » au héros d'un roman du poète Jean Paul. Mais là n'est
pas la seule référence littéraire d'une œuvre qui célèbre au long de pages
émouvantes, l'ivresse de la nature et la destinée rustique de l'Homme : ETA.
Hoffmann (« Fantaisie à la manière de Callot »), voire Balzac
(« La Comédie humaine ») et même Dante (« De l'Enfer au
Paradis ») y ont leur part. On attend beaucoup de la vision du jeune chef
français. Assurément un des grands moments de la saison lyonnaise que la
rencontre de ces deux talents ! Auditorium de Lyon, le 19 mai 2016 à 20H et le 21/5 à 18H. Réservations : Billetterie 149,
rue Garibaldi, 69003 Lyon ; par tel : 04 78 95 95 95 ; en ligne :
www.auditorium-lyon.com 22 / 5 L'Espagne à
l'honneur à l'Orangerie de Rochemontès
Distrayant du temps précieux de
ses succès à l'opéra et sur la scène internationale, la soprano Magali Léger
crée dans le cadre idyllique de l'Orangerie de Rochemontès,
et en partenariat avec l'Institut Cervantès de Toulouse, un spectacle très
intime avec son amie de toujours la conteuse Laure Urgin
et leur complice, le guitariste Frédéric Denépoux.
Leurs voix, chantée, parlée, jouée, se mêleront pour célébrer Federico Garcia
Lorca, le poète, l'homme engagé, mais aussi le compositeur. D'autres musiques
s'inviteront à la fête, d'Enrique Granados, de Manuel de Falla et de leurs
confrères sud-américains. Après le concert, les artistes partageront avec le
public les produits de la Ferme aux Téoulets (sise à
Merville) et le délicieux vin du Château Le Bouïs à
Gruissan offert par Frédérique Olivié. Une femme à la
tête d'un vignoble s'imposait pour l'avant-dernier concert de cette saison en "honneur aux dames " ! Et s'il
fait beau on prolongera ces parfums de "Jardins d'Espagne" sur la pelouse du Domaine le long duquel la
Garonne coule, depuis les Pyrénées… Orangerie de Rochemontès, Route de
Grenade, 31840 Seihl, le 22 mai 2016 à 16H30. Réservations : par tel : 05 62 72 23 35 ; en ligne : https://concertarochemontes.festik.net www.youtube.com/watch?v=q89ycQZyrZg 24 & 25 / 5 Le Requiem de Fauré à Notre-Dame de Paris Dans le cadre du cycle de concerts
de Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, le
chef d'orchestre américain John Nelson dirigera la Maîtrise de Notre-Dame de
Paris et l'Orchestre de chambre de Paris dans des œuvres réunissant le
répertoire français avec Gabriel Fauré, et écossais avec James MacMillan. Au cœur du programme, on pourra entendre le Requiem que
Gabriel Fauré écrivit en 1887 et qu'il complètera et remaniera ensuite jusqu'à
la version pour grand orchestre donnée en première en 1900 lors de l'Exposition
universelle de Paris. Ce Requiem a été composé sans intention religieuse
particulière. Son auteur dira l'avoir écrit « juste pour le
plaisir... ». S'il traite de la fin, c'est presque telle « une
berceuse de la mort », a-t-on relevé. Car il s'en dégage une extrême
sérénité, en particulier dans le « Pie Jesu »,
verset d'une sublime beauté. Reste que le recueillement qui traduit une
aspiration intérieure, est peut-être l'expression d'une spiritualité profonde.
L'œuvre sera entourée du Cantique de Jean Racine op. 11 de Fauré (1865)
et du Credo de James McMillan. Ce compositeur et chef d'orchestre (*1959) a un
catalogue éclectique dont des pièces chorales, un opéra (2007), une Passion
(2008) et des œuvres dédiées au violoncelle. Le « credo » est tiré de
la Mess pour chœur et orgue écrite en
2000. Notre-Dame de Paris, les 24 & 25 mai 2016 à 20H Réservations : par tel : 01 44 41
49 99. Toutes linformations sur ce lien. 25 / 5 - 1er / 6 Le Festival de l'Epau Pour son édition 2016, le
festival de l'Epau, sis à l'abbaye du même nom, dans
la proche banlieue du Mans, a encore réuni une affiche prestigieuse. Les temps
forts en seront : le concert de Jordi Savall et de
son ensemble Le Concert des Nations dans un programme ''Terra nostra'', un hommage à la terre, associant Locke, Vivaldi,
Rebel, Marais, Telemann et Rameau (25/5, 20H30, Abbaye) ; un programme au cours
duquel Renaud Capuçon a convié ses jeunes collègues
pour célébrer « le violon français », savoir le Quatuor Capuçon, outre Gérard Caussé et
Yan Levionnois, pour jouer Beethoven et Tchaikovski (26/5, 20H30, Abbaye) ; lequel sera précédé
d'une matinée consacrée à deux jeunes talents, la violoniste Alexandra Conunova et le pianiste Michail Lifits
qui, eux, célébreront ''le violon
moldave'' (Brahms, Szymanowski, Prokofiev, Ravel ; 26/5, 12H30, Hôtel du
département). JS. Bach sera à l'honneur, comme toujours au Mans : on donnera
ainsi la Passion selon Saint Jean avec le chœur Aedes
et l'ensemble Les Surprises dirigé par Mathieu Romano (27/5, 20H30, Abbaye), et
trois des Suites pour violoncelle seul par le jeune celliste Aurélien
Pascal (27/5, à 12H30, Hôtel du département). Une ''Nuit à l'Opéra'' réunira
une brochette enviable dont les sopranos Inva Mula et Raquel Camarinha, le baryton Florian Sempey,
et Raphael Merlin dirigeant l'orchestre Les Forces majeures, avec Alain Duault comme présentateur (Mozart, Gounod, Massenet, Bizet,
Donizetti, Puccini... (1er/6, 20H30,
Abbaye). Une soirée de piano à deux, quatre mains, deux et quatre pianos, joués
par Vanessa Wagner, Wilhem Latchoumia,
Cédric Tiberghien, Marie Vermeulin, permettra
d'entendre des pièces de Debussy, Ravel, Stravinsky et Varèse (31/5, 20H30,
Abbaye). Outre les concerts du matin et
les ''After' - ou concerts nocturnes à 22H30,
prolongeant le ''plat principal''-, une innovation : les ''Before''
ou accueil et accompagnement au concert de 20H30 par des ensembles des
établissements d'enseignement artistique de la Sarthe. Par ailleurs, les
actions pédagogiques qui sont un axe majeur du festival, permettent aux élèves
des établissements scolaires d'assister aux répétitions publiques et de
rencontrer les artistes. Les masterclasses de la
flûtiste Juliette Hurel en musique de chambre,
d'Alexandra Conunova pour le violon et d'Ophélie
Gaillard pour le violoncelle, sont ouvertes aux étudiants des conservatoires. Du 25 mai au 1er Juin 2016 : Abbaye de l'Epau, rue de l'Estérel, 72100 Le Mans et Hôtel du
département. Réservations : Centre culturel de
la Sarthe, 9 place Luigi Chinetti, 72100 Le Mans ;
par tel.: 02 43 27
43 44 ; en ligne : www.epau.sarthe.com 26 – 30 / 5 Ravel et ses fééries enluminés par Les Siècles
Depuis la saison 15-16 et ce, pendant trois
saisons, Les Siècles sous la direction de François-Xavier Roth se lancent dans
le projet de jouer et d'enregistrer l'intégrale de la musique pour orchestre de
Maurice Ravel sur instruments d'époque. Ils en proposent un panorama complet en
le mettant en perspective avec les grands courants artistiques qui l'ont
influencé mais également avec ses contemporains et héritiers. On débutera ce
cycle avec Daphnis et Chloé,
symphonie chorégraphique pour orchestre, aussi bien donnée dans sa version avec
chœur que sans chœur. L'œuvre sera jouée aux côtés de Ma Mère l'Oye qui n'était à l'origine qu'une suite de pièces
enfantines. Deux ballets parmi les plus chatoyants du musicien. Deux contes,
deux odes à la joie communicative, à l'image de cet orchestre hors norme. Pour
cette version interprétée sur des instruments fidèles à ceux qu'a connus Ravel,
Les Siècles ont commandé à Grégoire Pont des illustrations live qui
accompagneront le déroulement de Ma Mère l'Oye. Ce programme sera donné trois fois, respectivement, au Théâtre
Impérial de Compiègne, à la Scène Nationale de Sénart et à la Philharmonie 1 de
Paris. Lors
d'un deuxième concert à Paris, le 30 mai, Les Siècles donneront, outre Ma
Mère L'Oye, des extraits de L'Enfant et les sortilèges, autre
exemple de cet univers fantastique qui a toujours fasciné Ravel. L'illustrateur
Grégoire Pont ajoutera sa part d'imagination à la féerie en livrant ses
dessins en live sur cinq des pièces enchantées de cette œuvre. Théâtre
Impérial de Compiègne, le 26 mai 2016 à 20H45. Scène
Nationale de Sénart, le 27/5 à 20H30, Philharmonie
1 de Paris, les 29/5 (16H30 ) & 30/5 (11H) Réservations. Compiègne : Toutes les infos sur ce lien . Par tel: 03 44 40 17 10 Sénart
: Toutes les infos sur ce lien ; par tél.: 01 60 34 53 60. PP de paris : Toutes les infos sur ce lien ; par tél.: 01 44
84 44 84 ; et pour ce qui est du concert
du 30/5 : Toutes les infos sur ce lien ; tarif scolaire, du CE2 à la 5 = 5,60 €. 8 – 16 / 7 Le Festival de Saintes Sous la direction artistique de Stephan Maciejwski, la 44e édition du
Festival de Saintes réunira environ 400 artistes qui donneront 38 concerts dans
des lieux magiques comme l'Abbatiale et la Cathédrale Saint-Pierre de Saintes,
l'Abbaye Royale de Saint-Jean d'Angély, des églises
romanes alentours, La Maison Ak Meukow
de Cognac qui sont autant de trésors patrimoniaux. Le festival donnera pour la
première fois le King Arthur de Purcell, assuré par un
ensemble en résidence à l'Abbaye aux Dames, Vox Luminis,
sous la direction de Lionel Meunier. Véronique Gens revient dans un programme
de mélodies françaises, accompagnée de Suzane Manoff. Placé également sous le signe des retrouvailles :
l'ensemble Mala Punica avec
un thème très actuel consacré à l'exil. Au chapitre des œuvres abordées, on entendra
les Vêpres de Monteverdi, confiées à
La Tempête, jeune ensemble remarqué, sous la direction de Simon-Pierre Bestion. Au titre des jeunes interprètes, se produiront
Jean-Luc Ho, Camille Thomas, l'Achéron ou l'Ensemble Masques. Cette édition met
aussi à l'honneur les artistes en résidence : outre Vox Luminis, qui donnera, entre autres, le Magnificat de JS. Bach, Nevermind fera découvrir deux
compositeurs méconnus du XVIIIe siècle. Le
JOA s'illustrera dans la Symphonie
Fantastique de Berlioz et l'Orchestre des Champs-Élysées, sous la direction
de Philippe Herreweghe, dans les Symphonies 5 et 7 de Beethoven. Fort de son succès il y a deux ans avec Il Diluvio de Falvetti, la Cappella Mediterranea, sous la direction de Leonardo García Alarcón, enchantera les festivaliers dans un pasticcio d'airs de Cavalli. On peut encore citer des
artistes tels que le claveciniste Jean Rondeau, Béatrice Martin, le Collegium Vocale Gent qui jouera avec le Cappriccio Stravagante, Les
Cyclones, l'Ensemble Zerlina, le Quintette Fauve,
Geoffroy Couteau avec le Quatuor Hermès, ou encore l'Ensemble Intercontemporain...
Le Festival de Saintes ne serait pas ce qu'il
est sans présenter des expériences musicales et rencontres insolites, créer des
ponts entre les différentes disciplines artistiques et le public : comme la possibilité de participer à un
stage, à destination de jeunes de 9 à 20 ans, autour des Cantates de Bach pendant 5 jours, lequel sera encadré par 3 chefs
de chœur, et se clôturera par deux concerts ; ou d'assister aux répétitions
publiques se déroulant tout au long de la journée. Ou encore les soirées
musicales dans la Cour de l'Abbaye qui sont autant d'after permettant de mêler un plus
large public. Sans oublier les conférences quotidiennes de 45' animées par une
musicologue afin de présenter certains programmes, les projections de cinéma,
les visites, les animations… Divers
lieux, du 8 au 16
juillet 2016. Renseignements et réservations : Abbaye aux dames,
11 Place de l'Abbaye, 17100 Saintes ; par tel : 05 46 97 48 30 ; en ligne : www.abbayeauxdames.org/festival-de-saintes Jean-Pierre Robert.
*** PAROLES D'AUTEURQu'en est-il du
rapport de Beethoven avec la nature ? « La nouveauté
est dans l'esprit qui crée et non pas dans la nature qui est peinte. » Eugène Delacroix,
Vendredi 14 mai 1824 Que Beethoven ait eu un lien privilégié avec
la nature, est une idée très répandue, proche du cliché : aux récits
nombreux qui circulent s'ajoutent nombre de peintures, gravures, lithographies
ou sculptures... pour l'attester. Et, qu'il s'agisse d'un « topos
romantique », en grande partie postérieur à la mort de Beethoven le
26 mars 1827, il n'y a aucun doute. Pourtant, ce cliché n'est pas dénué
d'intérêt, car il condense bien des spécificités de la genèse des œuvres de
Beethoven ainsi que les difficultés et les modalités de la réception de sa
musique.
© Beethoven-Haus Bonn Si le compositeur Maurizio Kagel dans son
film Ludwig Van – Ein Bericht tourné
en 1969, consacre une longue séquence à la vue d'un champ de betteraves, le
terme « Beete » désignant cette culture, ne cherche-t-il pas à
démonter l'image du « mythe-Beethoven » diffusé à la suite d'Anton
Schindler par Romain Rolland qui dans sa petite biographie de Beethoven
parue en 1903, et maintes fois rééditée, termine sur l'image d'un Beethoven
lié à la nature : « Il semble que dans sa communion de tous les
instants avec la nature, il ait fini par s'en assimiler les énergies
profondes ». Grillparzer, qui admirait Beethoven avec une sorte de
crainte, dit de lui : « Il alla jusqu'au point redoutable où l'art se fond avec
les éléments sauvages et capricieux. » Schumann écrit de même de la Symphonie en ut mineur : « Si souvent
qu'on l'entende, elle exerce sur nous une puissance invariable, comme ces
phénomènes de la nature, qui, si fréquemment qu'ils se reproduisent, nous
remplissent toujours de crainte et d'étonnement ». Et Schindler, son confident
: « il s'empara de l'esprit de la nature ». — Cela est vrai : Beethoven est une
force de la nature ; et c'est un spectacle d'une grandeur homérique, que ce
combat d'une puissance élémentaire contre le reste de la nature. « Toute sa vie est pareille à une
journée d'orage. — Au commencement, un jeune matin limpide. A peine quelques
souffles de langueur. Mais déjà, dans l'air immobile, une secrète menace, un
lourd pressentiment. Brusquement, les grandes ombres passent, les grondements
tragiques, les silences bourdonnants et redoutables, les coups de vent furieux
de l'Héroïque et de l'Ut mineur. Cependant la pureté du jour
n'en est pas encore atteinte. La joie reste la joie ; la tristesse garde
toujours un espoir. Mais, après 1810, l'équilibre de l'âme se rompt. »
etc. Donc, selon Kagel, et contrairement à ce qui
est admis sans réflexion depuis les premières biographies, la musique de
Beethoven serait l'équivalent d'une vaste étendue, sans aucun lien, si ce n'est
sémantique, temporel et spatial, avec la nature : elle ne serait qu'une
articulation signifiante de temps et d'espace, combinaison savante des données
constitutives de tout être humain, ces catégories psychologiques
spatio-temporelles qui fondent l'humain. Deux Lieder
sur le thème de la nature Pour dépasser l'aporie de cette réception
contradictoire, et par-delà le style dithyrambique de Romain Rolland, quelles
informations nous donne le catalogue des œuvres de Beethoven ? Catalogue
révisé qui vient d'être publié par Henle en 2014, Ludwig van Beethoven, Thematisch-bibliographisches Werkverzeichnis. De ce catalogue exhaustif émergent deux
Lieder composés sur des poèmes qui s'inspirent d'images et de sons évoquant
directement la nature : Maigesang édité
en 1805 dans l'ensemble des huit Lieder
de l'op. 52 (le n°4), mais composé plusieurs années avant sur un poème écrit
par Goethe en 1771, Mailied ; et
Der Wachtelschlag (Le cri de la caille)
WoO 129, composé en 1803 sur une poésie populaire dans la version d'un Almanach
édité pour l'année 1799. L'un comme l'autre de ces deux Lieder donnent forme musicale à la dynamique créatrice de la
nature, soit à partir d'un rythme (celui du cri de la caille), soit à partir de
l'image de l'explosion des bourgeons au printemps. Et l'un comme l'autre
mettent en évidence le processus créateur de Beethoven qui part d'une
incitation très simple : un rythme, un son entendus dans la nature ou
suggérés par la langue poétique de Goethe en l'occurrence. Ces deux Lieder témoignent donc à la fois de
la culture, de la « Bildung » de Beethoven et de son goût pour les
jeux de mots ou les « jeux de notes » : si l'un atteste que
Beethoven est sollicité par la poésie et l'univers poétique de Goethe fortement
influencé par une vision spinoziste et le fameux « Deus sive natura », l'autre montre combien Beethoven se plaît
à se laisser aller à toutes sortes d'associations verbales ou sémantiques,
puisque dans le poème le cri de la caille qui incite à craindre Dieu, « fürchte Gott », rappelle à
Beethoven le prénom du poète dont il vient de mettre en musique des poèmes à
haute portée spirituelle... portant même sur la méditation de la mort, Vom Tode, Christian Fürchtegott Gellert,
auteur des poèmes choisi pour les Gellert-Lieder
op. 48 publiés en août 1803. La Symphonie
pastorale ou le grand malentendu Ces deux poèmes qui mettent en scène des
éléments de la nature (oiseaux, printemps, soleil, danses à l'air libre) mènent
également à l'œuvre emblématique de l'amour de Beethoven pour la nature :
la Symphonie pastorale, la sixième,
op. 68 créée lors de l'énorme concert du 22 décembre 1808, donc en même temps
que la Cinquième Symphonie op. 67,
que le Quatrième Concerto pour piano
op. 58 et que la Fantaisie pour piano,
chœur et orchestre op .80. Une gravure colorisée de Franz Hegi (1774-1850)
datant de 1838, « Beethoven am Bach »,
devenue elle aussi emblématique, montre un Beethoven, avec un air bonhomme et
une attitude inspirée, assis dans la nature, sous un arbre et près d'un
ruisseau, un carnet d'esquisses dans la main gauche et un crayon dans la main
droite, et en arrière-fond, un paysage de collines avec château, village,
moutons, bergère. Pourtant, tout ce qui entoure la genèse, la première
exécution et l'édition de cette Symphonie
pastorale prouve que Beethoven a voulu donner ses lettres de noblesse à la
musique purement instrumentale : ce n'est pas une peinture de la nature,
insiste-t-il sur l'annonce du concert « Pastoral Sinfonie Worin keine Malerey sondern Empfindungen ausgedrückt
sind welche der Genuss des Landes im Menschen hervorbringt »
(« Symphonie pastorale où il ne s'agit pas de peinture mais où est exprimé
le bien-être de la campagne ressenti par l'être »), puis sur le programme du
concert avant l'édition en 1809 :
© Beethoven-Haus Bonn PASTORAL – SINFONIE Oder Erinnerung an das Landleben (mehr Ausdruck der
Empfindung als Malherey) (Ou souvenirs de la vie à la campagne (plus expression de
ce qui est ressenti que peinture)) Allegro, mà non molto. Erwachen heiterer Empfindungen bey der Ankunft auf dem
Lande. (Eveil de sentiements de bien-être lors de l'arrivée à la
campagne) Andante con moto. Scene am Bach. (Scène au bord
du ruisseau) Allegro. Lustiges Zusammenseyn der Landleute. (Assemblée joyeuse de paysans) Allegro. Gewitter, Sturm. (Orage,
tempête) Allegretto. Hirtengesang. Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm. (Chant
de pâtres. Sentiments de joie et de reconnaissance après la tempête) En fait, pour Beethoven il s'agit d'une sorte
de manifeste destiné à affirmer que la symphonie peut et doit exprimer ce qui
est ressenti quand on arrive à la campagne, le bien-être éprouvé par le celui
qui respire à l'air libre. Le sens voulu par Beethoven a été compris par les
premiers critiques qui en ont saisi l'enjeu situé au centre du débat esthétique
d'alors : la fonction de la musique n'est pas de « peindre »,
mais d'exprimer. L'écrivain Friedrich Mosengeil (1773-1839) publia un article
dans la Zeitung für die elegante Welt
Jg. 10 (1810) qui soutient cette position, concluant sur une citation qui
insiste sur le rôle de l'art qui élève l'homme jusqu'à la divinité : « Die Religion macht uns zu Gottes Kindern,
aber die Kunst macht uns zu seinen Freunden. » (« La religion
fait de nous des enfants de Dieu (nous infantilise), l'art fait de nous ses
amis »). Et quelques années plus tard l'Allgemeine musikalische Zeitung XIV (du 19 février 1812) commentait
un concert donné le 31 décembre 1811, à Munich, reconnaissant que cette œuvre à
laquelle était donné le nom de symphonie, était une création tout à fait
remarquable qui « élargissait les frontières de l'art musical »,
insistant sur le fait que la musique instrumentale se situe hors du champ de la
représentation, mais que « la langue musicale utilisée » est loin
d'être comprise par le plus grand nombre. Donc, avec la Symphonie pastorale il ne s'agit pas de description de la nature,
mais d'écriture musicale, qui trouve sa plus haute expression dans le genre
qu'est la symphonie. Les premiers critiques ont donc compris que dans le débat
esthétique d'alors, Beethoven ne prenait pas la position de Daniel Steibelt
(1765-1823) dont le troisième Concerto
pour piano op. 35, publié à Paris en 1799, se terminait sur un Rondo
désigné comme « orage » lié à une « pastorale » - ce Rondo
transcrit pour piano seul eut un énorme succès et une grande postérité tout au
long du XIXe siècle, son thème étant l'occasion de variations brillantes ;
Beethoven ne prenait pas non plus la position illustrée par la « Grande
Symphonie », intitulée « Le portrait musical de la Nature », de
Justin Heinrich Knecht, œuvre publiée en 1785 à Spire par Heinrich Philipp
Boβler, un des premiers éditeurs de Beethoven. Cette « Grande
Symphonie » était déjà en cinq mouvements, et l'orage y tenait une place
particulièrement importante. La page de titre (en français) indiquait
l'argument : « LE PORTRAIT MUSICAL / de la / NATURE /
ou / GRANDE SIMPHONIE / à deux VIOLONS, ALTE & BASSE, avec deux Flûtes traversières,
deux / hautbois, Fagotts, Cors, Trompettes & Timbales ad libitum. La quelle / va exprimer par le moyen des
sons : 1.
Une
belle Contrée ou le Soleil luit, les doux Zéphyrs voltigent, les Ruisseaux
traversent le vallon, les oiseaux gazouillent, un torrent tombe du haut en
murmurant, le berger siffle, les moutons sautent et la bergère fait entendre sa
douce voix. 2.
Le
ciel commence à devenir soudain et sombre, tout le voisinage a de la peine de
respirer, et s'effraye, les nuages noirs montent, les vents se mettent à faire
du bruit, le tonnerre gronde de loin et l'orage approche à pas lents. 3.
L'orage
accompagné des vents murmurans et des pluies battans gronde avec toute la
force, les sommets des arbres font un murm [mugissent] et le torrent roule les
eaux avec un bruit épouvantable. 4.
L'orage
s'apaise peu à peu les nuages se dissipent et le ciel devient clair. 5.
La
Nature transportée de la joie élève la voix vers le ciel et tend au créateur
les plus vives grâces par des chants doux et agréables. 6.
Dédié /à / Monsieur l'Abbé Vogler / Premier Maître de Chapelle
Électorale de Palatin-Bavar. / par / JUSTIN HENRI KNECHT / Publiée & se
vend à SPIRE chés Bossler Conseiller. » Contrairement à cette symphonie de Knecht, la
Symphonie Pastorale de Beethoven est
donc un manifeste esthétique qui s'inscrit dans un héritage musical, et prend
position dans un débat esthétique : la composition exprime d'abord une
expérience émotionnelle, et c'est cette expérience qui se trouve à l'origine de
la dynamique créatrice. Ainsi, plus qu'un amour de la Nature, c'est une
question de composition qui est au cœur de la Pastorale : alors que le but de la Cinquième Symphonie reposait sur la progression, le fait d'aller de
l'avant, dans la Sixième, c'est
l'abolition de cette exigence : le processus musical n'est plus tendu vers
un but définitif à atteindre, mais il peut s'épanouir et faire comme la Nature,
se développer, se reproduire à l'infini donnant l'impression de vivre
l'éternité dans l'instant. La musique est un langage purement humain qui sert à
exprimer ce que l'on ressent pour le faire ressentir aux autres : elle est
là pour transmettre une expérience émotionnelle et non pour décrire des
phénomènes naturels. Si Beethoven a pris le risque de voir sa Symphonie pastorale interprétée comme une musique
descriptive, c'est qu'il pouvait espérer que quelques "connaisseurs" y
verraient une grande oeuvre symphonique capable de repousser les limites de
l'art musical, étant bien évident pour eux que de toutes façons, il était
impossible de représenter musicalement la nature : on ne pouvait faire que
comme elle, c'est-à-dire créer. Qu'il s'agisse d'un
manifeste esthétique en faveur de la musique instrumentale créatrice d'un monde
d'esprits libres, cette interprétation est attestée par la filiation de cette Symphonie avec la musique des Créatures de Prométhée op. 43, œuvre
destinée à un ballet et composée en 1801, comprenant une Introduction et seize
numéros : Beethoven en reprend « La
Tempesta » moment très court et intense qui
suit l'Introduction pour accompagner la rupture de Prométhée avec le monde
divin tout-puissant, fuite qui lui permet de rejoindre les
« créatures », qu'il vient de fabriquer, pour leur communiquer l'élan
vital par une torche enflammée, puis pour leur permettre l'accès à l'émotion et
aux sentiments grâce à la musique. Beethoven reprend également la musique de la
"Pastorale" (n°10) qui accompagne la danse de Pan destinée à redonner vie à
Prométhée poignardé par la muse de la tragédie. Ainsi, comme Prométhée défiant
Zeus grâce à sa divine étincelle, Beethoven peuple le monde d'êtres à son
image. Admirateur de Goethe, il connaissait son Ode écrite en 1774, explosion lyrique d'une très grande
concentration expressive, dans laquelle le poète avait mis l'accent sur le défi
de Prométhée à Zeus, sur son refus définitif de vivre soumis à sa puissance,
prenant conscience que le pouvoir conféré aux dieux n'est que la manifestation
de la faiblesse de ceux qui les honorent. Et c'est avec violence que Prométhée
exprimait sa volonté de créer une humanité nouvelle composée d'hommes faits à
son image: "Me voici, façonnant des hommes,/ Selon ma propre image,/ Espèce qui me sera pareille,/ Pour souffrir et pleurer,/ Pour jouir de la vie et en tirer sa joie,/ Et ne t'accorder nul regard,/ Ainsi que moi! " (1)
© Beethoven-Haus Bonn Or, malgré les mises en garde de Beethoven
pour éviter tout malentendu, et malgré la filiation connue de cette Symphonie pastorale, son sens est vite
détourné par la réception romantique, au point d'en faire la matrice du poème
symphonique.... et de la symphonie à programme à la suite de la Symphonie fantastique de Berlioz créée
en 1830, qui démarque délibérément les cinq mouvements de la Sixième...
donnant également un titre à chacun des mouvements avant de publier un
« programme » racontant l'histoire qui sous-tend la composition
instrumentale…. Les
racines d'un détournement Le détournement de la Symphonie pastorale du côté de la musique descriptive trouve ses
racines dans les premiers récits biographiques, car ils insistent sur l'amour
de la nature de Beethoven qui trouvait son inspiration en se promenant dans la
campagne : la preuve en est qu'il passait tous les étés dans des villages
situés dans les environs de Vienne, Döbling, Heiligenstadt, Mödling, Baden… Les
récits emblématiques de cet amour de Beethoven pour la nature proviennent des
« Notices biographiques » publiées à Vienne en 1832 par le chevalier
Ignaz von Seyfried à la suite de sa présentation des exercices d'écriture
contrapuntique laissés par Beethoven ; ils proviennent également des Biographische Notizen publiées en 1838 à
Coblence par Franz Wegeler et Ferdinand Ries, qui ont été des amis très proches
de Beethoven. Ainsi Ries raconte (p.98) que quand il se rendait à la campagne
où se trouvait Beethoven pour prendre une leçon de piano, Beethoven lui
proposait d'abord une promenade qui durait 3 ou 4 heures, et c'est lors d'une
de ces promenades qu'il se rendit compte de la surdité de Beethoven... Ries qui
a rassemblé ses souvenirs entre 1828 et 1837 ne s'inspire-t-il pas du Testament d'Heiligenstadt, rédigé par
Beethoven en 1802 et publié dans l'Allgemeine
musikalische Zeitung dès octobre 1827 ? Beethoven y décrit sa détresse
: « Mais quelle humiliation, quand il y
avait quelqu'un près de moi, et qu'il entendait au loin une flûte, et que je
n'entendais rien, ou qu'il entendait le pâtre chanter et que je n'entendais
toujours rien! De telles expériences me jetèrent bien près du désespoir : et
peu s'en fallut que moi-même je ne misse fin à ma vie. — C'est l'Art, c'est lui
seul, qui m'a retenu. Ah ! il me semblait impossible de quitter ce monde avant
d'avoir accompli tout ce dont je me sentais chargé. » Le récit de Ries se poursuit (p.99) par
l'évocation d'une longue promenade au cours de laquelle ils se perdirent, mais
surtout au cours de laquelle Beethoven ne cessa de murmurer et parfois de
hurler pour lui-même, sans chanter vraiment de notes. A la question de Ries sur
le sens de ces sons, Beethoven aurait répondu que le thème de l'allegro de sa
dernière Sonate (op. 57) venait de
lui venir à l'esprit (de lui tomber dessus). A peine rentré, il se mit au piano
et oublia totalement qu'il devait donner une leçon... Toujours lié à la Sonate op. 57, dite Appassionata
vers 1838, un autre récit célèbre montre Beethoven affrontant les intempéries
au cours de l'automne 1806 : furieux de l'attitude de son hôte envers lui,
le prince Lichnowsky qui l'avait invité dans sa propriété de Silésie à Graz et
qui voulait l'obliger à jouer devant des officiers français, Beethoven s'en
alla sur un coup de tête. Une preuve matérielle atteste le mauvais temps :
l'état de la partition autographe de l'op. 57 abîmée par la pluie. Or, malgré cette difficulté qui s'ajoutait à
l'écriture pratiquement illisible de Beethoven, la charmante et talentueuse
pianiste française Marie Bigot réussit à déchiffrer la partition :
Beethoven en fut si heureux que non seulement il lui fit cadeau de l'autographe
(ce qui explique sa présence à la Bibliothèque nationale à Paris), mais qu'il
lui proposa une promenade en calèche, sans son mari… au grand scandale de ce
dernier qui exigea de sa femme qu'elle rompe avec Beethoven… Ce goût pour les promenades et pour les
obstacles naturels, en lien avec une relation d'amour, émane également d'un
passage de la lettre désignée par sa destinataire inconnue « l'immortelle
bien-aimée » et écrite en juillet 1812 de Teplitz (ville d'eau située en
Bohême) : après l'avoir incitée sa bien-aimée à reprendre confiance en
contemplant la nature, il lui dit que son voyage a été terrible, mais qu'il
aime cela... « Ah ! mon Dieu, que ton regard s'étende à la belle
nature et que ton âme y trouve la quiétude (…). Mon voyage a été épouvantable.
Je ne suis arrivé qu'hier à quatre heures du matin. Par suite du manque de
chevaux, la voiture postale a emprunté une autre route, mais quelle route
affreuse ! A l'avant-dernière station, on m'avertit de ne pas voyager de
nuit, on me suggéra de redouter une forêt, mais cela ne fit que m'exciter – et
j'eus tort. La voiture à cause de ce terrible chemin devait se briser
(…) ». Une autre lettre témoigne, d'une tout autre
manière, de l'importance de la nature pour Beethoven : il s'agit de la
description devenue emblématique qui se trouve dans la lettre écrite en mai
1810 à Therese Malfatti, jeune fille 22 ans plus jeune que lui (née en 1792-
elle meurt en 1851) qu'il courtisait et qu'il espérait pouvoir épouser :
quelle chance avez-vous d'être déjà à la campagne, lui écrit-il ; je ne
pourrais jouir de ce plaisir (Glückseeligkeit)
que dans 8 jours, comme je serai alors heureux (froh) de pouvoir me promener dans les bosquets, les forêts, sous
les arbres, dans les herbes, sur les rochers, car précise-t-il « kein Mensch kann das Land so lieben wie ich
– geben doch Wälder Bäume Felsen den Widerhall, den der Mensch wünscht »
(« personne ne peut aimer la campagne autant que moi, les forêts, arbres,
rochers ne rendent-ils pas à l'homme l'écho de ce qu'il souhaite »). Cette
affirmation très conjoncturelle n'était-elle pas d'abord une façon de plaire à
Therese en insistant sur un aspect lénifiant de son caractère ? la
référence à Werther est implicite… La suite de la lettre témoigne de ce désir
de lui plaire, de prendre en compte les goûts de la jeune fille. Ainsi, juste
après cette affirmation, et avant un programme de lecture (dont le Wilhelm Meister de Goethe et Shakespeare
dans la traduction de Schlegel) Beethoven lui annonçait qu'il allait lui faire
parvenir des compositions pour lesquelles elle n'aura pas à se plaindre des
difficultés : certains biographes musicologues veulent y voir la partition
de ce que les Français désignent sous le titre de La lettre à Élise (Für Elise,
WoO 59) et qui est une reconstitution posthume effectuée par le musicologue
Ludwig Nohl en 1867 à partir d'esquisses retrouvées dans les papiers de
Beethoven... et dont, bien entendu puisqu'il n'a jamais existé, le manuscrit a
disparu ! Promenades et stimulation créatrice L'exemple de derniers Quatuors à cordes
Peinture de N.
Bittner ©
Niederösterreichisches Landesmuseum St. Polten Que se promener dans la nature en joyeuse
compagnie soit à l'origine d'œuvres qui se caractérisent par la complexité de
leur écriture est attesté par la composition des cinq derniers Quatuors à cordes, démarche créatrice
qui culmine sur la Grande Fugue
op.133 et sur le « Es muss sein »
de l'op. 135. L'anecdote véridique, comme le prouvent la correspondance et les
cahiers de conversation, se passe lors d'une promenade le 2 septembre 1825 dans
l'Helenental, vallée
« romantique » près de Baden, avec des amis musiciens amenés par ses
amis viennois Tobias Haslinger et Karl Holz, dont Kuhlau (1786-1832) venu de
Copenhague ; lors des échanges entre les promeneurs, il est question de
l'anagramme musical composé par Kuhlau sur les lettres du nom de BACH (soit sib-la-do-si
bécarre) publié dans l'Allgemeine
musikalische Zeitung en 1819. Au cours de la soirée qui suit la promenade,
tandis que le champagne coule à flots, Beethoven s'amuse à composer un canon
humoristique : « Kühl nicht lau » sur le BACH, car le
champagne doit être bu frais et non tiède... Jeu de mot qui associe le nom de
Kuhlau à l' « Urmotiv » qu'est le BACH ainsi qu'à la
chaleur de l'amitié bien arrosée. Juste après, cet « Urmotiv »
- soit un intervalle entouré de deux demi-tons, motif qui offre des
possibilités de tensions et de métamorphoses sans perdre son identité - est
utilisé par Beethoven comme noyau originel pour composer ses derniers Quatuors à cordes en 1825 et 1826. Pourtant, même si les derniers Quatuors, op. 127, 130 (et son Final
devenu op. 133), 131, 132, 135 sont liés à cette joyeuse partie, ils sont avant
tout démonstration des pouvoirs créateurs de l'esprit, comme l'affirme le
« Muss es sein ? / Es muss sein » (cela doit être),
motto inscrit en tête du dernier mouvement de ce qui sera le dernier Quatuor op. 135. Alors,
les titres de certaines Sonates ? La Sonate
au Clair de lune op. 27 n°2, la « Pastorale »
op. 28, « la Tempête »
op. 31 n°2, « La Caille »
op. 31 n°3 ne prouvent-ils pas de manière plus simple, ce lien privilégié des
œuvres de Beethoven avec la nature ? Et bien, non ! car les titres ne
sont pas de Beethoven : ils sont du ressort de la réception. Ainsi, bien
des œuvres de Beethoven, jugées trop difficiles à comprendre, ont reçu un
« surnom » : la dénomination a pour but de les rendre abordables
en les liant à une image le plus souvent empruntée à la nature - à l'exception
de la Sonate op. 57 publiée sous le
nom d'Appassionata par un éditeur de
Hambourg en 1838 ou du Concerto pour
piano op. 73 dit « l'Empereur » dès le milieu du XIXe siècle. Si « La Caille » est l'exemple qui
noue la Sonate avec le Lied, Le cri de la caille..., chacun des
autres titres révèle une modalité de la réception via les éditeurs, les poètes
ou les biographes. Ainsi la Sonate
op. 28 a été éditée en 1805 par un éditeur anglais sous le titre de
« pastorale » comme argument de vente et peut-être du fait des
quintes à vide du Rondo final. La Sonate
au Clair de lune publiée à Vienne en 1802 devenue emblématique des amours
de Beethoven et de sa muse inspiratrice qui aurait alors été Giulietta
Guicciardi, a une autre origine : ce titre est mentionné et discuté par
Wilhelm von Lenz (1803-1883) dans son essai Beethoven
et ses trois styles paru en 1852 à Saint-Pétersbourg ; il l'attribue
au poète Rellstab qui « compare cette œuvre à une barque, visitant, par le
clair de lune, les sites sauvages du lac des quatre cantons en Suisse. Le
sobriquet de 'Mondscheinsonate', qui, il y a vingt ans, faisait crier au
connaisseur en Allemagne, n'a pas d'autre origine. » Lenz conteste ce
titre puisqu'il trouve que « Cet Adagio est bien plutôt un monde de morts,
l'épitaphe de Napoléon en musique, Adagio sulla morte d'un eroe ! » (2). En fait
cette attribution au poète Rellstab est fallacieuse : les méandres sont
encore plus tortueux… tout en passant par le besoin d'images poétiques pour
appréhender la nouveauté, la force de la musique de Beethoven et les effets
qu'elle produit.
Gravure de Fritz
Schwoerer © Beethoven-Haus Bonn Quant à « la Tempête », ce surnom
de la Sonate op. 31 n°2 est bien
postérieur à sa publication en 1803 : il ouvre sur l'influence de
Schindler qui, par ce qu'il raconte dans la biographie qu'il a consacrée à
Beethoven, a orienté la réception de sa musique en prétendant qu'il avait su
interroger son héros, son « apôtre », sur « l'idée
poétique » présente dans chacune de ses œuvres. Ainsi, Schindler raconte
qu'à ses questions sur « l'idée poétique » des Sonates op. 31 n° 2 et op. 57, Beethoven aurait répondu :
« Lisez la Tempête » ; ce qui est pure invention (qui a eu
pourtant une sacrée postérité!) : pour assurer la véracité de ses
interprétations, Schindler n'a pas hésité à falsifier les cahiers de
conversations utilisés par Beethoven à partir de 1819, avant de les vendre à la
bibliothèque royale de Prusse en 1846 ! La
fonction de la musique Certes Beethoven était grand lecteur, de
poètes allemands mais également de Shakespeare comme d'Homère, de Tacite ou
d'Euripide, et il faisait feu de tout bois pour créer un monde sonore encore
inouï capable de révéler l'essence de la nature humaine comme la spécificité de
la condition humaine. Dans cette perspective, le cadre poétique de la nature
offert par certains poèmes lui permettait d'exprimer la fonction qu'il
assignait à la musique : assurer le lien entre les êtres et leur ouvrir
l'accès à leur vérité propre qui ne peut s'inscrire que dans le processus,
certes douloureux et anxiogène, de la création. Ainsi le Liederkreis,
cycle de Lieder op .98, An die ferne Geliebte (A la Bien-aimée
lointaine), composé en 1816, fait éprouver à tout auditeur la force de la
musique. Ce cycle rassemble six poèmes d'Alois Jeitteles (1794-1858) qui
présente le musicien-poète assis sur une colline et scrutant l'horizon
« là où les montagnes émergent si bleues » ; le poète s'adresse
aux « légers martinets » qui volent « dans les airs » au milieu
des « nuages », au moment où « le mois de mai revient » et que
« la prairie fleurit », pour inciter sa bien-aimée restée au loin
d'accepter « à présent ces Lieder ». Le thème est donc celui de la
séparation – la bien-aimée est au loin - : "Je" cherche à la retrouver au
moyen des différents éléments de la nature (oiseaux, vents, rivières) – en
vain - si bien que la dernière solution
est de lui envoyer ces poèmes pour qu'elle les chante, seule façon d'effacer le
temps et l'espace qui le séparent d'elle. Un critique contemporain publia dans
l'Allgemeine musikalische Zeitung
(XIX, n°4 du 22 janvier 1817) un article très enthousiaste : l'auteur
considérait ces Lieder, « charmante peinture de l'âme » (« ein liebliches Seelengemälde »),
comme les plus beaux composés depuis longtemps, et soulignait la simplicité de
la poésie ainsi que celle de la musique, allant parfaitement l'une avec
l'autre. Si la musique relie les cœurs et les esprits,
elle peut également exprimer l'angoisse fondamentale de l'homme comme le
prouve la cantate Meeres Stille und
Glückliche Fahrt, op.112, œuvre pour chœur mixte et orchestre, composée sur
deux poèmes de Goethe en 1814-1815, dédiée à Goethe et publiée à Vienne en mai
1822 par S.A. Steiner. Si Beethoven a choisi ces deux poèmes, c'est pour leur
contraste qu'il traduit par le tempo et la métrique, et non par la tonalité :
le premier poème Meeres Stille (Calme
de la mer) est Poco sostenuto, à C/, en ré
majeur ; le second, Glückliche Fahrt (Heureuse
traversée) est Allegro vivace, à 6/8, en ré
majeur. Que cette composition soit implicitement associée à la question de
l'inspiration est suggéré par une remarque de Beethoven dans une lettre
d'excuse à l'archiduc Rodolphe du 23 juillet 1815 : il avait oublié leur
rendez-vous parce qu'une idée « pour le chœur lui était tombée
dessus » et qu'il s'était appliqué à la transcrire. De fait, cette
partition pour chœur et orchestre, construite autour de la notion de tension,
de contraste, peut être entendue comme une métaphore du processus de la
création, processus qui associe le vide angoissant et l'arrivée soudaine de
l'inspiration. Dans l'Allgemeine
musikalische Zeitung (XXIV, n°41 du 9 octobre 1822), le rédacteur de la
revue, Friedrich Rochlitz rendait compte de la partition publiée, avec beaucoup
d'éloges, insistant sur les effets produits par la musique composée par
Beethoven : l'auditeur retient son souffle lors de l'évocation du silence
total, se sent accablé par l'immobilité, puis sourit de bien-être quand le
chœur annonce l'arrivée de la brise marine… Rochlitz affirmait que le plaisir
était assuré d'autant plus que l'œuvre d'une grande densité spirituelle n'était
pas difficile et qu'elle était même possible à exécuter, à condition de
respecter avec précision les changements et gradations d'intensité. Image de la
solitude, de la distance ou de l'espace qui permet de respirer à l'air libre,
la référence à des éléments de la nature sous-tend la mise en œuvre de la
question de l'inspiration et de la création. Le thème de « Beethoven et la
nature » conduit donc au cœur du processus créateur de Beethoven et permet
de prendre conscience de la fonction qu'il assigne à la musique : être le
moyen d'expression purement humain qui transcende les données matérielles pour
s'élever à la plus haute spiritualité, celle où se rencontre non pas dieu mais
la vérité de l'être, ce moment de pure existence, cette joie de se trouver dans
le réel impossible à dire autrement. Ainsi, Beethoven n'a pas composé d'œuvre en
lien direct avec la nature : il ne faut pas attendre de lui l'équivalent
d'une « symphonie alpestre » ! Chez lui, il y a toujours la
médiation de l'artiste créateur entre une source d'inspiration repérable, une
incitation fortuite - le chant des oiseaux, le murmure du ruisseau ou le
déchaînement d'un orage, tout autant qu'un rythme ou qu'un timbre instrumental
– et l'œuvre achevée, résultat d'une longue élaboration, d'une lutte acharnée
menée avec les composantes de l'écriture musicale dont il a hérité pour les
dépasser, les métamorphoser, bien conscient de faire comme la nature :
c'est-à-dire de créer. Élisabeth Brisson. Bibliographie Elisabeth Brisson, Guide de la musique de
Beethoven, Paris, Fayard, 2005 Beethoven, Paris, ellipses, 2016 Emmanuel Reibel, La nature et la musique,
Paris, Fayard, 2016 Comment la musique est devenue
« romantique », Paris, Fayard, 2013 Les
premières biographies de Beethoven : BREUNING Gerhard von, Aus dem
Schwarzspanierhaus, Erinnerungen an Ludwig van Beethoven, Wien 1874 (Georg
Olms Verlag, Hildesheim, Zürich, New York, 2003). LENZ,
Wihlelm von, Beethoven et ses trois styles, Saint-Pétersbourg, 1852 Beethoven.
Eine Kunststudie,
Cassel, 1855. MARX,
Adolph Bernhard, Ludwig van Beethoven Leben und Schaffen, 2 Bde.,
Berlin, Janke, 1859. NOHL, Ludwig, Beethovens Leben, 3
Bde., Wien, Markgraf & Müller, 1864 ; Leipzig, Günther, 1867-1877. SCHINDLER, Anton, Biographie von Ludwig
van Beethoven, Münster, Aschendorff, 1ère édition 1840, 2ème édition
augmentée 1845, 3ème édition largement augmentée, 1860 (cette dernière a été
traduite en français par Albert Sowinski sous le titre Histoire de la vie et
de l'œuvre de Beethoven, Paris, Garnier frères, 1865). SCHLOSSER, Johann Aloys, Ludwig van
Beethoven. Eine Biographie, desselben, verbunden mit Urtheilen über
seine Werke. Heraugegeben zur Erwirkung eines Monuments für dessen
Lehrer, Joseph Haydn, Prag, 1828. SEYFRIED Ignaz Xavez Ritter von, Ludwig
van Beethoven's Studien im Generalbasse, Contrapuncte und in der Compositionslehre,Wien ,1832, Verlag
Haslinger.
WEGELER Franz Gerhard, RIES Ferdinand, Biographische
Notizen über Ludwig van Beethoven, Coblenz, 1838 (Georg Olms Verlag,
Hildesheim, Zürich, New York, 2000) Traduction française de A.-F. Legentil, Notices
biographiques sur L. van Beethoven, Dentu, Paris, 1862.
(1) : Goethe Poésies/Gedichte, Des origines au Voyage en Italie, traduites et préfacées par Roger Ayrault, Aubier/Collection bilingue, Paris, 1951, pp.246-247.
***
REPÈRES PÉDAGOGIQUES
Les Concerts de Poche ont 10 ans : la
musique, service public « Si vous n'allez pas à Schubert, Schubert viendra à
vous », Gisèle Magnan, directrice artistique des Concerts de Poche Les
attentats de 2015 ont remis au cœur des débats sur la nation, le vivre-ensemble
et l'identité, la prise en compte urgente des « territoires perdus de la
République ». L'art et la culture ont un rôle éminent à jouer dans cette
reconquête d'esprits égarés, de jeunes en dérive idéologique ou sociale, séduits
par des croyances religieuses ou sectaires d'un autre temps. Depuis
les émeutes de 2005 où le problème avait été posé, sans vraiment qu'on décèle
ici ou là une réelle volonté de le résoudre et de répondre aux questions
soulevées par les « périphéries » à tous les sens du terme, la
situation impose dix ans après des réponses efficaces
et innovantes. Le « tout économique » ou le tout sécuritaire »
ne sauraient à elles seules tenir lieu de réponse à ces questions essentielles.
Le partage du beau, le désir pour tous d'art et de culture, le besoin
d'harmonie et d'épanouissement concernent le ministère de la Culture et celui
de l'Education nationale, au premier chef, mais aussi celui de la Ville, de la
Jeunesse et des Sports, de l'Agriculture, de l'Agroalimentaire et de la Forêt,
et également ceux de la Famille, de la Justice et de la Santé. Les Concerts de Poche sont nés justement
durant l'année des émeutes il y a dix ans et entrent en pleine lumière, au plus
haut niveau de l'Etat, au moment où la question du lien social, de l'identité
et du vivre-ensemble se fait toujours plus aiguë, pressante, urgente. Ils ont
pour objectif de constituer un outil culturel de lien social itinérant,
mobilisable aisément et avec des moyens raisonnables, selon une économie
efficiente, avec mobilité et souplesse, au service des territoires et de leurs
habitants, dans une relation directe entre artistes intervenants, pédagogues, à
la rencontre de nouveaux publics dans les quartiers et les zones rurales de la
France entière. Ils participent à l'éducation artistique et culturelle, à la
réinsertion et à la cohésion sociales. I. Un concert
anniversaire à l'image de 10 années d'action et d'éducation artistiques et
culturelles, des ateliers aux concerts : les clés
du succès On a
tendance, en France, à se plaindre et dénigrer la force des acteurs artistiques
et culturels sur le terrain, l'éducation artistique et culturelle qui ne serait
jamais à la hauteur des attentes et des enjeux de la société. En réalité,
au-delà des événements majeurs comme la formidable « Folle Journée de
Nantes », en début de chaque année, et l'énergie d'un René Martin qui a su
offrir l'excellence à un public plutôt jeune essentiellement éloigné des scènes
de musique (classique, musique symphonique, musique de chambre, opéra, jazz et
musique contemporaine), à l'instar des « Prom's » de Londres, des
concerts en plein air du Philharmonique de Berlin, entre autres exemples, ou
encore du « système Kodály » en Hongrie, ou bien du « Sistema » pour la transmission et la
formation au Venezuela, d'autres initiatives passionnantes, efficaces, sur tout
le territoire national sont menées discrètement, en profondeur, tout au long
des saisons, et depuis des années. On pourrait dire qu'il y va de la santé
publique et de la cohésion sociale. La demande de musique est immense. Les
salles de spectacle sont pleines. Le succès résultant de l'initiative de la
SNCF de placer des pianos dans les gares à disposition des pianistes (amateurs,
confirmés, semi-professionnels ou professionnels) est révélateur de cette
attente. Certains signes encourageants sont nombreux et tangibles aujourd'hui. C'est
le cas des Concerts de Poche qui
fêtent en 2016 leurs 10 ans. Le concert du 8 février au 104 à Paris (pour une
fois) était l'occasion de réunir parmi les meilleurs artistes de diverses
générations, mêlés à des enfants (du XIXème arrondissement), des jeunes (de
Seine-et-Marne) et des adultes (de l'Essonne), des familles (de Seine-et-Marne)
n'ayant aucune pratique musicale, mais engagés, encadrés par des professionnels
de haut niveau et de remarquables pédagogues : Michel Dalberto, Thomas
Enhco, Philippe Cassard, Augustin Dumay, Henri Demarquette, Yann Dubost, Michel
Moraguès, Pascal Moraguès, David Walter, Jonathan Fournel, Karine Deshayes,
Alain Meunier, Caroline Casadesus, Gérard Caussé, Vassilena Serafimova, Svetlin
Roussev ou encore le Quatuor Modigliani. La
recette du succès est due à plusieurs facteurs savamment mêlés par Gisèle
Magnan, pianiste brillamment diplômée du CNSMDP, qui a non seulement la
crédibilité et la
légitimité, mais aussi le savoir-faire, suite à une prise de
conscience personnelle, une fine observation non seulement du rituel du concert
classique, mais aussi de notre société. Pour mémoire, Gisèle Magnan a mené pendant trente ans une carrère de concertiste soliste
qui l'a conduite sur les scènes françaises et internationales. Ses
enregistrements sont remarqués et récompensés. Pianiste engagée, elle s'indigne
du fossé qui se creuse entre la musique classique et le grand public. Pour
rendre cet art accessible au plus grand nombre, elle crée les Concerts de
Poche en 2002. L'association, qui a pour but d'emmener de grands artistes
de la musique classique, du jazz et de l'opéra dans les campagnes et les
quartiers, commence véritablement ses activités en 2005. Le principe est
simple : pas de concert sans ateliers, pas d'ateliers sans concert. En
2007, Gisèle Magnan décide de se consacrer pleinement au développement des Concerts
de Poche, et d'arrêter son métier de concertiste. La préparation
au concert Elle
permet non seulement de mieux connaître les instruments, le vocabulaire
élémentaire et essentiel de la musique, d'appréhender les timbres, les
tessitures, la voix, mais aussi et surtout les enjeux du travail du musicien,
créateur et/ou interprète. L'association forme pour cela des musiciens et des
comédiens, volontaires, à la création de contenus adaptés aux publics
rencontrés. Ainsi de véritables mises en situation et des rencontres avec les
artistes et les élèves des écoles de musique et de tout type
de publics sont organisés par des personnels compétents, ainsi que des ateliers
participatifs pour d'autres types de publics, totalement néophytes et éloignés
de toute pratique musicale. Ces ateliers qui reposent sur la création et l'improvisation
sont menés collectivement pour comprendre avec naturel la dramaturgie
constitutive d'une composition musicale. On crée avec les participants des
contes musicaux ou de mini-opéras. Les scénarios et des poèmes sont mis en
musique autour du programme du concert. Des ateliers qui revêtent différentes
durées (d'une semaine à un mois) sont montés pour approfondir le propos de la
création et rentrer dans l'ambiance du concert. D'autres ateliers (écriture,
chant choral, théâtre musical) sont organisés pendant plusieurs mois (de trois
mois à un an) pour préparer la première partie du concert.
L'encadrement
par des professionnels Les
ateliers créatifs sont menés par les concertistes ou par un duo comédien-musicien
dans les centres sociaux, les établissements scolaires, les maisons de
retraite, les établissements de soin... Ils permettent aux participants
d'être créateurs et de comprendre de l'intérieur, en profondeur, physiquement
les concerts auxquels ils vont assister. Les ateliers de plusieurs mois donnent
lieu à la réalisation d'une première partie de concert où les participants
chantent, accompagnés par les concertistes (exemple du concert du 8 février
dernier). Cette méthode participative transforme la relation à la musique pour
des publics qui pour la plupart n'ont jamais accès au répertoire classique,
jazz ou contemporain (zones rurales éloignées des centres de création et de
diffusion comme des infrastructures culturelles, quartiers, personnes âgées,
jeunes ou adultes en difficulté sociale, en situation de handicap, etc.). Il ne
s'agit pas seulement de pédagogie mais bien d'une attitude créatrice et
participative, de préparation d'une prestation en début de concert, en
partenariat et en participation avec les concertistes programmés au cours de la
soirée.
Elle
motive l'enfant, l'adolescent, l'adulte et les familles à se mobiliser pour
mieux apprécier le concert, sans la lourdeur du rituel qui peut être intimidant
ou parfois répulsif à cause de codes désuets et mystérieux pour le public
éloigné, liés au concert du XIXème siècle. L'expérience permet de remarquer
qu'un enfant immergé dans un concert vivant et de qualité aura plus de chance
et d'envie de s'inscrire au conservatoire, à la chorale, à la fanfare ou à
n'importe quelle autre pratique artistique, que ceux qui n'auront pas vécu
cette expérience, et ceci le plus tôt possible. Le concert participatif libère
l'étincelle ou le frisson qui procurera l'émotion musicale. L'émotion Elle
libère, interpelle et rapproche l'individu et les personnes de la musique, de
l'artiste et rapproche considérablement les personnes les unes des autres.
L'émotion, d'une part, permet de prendre conscience de la beauté du geste
musical, du son, d'une œuvre en particulier, d'autre part, contribue à
l'épanouissement individuel et collectif, et ainsi de dépasser les a priori,
les résignations et les idées reçues. Elle favorise l'imagination, la confiance
en soi et en les autres, la créativité, la réflexion, la proximité avec les
autres (artistes ou autres spectateurs). La durée limitée des concerts permet
de concentrer l'émotion, de décupler le désir d'en écouter et d'en savoir plus
la fois suivante. Le
partage et le brassage Il
permet de dialoguer et d'échanger autour de l'oeuvre, de l'interprète, de la
condition du concert, de l'acoustique, de la proximité avec la musique et ce
qui se joue sur un plateau de spectacle vivant. On observe à l'occasion des
ateliers et des concerts une circulation unique des habitants
d'un quartier à l'autre, d'une commune à l'autre. Les Concerts de Poche
contribuent ainsi au brassage des populations et au « vivre
ensemble » entre des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées
autrement. Les concerts se terminent par le dialogue autour de l'oeuvre et des
concertistes, un « verre de l'amitié » et une séance de dédicace. Le
décloisonnement des publics Contrairement
au système - par ailleurs parfois bénéfique, gérable financièrement, efficace
et utile dans de grandes salles - qui sépare le public des invitations à une
répétition générale (parfois gratuite, ou à prix modéré) pour le non-public, et
le public habituel des « vrais » concerts, payant des places plus
chères, les Concerts de Poche font le
choix de mêler tous les publics (âges, individuels, groupes, familles,
catégories socio-professionnelles, novices ou avertis, connaisseurs ou
béotiens...). Le prix modique des places qui ne dépasse jamais celui d'un
ticket d'entrée au cinéma, est un atout majeur pour décloisonner et rapprocher
les publics des concerts.
II. Un réseau
national, modèle pour l'international En
dix ans, ce sont 200 000 spectateurs qui ont pu assister à 500 concerts et
participer aux 5000 ateliers, selon la philosophie des Concerts de Poche (concerts et ateliers indissociables). La
croissance est continue et exponentielle depuis dix ans, preuve de la demande
croissante des publics, et partant des collectivités. En 2015, 37 000
spectateurs ont bénéficié de 1200 ateliers, et de 85 concerts partout en
France, dans 240 villages et quartiers, avec 200, artistes invités grâce au
travail de 18 salariés permanents et le soutien de 505 adhérents. Au total,
60 % des actions se déroulent dans des zones rurales isolées, 40 %
sont organisées dans des quartiers urbains enclavés. Le tour de force des Concerts
de Poche est que 90 % des spectateurs habitent à moins de 20 km du
lieu du concert. A l'heure où les observateurs déplorent le relatif abandon des
zones rurales au bénéfice des métropoles (Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion,
2015), les Concerts de Poche relèvent
le défi d'une action culturelle d'exigence et d'excellence au sein même des
« déserts français », de la « diagonale du vide », des
« zones blanches », en somme des
« périphéries » françaises. Ici,
on ne sépare pas le « vrai » concert des pratiques de préparation en
direction des amateurs de tous âges. On ne sépare pas les enfants, les jeunes
et les adultes. Il n'y a pas le concert pour le
« non-public », et le concert pour le public habituel. C'est toute la
force des Concerts de Poche, qui ont lieu désormais dans toutes les
régions de France métropolitaine : Ile-de-France,
Normandie, Bretagne, Nord-Pas-de-Calais/Picardie, Grand Sud-Ouest (Aquitaine,
Limousin, Poitou-Charentes), Grand-Est (Alsace Champagne-Ardenne Lorraine),
Rhône-Alpes/Auvergne, Languedoc-Roussillon/Midi-Pyrénées, PACA,
Bourgogne/Franche-Comté, Centre/Val-de-Loire. Seul le concert anniversaire du 8
février 2016 avait lieu à Paris. Ce
sont plutôt de petites et moyennes villes (pas seulement Reims, Lens, Roubaix
ou Soissons), villages ou quartiers qui accueillent les concerts de
l'association. Donnons quelques exemples pour la seule saison 2015-2016
(jusqu'à février 2016) : Saint-Ouen-en-Brie, Mandres-les-Roses,
Marolles-en-Brie, Montereau-Fault-Yonne, Halennes-lez-Haubourdin,
Châteauneuf-Grasse, Lens, Saint-Germain-lès-Arpajon, Armentières, Saint-Sauveur-sur-Ecole,
Mormant, Cliousclat, La Voulte-sur-Rhône, Wattrelos, Breuillet,
Saint-André-lez-Lille, Oulchy-le-Château, Haubourdin, Saint-Maurice, Bétheny,
Bray-sur-Seine, Brie-Comte-Robert, Laon, Saint-André-lez-Lille, Féricy,
Marolles-en-Hurepoix, Ouzouër-sur-Trézée, Saint-Amand-les-Eaux,
Blandy-les-Tours, Saulce-sur-Rhône, Bazancourt, Grillon, Saint-Restitut, Nandy,
Joinville (Haute-Marne), La Madeleine (Nord), Ollainville-La Roche,
Esquéhéries, Belmont-sur-Rance, Montargis, Lhuître, Wambrechies,
Savigny-le-Temple, Verdun, Valence-en-Brie, Bar-sur-Aube, Bruyères-le-Châtel, Sixt-sur-Aff,
Athis-Mons, Montardon, Pamfou, Barbizon, Coubert, Vesoul,
Saint-Michel-sur-Orge, Vitry-le-François, Armentières, Dourdan, La Fère,
Goeulzin, Rethel, Sains-du-Nord, Le Hommet d'Arthenay, Cuchery, Emmerin,
Thiérache du Centre, Juvisy-sur-Orge... Les
noms des artistes accompagnant l'aventure des Concerts de Poche sont révélateurs, à eux seuls, de l'exigence
proche de Vilar pour le théâtre (« L'élitisme pour tous ») et de la
volonté d'offrir l'excellence (œuvres et interprètes, conditions du concert,
mixité sociale des publics, mélange des générations) à tous les publics. Ainsi
dans les programmes de 2015, on pouvait entendre, outre les artistes du concert
du 8 février, Nathalie Dessay, Lise Berthaud, Adam Laloum, Nemanja Radulovic,
Jean-François Zygel, le quintette Moraguès, le Quatuor de clarinettes les
« Hanches hantées », Jérôme Pernoo, Jérôme Ducros, Romain Leleu,
Thomas Leleu, Didier Lockwood, Philippe Berrod, David Grimal, Anne Gastinel, le
Sirba Octet, et bien d'autres encore. On peut imaginer que le modèle des Concerts
de Poche pourrait être exporté, via l'Institut français et l'Alliance
Française, à l'international... III. Une diversité de
partenaires fidèles et militants dans la durée Reconnaissance En
2015 les Concerts de Poche ont été reconnus d'utilité publique et obtenu
le label « La France s'engage » décerné par le Président de la
République. Agréée entreprise solidaire, l'association des Concerts de Poche est soutenue par le ministère de l'Education
nationale, le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, le
Commissariat général à l'égalité des territoires, le ministère de
l'Agriculture, le Ministère de la Culture et de la Communication (plusieurs
Directions des Affaires culturelles concernées), de nombreux conseils départementaux,
et divers mécènes (Mécénat Musical Société Générale, Fondation Daniel et Nina
Carasso, Fondation SNCF, Spedidam, Fondation France Télévisions, Engie,
Fondation PSA Peugeot Citroën, Fondation MACIF, Fondation 29 Haussmann...).
L'association travaille également avec l'association Cultures du Coeur
favorisant la mixité des publics dans les salles (plus de 4000 invitations
mises à disposition de personnes éloignées des salles de spectacle pour cause d'exclusion sociale). De nombreux bénévoles,
souvent étudiants, soutiennent et suivent les initiatives des Concerts de Poche (ils étaient très
nombreux le soir du 8 février) et complètent utilement et efficacement le
travail de la vingtaine de salariés permanents de l'association.
Pour
donner l'envie et l'émotion au public, Gisèle Magnan rappelle qu'il faut
proposer « les plus grands artistes avec la plus belle musique » qui
existe (entretien à France Inter le 15 février 2016). Naturellement, les
partenaires publics comme privés sont conquis d'emblée par cette recette
simple, qui recouvre aussi l'idée qu'il convient de convaincre les nouveaux
publics dès le premier instant de la rencontre :
« plus les publics sont éloignés, plus il faut les prendre par la main dès
les premières secondes » (entretien à France Inter le 15 février 2016). Le
sentiment d'appartenance à la même volonté de proposer l'exigence et
l'excellence à tous les publics mêlés fait partie d'une des clés des Concerts de Poche. Confiance C'est
grâce à ces constantes d'exigence et de qualité que les Concerts de Poche conquièrent et fidélisent à la fois un public,
les artistes et les partenaires. Le « concert de poche », pour
résumer et conclure, c'est un petit format – une heure de musique -, une petite
salle (sans décorum ni rituel du concert classique), un petit prix, afin que
nul n'en soit exclu et que se dégage la plus grande émotion artistique,
partagée sur scène comme en salle, un trésor pour tous que tout un chacun se
doit de cultiver et protéger. Jérôme Bloch* *Jérôme
Bloch est Agrégé de l'Université, Conseiller pour la musique au Ministère de la
Culture et de la Communication Pour
en savoir plus et suivre l'actualité des Concerts de Poche : facebook :
concertsdepoche twitter :
@ConcertsdePoche
Ils
ont dit : « C'est
vraiment un grand privilège que d'avoir la possibilité d'écouter des artistes
aussi talentueux, dans une ambiance « sans façon » et tout près de
chez nous ». (Elisabeth, spectatrice du récital de Nathalie Dessay à
Joinville (Haute-Marne), mars 2015) « c'est
la première fois de ma vie que je pleure pendant un
concert, non pas de tristesse mais d'émotion, sans pouvoir l'expliquer ni en
parler. Quel bonheur ! ». (Marc, spectateur
du concert de Nemanja Radulovic à Châteauneuf-Grasse (Alpes Maritimes), avril
2015) « Dans
le quartier, la plupart des enfants ne connaissent pas le nom des instruments,
ni même leur sonorité. Grâce aux ateliers, ils vont au concert avec leur
famille. Et quelques-uns sont mêmes allés jusqu'à s'inscrire au conservatoire ! ». (Mustapha Sadallah, directeur
du centre social l'Alma de Roubaix (Nord), septembre 2015) « Les
Concerts de Poche effectuent un
travail formidable en amenant la musique dans les quartiers difficiles ou les
villages. A mes yeux, ce travail en profondeur est la seule manière d'amener
durablement de nouveaux publics à la musique classique ». (Jean-François
Zygel, Le Parisien) « Les
Concerts de Poche , c'est l'initiative la plus
importante de ces dernières années en matière musicale car elle est généreuse
et efficace ». (Henri Demarquette, violoncelliste) « Je
n'avais jamais connu d'association de ce type et il me semble qu'elle vient
combler une lacune importante. Le fait qu'un grand nombre d'auditeurs vivent
cette expérience pour la première fois est très encourageant ». (Michel
Dalberto, pianiste) « Si
un prix de démocratisation musicale existait en France, à coup sûr les Concerts de Poche seraient les mieux
placés pour le remporter ». (ConcertClassic.com,
21 novembre 2014).
***
PROPOS PARTAGÉS
Bon anniversaire,
maestro Inbal ! Cet entretien a été réalisé le 1er mars
dernier, à côté de la Maison de la radio où Eliahu Inbal répétait la Symphonie
N°9 de Bruckner avec le Philharmonique de Radio France. La IX
ème Symphonie de Bruckner que vous allez diriger à la Philharmonie de Paris
dans le cadre de votre 80ème anniversaire, vous l'avez enregistrée
récemment avec un orchestre japonais. Ces orchestres sont très appréciés
aujourd'hui, mais en France on les connait très mal. Qu'en pensez-vous ? Ils ne font pas assez de tournées ! Le
disque dont vous parlez est surtout distribué au Japon, et le marketing pour
l'étranger n'a pas été fait. Cet orchestre, The Tokyo Metropolitan Symphony
Orchestra, avec lequel je travaille depuis 25 ans, j'ai pu le modeler, en faire
quelque chose et aujourd'hui il est formidable ! Quelle discipline, quelle
virtuosité, quelle musicalité, je suis toujours très satisfait quand je vais
là-bas. Les orchestres dans l'Orient, je parle de Shanghai, Taipeh, Singapour,
sont des orchestres très sérieux. Je ne savais pas lorsque je suis allé à Séoul
- ils disent « Sol » comme do ré mi fa sol ! - que j'allais être
étonné par la qualité musicale de leur orchestre. J'ai découvert ainsi de
nombreux orchestres et je continue à en découvrir.
Depuis 30 ans on m'invite à Lille et je vais
aller pour la première fois diriger l'Orchestre de Lille ! Je vais faire
avec eux la 9ème de Mahler et je suis sûr que je serai satisfait. La génération
de musiciens d'aujourd'hui est bien supérieure à celle d'il y a quarante,
cinquante ans. Le niveau général a augmenté, surtout dans les cordes. Chaque
dix ans il y a une poussée. Si on va à la Julliard à New York, par exemple,
chaque dix ans ils sont meilleurs. Ce sont de grands virtuoses maintenant.
Lorsque Joachim a joué le Concerto pour violon de Brahms, c'était injouable
pour lui à l'époque. Le concerto de Tchaïkovski c'était pareil. Actuellement,
presque tous les musiciens de l'orchestre sont capables de le jouer, et on
trouve cette qualité un peu partout. Avant hier j'ai dirigé la 8ème de Bruckner à La Fenice, un orchestre que
j'ai dirigé pendant très longtemps, c'était une exécution exemplaire. Pourtant
on dit que les orchestres italiens ne sont pas à la hauteur des autres
orchestres européens ? Ceux que j'ai dirigé avaient toujours un très
bon niveau. Vous savez, parfois on me dit, comment avez-vous trouvé cet
orchestre ? Était-il bon ? Moi je l'ai dirigé, il était très bon avec
moi ! Je l'ai fait jouer d'une manière de haut niveau. Je me fiche de ce
que vous pensez de cet orchestre, avec moi il est merveilleux ! Le chef
entre aussi en jeu ! Si l'orchestre n'a pas bien joué, il faut demander
qui était le chef ! On raconte que le
Berliner Philharmoniker pourrait jouer tout seul... Peut-être que pour certains orchestres on
peut dire cela. Mais vous savez : les orchestres anglais, ils font ce qu'ils
veulent avec le chef : s'il est très bon, ils jouent très bien ; si le chef est
comme-ci comme-ça, ils jouent comme-ci comme-ça ! Quelques orchestres
allemands tiennent un peu plus le niveau ; ça dépend des caractères, des
traditions… On dit que les
Français ne sont pas simples à diriger ? Mais non, je n'ai pas cette impression! Cet
orchestre Philharmonique de Radio France je le dirige depuis presque 35 ans, et
très régulièrement. Je ne peux pas dire cela, j'étais très content aujourd'hui
de la répétition. Est-ce une histoire
d'amour ? Un chef a entre les mains comme une Ferrari
pour la compétition, mais il faut savoir la conduire. C'est mon travail de
faire sortir ce qu'il y a sous le capot, ce qu'il y a dans l'orchestre ; alors
il me donne cela. Vous souvenez-vous de
votre première expérience au Japon ? Il y a exactement 43 ans ! Je me
souviens de cette date parce que mon fils avait juste un an. Mon premier
orchestre était l'Orchestre symphonique Yomiuri du Japon, un des meilleurs.
Les musiciens étaient très réservés, très appliqués et moi je faisais une
symphonie de Mahler. Cela n'allait pas, je voulais avoir du feu ! Et bien
ils m'ont donné cela, c'était la première fois de leur vie qu'ils jouaient avec
passion ! La critique n'en revenait pas d'avoir entendu l'orchestre jouer
ainsi à l'époque ! Le chef doit obtenir le meilleur de l'orchestre. Ce n'est
pas intéressant un orchestre qui joue automatiquement l'œuvre ; je dois avoir
un rapport très étroit avec lui. Vous
parlez de la Fenice, mais on ne vous connait pas comme un chef d'opéra. Vous
n'avez pratiquement pas enregistré d'opéra ? J'ai fait beaucoup, beaucoup d'opéras mais je
suis avant tout un chef symphonique ; ça c'est la vérité. L'opéra je le fais à
côté. Je n'ai jamais enregistré ; ce qui existe, c'est pirate. A la Fenice ils
ont mis beaucoup d'opéras en circulation sans me demander la permission! Je ne
vais pas leur faire de procès mais ce n'est pas correct. Don Carlo que
j'ai dirigé à Vérone est sorti en pirate ! Je n'ai rien contre, je suis
ravi que les gens puissent m'entendre, je m'en fiche de gagner quelque chose.
Ce que je dis à propos de La Fenice, c'est que je n'ai pas écouté les
résultats, et c'est dans le commerce. Diriger
de l'opéra c'est une bonne école pour un chef symphonique tel que vous ? Bien sûr, l'opéra c'est une musique
dramatique, théâtrale justement, qu'on ne trouve pas dans le symphonique. C'est
important de connaître ce côté dramatique. Par contre le chef symphonique que
je suis donne beaucoup de bonnes choses à l'opéra. Les chefs spécialistes
d'opéra font des compromis avec les chanteurs : çà devient une direction un peu
morceau par morceau. Tandis que lorsque je fais de l'opéra il y a une
continuité, même si c'est un Rossini, un Verdi ou autres. J'apporte quelque
chose que n'ont pas les spécialistes de l'opéra. J'adore diriger Wagner. Je
l'ai dirigé récemment, parce que c'est l'opéra le plus symphonique. Je me sens
bien dans Wagner. On dit qu'il faut un
grand chef pour diriger Wagner ? On dit aussi le contraire, n'importe quel
chef peut diriger Wagner. Je ne peux pas le vérifier mais on peut diriger plus
lentement, plus rapidement ; avec un orchestre moyen Wagner sonne toujours
bien ! A La Fenice avez-vous
de grands souvenirs ? Ah oui ! D'abord j'adore Venise. Vous
savez les Italiens qui parfois ne sont pas disciplinés, un peu fantaisistes,
ont une sensibilité spéciale. C'est normal, c'est un peuple très musical, très
musicien. Et bien quand j'ai fait la 8ème symphonie de Mahler, il y
avait mon orchestre de Francfort et les chœurs de Francfort, plus celui de La
Fenice. Quand vous mettez deux orchestres ensemble c'est toujours un énorme
problème. Qui va être le premier ? C'est comme si leur honneur était en
jeu ! On a fait une chose très spéciale : les bois de La Fenice, je les ai
mis en premier, les cuivres c'étaient ceux de Francfort, et les cordes qui sont
sur deux rangs : et bien un jour c'étaient les italiens qui étaient à
l'extérieur, et un autre jour celles de Francfort. Pour les contrebassistes qui
ont plus de pause, qui peuvent écouter, ceux de Francfort m'ont dit que lorsque
les italiens étaient à l'extérieur, il y avait des couleurs plus
extraordinaires, des phrasés plus sensibles ; et moi je le crois. Alors dire
que les orchestres italiens sont moyens c'est un peu superficiel. De nouveau,
la question essentielle c'est de savoir qui est le chef et que fait-il avec cet
orchestre ? Vous aviez assez de
place pour mettre tous ces musiciens et ces chœurs ? Non, la Huitième de Mahler on l'a jouée dans
la basilique San Giovanni e Paolo. Il y avait Yehudi Menuhin qui était là, et
qui mettait ses oreilles d'une certaine façon pour ne pas entendre les
réverbérations. Il inventait toujours des trucs, il avait trouvé quelque chose
qu'on mettait sur la tête qui positionnait les oreilles pour n'entendre que ce
qui venait de devant et pas de côté ou de derrière. Dans la Basilique on avait
une réverbération de cinq à six secondes alors que dans une salle de concert
c'est en général 2 secondes. A Francfort où j'ai été 16 ans chef titulaire et
ai fait des tournées, des disques pendant 20 ans, mon ingénieur du son qui a
fait des centaines d'enregistrements avec moi, m'a dit que son plus bel
enregistrement était celui de la 8ème de Mahler dans la Basilique de
Venise; ensuite il est parti à la retraite ! Et pourtant cette 8ème ne doit pas être facile à enregistrer ? Et pourtant il n'y avait que deux micros, une
tête. Lorsqu'on écoute avec un casque, c'est comme si on était dans la
salle ! C'est une manière d'enregistrer très simple : on enregistre comme
nous l'entendons. J'aimerai qu'on sorte cet enregistrement. Vous
parlez d'enregistrement : vous avez fait beaucoup de vos enregistrements en
direct. Il y a toujours une polémique autour de cette manière d'enregistrer,
comparé à celle en studio où on retravaille beaucoup. Quel est votre sentiment
à ce sujet ? Il y a des chefs qui ne peuvent plus entendre ce qu'ils ont
enregistré il y a dix, quinze ans… Cela ne change rien : que cela soit en direct
ou en studio, c'est toujours ce que j'ai voulu faire à ce moment là ! En
direct, c'est pratiquement parfait. Pour tous les cycles Mahler, Bruckner et
autres, en règle générale on prend une prise en direct de concert et la
générale aussi. A Francfort, on prenait, si on avait le temps, une autre prise
en direct. Les corrections concernent souvent les bruits du public, lorsqu'on
tousse : entendre toujours au même moment de l'écoute quelque chose qui n'est pas de la musique,
c'est insupportable ; c'est cela que l'on corrige. Le direct c'est beaucoup
plus intéressant ! J'ai avec des orchestres anglais enregistré en studio :
le cycle Chopin avec Claudio Arrau et le London Philharmonic, les symphonies de
Dvořák, les concertos pour piano de Rachmaninov, le Triple concerto de
Beethoven, le Sacre du printemps, Petrouchka, avec le Philharmonia. C'est
faisable, mais personnellement je suis plus pour le direct parce qu'il y a une
authenticité. Vous avez aussi
dirigé à Turin... Je suis resté six ans à Turin. C'était
d'abord l'orchestre de la RAI de Turin. Un an après ils ont refondu en un seul
les quatre orchestres de la RAI. Ils ont éliminé bien des musiciens de ces
orchestres, c'est à dire soit par retraite anticipée, soit en leur offrant de
venir à Turin. Tout d'un coup je me suis retrouvé avec sept premières flûtes,
six premiers cors (rires). J'ai dû faire un travail extraordinaire pour
éliminer ceux qui étaient superflus, ceux qui n'étaient pas parfaits, et cet
orchestre est devenu le meilleur orchestre symphonique d'Italie ! Je crois
qu'il l'est toujours. Pour enregistrer des
concertos comment se faisait les choix du soliste ? On me demandait toujours si j'avais une idée
pour le soliste ! D'habitude ils essayaient d'obtenir le meilleur !
C'était pour moi pas très difficile d'accepter. Vous avez quand même
eu des solistes débutants ? Oui de très jeunes, des très âgés aussi. Les
jeunes c'est passionnant parce qu'ils sont plus malléables, ils sont plus
ouverts, ils ont souvent un tempérament très fort. Ils exagèrent aussi ; comme
jeune chef j'étais comme eux ! Je passais du jeune Berezovsky au doyen
Arrau ! J'ai même joué, pas enregistré, avec Rubinstein en Israël. Il devait
avoir plus de 80 ans, 85 ans peut-être. Il se sentait encore jeune. J'ai même
joué avec Heifetz un an avant qu'il ne prenne sa retraite ! Je crois même
qu'il était sorti de son cocon pour faire cette tournée avec l'Orchestre
Philharmonique d'Israël, en 1967, et on a fait un concert au Hollywood Bowl. Il
devait avoir 66 ans. Il m'a pris par la main et le premier violon m'a dit qu'il
ne le reconnaissait pas car il était toujours très méchant et là il avait un
geste sympathique. C'était très émouvant, j'avais à peine trente ans !
J'ai aussi eu à ses tous débuts Sergei Khatchatrian, Est-ce
que vous vous sentez une filiation par rapport à des chefs avec qui vous avez
travaillé ou qui vous ont inspiré ? Un très grand chef d'orchestre, Fritz Reiner,
a dit qu'un chef d'orchestre doit avoir un modèle qu'il imite ! Je crois
qu'il est allé trop loin. Mais avoir un modèle pour pouvoir aller dans sa
direction, ou à partir de là se trouver une autre voie, cela est valable. Il y
a de grands chefs que j'ai adorés : Bernstein, von Karajan ; par l'écoute, il y
a Mitropoulos. Lorsque j'étais en Israël, encore étudiant, après mon service
militaire que j'ai fait comme violon solo, pendant la journée, j'étais toujours
aux répétitions de l'Orchestre Philharmonique d'Israël. Il y avait une procession de chefs
d'orchestre, plus extraordinaires les uns que les autres, et des solistes
exceptionnels. Il y avait Markevitch, Fricsay, Kubelik, Kletzki, tout le temps
il y avait des grands chefs. C'est dans l'orchestre que j'ai appris à diriger : lorsque j'étais violon solo ou
second violon à l'opéra, c'est là que j'ai appris, parce que c'est ce que je
voulais faire, c'était mon futur métier . J'avais l'oreille et l'attitude d'un
chef d'orchestre ; pourquoi ce que fait tel chef est bon ou mauvais. Et dans
les répétitions j'apprenais beaucoup de ces grands chefs, c'était
formidable ! Avez-vous formé des
chefs ? Non, je n'ai jamais donné de cours. Il y a
beaucoup de chefs qui écoutent mes disques et qui me disent - ils sont très
gentils dès fois - que les Mahler, les Bruckner ou autres, sont des références
pour eux. Il y en a d'autres qui me disent que les Gurrelieder de
Schoenberg que j'ai donnés sont pour eux une référence. Mais je ne donne pas de
cours parce que moi-même je continue à apprendre…Peut-être qu'à 95 ans, je
saurai comment ça marche et que je pourrai donner quelques conseils ! C'est
Solti qui a dit un jour vouloir jouer la Cinquième de Beethoven telle qu'elle a
été composée ! Mahler avait des problèmes avec cette
symphonie. Et un jour il a réussi avec le New York Philhamonic et il a invité
tout le monde au restaurant où il a déclaré : enfin j'ai pu jouer cette
symphonie comme je l'ai voulu ! (rires) J'avoue
être un inconditionnel de Berlioz, ce qui n'est pas le goût des Français
paraît-il et j'aime comment vous l'envisagez ! Berlioz est un très grand compositeur et en
temps que chef symphonique j'ai une approche un peu différente de mes
confrères. Il y a dans ses œuvres une continuité et non pas des morceaux et des
morceaux. Ses oratorios sont une œuvre entière. Je le mets sur le même pied
d'égalité que Beethoven. Beethoven a ouvert la musique pour l'univers, pour
tout le monde. Avant c'était une musique merveilleuse, c'était pour une
certaine clientèle. Beethoven, lui, a ouvert la musique à l'humanité !
Berlioz a fait la même chose mais d'une façon différente : il a ouvert l'écriture de la musique. Après
lui on pouvait utiliser toutes les couleurs, faire des combinaisons avec les instruments
les plus extraordinaires ; jamais avant lui on avait osé faire cela !
Il a inventé les Leitmotiv ! Dans la IX ème Symphonie de Beethoven, il y
en a aussi dans le dernier mouvement. Mais chez Berlioz c'est une innovation.
Wagner était très inspiré par Berlioz ; et aussi, on l'oublie, Bruckner.
Berlioz est un compositeur trop sous-estimé encore aujourd'hui. Je vais
vous poser une question qui peut-être vous gênera et à laquelle vous répondrez
par « joker » : Pensez-vous que ce qu'a fait Barenboim en allant
jouer du Wagner en Israël était un acte justifié ? C'était une grande bêtise de la part de
Barenboim ; et avant lui, la musique de Richard Strauss jouée par Heifetz, en
1953 dans un récital à Jérusalem. Tout le monde à l'époque avait essayé de le
dissuader : il a joué la sonate pour violon, il était nerveux, il savait qu'il
faisait quelque chose de très hasardeux. Après le récital, il y a eu quelqu'un
qui avec un bâton de métal l'a attaqué à la main et la lui a presque cassée. Je
trouve cela très très bête parce que les gens qui étaient dans les camps de
concentration, un compositeur comme Wagner était le symbole du nazisme ; à tord
ou à raison, c'était comme ça ! Il faut respecter cela. Cette génération
est en train de disparaître, ils ne sont plus très nombreux. Plus tard ce ne
sera pas un problème. Il n'y a jamais eu une interdiction de jouer ces
compositeurs. On peut acheter des disques, des DVD, en Israël. Par l'insistance
ces actes sont devenus politiques et les nouvelles générations ont pris le
relais, et lorsque quelqu'un veut jouer cette musique ce sont les jeunes qui se
manifestent. Leur bêtise a créé ce phénomène de rejet. Le monde de la musique
ne peut pas exister sans Richard Strauss, Richard Wagner. Je trouve ce qu'ils
ont fait très idiot, et c'était à mon avis pour se mettre en avant…c'était très
bête ! Y'a-t-il une œuvre
qui vous émeut toujours autant quand vous la dirigez ? Vous allez être surpris : toujours toujours
toute…la Neuvième Je vais vous donner un exemple : à Tokyo à la période de
Noël, avant Noël et jusqu'à Noël, tous les orchestres jouent la Neuvième
plusieurs fois, c'est un rituel. Un japonais qui se respecte doit écouter la
Neuvième pendant la période de Noël pour se préparer pour le nouvel An. Et bien
vous pouvez vous imaginer que je l'ai dirigée plusieurs fois dans cette période
à Tokyo. Chaque fois j'avais l'impression que je n'avais jamais dirigé cette
symphonie ! Je dois de nouveau comprendre ce que cette symphonie veut
dire. Je l'ai dirigée il y a encore trois mois : vous ne pouvez pas vous
imaginer les efforts spirituels que j'ai mis pour recréer cette partition,
comme si je ne l'avais jamais entendue ! C'était ma meilleure
direction ! Je vais vous dire une chose qui va vous étonner, je suis né
pour être chef d'orchestre, je suis né pour jouer de la musique, c'est ma vie et quand je dirige une
œuvre il n'y a pas de routine, c'est toujours comme si je la joue pour la
première fois, voilà la réponse. Propos recueillis par
Stéphane Loison.
FESTIVALS!
Berlin-ci Berlin-là
: les Festtage et l'Osterfestspiele
La période pascale est prétexte à deux
festivals d'importance en Allemagne : les Festtage
Berlin qui se déroulent dans la capitale allemande sous la houlette de Daniel Barenboim, et l'Osterfestspiele
qui a élu domicile à Baden-Baden, désormais entre les mains de Simon Rattle. Deux des plus grands chefs actuels, deux orchestres de renom : les Berliner Philharmoniker et la Staatskapelle Berlin. Tandis que le premier orchestre
déserte son port d'attache pour la cité du Bade Wurtenberg,
le second reste fidèle aux rives de la Spree. Un troisième orchestre y était
même annoncé, les Wiener Philharmoniker! Les Festtage, ces journées de fête berlinoises, ont été fondées
en 1996 par Daniel Barenboim qui voulait alors un
espace de prestige pour donner Le Ring de Wagner. Ce fut fait pendant
les premières années. Puis on l'enrichit des divers autres opéras du maitre de
Bayreuth, jusqu'à en donner l'intégrale une année. Car rien ne résiste au
boulimique chef ; comme encore cette intégrale des symphonies de Mahler
interprétées avec Pierre Boulez, une autre année ! Puis, on a redonné les mêmes
pièces dans d'autres mises en scène, le Parsifal
de Dmitri Tcherniakov appartenant
à cette ''nouvelle génération'' et on a
ouvert la programmation à d'autres compositeurs, comme Gluck cette année. Ce le
sera encore en 2017 avec Richard Strauss et une nouvelle production de La
Femme sans ombre, dirigée par Zubin Metha, le collègue et ami, dans une mise en scène de Claus Guth.
Les concerts sont aussi d'envergure aux Festtage, le
maestro assoluto se réservant aussi bien la direction
d'orchestre que le rôle de pianiste pour accompagner ses bons amis, comme le
celliste Yo Yo Ma.
A Baden-Baden, l'Orchestre Philharmonique
de Berlin règne en maitre. Et ce n'est pas rien. Sans doute attendris par les
charmes de cette sympathique ville d'eau au ramage délicieusement suranné, les
musiciens semblent totalement détendus malgré la tension inhérente à une
programmation chargée qui leur laisse le temps de se produire encore en
formations de chambre dans des programmes dont la thématique est en relation
avec l'opéra donné. C'était en l'occurrence Tristan et Isolde. Ce
Festival de Pâques, fondé naguère à Salzburg par Herbert von
Karajan, poursuit ici une carrière enviable avec sensiblement son schéma
d'origine : un opéra, un concert choral et des soirées symphoniques, joués dans
la magnifique salle du Festspielhaus accolée à
l'ancienne gare de chemin de fer qui convoyait naguère curistes et autres
grands de ce monde, dont Guillaume II. On jouait aussi cette année un opéra
plus ''léger'' - en l'occurrence Il mondo della luna de Joseph Haydn -
cette fois dans le Théâtre de la ville où Berlioz créa son Béatrice et
Bénédict. L'atmosphère est bien autre qu'à Berlin, la Grand ville : ici
respire une belle sérénité, centrée sur la musique, et plus particulièrement
sur un orchestre phare. Le millésime 2017 verra monter Tosca, un choix
curieux, dans la régie d'Andrea Breth, et proposer
des concerts dirigés par Rattle, Metha
et Petrenko. Orphée et Eurydice en habits de deuil Christoph Willibald GLUCK : Orfeo ed Euridice. Azione teatrale per musica en trois
actes. Livret de Ranieri de' Calzabigi. Bejun Metha, Anna Prohaska, Nadine Sierra. Wolfgang Stiebritz.
Staatopernchor. Staatskapelle
Berlin, dir. Daniel Barenboim.
Mise en scène : Jürgen Flimm. Schiller Theater
Berlin.
La nouvelle production des Festtage 2016 était consacrée à Orphée et Eurydice
de Gluck, « action théâtrale en musique », donnée dans sa version dite
viennoise de 1762, et dirigée par le maitre des lieux Daniel Barenboim. Un choix a priori improbable. De fait, il
remarque lui-même, dans une conférence de presse, que c'est là sa première ''excursion''
dans le pré Mozart (exception faite d'un enregistrement audio d' Il Matrimonio segreto de Cimarosa, naguère pour DG). « Gluck
était un moderne à son époque », poursuit-il. « Que faire de cette
musique avec les instruments d'aujourd'hui ? ». Il dit « avoir appris
beaucoup de choses », notamment pour ce qui est de l'articulation, et ce
au contact d'un de ses interprètes, le contre ténor Bejun
Metha, familier du rôle titre. Le nœud gordien est
moins « pas tant » que « combien », autrement dit instaurer
un équilibre dans l'articulation. Comme aussi de faire en sorte que le
récitatif accompagné ne soit pas pompeux mais bien plutôt adapté au style de
conversation, ce qui au demeurant peut faciliter les choses pour le régisseur !
Il faut s'essayer à un ton purement narratif. Dans la mesure où il n'est pas
question ici d'une lecture avec des instruments d'époque, puisque Barenboim dirige son orchestre de la Staatskapelle
Berlin, le résultat ne peut que sonner tout sauf « baroqueux ». On
sait que la partition de Gluck a été révisée par Berlioz. Et cela se sent dans
la manière dont Barenboim l'aborde. Les tempos sont
sur le versant rapide et très articulés, et ce dès l'Ouverture qui développe une
scansion bien marquée. La lecture s'avère lumineuse, ce qui contraste avec le
climat de deuil dont est empreinte la régie. Car les musiciens de la Staatskapelle offrent des sonorités d'une extraordinaire
clarté et d'une extrême finesse instrumentale, apportant un soutien décisif aux
chanteurs. Malgré la robustesse de certains passages, ceux-ci en tirent un
profit certain, précisément dans ce style de conversation souligné par le chef.
Il faut dire qu'on a réuni un trio frôlant la perfection. Bejun
Metha prête à Orfeo des
accents d'une criante vérité. Timbre clair, légèrement acidulé, comme celui de
Dominique Visse de la grande époque. Phrasé magistralement conduit, art de la
déclamation, impact dramatique de tous les instants laissant à chaque phrase
son poids à travers les inflexions vocales, incursions impressionnantes dans le
grave, tout est ici conduit à l'aune d'une interprétation intensément pensée.
Qui atteint son apogée dans l'aria « Que faro senza
Euridice », venant comme en écho aux arias du Ier acte, où semble planer une indicible mélancolie. Une
grande et belle incarnation. Qui rend sans doute vain le point de savoir quel
est le meilleur parti pour distribuer le rôle : à un contre ténor ou à une
mezzo soprano. Ce qui importe, souligne Barenboim, c'est
la personnalité de l'interprète, la stamina. Il n'en
reste pas moins que le confier à un homme procède d'une approche plus
vraisemblable. Le beau soprano clair et ductile d'Anna Prohaska
confère à Eurydice une aura que l'émotion pare de couleurs justement
assombries, en particulier au moment des reproches exprimés par la femme devant
le froideur de l'aimé. Nadine Sierra campe un Amour
loin de la badinerie habituelle, le timbre de soprano teinté d'une once de
mezzo apportant une épaisseur insoupçonnée à ses interventions, qui sont loin d'être
banales. A noter qu'un personnage muet (Wolfgang Stiebritz)
l'accompagne au long des deux actes extrêmes : celui de Jupiter, décidément
omniprésent. Les chœurs sont valeureux. Et les solistes de l'orchestre, en particulier
le flûtiste solo, dont la partie se voit enrichie en fin de spectacle. On a en
effet ajouté après le chœur final scellant les retrouvailles, un extrait du
ballet des « Ombres heureuses », tiré de la version française,
laissant le spectateur sur une note certes élégiaque, mais bien sombre.
Cet ultime trait signe une des
caractéristiques de la mise en scène de Jürgen Flimm.
L'indication sur le rideau de scène de mots « Das
hoffnungslos offene
Tor » (La porte ouverte sans espérance) indique déjà que drame il y a. On
le sait, la trame trace le chemin de malheur du pauvre Orphée. Qui ne doit son
bonheur retrouvé que grâce à l'intervention in extremis de Jupiter le
réunissant à son Eurydice qu'il aura avant tuée à deux reprises. Reste que la
régie nous installe dans la noirceur de la tragédie, sans rémission aucune.
Nous y sommes installés dès l'Ouverture où, dans sa seconde partie, on voit Orfeo charrier un brancard blanc qui se révèlera n'être
porteur que de la robe de mariée d'Eurydice devant son tombeau creusé à même le
sol. Une litanie de femmes et d'hommes tous de noir vêtus et porteurs d'une
rose blanche, déplorent la disparition de l'épouse de leur ami. Chacun jette sa
rose dans le tombeau et Orphée se love dans la robe, tordu de douleur sur ledit
brancard. On va l'enchainer sur celui-ci au tout début de la scène des enfers :
basculant de face, il figure désormais une table de torture où le jeune homme
subit les ordalies infernales. Une suite de pénitents noirs au couvre-chef
pointu, tout droit sortis d'un tableau du Greco, s'agitent furieusement et
déchirent Orfeo qui ensanglanté se lamente de pareil
sort. Joli trait : c'est Eurydice qui va le délivrer de cette camisole de
force. Jusque là tout est noir alentour. Survient la scène des Champs-Élysées
et un décor multicolore : une construction abstraite due à l'architecte Franck Gehry – fort coûteuse semble-t-il, à en juger par l'appel à
dons fait aux spectateurs. Sur cette structure se trémoussent des jeunes mariés
en un ballet saccadé. On ressent pourtant une baisse d'impact dramatique même
si Orfeo tente de s'y frayer un chemin grâce à son
chant immaculé. Les retrouvailles entre les deux amants semblent bien sages
pour avoir lieu dans une minuscule chambrette qui met le lit en exergue. Mais
quelques traits de la direction d'acteurs les rehaussent. Tel cet échange entre
eux, de part et d'autre de la cloison, ou les reproches d'Eurydice qui ne
confinent pas à la scène de ménage attendue, ou encore la vraie douleur d'Orphée.
Le regard qui tue est un baiser déposé tendrement sur le visage d'Eurydice, et
le cri de désespoir « Qu'ai-je fait » traduit une incommensurable
blessure au point pour Orphée de se frapper contre le mur. Le lieto fine, un beau ballet de femmes en blanc et de leurs
maris aussi élégants, laisse place à une vision bien plus pessimiste : Orfeo congédie les invités pour rester seul, tandis que l'ombre
d'Eurydice s'estompe peu à peu jusqu'à disparaître complétement.
Tout redevient austère et la pénombre du début de l'opéra envahit le plateau.
Une vision cohérente certes mais un peu manichéenne. Mahler selon Daniel Barenboim et les
Wiener Philharmoniker
Pour le premier de ses concerts
symphoniques, Daniel Barenboim avait convié les
Wiener Philharmoniker. Pas moins. Pour un programme
qu'ils avaient déjà peaufiné l'année dernière, notamment au Festival de
Salzburg : la Neuvième Symphonie de Mahler, une pièce singulière qui
semble payer sa dette envers le schéma usuel des quatre mouvements, en réalité
les disloque dans leur arrangement puisque l'adagio vient à la fin, deux
mouvements lents entourant deux séquences rapides. Entendre les Viennois à la
Philharmonie de Berlin, où siège habituellement les Berliner
Philharmoniker, cela a de quoi émoustiller les
oreilles. Et on ne redira jamais assez combien l'acoustique est ici proche de l'idéal
; autre chose que dans notre Philharmonie parisienne où on serait avisé de tout
tester à nouveau pour corriger quelques excès de réverbération. A Berlin, rien
de tel : la présence sonore et c'est tout. Les Wiener donc, dans un répertoire
qu'ils chérissent pour le sentir couler dans leurs veines. Et Daniel Barenboim face à une musique bien différente de son cher
Bruckner, pour ne citer qu'un autre musicien autrichien. Le résultat est
convaincant à défaut d'être totalement enthousiasmant. On remarque la
disposition de l'orchestre : violons de part et d'autre du chef ; au second
plan : cellos à gauche et altos à droite; et à l'arrière
plan : timbales à gauche, cuivres au centre et harpes à droite. Cette Neuvième,
Barenboim la prend à bras le corps. Après une
introduction mesurée, le 1er mouvement, marqué andante comodo,
devient vite fort dramatique : le 2ème thème de marche funèbre, introduit par
les cors, contraste. Le développement au parcours tourmenté libère ses
associations instrumentales rares (flûtes et cors par exemple) et l'extrême
densité des divers évènements souvent très courts. La manière, qui se veut
dramatique, révèle une modernité que Mahler ne cache pas, s'approchant même des
limites de la tonalité. La coda sera sereine cependant. Les deux mouvements
centraux, le chef les joue avec ardeur, c'est peu dire. Le deuxième, « Im
tempo eines gemächlichen Ländler » (dans le tempo d'un Landler
non précipité) est abordé à un rythme très soutenu. Barenboim
lui refuse toute naïveté, le 2ème sujet s'avérant presque vindicatif. On
ressent un écrasement des accents dans le développement, marqué « Etwas täppisch une sehr derb » (quelque chose
de gauche et de grossier). Il se produit comme un glissement entre les phrases,
créant une impression d'images distordues, de presque dissolution du matériau,
car les silences sont réduits au maximum. On mesure alors combien cette
partition marque une dissolution des formes symphoniques habituelles. La coda
offrira un passionnant travail des bois, introduits par les quatre bassons. Le
rondo « Burlesque » est tout aussi preste et
là aussi les phrases s'emboitent et s'entrechoquent. On est au delà du
grotesque, dans le méphistophélique. La péroraison est plus que prestissime : à tombeau ouvert. On l'a rarement entendue
aussi rapide. Il faut des instrumentistes de la trempe de Viennois pour tenir
pareille cadence frénétique On aura remarqué au passage l'alto du vétéran
Heinrich Koll. Vient le long adagio et son
cheminement vers l'adieu comme dans Le
Chant de la terre contemporain. Le « Sehr langsam » (très lentement), ne l'est pas tant, dans
les premières pages du moins, chez Barenboim. La
sonorité des Wiener est somptueuse, les cordes en particulier d'une formidable
homogénéité, dans le grave notamment. La lecture se fait plus transparente qu'auparavant
: délaissés les accents anguleux, la rythmique véhémente. On entre ici dans la
sphère du sublime où tout s'affine par paliers. La coda est justement ralentie
avec des pianissimos murmurés et ses phrases suspendues comme des adieux au
monde. La salle retient son souffle avant d'ovationner l'orchestre et son chef. Parsifal au plus
près des intentions de Wagner Richard WAGNER : Parsifal, Festival musical sacré en trois
actes. Livret du compositeur. Andreas Schager,
Waltraud Meier, René Pape, Wolfgang Koch, Tómas Tómasson, Matthias Hölle,
Paul O'Neill, Dominic
Barberi, Sonia Grané,
Natalia Skycka, Florian Hoffmann, Roman Payer, Julia Novikova, Adriane Queiroz, Anja Schlosser, Narine Yeghiyan. Staatsopernchor. Staatskapelle Berlin, dir. Daniel
Barenboim. Mise en scène et décor : Dmitri Tcherniakov. Schiller
Theater Berlin.
Il est à Berlin une tradition wagnérienne
bien implantée. Deux de ses opéras y rivalisent de nouvelles productions. Au Staatsoper Unten den Linden,
actuellement au Schiller Theater, Daniel Barenboim en
est le maître absolu : déjà, entre autres, deux productions du Ring
depuis qu'il en a pris les rênes il y a 22 ans, et deux de Parsifal.
La nouvelle (2015) de l'ultime drame de Wagner vaut assurément le voyage. Son
régisseur Dmitri Tcherniakov
n'y va pas par quatre chemins et, comme l'observe amusé Jürgen Flimm, l'intendant de la maison, lors de la conférence de
presse précitée : « On enfonce le chapeau de ces vieux qui '' rêvent''
leur Erlösung ». Le metteur en scène russe
raconte une histoire, avec distance certes et même un certain amusement, mais
combien vraie. A l'image de ce Parsifal, un jeune d'aujourd'hui
qui sort d'on ne sait où, et sait cependant ce qu'il veut. Innocent de cette
affaire de quête du Graal, mais pas de sa petite vie bien organisée jusqu'alors
– ne range-t-il pas méthodiquement son imposant sac à dos qui ne le quitte pas
– et qui, le moment venu, comprend que lui est assignée une mission qu'il lui
faudra mener à bien coûte que coûte, sans emphase toutefois. Car il ne se
départ pas d'un naturel désarmant (IIIème
acte, lors des échanges avec Kundry). Bien
sûr, Tcherniakov titille la grandiloquence du mythe :
ces chevaliers du Graal quelque peu fanatiques, prêts à en découdre pour
préserver l'activité sainte et tombent dans les bras de ce jeune sauveur qu'on
n'attendait plus. Dans un décor unique de salle à l'allure vaguement moyennageuse, Tcherniakov va
inscrire les divers épisodes du drame de Wagner. Il réunit les affidés de Gurnemanz au Ier acte jusqu'à l'arrivée de Kundry surgissant avec un vaste sac de cuir, que ceux-ci s'empressent
de lui chiper pour la faire enrager. L'échange avec Amfortas
à propos du baume montre déjà ce lien essentiel qui va unir ces deux
personnages, rarement si bien mis en lumière. Le récit de Gurnemanz
se lira à travers le personnage de Kundry, c'est à
dire de ses réactions, tandis que le patriarche explique à l'aide de
diapositives projetées sur un petit écran les commémoratifs de l'histoire du
Graal : on croise des vues de la production de la création de l'opéra à
Bayreuth. Ses ouailles, blotties sur un banc, sont tout à tour interrogatives, voire
incrédules. Gurnemanz ira jusqu'à briser sa baguette
de maitre d'école. Kundry anticipe la venue de Parsifal par une excitation soudaine. Le surgissement de
celui-ci est étonnant, aussitôt encerclé, fait prisonnier par les gens de Gurnemanz. Il est là tel un ovni, short, tee shirt, espadrilles, arbalète à la main. Un
posture d'innocence sans fard qui n'est détournée par rien. La deuxième scène
après la « musique de transformation » (qui montre les ablutions des
chevaliers se préparant pour la cérémonie du Graal), s'enchaîne : Titurel
est là présent et se plonge lui-même dans son futur cercueil pour ordonner la
cérémonie. Pour le rite du Graal, on dépouille Amfortas
de ses vêtements jusqu'à ce qu'apparaisse la blessure ensanglantée dont le
liquide est recueilli et mêlé à de l'eau pour que chacun s'abreuve. Le groupe s'agglutine
en un maelström compact : belle image. Parsifal, tout
ce temps là, est resté parmi eux, sans trop savoir que faire. Lors de l'ultime
trait vocal, de l'alto solo, Kundry s'introduit dans
la pièce et se saisit de la tunique d'Amfortas
laissée à terre.
Le deuxième acte assène un coup. Le même
décor, mais ripoliné de blanc, découvre une meute de jeunes filles et d'enfants
s'affairant autour de Kingsor, petit vieillard
maniaco-dépressif ; tout autre chose que le magicien démoniaque de bien des
productions. Elles jouent entourant Kundry. Lors de
la confrontation avec Klingsor, celle-ci se tord de douleur à la pensée de
devoir accomplir le jeu de la fatale séduction et en même temps est avide de
voir ce qu'on peut en faire. La scène des filles fleurs est au comble de l'excitation
: la joyeuse assemblée de gamines saute de joie à l'idée de voir en chair et en
os ce jeune inconnu. Il débarque et est aussitôt assailli par la nuée de ses
admiratrices : on le touche apeuré, on entoure fébrilement cet éphèbe si
attirant et lorsqu'on s'assoit enfin, on balance les jambes de plaisir. C'est d'une
vérité à couper le souffle. Le mot « Parsifal »
retentit alors, fendant la foule, inondant la musique ; ce moment crucial est
ici magistralement rendu. Le duo sera un parangon d'intelligence textuelle.
Lors de la stance de Kundry « Ich sah das
Kind », ne voit-on pas en fond de scène l'enfant
Parsifal auquel sa mère Herzeleide
offre un jouet, puis vivant ses premiers émois aux côtés d'une fille en jean
court, au grand dam de la maman qui brandit l'interdit ; le jeune homme s'enfuit
alors et la pauvre femme en meurt sur le champ. Le baiser conduira Kundry et Parsifal hors du champ
; on voit pourquoi. Le changement d'atmosphère sera brutal : Parsifal éclate littéralement les mots « Amfortas. Die Wunde ». L'intensité
vocale est à la hauteur de la vastitude de la mission. Les mots « Erlösung » sont pareillement lancés fortissimo. À la
réplique de Kundry, tentative d'endiguer un cours
inexorable désormais, il oppose une résolution obstinée, tournant en rond dans
la pièce, se détachant d'elle pour se blottir à terre à ses pieds et s'envelopper
dans son manteau : surtout ne pas fléchir. Il se défait de ses vêtements de boy
scout pour enfiler pantalon et chemise, quelque chose de plus adéquat. Lorsqu'il
se mesure à Klingsor et lui reprend la lance sacrée, il ne se produit pas d'écroulement
de décor. Seule la vision d'une résolution assumée : qui m'aime me suive. Le
III acte, qui retrouve l'idée décorative du Ier, sera dominé par le personnage
de Kundry, qui bien que muet à l'exception des deux
mots « Dienen, dienen »,
est plus agissant que s'il était chanté continument. Ainsi prend-elle doucement
la main du vieux Gurnemanz lorsque celui-ci lui
demande « Le reconnais-tu? ». C'est elle que celui-ci regarde lorsqu'il
entonne le « Heill dir »,
censé être adressé à Parsifal. Durant le colloque que
les réunit tous trois, Kundry fixe intensément Parsifal. Elle posera doucement son visage sur les épaules
de celui-ci après le baptême. On a rarement compris autant le sens des
didascalies. Si le passage de l'Enchantement du Vendredi saint ne dégage
pas d'aura particulière, ce que la musique compense, c'est qu'une grande
mélancolie envahit alors le jeune homme. Car si le propos de Gurnemanz est de célébrer la nature, celui de Parsifal véhicule plutôt la douleur et la souffrance qui
sont celles de Kundry. Avant de partir pour la
cérémonie du Graal, Parsifal contemplera une dernière
fois son jouet d'enfant, son innocence perdue. Durant la « Zwischenmusik », on voit Amfortas
s'affairer sur le cercueil de Titurel dont il arrache
les visses et libère le cadavre qui tombe à terre. Les deux camps des
chevaliers s'affrontent jusqu'à en venir aux mains. Amfortas
traine le cadavre de Titurel et jette en l'air l'urne
contenant le Graal. Le retour de Parsifal porteur de
la lance sacrée est privé de solennité, mais au milieu de la foule des
chevaliers enfin réunis, Kundry et Amfortas se retrouvent face contre face, puis elle s'affaisse.
Parsifal la prend dans ses bras et la portera hors
champ. Ultime vision :
celle des chevaliers en proie à une sorte d'illumination, les
mains tendues vers le ciel tandis que Gurnemanz reste
impassible, peut-être pas dupe finalement. Parsifal n'est
donc plus sur scène à ce moment final. Trait osé. Une lecture décapante, pas si
excessive finalement, Qui va sans doute jusqu'au bout de l'idée, confrontant
cette trame mythique au monde d'aujourd'hui et à ses contradictions.
Cette relecture ne serait pas sans une
interprétation musicale de tout premier plan. Dire que l'orchestre de Barenboim est somptueux est presque un euphémisme tant la
sonorité est intensément profonde, transparente même (Prélude du III ème acte). Qui sait donner du temps au temps (les longs
silences de Prélude du Ier acte) mais aussi évoluer de
plain pied dans la dramaturgie foisonnante du II ème
acte, là où le temps ne s'étire plus car tout est ici dynamique. La patine de
la Staatskapelle Berlin est de la plus belle étoffe
quels que soient les départements concernés : cordes ductiles, bois éloquents
(une fabuleuse clarinette basse), cuivres sûrs, ronds et jamais agressifs, mais
aussi timbales qui peuvent s'avérer effrayantes. Les contrastes sont marqués.
Le chef à son meilleur. Sa distribution est très étudiée comme celle des Meistersinger
von Nürnberg en début de saison (cf. NL de
11/2015). Avec une découverte majeure : le jeune ténor Andreas Schager, d'un naturel renversant, d'une simplicité presque
ingénue, maniant les nuances à la perfection : lyrisme ensoleillé, force sans
réplique, phrasé sensuel (scène des Filles fleurs) ou autoritaire (après le
baiser, martelant alors le forte pour asseoir ce qui est désormais la
mission assignée du personnage). Un Parsifal comme on
en rêvait. Le Gurnemanz de René Pape, grande basse
wagnérienne s'il en est, offre une maitrise vocale et une présence scénique
prodigieuses, offrant un personnage qui, s'il se refuse à la grandeur épique
comme Hans Hotter, la compense par une autorité faisant de cet Évangéliste
séculier plus qu'un passeur, un acteur à part entière de ce drame des
frontières et des interdits. Wolfgang Koch campe un Amfortas
de stature : voix puissante, abattage dans le grand lamento de l'acte III en
particulier, force de l'expression dramatique dans ses rapports avec Kundry. Mais si cette reprise offre un plus par rapport à
la Première de 2015, c'est dans la prestation de Waltraud Meier en Kundry qu'on le trouve. Ce rôle qu'elle porte depuis plus
de quarante ans, et qu'elle chantait pour la dernière fois lors de ces Festtage 2016, atteint ici son apogée grâce à une mise en
scène que en fait l'épine dorsale de la trame. De sa
première apparition en coup de vent au Ier acte à ses
regards si intenses au III ème, tout est ici à l'aune
d'une interprétation sublimée. Pas un mot, pas un geste qui ne soit porteur de
sens. Le II ème acte est un bonheur et même si
quelques traits aigus sont difficultueux, l'ascension dramatique est là pour
dépasser ce qui est dès lors vétille. L'émotion perle partout et ne laisse pas
de marbre. Une immense incarnation, couronnement d'une carrière wagnérienne d'exception.
Matthias Hölle, de son physique de géant et de son timbre
de stentor, offre un Titurel de format, et Tómas Tómasson, lui aussi solide
voix de basse, quoique pas si rugueuse que souvent, ôte à Klingsor tout vain
pathos. Les Filles fleurs sont bien achalandées et bravo pour leur dégaine de
jeunes filles en fleur. Quant aux Chœurs du Staatsoper
Berlin, leur engagement et leur prestation vocale signent là encore une des
félicités de ce spectacle décidément incomparable. Les Berliner Philharmoniker jouent Chostakovitch
Une semaine a passé : le premier de nos
concerts berlinois en Bade Wurtenberg livrait un
programme a priori disparate puisqu'appairant le Premier
Concerto de violon op. 26 de Bruch et la Quatrième symphonie de
Chostakovitch. Le concerto était joué de la plus aristocratique façon par la
belle Janine Jansen. Max Bruch compose ce concerto en 1868 et le dédie à Joseph
Joachim : son ample inspiration mélodique et ses difficultés techniques sont là
pour mettre en valeur l'art du grand interprète. Et de ses successeurs ! Dire
que le violon chante est un euphémisme tant la chose est naturelle. Ainsi en
est-il du premier mouvement, un allegro moderato qui après une courte
introduction orchestrale donne au soliste la vedette, qui la partagera avec les
bois. Sir Simon Rattle et Janine Jansen misent sur
une interprétation chambriste, ce qui ne va pas sans quelques joliesses de la
part de la soliste (ralentissements extrêmes, pianissimos infinitésimaux). Mais
les ritournelles et tutti orchestraux seront somptueux. L'adagio enchaîné
apparaît comme un intermède élégiaque avant le finale. Les deux interprètes
prennent ce dernier très lent jusqu'au stand still
par endroit. Ce qui diffère de l'allegro marqué energico.
Qui sera cependant très contrôlé. On admire, ici comme avant, la plastique du
son de la violoniste qui ne cherche pas à s'appesantir sur un romantisme
facile. Deux mondes séparent cette œuvre, qui jette les derniers feux du
romantisme, de la Quatrième Symphonie de Chostakovitch, laquelle sonne
la résistance et marque de la part de son auteur une volonté d'écriture
résolument tragique. Cet opus 43, conçu dès 1935, devait connaître un étrange
destin : la nouvelle symphonie devait être créée à Leningrad en 1936, mais elle
sera retirée de l'affiche durant les répétitions, pas tant du fait d'un chef n'étant
pas à la hauteur des exigences du compositeur, que parce que les autorités
gouvernementales avaient discrètement fait savoir qu'elles s'opposaient à la
création. Il faudra attendre 1961, à Moscou sous la direction de Kyrill Kondraschin, pour que la
symphonie soit jouée dans son intégralité et connaisse le succès que l'on sait.
C'est une des plus fascinantes de Chostakovitch, sa plus tragique assurément,
sa plus énigmatique sans doute. Son gigantisme instrumental est incroyable :
pas moins de six flûtes sont nécessaires. Un parcours éminemment contrasté dont
chaque écoute laisse découvrir des facettes différentes. Avec Simon Rattle et ses Berliner on est d'emblée
jeté dans un bain sonore impressionnant. Le long allegro qui étale une rare
profusion thématique, déverse des lames de fond, atteint des climax formidables
de puissance, son fugato sonnant tel un grondement, assène des sforzandos on ne peut plus soulignés, dont tout l'attirail
des percussions relève la saveur. On n'en finit pas de s'émerveiller des
combinaisons instrumentales hardies, violons et cors, violons et bassons. On
connait l'anecdote : lors d'une visite au maitre russe, Otto Klemperer
demandant à ce que les parties de flûtes soient revues à la baisse, se vit
répondre, avec un sourire : « Ce que la plume a écrit, la hache même ne
saurait le retrancher »! Le destin
frappe ici à travers une écriture formidablement ingénieuse des bois et des
cordes. Le ''poco moderato'', autrement dit un scherzo, se pare d'une immense
fugue, dont un vaste concertino des bois marque le territoire : les berlinois
qui affichent tous leurs premiers couteaux (Pahud à
la première flûte, Ottensamer à la clarinette, Meyer
au hautbois, Dor au cor, etc.. – sont d'un ''echt'' prodigieux. La pseudo marche
fuit toute volonté de plaire. Et Rattle s'y emploie!
Mais entendre un tel orchestre là dedans est en soi quelque chose de beau, même
si le son ne doit pas apparaître comme tel. Le finale, qui défie les lois
formelles habituelles, sera peut-être plus impressionnant encore : une marche
funèbre d'un lugubre à frémir, un autre scherzo débouchant sur un développement
qui mêle humour, ironie, grotesque en un cocktail détonnant, avec ses rythmes
de valses, polkas et autre galops. Et une coda magistrale. On prête à
Chostakovitch cette phrase « cette œuvre est très inhabituelle dans sa
forme et je dois dire, conduit à une ''manie du grandiose'' ».
Effectivement dans la présente interprétation : tout le travail orchestral est
hors norme, comme les tempos et le fini instrumental. Les ultimes phrases et la
scansion motorique des contrebasses grondant
doucement, ponctuées de percussions obsessionnelles, vous clouent à votre
fauteuil. Une « Neuvième » d'anthologie
Le propos de cet autre concert des
Berlinois dirigé par Sir Simon était la Neuvième Symphonie de Beethoven.
Illustre conclusion du cycle des symphonies entamé l'année dernière et joué,
entre autres, à Berlin et à Paris, dont on a rendu compte dans ces pages. Il a
été décidé, pour le Festival de Pâques, de la faire précéder du Concerto K. 482
de Mozart. On se perd en conjecture sur le pourquoi de ce rapprochement si ce n'est
que le compositeur Mozart y affirme « son courage, son émotivité, son
espoir » (Jean et Brigitte Massin), et le
compositeur Beethoven cette vision de liberté qu'il conquiert auprès de
Schiller et de l'Ode à la joie. Mozart crée à Vienne le 23 décembre 1785
ce 22 ème concerto. Qui reprend la même coupe que le
9ème K 209 « Jeunehomme » et fait la part belle
aux vents, aux clarinettes en particulier, hommage à l'ami Anton Stadler. Le
dialogue du piano avec ces instruments confère à l'œuvre une aura toute
particulière. Rattle dispose ses bois juste derrière
le piano créant un extraordinaire effet de proximité. Le concerto est joué par Mitsuko Uchida de manière tout
simplement miraculeuse. L'allegro introduit une délicate allure du piano,
intime, attachante. Lors de la cadence, Uchida
accentue le dramatisme sur les accords et le mouvement se conclut dans une
douceur infinie. L'andante médian est d'une profondeur abyssale et l'on savoure
tour à tour le premier concertino de tous les bois puis plus avant, le dialogue
de la flûte et du basson en contrepoint du chant du piano. Le finale, qui s'ouvre
sur un thème bien connu et répétitif, offre une joie moins franche qu'étouffée.
Puis survient l'épisode central, andantino cantabile, d'une poignante gravité,
une des ruptures les plus étonnantes qu'on connaisse chez Mozart. Là encore
combien savoureux est le dialogue de la flûte et du basson, puis du violon et
de l'alto solo. La manière de Mitsuko Uchida est d'une délicatesse extrême, ce qui n'empêche pas
une belle vivacité du trait dans ces pages où se mêlent joie et gravité. Dans
sa Neuvième Symphonie, op. 125, Beethoven s'écarte de tous les repères
formels habituels, même chez lui, introduisant un mélange tout à fait nouveau
de symphonie et de cantate. La symphonie ne débute-telle pas, non par un thème
défini, mais par une vision de genèse, de quelque chaos originel. Ce thème qui
reviendra plusieurs fois après et s'inscrira dans la cadence après le
développement. La reprise marque le point névralgique du mouvement et la coda
amène une marche funèbre. Cette idée de chaos influence en fait toute la
symphonie. La manière de Simon Rattle se nourrit d'extrêmes
contrastes, en matière de dynamique et de tempos. Comme ce ralentissement
appuyé avant l'attaque de la coda. Le scherzo molto vivace offre un vif
contraste et le passage du trio est soutenu, laissant admirer la formidable
qualité instrumentale de la petite harmonie et la non
moindre homogénéité des cordes. On sait que le mouvement lent a quelque chose à
voir avec un choral religieux, où l'on perçoit comme la ponctuation de l'orgue
dans le mouvement ascendant de la mélodie. Cet épisode, qui dans bien des
interprétations semble se chercher, atteint ici un allant singulier. Le
cantabile est pris lent, extrêmement habité par l'ensemble des cordes et le
soutien des bois. On admire la grande transparence de ce poumon qui fait
respirer l'œuvre avant sa brillante conclusion. Ce finale déploie pareil
caractère de clarté. De refus d'emphase aussi. La vision de chaos est
introduite comme un coup de poing. Plus tard, le thème qui annonce l'Ode à
la joie, est pris pppp aux contrebasses
et aux violoncelles, les premières – disposées à l'extrême gauche – libérant
une formidable amplification dans leurs roulements sourds et puissants ; une
des caractéristiques bien connue de cet orchestre. Là encore, le travail
instrumental de cette formidable phalange laisse sans voix. La conclusion
chorale fait apprécier le Chœur Philharmonique de Prague et un beau quatuor de
solistes, la soprano Genia Kühmeier,
la mezzo-soprano Sarah Connolly, le ténor Steve Davislim
et la basse Florian Boesch. Une immense exécution ! Les Berliner en formation de chambre
Une des originalités de l'Osterfestspiele réside dans ses concerts de musique de
chambre cadencés chaque jour à 11H et à 14H dans divers lieux en ville. Le
thème de chaque programme est choisi en relation avec l'opéra donné par
ailleurs, donc à partir de Tristan und Isolde.
L'un des concerts avait pour motto « Tristia », du nom de la pièce de Franz Liszt, tirée
des Années de Pèlerinage - Suisse, et plus particulièrement la
''Vallée d'Obermann ». Dans une transcription
pour violon, violoncelle et piano d'Eduard Lassen.
Des accords très sourds du piano ouvrent le morceau, qui cèdent
aussitôt la place au chant du violoncelle. La grande veine mélodique marque cette
pièce lento assai et ses bouffées de lyrisme. La celliste bretonne du Berliner, Solène Kermarrec, s'y
distingue par une chaude sonorité, amplifiée par l'acoustique très présente de
la vieille salle du Conseil du Rathaus de
Baden-Baden. La pianiste Martina Filjak aussi, qui
jouera une sorte d'entracte avant l'œuvre suivante : un morceau de Liszt encore
qui flatte le registre extrême aigu du clavier dans son début avant de
s'envoler dans la grande manière démonstrative. Le morceau de résistance était
le Premier Trio pour piano op. 63 de Robert Schumann (1847), sans doute
le plus célébré des quatre opus consacrés à cette formation, laquelle faisait
florès à l'époque – on songe aux deux Trios de Schubert, à celui Mendelssohn et
à celui écrit par Clara, composé l'année précédente. Il débute par un mouvement
passionné « Mit energie und
Leidenschaft » (avec énergie et passion) : les
trois instruments sont sollicités dont le violon de
Aleksander Ivic. La partie centrale signale
une très belle inspiration thématique « une clairière sonore argentine
avec les cordes sul ponticello
et le clavier una corda » (Brigitte
François-Sappey). Le scherzo suivant, « Lebhaft, doch nicht
zu rasch » (vif, mais
pas trop rapide), déploie comme une succession de vagues. Le mouvement suivant,
« lent avec un sentiment intime », livre un lyrisme à fleur de peau
que les trois interprètent habitent de leur talent. Le finale enchainé, marqué
« avec feu », est bien l'aboutissement d'un parcours hautement
expressif qui fait se croiser les manières antagonistes de Florestan
et d'Eusebius, pour voir triompher la première alors
habitée d'une fougue presque frénétique, et faisant place à une coda des plus
prestes. Une bien belle exécution.
Le deuxième concert proposait
l'expérience inédite d'être joué dans le noir le plus
complet. Sous le thème « De profundis », huit des musiciens berlinois
avaient imaginés, à l'aune de la nuit célébrée dans le II ème
acte de Tristan, de jouer plusieurs pièces évocatrices d'une obscurité
révélatrice de sensations, sinon paisibles, du moins inhabituelles. On fit donc
éteindre les lumières de la Malersaal du Palace Dorint Hôtel, jadis fréquenté par les grands de ce monde,
sous le nom de « Maison Messmer » où l'on dit que même Guillaume II
fit halte. Le noir établi et le silence obtenu, émergea Syrinx pour
flûte solo de Debussy, joué par Egor Egorkin, natif
de St Petersbourg, qui a rejoint le Berliner Phil en 2013 : superbe d'intensité de par sa
sonorité éthérée. La pièce était entrecoupée de traits de contrebasse (Martin Heinze) ferraillant dans l'extrême grave, sorte
d'improvisation ou d'entracte entre les diverses séquences du Debussy. Curieux
mélange! Venait ensuite Piano Phase de Steve Reich (*1936), composé en
1967 pour deux pianos, et joué ici par deux marimbas. C'est un exemple type de
musique minimaliste utilisant le principe du « phasing »
ou répétition de chaque mesure ad libitum avec variations imperceptibles sur le
rythme, créant une impression de décalage. Une musique répétitive quelque peu
enivrante, fonctionnant là aussi comme une improvisation, mais qui dans sa
longueur en vient à distiller du poil à gratter plus que l'apaisement. Le
concert se concluait par Fratres d'Arvo Part (*1935), créé en 1977, en hommage à Ben Britten.
Des nombreuses versions de cette œuvre, on donnait celle pour quatuor à cordes
et percussions, de 1989, augmentées ici d'une contrebasse. Elle appartient au
style dit « tintinnabuli » du compositeur
letton, qui n'est pas si éloigné que cela du minimalisme. C'est une longue
cantilène qui va s'élargissant à mesure que le son s'amplifie, au fil de neuf
réitérations mélodiques successives. Les effluves des cordes sont entrecoupées de coups de gong secs. Une expérience étonnante vécue dans un silence
extrême du public, qui laissait une impression de plénitude, à défaut de
bienfait consolateur. Reste que les huit berliner
donnèrent le mieux : outre les deux cités : Marlen Ito et Philipp Bohnen, violons, Martin von der Nahmer, alto, Rachel Helleur, cello, Raphael Haeger et Simon Rössler, percussions.
Le troisième concert, donné
dans la magnifique salle baroque (de 1850) de la Florentinersaal
du Casino de Baden-Baden, était consacré à une autre expérience toute aussi
inédite : un concert lecture autour du thème qu'on appellera « Amour,
quand tu nous tiens! ». Il réunissait le Trio Feininger, fondé en 2005 et
composé de Christoph Steuli, violon, David Riniker, cello, et adrian Oetiker, piano. Le nom de
cet ensemble est celui du peintre, graphiste et membre fondateur du Bauhaus, Lyonel Feininger. Leur partenaire était l'actrice Katharina Thalbach, fille de
Sabina Thalbach et du régisseur Benno Besson. Membre
du Berliner Ensemble et de la Volksbühne,
elle mène une carrière en vue à Berlin. De Tristan, on célébrait donc
l'amour dans ses diverses manifestations, à travers deux compositeurs Schubert
et Chopin, et une pléiade de poètes, de Shakespeare à Brecht en passant par des
auteurs moins connus du public français. Le Triosatz
D 897 de Schubert, « Notturno »,
ouvrait le programme, un adagio mélancolique aux cordes et souligné dans sa
partie centrale par les arpèges du piano. Venaient ensuite des textes de
Ingeborg Bachman (« Raconte moi Amour ce que je
ne puis raconter »), de Rainer Maria Rilke (« L'amant »,
« le chant de l'amour ''O susses Lied''). Le Trio pour piano, violon et
violoncelle op. 8 de Chopin prenait la suite (1828) : son allegro con fuoco, avec sa partie de piano extrêmement virtuose est vigoureux.
Suivaient alors quatre interventions parlées, sur des textes de
Else Lasker-Schüller,
Gottfried Benn, dont « Encore une fois » - qui résonne en écho aux
mêmes mots bouleversants d'Isolde « noch einmal » sur le corps sans vie de Tristan. On jouait alors
le scherzo de la pièce de Chopin, très sage ici, dont se détache
encore la partie de piano, et son adagio sostenuto qui avec ses grands
accords-appels du piano introduisant la belle mélodie des deux cordes, offre
une page d'une sereine poésie. Plusieurs textes encore dont cet
« Abschied » (L'adieu) de Lasker-Schüller et des poèmes inspirés directement de Tristan
et Isolde. Le finale allegretto du Chopin s'égrène tel un mini concerto de
piano et sonne si bien qu'on s'interroge pourquoi le compositeur n'a pas
persévéré dans la voix chambriste. Il ne devait pas terminer le concert.
Celui-ci le sera par d'autres textes dont cet « Amant » de Brecht qui
culmine sur ces mots « So scheint die Liebe » (ainsi l'amour brille-t-il). Certes ! Au long
de cette belle heure et quart, on aura savouré la prestation immaculée des
instrumentistes du Feininger Trio et la voix émue de Katharina
Thalbach. Une originale expérience musico-littéraire,
fort applaudie par le public, majoritairement germaniste on s'en doute. Tristan un Isolde et son fabuleux orchestre Richard WAGNER : Tristan
und Isolde. Drame musical en
trois actes. Livret du compositeur. Eva-Maria Westbroek, Stuart Skelton, Sarah Connolly, Michael Nagy,
Stephen Milling, Roman Sadnik, Thomas Ebenstein, Simon Stricker. Herren des Philharmonia Chors Wien. Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle. Mise en
scène : Mariusz Trelinski. Festspielhaus
Baden-Baden.
Pour son quatrième Festival de Pâques à
Baden-Baden, Sir Simon avait donc programmé Tristan und
Isolde. Une pièce qu'il affectionne pour l'avoir déjà dirigée à l'Opéra
d'Amsterdam. On en a confié la régie cette fois au polonais Mariusz Trelinski. Bien que ce dernier impose dès le Prélude de
l'acte I une projection sur le rideau de scène, c'est à l'orchestre que va
d'emblée notre intérêt et qui captera notre attention tout au long de la
soirée. Rarement aura-t-on entendu son aussi somptueux, phrasé aussi peaufiné,
drame autant dessiné à travers les courbes de la musique même. Simon Rattle prend le début de ce prélude très lentement,
imposant de longs silences, puis monte vite en puissance et pare son orchestre
d'une rare incandescence. On comprend que les Berliner
Philharmoniker seront au centre du propos, le
personnage principal de cette épopée. Car Rattle fait
un sort à chaque recoin de la partition. Ses instrumentistes géniaux enluminent
plus d'une page mémorable, les clarinettes, les bassons, et bien sûr le cor
anglais qui lors du fameux solo du III éme acte,
transfigure cette mélopée emplie d'insondable tristesse. Les cuivres seront
tout autant éloquents. Les contrastes sont soulignés, à l'aune des diverses
facettes de ce drame intérieur. Le premier acte se déploie tel un immense
crescendo, que les interventions soudaines et précipitées des matelots, rendent
encore plus urgent. Si par endroit, la régie peut laisser froid, comme on va le
voir, c'est l'orchestre qui parle alors à sa place et nous fait toucher du
doigt la prégnance du drame qui se noue. Le deuxième acte est pris à une allure
très soutenue au début et le répit ne viendra qu'avec la seconde partie du duo
d'amour et durant le long monologue de Marke. Le
troisième est entamé par un prélude dont les effluves sonnent profondément
désespérées, le grave des contrebasses s'enroulant autour du chant des
violoncelles, et cela a quelque chose d'envoûtant. Comme tout le travail
d'orchestre. Rattle n'hésite pas à bouster le mouvement dans des pages clés comme l'attente
d'Isolde au début de l'acte II, avec des cordes haletantes, ou son retour
inespéré au III ème ; et à pousser la dynamique
jusqu'à ses limites de force, ou au contraire à assagir l'orchestre dans
d'impalpables pianissimos, créant des transitions d'une fulgurance inouïe. Il
faudrait pouvoir analyser chaque passage, débusquer chaque inflexion, pour
rendre justice à une telle interprétation.
La mise en scène de Mariusz Trelinski est ambitieuse. Là où un Dmitri
Tcherniakov, comme dans son Parsifal
à Berlin, unifie autant que possible la décoration, Trelinski
en multiplie les éléments. Sa formation de cinéaste y est sans doute pour
beaucoup. Il travaille avec le scénographe tchèque Boris Kudlicka.
Pour créer des images explicitant le thème de l'amour entre Tristan et Isolde
revisité à l'aune de ce que leur dramaturge qualifie d''anti-tragédie''
: un drame qui ne parle pas de héros,
mais d'hommes et de femmes ''normaux'', évoluant dans un univers d'aujourd'hui.
La trame est ainsi conçue : sur un navire de guerre, le commandant de bord Tristan
ramène Isolde en Cornouailles où elle doit épouser le Roi Marke.
Le Ier acte se déroule dans les cabines et autres coursives du vaisseau dont on
a perçu l'imposante stature s'inscrivant dans le cercle d'un zonar dès l'ouverture. Ce cercle qui figurera plus tard
l'anneau d'amour puis de feu destructeur. La scène est divisée en plusieurs
plans : au centre, la cabine d'Isolde, au dessus, le poste de pilotage, en bas
le bureau fort spacieux de Tristan, où il recevra Isolde, à sa demande. Puisque
c'est elle, ici, qui se rend chez lui et non l'inverse. On aura remarqué au
passage combien ce chef de bord est soupçonneux et épie la dame. Ce séquencement qui passe par des allers et venues en
coursives, capte l'œil alors que les visions se multiplient, les faits et
gestes d'Isolde en particulier, filmés en direct, leurs images projetées sur
les espaces restants. Ladite rencontre chez Tristan, qui ne sert à son hôte
qu'un tabouret et se campe derrière son bureau, sûr de lui ou du moins afin de
ne rien laisser transparaitre de ses émotions, ne délivre que peu d'émotion.
Paradoxalement, la prise du philtre - dans un banal verre à Whisky - ne donne
lieu à aucune emphase; la musique est là pour souligner l'importance de
l'événement. En fait d'épée, Tristan brandit un pistolet qu'il demande à sa
partenaire de lui braquer sur la tempe. Peu d'ébranlement après boire, car
selon Trelinski la dimension ''humaine'', c'est à
dire ''ordinaire'' doit l'emporter : les deux amants titubent et tombent dans
les bras l'un de l'autre. On aura remarqué aussi combien l'environnement est
noir. Le II ème acte produit pareille impression : le
décor est la cabine de pilotage désertée de ses occupants, le navire étant
désormais à quai. Le dialogue entre Isolde et Brangaene
s'inscrit dans une vision de nuages tourmentés, puis le duo avec Tristan débute
sur fond d'aurore boréale(« O sink
Hernider »). Les appels de Brangaene
le seront sur visions de nuages effarouchés, de paysages forestiers froids,
voire de constellations cosmiques. Il nous faut ingérer beaucoup d'images. Ce
qui ne va pas sans quelques baisses de tension. Par exemple, la survenance du
roi Marke pour un flagrant délit médité par le vrai
faux ami Melot entouré de ses sbires. Ce sont les
seconds qui font tomber le boss. Marke, tout de blanc
vêtu, ira jusqu'à dégrader son ''fidèle'' Tristan, lui arrachant l'épaulette
droite, les autres achevant le travail en lui ôtant sauvagement tous ses
attributs de chef. Il se blessera lui-même, repoussant le traitre Melot. Au III ème acte, Tristan
git sur un lit médicalisé dans quelque cabine reculée du navire. Dans le coma,
nous dit-on. Le délire du pauvre bougre est l'occasion d'évoquer des souvenirs
heureux, son enfance, son accession dans la marine. Les
« retrouvailles » - sur un fabuleux déferlement orchestral - démontre
que l'essentiel n'est pas alors tant ce que l'on voit que ce qu'on entend. Les
coups de théâtre finaux, toujours délicats à traduire en images, seront
lisibles, certes, mais peu émus : Marke débouchant,
un bouquet de fleurs blanches à la main, qu'il dépose sur le lit vide de
Tristan - il sait donc que tout est déjà perdu - dont le corps a curieusement
disparu. Kurwenal, blessé, sort du champ. Le lamento
ultime d'Isolde est chanté aux côtés de Tristan, désormais assis, statufié dans
ses habits de beau commandant galonné. On aura compris que la direction
d'acteurs est ici tributaire de l'élément décoratif, pour ne pas dire qu'elle
lui reste soumise. On est aux antipodes de la proximité dramaturgique tant
palpable chez Tcheniakov, si on met en parallèle les
deux Wagner présentés à Berlin et à Baden-Baden. La perspective d'une
présentation du spectacle au Met de NewYork y est nul
doute pour quelque chose.
La distribution réunie forme une équipe
sérieuse. Le Tristan de Stuart Skelton - une prise de rôle – offre une
interprétation plus lyrique qu'héroïque, parée d'une élocution remarquable.
N'était un physique ingrat, l'assomption du personnage est toujours
intéressante et le personnage en ressort attachant. Moins mythique que souvent
: un homme sur lequel pèse le poids des responsabilités, un peu désemparé, tel
Siegfried, devant le mystère insondable de la femme. Celle-ci, Eva-Maria Westbroek, Isolde, en offre un portrait de stature : une
voix à laquelle ne manque ni puissance ni passion, même si elle atteint ses
limites dans les redoutables quintes aigües soutenues des stances du début du
II ème acte. L'engagement, coutumier chez cette
artiste, fait le reste. Les accès de véhémence au Ier acte – l'acte d'Isolde
a-t-on dit – atteignent un une aura de grandeur sans pour autant, là aussi,
viser la démesure ou la grandiloquence qui peuvent être associées à ce rôle ;
ce que lui refuse la régie. Le duo d'amour restera un beau moment de bonheur
vocal partagé. Sarah Connolly est une bouleversante Brangaene,
la seule peut-être à assimiler avec autant de naturel la manière de Trelinski. On a plaisir à la voir
aborder désormais ce répertoire – Fricka doit suivre
cet été à Bayreuth. Il est certain que sa longue fréquentation des baroques, de Haendel en particulier, lui a appris la ductilité
permettant d'apporter au chant wagnérien une fluidité et une transparence
bienvenues. On aura que compliments à l'adresse de
Michael Nagy en Kurwenal. Celui qui fut le Papageno de l'équipe de La Flûte enchantée de 2013
ici même, offre une voix de baryton grave idéalement placée, une diction
impeccable et une émotion retenue mais profondément vraie. Stephen Milling prête à König Marke des accents sincères et une faconde vocale sûre. Si
le long monologue du II ème acte n'atteint pas la
dimension pathétique qui est la sienne, la faute en revient au metteur en scène
qui ne le dirige pas assez intensément alors. Des autres protagonistes, on
détachera le matelot de Thomas Ebenstein qui endosse
également le rôle du berger. Ainsi se referme ce passionnant voyage côtoyant
deux grands drames wagnériens magistralement traités, et quelques concerts non
moins brillants. Jean-Pierre Robert.
***
La Juive à l'Opéra de Lyon Jacques Fromental HALÉVY : La Juive. Opéra en cinq actes. Livret d'Eugène Scribe.
Nikolai Schukoff, Rachel
Harnisch, Sabrina Puértolas, Enea
Scala, Roberto Scandiuzzi, Vincent Le Texier, Charles
Rice, Paul-Henry Vila, Brian Bruce, Alain Sobienski, Dominique Beneforti,
Charles Saillofest. Orchestre et Chœurs de l'Opéra de
Lyon, dir. Daniel Rustioni.
Mise en scène : Olivier Py. Opéra de Lyon.
Dans le cadre de son festival annuel
« Pour l'humanité », l'Opéra de Lyon montait La Juive.
Prototype du grand opéra à la française, l'œuvre de Jacques Fromental Halévy
(1799-1862), en est un des joyaux, comme Les Huguenots de Meyerbeer. Il
fut admiré par Richard Wagner qui en louait « le pathétique de la haute
tragédie lyrique ». Son sujet est l'intolérance religieuse : un prince
chrétien, Léopold, aime une jeune fille juive Rachel, naguère recueillie par
l'orfèvre Eléazar, en réalité l'enfant qu'eut le cardinal Brogni
avant d'embrasser les ordres, et ennemi juré de ce dernier. A la toute fin de
l'opéra, Eléazar révèle à la face du prélat la vérité de l'existence de cette
enfant, au moment où elle s'immole par amour et pour affirmer sa foi. Cette
trame éminemment tragique croise des destins individuels et des grands effets
spectaculaires, car les peuples des juifs et des chrétiens s'affrontent
derrière ces solitudes. Celles de deux pères, préfigurant étrangement ce qui
sera au cœur du Trouvère ou de Simon Boccanegra de Verdi. Le
destin de Rachel c'est aussi, selon André Tubeuf,
« la chasteté sacrificielle d'Elisabeth » du Tannhäuser du
compositeur allemand. Cette œuvre dont Scribe a commis le livret, a été aussi
taillée sur mesure pour des interprètes hors norme : le ténor Adolphe Nourrit, qui
en écrira même un des airs célèbres (« Rachel, quand du
Seigneur... »), et Cornélie
Falcon, la première Rachel, et qui
donnera son nom à une tessiture particulière de soprano mâtiné de grave, le
« soprano falcon ». Une intrigue quelque
peu touffue conduira à une désaffection durable de l'œuvre peu après son succès
fulgurant en 1834. C'est que la magnificence de la présentation masquait
peut-être les vertus musicales de l'ouvrage.
La production de l'Opéra de Lyon a été confiée à Olivier Py. Assurément
l'homme de la situation car habile à manier ce discours mêlant grands
déploiements de foules et destins singuliers. Comme il en fut de ses Huguenots
à Bruxelles et à Strasbourg. Profondément attaché à l'aspect spirituel, Olivier
Py se place dans une approche historique assez
intemporelle, apte à tracer ce qui ressortit à « un racisme
religieux » et non pas « génétique », précise-t-il. La question
centrale est bien celle de l'intégration religieuse. Et cela Py le fait ressentir : l'opposition résolue entre Eléazar,le juif pénétré d'une foi militante, presque
fanatique, et le cardinal Brogni, ici vêtu de blanc
tel le Pape, pour affirmer encore cet absolu religieux qui le conduira jusqu'à
prononcer la malédiction contre le peuple hébreu ; au milieu, Rachel, une femme
déchirée entre sentiments paternels, amour pour un jeune homme qui s'avère être
chrétien, affirmation de sa foi juive quelle refusera d'abjurer au seuil de la
mort. Mais aussi Léopold, qui se fait passer pour juif sous le nom de Samuel
pour conquérir Rachel, et trahit sa propre femme, la princesse Eudoxie,
nourrissant pour lui un amour incandescent. Si par moment, en particulier lors
des longs finales des actes I et III, la tension vient à se relâcher, c'est
sans doute du coté de la musique qu'il faut le rechercher, et du moins dans la
présente exécution orchestrale. Le dispositif scénique en entonnoir de
Pierre-André Weitz propose une clé de lecture
efficace : des éléments se déployant latéralement pour modifier les climats, un
environnement livresque omniprésent (les saints livres de la loi), dont on
détache tel ouvrage topique, et quelques degrés au premier plan étageant les
personnages et leur assignant souvent un savant et significatif placement lors
des duos (Rachel-Leopold, Rachel-Eudoxie) et des
trios (Eléazar-Rachel-Leopold). Tout cela permet une
fluidité certaine du débit dramatique. Et le camaïeux
de noir et blanc sait laisser place à un trait de rouge carmin. Comme il en va
de l'échange d'abord feutré puis musclé, entre les deux femmes se découvrant
rivales. On admire l'art de recréer des tableaux évocateurs comme celui de la
Pâques juive au début du l'acte II, le repas du Seder, d'une vérité étonnante
et d'une grande beauté plastique, par les éclairages de Bertrand Killy. Là où
comme le remarquait Wagner, en 1842, dans la Revue et Gazette musicale de
Paris, « Halèvy a réussi à imprimer à sa partition le sceau de l'époque où
l'action se passe ». On retrouve, certes, quelques tics chers au metteur
en scène comme la dénonciation d'une intolérance primaire avec ces pancartes de
manif syndicale affichant « Dehors les étrangers ». Py s'autorise même un effet que n'aurait pas renié Patrice
Chéreau : un lâcher depuis les cintres d'espadrilles lestées de plomb,
s'affalant sur le plateau, à la fin de l'air d'Eléazar. Saisissante image du
destin errant du peuple de Moïse.
La partition est difficultueuse au plan
vocal, car les gabarits et caractéristiques des
chanteurs de la création n'existent plus. Et c'est bien là où le bât
blesse : reprendre de telles œuvres conduit à des compromis. La distribution de
l'Opéra de Lyon le fait sans trop de dommages. Le ténor Nikolai
Schukoff, familier du Don José, mais aussi de parties
wagnériennes telles qu'Erik ou Parsifal, offre dès
l'abord une voix serrée et une manière plaquant les forte. La soirée
s'avançant, la pression se libère et une diction impeccable lui permet plus que
d'assurer un rôle écrasant tant sur le strict plan de l'émission que dans le
domaine interprétatif. L'air « Rachel, quand du Seigneur » atteint
une aura certaine. Il n'existe pratiquement pas aujourd'hui de chanteurs
capables d'assumer le rôle et Neil Schicoff en reste
le dernier grand tenant. Par contre, le jeune ténor italien Enea
Scala triomphe à peu de choses près de la partie toute aussi délicate du secondo uomo, Léopold. C'est à
une voix de ténor di grazia qu'est confié le rôle,
mais aussi à une catégorie hybride car requérant une large puissance. Enea Scala se déjoue des crêtes suraiguës et possède une
sûre réserve de puissance. L'articulation est impressionnante et l'engagement
sans faute. Le Cardinal Brogni du vétéran Roberto Scandiuzzi, basse noble naguère de tous les grands Verdi,
laisse apparaitre des signes de fatigue. Mais la stamina
est encore là et la diction aussi. Chez les dames, Rachel Harnisch, qui a
chanté sous la baguette de Claudio Abbado, campe une Rachel de fière allure, le
timbre se mouvant sans encombre dans les territoires du soprano grave requis.
Comme ses collègues, elle dispose d'une
diction impeccable. La romance « Il va venir » est un morceau
de fine poésie, et l'interjection « Est-ce là ma rivale », lancée à
l'endroit d'Eudoxie, sonne juste. De cette dernière, Sabina Puértolas
se tire d'affaire avec brio : un rôle de soprano aigu, particulièrement exposé,
comme il en va dans bien d'autres pièces du grand opéra français. Mais on eût
aimé entendre ici Annick Massis, la spécialiste de ce type de rôle. Les autres
sont bien tenus, dont le Ruggiero de Vincent Le Texier. Les
chœurs aussi, fort sollicités. Sur la direction Daniele
Rustioni, on est plus partagé : de superbes moments, les élégiaques surtout, et un art de bien souligner
l'écriture des vents, une rythmique variée, n'empêchent pas une impression
générale de sécheresse, à l'aune d'accords assénés sans résonance, secs comme
rarement entendus, et fugitivement un sentiment de longueur. Les vastes
ensembles concertants des finales des actes, le Ier et le IV ème en particulier, sonnent un peu crus, ne rendant pas à
cette partition ses couleurs éclatantes, « l'intensité de la pensée,
l'énergie concentrée » et le fait que son auteur « a évité tout effet
trop heurté et qui pût choquer » (Richard Wagner, ibid.). Jean-Pierre Robert.
Bruckner selon Sir Simon Rattle et le LSO
Pour son premier concert à Paris avec le
LSO, son futur orchestre, Sir Simon Rattle donnait la
Huitième Symphonie de Bruckner. Avec en lever de rideau Couleurs de
la Cité céleste de Messiaen. Cette pièce, créée en 1964 par Pierre Boulez à
Donaueschingen, requiert un effectif singulier puisque, outre un piano soliste,
il ne comprend que des vents, bois (trois clarinettes) et cuivres (deux cors,
quatre trompettes et quatre trombones), xylophone, xylorimba,
marinba, cloche tubes, cencerros, et un
brelan de percussions. Composée en 1963, elle se réfère à l'Apocalypse, à
travers cinq citations : l'arc en ciel, les sept anges, l'étoile, l'éclat de la
ville, les pierres précieuses. Messiaen de préciser « entre l'arc en ciel,...
et les pierres précieuses, c'est une œuvre sons-couleurs, symboles de Dieu qui
habite le Cité céleste » (in « Une poétique du merveilleux »,
entretiens avec Brigitte Massin). L'expression de la
couleur est au centre de la pièce par des associations de timbres originales
(cuivres et percussions, bois et xylophones par exemple). Ces courtes séquences
sont autant les signes d'une glorification du Créateur et de la création, dont
les oiseaux bien sûr sont des personnages essentiels, qui dit-il encore,
« me sont indispensables ». L'exécution des musiciens londoniens est
d'une acuité prodigieuse, Simon Rattle s'attachant à
faire ressortir ce côté claquant des accords ou groupes de notes. Au point que
certains paraissent transpercer l'atmosphère, presque agressifs, phénomène dû
sans doute aussi à une acoustique très réverbérante
qui renforce la stridence des xylophones notamment. La Huitième Symphonie
est la plus gigantesque d'Anton Bruckner. Composée entre 1884 et 1887, elle
sera révisée plusieurs fois car l'auteur, surpris par le refus de la diriger
opposé par Hermann Levi, fut amené à en rependre plusieurs passages. Elle
connaitra plusieurs éditions. Simon Rattle joue celle
de Robert Hass, de 1939. On a dans l'oreille des
interprétations mythiques de Jochum, de von Karajan,
de Böhm, et plus près de nous de Haitink ou de Jansons. La vision de Rattle en
diffère sur plusieurs points. Un souci de clarté, d'allégement pourrait-on
dire, de la masse sonore, de cette pâte souvent en fusion, mais aussi de mise
en exergue du lyrisme qui parcourt la symphonie, dans un ton presque chambriste
par endroits. Une volonté de réduire les silences, ce qui créé une impression
de masses ''flottantes'' plus que de blocs agissant les uns par rapport aux
autres ou les uns contre les autres telles des plaques tectoniques. D'où
l'impression que la superposition des thèmes tant pratiquée par le compositeur
devient une évidence. On a le sentiment que le chef cherche à démythifier une
partition dont on a souvent souligné, à tort, la grandiloquence et les redondances,
alors que les méandres de la pensée sont autant d'efforts concourant à un
dessein cohérent. Le caractère sombre de l'œuvre ressort d'emblée dès le
premier mouvement, tragique. La rythmique implacable est presque aisée car Rattle, justement, agit non sur le tempo mais sur la
dynamique ; et les écarts peuvent être faramineux, notamment pour des
pianissimos impalpables. Dès ce premier morceau, la plasticité de l'orchestre
crie son évidence à travers ses cordes, dont le chef place les 8 contrebasses
sur une ligne au milieu et à l'arrière, pour en obtenir un étonnant effet
d'enveloppement. Le scherzo, là encore, marque la différence avec bien des
exécutions pesantes ; rien de tel ici : le premier thème, le fameux « Deutscher Michel », cette figure populaire martelant
le sol de ses sabots, n'est pas tant
prononcé que cela dans la masse orchestrale du moins, seules les timbales se
voyant assigner le marquage exigé, de formidable façon. L'effet de cadence
obstinée est asservi à une belle flexibilité. Le trio folâtre, empli des rêves,
et le phénomène cité de superposition des thèmes, de glissement de l'un à
l'autre, est ici pur bonheur. Durant l'immense adagio, on admire l'art de la
transition, des contrastes entre les divers degrés dans l'extatique et le
recueilli. L'orchestre resplendit, les cordes graves en particulier, lames de
fond des altos et des violoncelles, sans parler des harpes ; trois exemplaires,
ce qui est inédit chez Bruckner! Au finale, le thème d'entrée martial très
cuivré s'élance fièrement et rapide, héroïque certes, pas prussien en tout cas.
Les diverses séquences s'articulent selon cette manière glissante qui donne au
discours sa vraie continuité et non un sentiment de morcellement. Cela évoque
une tapisserie : mille détails sans perdre l'ensemble. Les grands climax
clouent au fauteuil comme la coda, chef d'œuvre de contrepoint que le chef
habite avec une dextérité magistrale et son orchestre d'une virtuosité inouïe.
On reste sans voix devant pareille exécution qui augure le meilleur de la
tenure du chef à la tête de son
orchestre anglais. Triomphe public, cela va sans dire. Jean-Pierre Robert. Rigoletto ou la
boîte de Pandore à l'Opéra Bastille Giuseppe VERDI : Rigoletto. Opéra en trois actes. Livret de
Francesco Maria Piave, d'après Le Roi
s'amuse de Victor Hugo. Michael Fabiano, Quinn Kelsey, Olga Peretyatko,
Rafal Siwek, Vesselina Kasarova, Isabelle Druet, Mickail Kolelishvili, Michael Partyka,
Christophe Berry, Tiago Matos, Andreas Soare, Adriana Gonzalez, Florent Mbia.
Pascal Lifschutz. Orchestre et Chœurs de l'Opéra
national de Paris, dir. Nicola
Luisotti. Mise en scène : Claus Guth.
Opéra Bastille.
L'Opéra de Paris achève la présentation de
la « Trilogie » verdienne par Rigoletto,
en fait son premier volet (1851), avant Il Trovatore
et La Traviata (1853), également affichés cette saison. En confiant
la mise sen scène à l'allemand Claus Guth, on s'assurait d'une relecture radicale de
l'opéra le plus populaire de Verdi. Partant des deux clés que sont la
malédiction - titre pensé à l'origine pour la pièce, avant que la censure
vénitienne ne conduise Verdi à adopter le nom du principal protagoniste - et la
relation père-fille, une des plus puissantes de la dramaturgie verdienne, Guth conçoit non pas une transposition, mais un schéma réimaginé : foin de maffia new yorkaise (Jonhatan Miller, à l'ENO) ou du monde du cirque (Robert Carsen, à Aix-en-Provence) : un Rigoletto
vieillissant revit sa propre histoire. Un double du personnage titre,
apparaissant dès le court prélude, déballe d'un vieux carton son habit de
bouffon et la robe ensanglantée de sa fille Gilda. Cette boîte de pandore
devient essentielle au point de constituer l'unique accessoire présent sur le
plateau et de s'élargir à l'échelle de celui-ci pour fournir le cadre décoratif
de l'action. Autant dire une visualisation des plus sobres, sorte de no man's
land ravalant au rang d'anecdote tout environnement historique. Dans cet espace
informel s'inscrivent les diverses scènes du Ier acte, partagées entre la cour
du duc de Mantoue et les dialogues plus intimes entre les deux membres de cette
famille de marginaux que sont Rigoletto et Gilda. Les
scènes intermédiaires telle que la rencontre de Rigoletto
et de Sparafucile, livreront une vision encore plus
épurée : ici, un face à face acéré, du premier et de son clone ; belle idée
puisque Rigoletto lui-même lâche « nous faisons
la paire ». Le II ème acte élargit un peu le
champ visuel à un vaste escalier pour montrer le sarcastique ballet des
courtisans. Et le dernier le modifie pour laisser place à une
pseudo scène de théâtre, celle des fantasmes érotiques du Duc ; en l'occurrence
un défilé de dames de blanc emplumées, tout droit sorties d'un Crazy Horse. L'ultime tableau est au-delà de l'idée même de
sacrifice. C'est que, pour Guth, le drame est
exclusivement intérieur et n'a rien à faire avec une situation dans un lieu
précis. Car cette idée de malédiction c'est en lui que Rigoletto
la porte. Dès lors, la dimension de la relation père-fille prime sur la bluette
du duc de Mantoue. Le marginal Triboulet de Hugo cède la place à une figure
paternelle attachante dans sa volonté extrême de préserver sa fille. « Je
ne suis pas ce que je suis », semble crier l'amuseur dont les
bouffonneries ne font plus rire personne, ou rire jaune. A ses côtés le duc de
Mantoue en devient plus insignifiant, perdant une aura de fin gosier forgée à
travers les âges par les fans d'opéra. Un personnage dont Verdi remarquait
qu'« il n'a rien à dire »! Un jeune inconstant, un vrai faux Don
Juan. Gilda est autre chose qu'une figure innocente : une jeune fille aspirant
à mener sa vie, interrogative de son statut vis à vis d'un père silencieux sur
son passé, vraie amoureuse d'un homme qui la séduit par caprice plus que par
passion. Dans cet univers peu amène, qui en tout cas ne veut surtout pas
distraire par une parure brillante, le jeu d'acteurs est resserré, réinstallant
les trois personnages dans leur quintessence et confinant ceux qui les entourent
à des faire valoir pas toujours avantageux. Ainsi de Monterone,
artisan de cette malédiction assénée à la figure de Rigoletto,
en fait seulement accessoire de cette vengeance que le bouffon va lui-même
mettre en marche ; des courtisans plus veules les uns que les autres. Le chœur
d'hommes tous vêtus de noir tient exactement sa place de personnage à part
entière. La scène de l'enlèvement, dans une rue imaginaire, est bien troussée,
façon ballet mécanique. On passera alors sur quelques traits a priori provocateurs,
comme les dames du Crazy
Horse se trémoussant de dos ou dansant en mesure, sous l'œil de la maitresse de
revue Maddalena, smoking noir à paillettes, haut de forme assorti, censées
représenter le monde dépravé dans lequel évolue le Duc. Reste que celui-ci en
fait les frais, car leur manège réduit à néant son air illustrissime « La
donna è mobile » comme il gâte le quatuor qui suit, un des plus beaux
morceaux de la partition. Dommage. On croyait Pourtant Guth
fin musicien.
Satisfaisant, le volet musical soulève
quelques interrogations. A commencer par la prestation de Michael Fabiano, le
Duc. Pour avoir entendu le ténor américain dans Poliuto
de Donizetti à Glyndebourne et relevé une manière
claironnante, on se posait la question d'un timbre peu séduisant, passant en
force dans la quinte aiguë. Cela se confirme ici et la suavité d'un rôle
pourtant gratifiant n'est pas toujours au rendez-vous, dans l'air qui ouvre
l'acte II par exemple ; même si celui de « La plume vent » vient mieux. Où
est la stamina italienne ? Certes, n'est pas
Pavarotti qui veut, mais un peu plus de douceur eût été bienvenue. Le Rigoletto de Quinn Kelsey, une jeune natif d'Hawaï, déjà
bardé de prix, est bien chanté et l'abattage enviable. Le personnage émeut,
sans pathos : un homme en marge qui s'évade du carcan du bouffon de premier
degré pour investir quasi complètement celui de père exclusif, castrateur
presque, causant sa propre perte en même temps que celui de son enfant. Le
timbre ''lisse'' manque de ce grain italien (Cappuccilli,
Nucci) ou américain (Milnes,
Hampson) qui fait la vraie différence, où la couleur
est essentielle, celle du baryton Verdi. La Gilda d'Olga Peretyatko
frôle l'idéal par le naturel, émouvante à force de simplicité, fleur
d'innocence. Belle ascension d'une artiste qu'on a vu débuter en terres
mozartiennes dans Lucio Silla, lors de la Mozartwoche
de 2013, puis aborder Rossini, Fiorilla du Turc en
Italie à Aix, l'année suivante. Le timbre de soprano spinto
confère à son interprétation bien autre chose que la coquetterie des sopranos
légers, et un poids dramatique pour ne pas dire tragique impressionnant. On
n'oubliera pas de sitôt comme, lors du duo avec le père, elle refuse d'en
assumer les idées vengeresses ; ou un « Caro nome » délivré avec
élégance, bercé par un trait de mise en scène original : les ''toutes jeunes
Gilda'' se blottissant, comme elle, contre le double de Rigoletto.
Des autres rôles, la Maddalena de Vesselina Kasarova est irréprochable, casting de luxe, et le Sparafucile de Rafal Siwek bien sonore, justement menaçant, là encore sans
emphase. Les autres le sont plus banalement. Mais les Chœurs maison qui se
plient aux exigences de la régie, donnent une belle leçon. Nicola Luisotti assure plus qu'il ne baigne la partition de Verdi
d'une gloire inspirée. Les choses s'amendent en seconde partie et on savoure un
beau prélude du II ème acte et un troisième de belle
envergure. Familier de ce répertoire, le chef
ménage une pulsation souvent haletante, sans être tranchée, au prix
d'accélérations intéressantes. Ainsi lors de l'air « Cortegiani,
vil razza dannata »,
empli d'un feu dévorant aussi bien fosse que plateau.
L'Orchestre de l'Opéra national de Paris brille de tous ses feux et dispense
une vraie italianitá. Jean-Pierre Robert. Le Tonhalle de Zürich et Lionel Bringuier : du très beau travail
©Tonhalle Zürich Unique étape française d'une
tournée qui le menait en Autriche et en Allemagne, de Wien à Frankfurt,
l'Orchestre du Tonhalle de Zürich s'arrêtait à la
Philharmonie de Paris pour un bien beau concert. Un programme alléchant : le
Concerto pour piano de Grieg et la Huitième Symphonie de Dvořák. Edvard Grieg a écrit son concerto op. 16 en
1868, qui sera créé l'année suivante à Copenhague. C'est une de ses œuvres
phares, au même titre que Peer Gynt, peut-être
plus encore. Car voilà un des grands concertos romantiques, à la manière de
Liszt ou encore de Schumann, auquel on l'associe volontiers au disque, en un
couplage sans doute plus antagonique que complémentaire. Car la patte de Grieg
est bien différente, mêlant lyrisme et fougue de façon très personnelle.
Jean-Yves Thibaudet dont on salue la venue, si rare chez nous - mais nul n'est prophète...- le joue grand virtuose. Après le fameux
arpège qui entame la partie soliste, la manière va vite s'avérer grandiose,
lorgnant presque du côté de Rachmaninov en brillance du trait : accords plaqués
secs et hyper rapides, forte hauts en couleurs. Heureusement, le répit
qu'autorise le thème lyrique introduit par les violoncelles, apporte une grâce
rafraichissante qui marque le talent de ce pianiste à la large palette. On se
délecte du dialogue avec la petite harmonie et d'une cadence contrastée, rêveuse
et conflictuelle comme une inspiration lisztienne. L'adagio est profondément
élégiaque dépassant le pur aspect nocturne, car le piano de Thibaudet est
cristallin et serein. Quant au finale, il sera on ne peut plus virtuose dans
ses accords précipités vigoureux. La pulsation est celle, là encore, d'un Liszt
plus que d'un Schumann, exacerbée par Thibaudet, dans l'écrin parfaitement en
situation peaufiné par Lionel Bringuier et ses
merveilleux musiciens. En bis, il donne la Consolation de Liszt, pour le
plus grand plaisir de l'auditoire : une exécution frappée au coin du
raffinement et d'une belle pensée. Moins honorée que la Symphonie « Du
nouveau monde », la Huitième Symphonie op. 88 (1889) est à notre
avis son égale tant son inspiration slave la distingue plus que toute autre. Et
tant pis si on a ergoté sur son léger passéisme, à la suite de Bruno Walter
qui y voyait une œuvre de «
l'ancien monde », ou de musicologues affutés tels que le français Julien Tiersot qui la comparant à la Symphonie de Franck, la
jugeait comme faisant « songer à des musiques qui n'étaient déjà plus
très jeunes en son temps », même s'il la reconnaît « franche, claire,
d'allure bien allante ». Anton Dvořák dont
on connait l'amour de la nature, l'a pourvue d'inspirations vraies, puisées dans sa chère Bohème, au fil d'un discours
extrêmement travaillé, d'une riche diversité thématique, qui peut donner
l'impression de morcellement, si mal exécutée. La vision de Lionel Bringuier est solide et cohérente. Le con brio initial
s'approprie ce ton slave avec d'abord retenue, mais qui prend vite son essor
par la différentiation des tempos et de la dynamique, passant du pianissimo
délicat au forte resplendissant. L'adagio est allant, sans emphase, son début
extrêmement mélodieux ; puis des différences de climats se font jour au fil de
la diversité des épisodes, alternant moments contemplatifs presque mahlériens
et fortissimos solennels, d'une ferme éloquence. Le travail orchestral est
magistral et les musiciens répondent au quart de tour. L'allegro grazioso,
pseudo scherzo, sonne clair, de son rythme de valse légèrement mélancolique.
Ouvert par ses glorieuses fanfares, le finale va progresser au milieu d'une
alternance d'épisodes lyriques frôlant le murmure et plus impétueux grâce à des
accélérations fulgurantes. Le mouvement se fait de plus en plus rapide jusqu'à
la grandiose péroraison. On aura admiré, entre autres, les pupitres de flûte et
de clarinette, des cuivres bien sonnants et l'homogénéité des cordes, qui
hissent cet orchestre au rang de grandes formations européennes. Maintenant
entre de bonnes mains sous la houlette du jeune chef niçois dont le naturel, la
battue simple et efficace sont un plaisir à voir. En bis, ils donneront, dans
l'exacte coulée de la symphonie, deux Danses slaves du même Dvořák,
l'une lyrique, musardant, l'autre martiale, au rythme presque boulé. Jean-Pierre
Robert. La force intérieure de Mitsuko Uchida
Le programme du récital de la
pianiste Mitsuko Uchida au
Théâtre des Champs -Elysées était
ambitieux mais d'une parfaite cohérence
: Berg, Schubert, Mozart, Schumann. Un univers viennois semble-t-il. Cette
Vienne dont elle aime la richesse. La Sonate op. 1 d'Alban Berg
(1907-1908) ouvrait la soirée. Enfin une démarche osée et assumée : Le public
suit sans barguigner. D'un seul tenant, sa brièveté (une dizaine de minutes)
n'empêche pas une composition d'un foisonnement étonnant : un thème principal
revenant en boucle dans ses diverses transformations, des transitions subtiles,
un art du développement d'une extrême rigueur dans un strict respect de la
forme sonate. Dire que Mitsuko Uchida
maitrise à la perfection ce langage qu'on croit ésotérique - mais pas tant
qu'il en paraît, au point qu'on a pu dire que la sonate constituait « la
meilleurs introduction à la musique de Berg « (Theodor
W. Adorno) -, est un euphémisme : l'exécution montre une empathie réelle. Les Quatre
Impromptus D 899 de Schubert nous mènent bien sûr dans un monde différent,
a priori plus avenant. De ces ultimes pièces livrées au piano par le musicien, Uchida donne une vision très personnelle : une dynamique
extrême (Impromptu N°1 et ses fébriles traits, si vocaux ),
une vitesse ébouriffante (N° 2 muni d'un rythme de mouvement perpétuel). Le
monde du rêve qui caractérise la troisième pièce est traduit avec la plus
délicate palette. La dernière, qu'elle enchaine, montre une virevoltante
fluidité. Une lecture sans doute différente du classicisme d'un Alfred Brendel,
pas moins intéressante par sa sincérité, sa simplicité et sa souveraine maitrise.
Mitsuko Uchida débute la
seconde partie du concert par le Rondo K. 511 de Mozart. Aussi sombre que le
Quintette à cordes K.516 contemporain, cette pièce révèle une « confidence
angoissée « J. & B. Massin). La date de sa
composition révèle qu'en ce début de l'année 1787, Mozart traverse sur le plan
personnel une période difficile ; ce qui se traduit, malgré la simplicité du
chant du refrain, par une tonalité désolée, à l'image de cette note de La
égrenée à la main gauche, si terriblement triste. L'exécution de la pianiste
japonaise le montre d'évidence. Quelle introduction à la Sonate N° 1 de
Schumann! Cet op. 11 est un monument et en même temps une œuvre intimiste ; là
aussi largement dû à son contexte biographique : elle est écrite pour Clara qui
la créera en 1837 peu après que les deux musiciens se soient fiancés en secret
pour échapper aux foudres paternelles de Monsieur Wieck.
La passion embrase la sonate, la démesure aussi, tels le
premier mouvement Vivace impétueux et le finale, marqué ''un poco maestoso'',
en réalité un torrent de lave requérant une fermeté de jeu inouïe. L'Aria,
pourtant marquée ''senza passione
ma espressivo'', coule selon Franz Liszt, un « chant d'une grande
passion ». Uchida en livre la beauté spectrale.
Du scherzo allegrissimo, comme des mouvements
extrêmes, elle donnera une exécution de haute voltige, emportée dans les
passages tourmentés que contrastent des passages intensément lyriques.
L'exécution force l'admiration et on est confondu devant une telle énergie et
un sens des proportions irréprochable. Après le tumulte des dernières mesures,
alors qu'on peut la croire exténuée, elle donne en bis une pièce de Mozart
d'une intimité et d'une douceur merveilleuses, et une pièce de Berg que son
extrême laconisme (elle ne dépasse pas les deux minutes), en fait un clin d'œil
plus aimant que malicieux en direction du public. Jean-Pierre
Robert. Les Ebène au sommet
Évènement au Théâtre des
Champs-Elysées : le Quatuor Ebène avait invité le celliste Gautier Capuçon pour jouer le Quintette à deux violoncelles
de Schubert. Ils donnaient en entrée de jeu des pièces de Haydn et de Debussy.
Le quatuor op. 20 N°2 Hob. III.32 de Joseph Haydn
appartient à une série de six publiés à Paris en 1764. Ce deuxième en ut
majeur, les Ebène l'exécutent avec une rare finesse. On remarque en particulier
le rôle dévolu au violoncelle qui ouvre le moderato initial, pare l'adagio d'un
superbe chant lyrique et s'associe au second violon et à l'alto pour débuter, au
menuet, une riche conversation, soudain libérée par rapport au mouvement
précédent. L'allegro conclusif, en forme de fugue à quatre sujets, virevolte
comme immatériel dans l'approche épurée et favorisant le panissimo
des archets des Ebène, jusqu'à la jolie explosion finale. On aura remarqué
l'extrême ténuité de la manière, comme une confidence. Cette ténuité
caractérise leur interprétation du Quatuor à cordes en sol mineur op. 10
de Debussy. Paré d'un raffinement et d'un souci d'allègement qui va bien plus loin
que leur disque, lançant il y a quelques années leur formidable ascension (EMI,
désormais Warner classics). Ce quatuor (1893)
emblématique, comme celui de Ravel, de la grande école du quatuor français du
tournant du siècle, on le sait dense, lumineux, coloré, à l'aune de cette
recherche de timbres que poursuivait son auteur, impressionné par les peintres
de l'époque. Par le mouvement symboliste aussi, dont il admirait les
initiateurs tel Mallarmé et sa volonté de suggérer l'indicible. De ce quatuor, on
se ne lasse pas de découvrir les riches harmonies, les combinaisons
instrumentales osées, la rythmique curieuse, la gravité du propos comme dans
l'andantino ''doucement expressif '' ». Les Ebène poussent très loin
le souci d'interprétation, jusqu'à l'extrême parfois : ce mouvement lent, par
exemple, ralenti au maximum ; ce que l'on retrouve dans le début ''très
modéré'' du dernier mouvement. La dynamique est resserrée dans le registre
médian et les forte sont comptés. L'exécution est techniquement irréprochable.
Au second mouvement ''assez vif et bien rythmé'', on remarque la belle sonorité
du nouvel altiste Adrien Boisseau. Les accents emportés du développement du
quatrième '' très mouvementé et avec passion '' sont là, enfin bien sonores.
Que questionner : la sincérité finalement conquise ou la spontanéité par trop
sollicitée ? En tout cas ils ont le
mérite de faire réfléchir. Leur vision du Quintette à cordes à deux
violoncelles de Schubert est immaculée. L'adjonction de Gautier Capuçon apporte un surcroit d'adrénaline et c'est peu de
dire que la greffe prend. Cette immense partition, contemporaine de la Symphonie
en Ut, dite « La Grande » et qui appartient à la dernière manière
du compositeur, a une allure quasi symphonique, ce qu'autorise la présence d'un
second violoncelle ; à la différence de Mozart qui dans ses compositions pour
quintette à cordes ajoute un deuxième alto. Cette combinaison instrumentale
rappelle celle utilisée par Boccherini, mais aussi et peut-être surtout celle
que privilégie Georges Onslow dans ses quintettes. Le
rôle du deuxième cello est déterminant, qui joue
tantôt à l'unisson du premier, tantôt de manière indépendante, en contrepoint
de celui-ci. La perfection instrumentale des cinq protagonistes comme leur
complet investissement de la pensée schubertienne sont enthousiasmants. Et les
« divines longueurs » s'estompent, lors des reprises des thèmes de
l'allegro initial par exemple. L'adagio, une des pages sublimes de la musique
de chambre, tutoie ici les cimes : en un tempo retenu, combien habité, ou lors
des climats du second thème d'une folle alacrité. Le scherzo est svelte et son
trio dévide des vagues qui vont en s'amenuisant, comme s'éteignant. Du grand
art ! Au finale, on se régale de crescendos magistralement montés. On aura
remarqué au passage la beauté du cello de Gautier Capuçon, la finesse du premier violon de Pierre Colombet et la sonorité chaude du second, Gabriel Le Magadure, et de l'altiste. Une exécution peut-être un brin
cérébrale. Une vision volontairement non ''romantique''. Ce n'est plus dans
l'air du temps chez les musiciens de la jeune génération. Mais l'émotion
nait-elle nécessairement d'une exécution expansive, voire charnelle ? Elle peut
aussi bien légitimement trouver sa source dans autre chose : la pureté apollinienne
d'un discours épuré.
Ce concert marquait la parution du CD du
Quintette chez Warner, enregistré en studio, en octobre 2015. On y retrouve les
mêmes caractéristiques. « L'improbable symétrie » fait son office
« sous l'œil de l'altiste-juge de touche », relèvent les Ebène! Le développement thématique du 1er mouvement
reste passionnant par un tempo allant et cela chante sans affectation, en toute
simplicité au fil des diverses métamorphoses du thème principal. L'adagio est
peut-être un brin plus allant que lors du concert : tempo et dynamique. Le
pianissimo de la fin du thème avec ses légers pizzicatos du 1er violon est
d'une ténuité remarquable. La soudaineté du passage intermezzo qui en fait
« une errance épouvantée » (Brigitte François-Sappey),
est d'une folle alacrité, ponctuée de ces deux notes des cellos
dont Verdi se souviendra dans quelque air de son Don Carlo. La
transition est d'une sérénité presque effrayante ouvrant sur la péroraison
tressée par le violon I, d'une extraordinaire expressivité. Le scherzo est
décidé, affolé, d'une belle fébrilité, la deuxième partie du thème bien sentie
opposant les deux blocs des cordes aiguës et des cordes graves sous l'arbitrage
de l'alto. Le trio contraste comme une vallée de larmes et les deux cellos y sont pour beaucoup. L'allegretto final déroule sa
riche thématique, les crescendos
magistralement conduits avec une touche forte supplémentaire sur
la fin de la phrase. Les accélérations comme les courtes décélérations ou les
transitions sont aussi frappantes qu'au concert. Le CD est complété fort
habilement par cinq Lieder arrangés par Raphaël Merlin, celliste des Ebène,
pour accompagnement de quatuor à cordes et contrebasse (Laurène Durantel). Fière idée qui rappelle opportunément combien le
chant irrigue toute la production de Schubert et même son quintette à cordes!
On sait que lors des Schubertiades, cette forme joyeuse de Hausmusik,
on aimait chanter pas seulement sur l'accompagnement du piano. Il est dès lors
logique de penser ces pièces pour un environnement instrumental plus large. On
a choisi trois Lieder de 1877 : « Der Tod und das Mädchen »
(La jeune fille et la mort), d'un ton sombre à désespérer, « Der Jüngling und der Tod » (le jeune homme et la mort) ou la mort
libératrice, et « Atys », sur un poème de Mayhofer.
Puis « Die Götter Griechenlands »
(Les Dieux de la Grèce), de 1879, sur un texte de Schiller, et enfin, belle
conclusion, « Der liebliche Stern »
(L'étoile adoré) et son délicat balancement. L'empathie du baryton Matthias Goerne pour ces Lieder de Schubert est bien connue :
« L'homme qui chante comme on marche sur l'eau », soulignent les
Ebène ! Belle image et fin compliment pour une interprétation très pensée. Un
fort beau disque. Jean-Pierre Robert. Interprétation spectaculaire des Gurre-Lieder
de Schoenberg Arnold SCHÖNBERG : Gurre-Lieder. Texte de Robert Franz
Arnold d'après Jens Peter Jacobsen. Andreas Schager, Irène Theorin, Sarah Connolly, Jochen Schmeckenbecher, Andreas
Conrad. Franz Mazura. Chœurs de l'Opéra national
de Paris et Chœurs Philharmoniques de Prague. Orchestre de l'Opéra national de
Paris, dir. Philippe Jordan.
En miroir à son Moïse et
Aaron en début de saison, Philippe Jordan programmait les Gurre-Lieder d'Arnold Schönberg. Avec son
orchestre de l'Opéra national de Paris, et à la Philharmonie de Paris pour
l'occasion. Les Gurre-Lieder, leur
auteur s'y attèle dès 1900, peu après La Nuit transfigurée, sans savoir
alors exactement le sort que connaitra le projet, et y travaille une dizaine
d'années. La partition sera prête en 1911 et l'œuvre créée deux ans après à
Vienne sous la direction de son collègue Franz Schreker.
Un monument hybride, atypique : enchainement de Lieder avec orchestre
entrecoupés de chœurs, cantate, oratorio, proche à certains égards de la
légende dramatique comme la conçoit Berlioz pour sa Damnation de Faust ?
Tout cela à la fois sans doute. Et une orchestration inouïe requérant un
orchestre pléthorique : des bois en nombre incroyable (quatre flûtes, quatre
petites flûtes, sept clarinettes, cinq bassons), des cuivres par 7 (trompettes,
trombones, sans compter un brelan de tubas), des percussions en masse. Et bien
sûr des cordes innombrables, dont 12 contrebasses! Autant dire un format symphonique
rarement atteint, pour jeter les derniers feux du romantisme allemand (Première
et Deuxième parties) et se projeter dans l'avenir, la dernière partie de
l'ouvrage annonçant Mahler et ce qui va suivre dans la propre production de
Schönberg. Et aussi sept solistes, un chœur d'hommes et un chœur mixte. Cette
fresque post romantique, qui semble lui rester fidèle, prend déjà ses distances
par rapport au système tonal, et la sophistication de l'écriture jette des
ponts vers l'avenir. L'auteur de dire « les Gurre-Lieder
sont la clé de tout mon développement. Ils expliquent pourquoi tout ce que j'ai
écrit après devait être écrit ». Philippe Jordan aborde ce
maelström avec humilité : souci de clarté, d'évitement de l'écrasement d'une
masse par une autre, des solistes en particulier vis à vis de l'orchestre lors
des climax fortissimos, ce qui n'est pas toujours acquis ; volonté de rendre transparent autant
que faire se peut un appareil orchestral pour le moins chargé ; art de
détailler les trouvailles instrumentales tel le prélude orchestral au monologue
du récitant (III ème Partie) avec ses stridences,
vraie signature d'un surréalisme en musique. Recherche aussi de continuité dans
ce qui a priori peut confiner à une succession de pièces autonomes, voire
disparates, pour décrire l'histoire des amours contrariés du roi Waldemar du
Danemark et de la belle Tove, au château de Gurre. Ou le thème de l'amour impossible hérité de Tristan
und Isolde ; mais aussi celui de l'errance, en
droite ligne du Vaisseau Fantôme, car le roi sera contraint à la
solitude éternelle pour avoir blasphémé contre les dieux. La maitrise de Jordan
est impressionnante et la palette orchestrale grandiose grâce à la sûreté du
traitement instrumental : on mesure l'empathie entre orchestre et chef, et la
qualité du travail accompli ensemble, déjà remarqué dans les productions
opératiques précédentes, Moses und Aron ou Die
Meistersinger von Nürnberg plus récemment. C'est
à ce type d'événement symphonique qu'on mesure la somme d'efforts nécessaires pour
parvenir à un tel niveau et l'étiage atteint désormais par une phalange qui
passe déjà pour une des meilleures. Les chœurs de l'ONP enrichis de ceux de
Prague font du tout aussi bon travail, du moins pour ce qu'on peut en juger car
d'où on était placé, au parterre, on ne les percevait qu'à travers une bouillie
sonore ; encore un défaut de l'acoustique de cette prestigieuse salle. Côté
solistes, on avait aligné un ensemble digne d'une pochette de disque. Le ténor
Andreas Schager, merveilleux et si émouvant Parsifal de Barenboim à Berlin,
se déjoue des pièges du rôle écrasant de Waldemar : quintes aiguës harassantes
délivrées avec vaillance, nuances, engagement qui fait plaisir à voir.
Décidément cet artiste est à suivre et on apprend avec joie son casting en 2017
dans le Parsifal de Bayreuth et la reprise de
celui de Berlin. En attendant quelque rôle à l'Opéra de Paris ? A ses côtés,
Irène Theorin est une somptueuse Tove,
nantie d'aigus fulgurants parant la partie de Tove,
digne de la Brünnhilde wagnérienne, le baryton-basse
Jochen Schmeckenbecher un Bauer de poids, comme
Andreas Conrad un Klaus-Narr aux accents sifflants,
empruntés au Mime du Ring. La partie du récitant était confiée à Franz Mazura, un vétéran certes, pas un inconnu à l'Opéra de
Paris : n'était-il pas le Dr. Schön lors de la
création à Garnier de la version en trois actes de Lulu sous la
direction de Boulez en 1979 ! Un des moments forts de la soirée restera le Lied
« Stimme der Waldtaube »
(La voix d'un ramier) qui en quelque sorte commente l'action à la fin de la
Première partie : Sarah Connolly a saisi l'auditoire par un chant d'une beauté
poignante, conférant une force intérieure peu commune à ce monologue qui
culmine sur cette phrase « j'ai volé loin, loin vers le deuil et la mort! »,
couronnée d'un aigu prodigieux de la voix de mezzo-soprano. Là encore une
superbe artiste, hier Brangaene de Tristan und Isolde à Baden-Baden. Jean-Pierre
Robert. Riccardo Muti
à l'Orchestre National
: Un grand moment !
A l'occasion de son traditionnel concert à
la tête du « National », le célèbre maestro italien faisait son
retour à Paris, après une interruption de quelques mois pour raison de santé.
Un concert qui associait dans son programme, comme souvent chez Riccardo Muti, une œuvre célébrissime du répertoire, le Concerto pour piano de Schumann et une
œuvre moins connue, en tous cas rarement donnée, la fantaisie symphonique Aus Italien de Richard Strauss. Un concert
en famille, le pianiste soliste, David Fray, n'étant
pas moins que le gendre du maestro. On ne s'attardera pas sur le Concerto pour piano et orchestre de
Robert Schumann, créé en 1845 à Dresde, à partir de la Phantasie pour piano de 1841. Une
œuvre particulière, sorte de poème musical où plane l'ombre de Clara, toute
imprégnée de romantisme, de lyrisme où la mélodie coule avec une abondance
spontanée, comptant parmi les compositions les plus emblématiques du génie
schumannien. L'interprétation de David Fray,
n'enthousiasma pas le nombreux public avec un premier mouvement manquant de
legato dans le phrasé, un deuxième au tempo trop lent et un finale plus enlevé
qui restera, peut-être, comme le mouvement le plus réussi. Une vision
globalement assez plate manquant de chair, un toucher souvent sec et aride avec
une impossibilité à faire vivre le son dans les passages les plus lents malgré
une gestique maniérée. Les encouragements attentifs du maestro, s'appliquant à
suivre difficilement et sans conviction le soliste, et le bel accompagnement du
« National » ne changeant, hélas, rien à l'affaire ! Puisque
triomphe, il y eut, celui-ci fut indiscutablement, à mettre sur le compte de la
magnifique interprétation qui nous fut donnée de l'œuvre de Richard Strauss. Aus Italien, composée en 1886, est une
œuvre de jeunesse, du « Strauss avant Strauss », une composition
qui marque le tournant qui conduira le compositeur vers la musique à programme.
Écrite à la suite d'un séjour en Italie, Aus Italien se présente comme un voyage en quatre étapes nous
conduisant successivement dans la campagne du Latium, dans les ruines de Rome,
sur la plage de Sorrente, et dans la ville de Naples. En dépit de quelques
faiblesses reconnues de la partition, Riccardo Muti,
par son immense science de la direction parvint à nous passionner de bout en
bout menant le « National » sur des sommets, tous pupitres
confondus….Ampleur sonore du premier mouvement, dynamique et clarté du
deuxième, couleurs orchestrale et timbres du troisième, jubilation du quatrième
où l'orchestre et le chef s'amusent sur la célèbre mélodie napolitaine « Funiculi, Funicula »,
composée en 1880 par Luigi Denza pour l'inauguration
du funiculaire de Naples. Un beau moment de musique ! Patrice Imbaud.
Une Huitième symphonie de
Bruckner d'une lumineuse clarté, mais…
Anton Bruckner (1824-1896) est décidément à
la fête par les temps qui courent sur les scènes parisiennes. Après la
magnifique Neuvième Symphonie donnée
tout récemment par Eliahu Inbal
à la tête du Philharmonique de Radio France à la Philharmonie de Paris, c'était au tour de la monumentale Huitième d'occuper, cette fois, la salle de l'avenue Montaigne, dirigée par
le chef finlandais Jukka Pekka
Saraste, remplaçant Yannick Nézet-Seguin
à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Rotterdam. Un chef bien connu et souvent
apprécié, actuellement chef principal de la WDR de Cologne, qui n'en est pas à
sa première incursion en terres brucknériennes avec, reconnaissons le, des
bonheurs parfois mitigés…Au programme ce soir cette monumentale et très
attendue Huitième Symphonie d'Anton
Bruckner. Une œuvre plusieurs fois remise sur le métier, plusieurs fois
remaniée, fruit de plusieurs années de
travail intense (1887-1890) dont le propos est à la fois ambitieux dans le projet, puisque cette symphonie ne se
propose pas moins que de révéler une vérité divine, comme dans sa réalisation,
du fait de la complexité de l'orchestration et de l'architecture, ainsi
que du volume colossal de l'effectif
orchestral… Autant dire que chacune de ses exécutions sur scène est vécue comme
une véritable gageure par les musiciens et le public. Jukka
Pekka Saraste nous
impressionna de bout en bout par son sens de l'architecture, organisant
parfaitement tous les plans sonores sans négliger le moindre détail de cette
orchestration foisonnante, de telle sorte que cette œuvre, pourtant complexe
pouvant paraitre parfois confuse, nous apparut constamment d'une lumineuse
clarté. En revanche c'est sans doute dans la narration que le bât blessa un peu
du fait d'un manque, également constant, de tension et de ferveur dans le
discours. Un premier mouvement Allegro moderato limpide, souple, équilibré et
dynamique, un second, Scherzo, progressant un peu rapidement nous permettant
toutefois d'apprécier le travail sur les timbres et la belle sonorité des
cordes graves, un Adagio d'une belle ampleur comme une espérance à la
verticalité et un Finale, hélas, un peu plat où la cohésion de l'orchestre
sembla parfois se perdre…Une exécution qui ne restera peut-être pas dans les
mémoires, mais de belle tenue, à laquelle manquait, indéniablement, ce petit
supplément d'âme qui fait les grandes interprétations brucknériennes.
Dommage ! Patrice Imbaud.
Un Werther triomphal Jules
MASSENET : Werther. Drame lyrique en quatre actes. Livret
d'Edouard Blau, Paul Milliet
et Georges Hartmann, d'après Les Souffrances du jeune Werther de
Goethe. Juan Diego Florez, Joyce DiDonato,
John Chest, Luc Bertin-Hugault, Valentina
Nafornita. Maîtrise
de Radio France. Orchestre National de France, dir.
Jacques Lacombe. Version de concert au Théâtre
des Champs-Elysées.
Encore un concert très attendu que cette
version de concert du Werther de
Massenet qui voyait pour cette représentation avenue Montaigne pas moins de
deux prises de rôles, celle du ténor péruvien Juan Diego Florez
dans le rôle titre et celle de la soprano américaine Joyce DiDonato
dans celui de Charlotte. Une première expérience vocale qui devrait se
concrétiser en version scénique à Bologne en décembre prochain pour lui, à
Londres en juin prochain pour elle. Affaire à suivre…Pour l'heure, concentrons
nous surtout sur cette représentation mémorable s'il en est. Juan Diego Florez fait partie de ces ténors rossiniens et belcantistes
prudents cherchant à ménager leur voix, aussi ce nouveau rôle fût-il envisagé
de façon patiente et raisonnée, après un long travail de préparation. Si le
niveau vocal superlatif du ténor péruvien ne souffre aucun reproche, on est en
droit de se demander si son Werther est
le meilleur du genre, son timbre étant peut-être un peu trop lumineux quand on
l'aurait préféré plus sombre. La facilité vocale ne fait, également, aucun
doute de bout en bout, de même que la diction parfaite, mais la composante
théâtrale du rôle reste un peu trop monolithique pour que ce Werther ne parvienne à nous émouvoir
vraiment, les vers d'Ossian restant d'une froide beauté très apollinienne.
Concernant Joyce Di Donato en Charlotte, les louanges resteront plus limitées
tant la voix semble par instant forcée, à la limite du cri et la diction plus qu'approximative. En revanche la Sophie
de Valentina Nafornita fut impressionnante de
présence vocale bien qu'un peu maniérée, le Bailli de Luc Bertin-Hugault constamment convaincant, alors que l'Albert de John
Crest resta sur la réserve et peina à finir ses phrases. Mais finalement le
grand vainqueur de cette admirable soirée restera, à n'en pas douter,
l'Orchestre National de France, magique du début à la fin (violon solo de Luc Héry, harpe d'Emilie Gastaud,
violoncelle de Jean-Luc Bourré, clarinette de Jessica Bessac,
flûte de Philippe Pierlot pour n'en citer que quelques uns…) conduit par la
baguette précise et intelligente de Jacques Lacombe, au service à la fois des
chanteurs et de la dramaturgie. Une très belle soirée conclue par un long
triomphe…mérité ! Patrice Imbaud.
Vision mémorable de la Cinquième Symphonie de Mahler
Le chef letton Mariss
Jansons véhicule autour de sa personne, depuis
plusieurs années déjà, un charisme, une notoriété, une science de la direction
que peu de gens lui contestent. Aussi chacun de ses passages à Paris, à la tête
de son orchestre de la Radio bavaroise, est-il un événement musical attendu. Né
en Lettonie, à Riga, en 1943, il est le garant, dans une alchimie étonnante,
des héritages de l'école russe (Mravinsky) et
germanique (Karajan). Chef principal de l'Orchestre Symphonique de la Radio
Bavaroise depuis 2003, cette collaboration ancienne explique aisément la
complicité et l'empathie évidentes existant entre ce chef d'exception et sa non
moins exceptionnelle phalange allemande. Un programme uniquement symphonique
placé sous le sigle du héros associant l'Ouverture
de Coriolan de Beethoven, revisitée par Mahler et la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Un concert mémorable tant
l'interprétation qui nous fut donnée de ces deux œuvres nous parut inoubliable…Coriolan, composé en 1807, est la
première ouverture symphonique indépendante de l'histoire de la musique. Œuvre
puissamment expressive, elle retrace le destin tragique du général romain, dont
Mariss Jansons donna une
interprétation très engagée, guerrière, héroïque, contrastée, alternant tension
et détente, dans un phrasé très narratif à grand renfort de forte de
cordes et de complaintes de vents. Une vision enthousiasmante de cette
ouverture de Beethoven, d'une lumineuse clarté. Ce qui se confirmera dans
l'interprétation de la Symphonie n° 5 de
Mahler. Cette symphonie est la première des trois symphonies instrumentales
médianes du compositeur, qui marquent une nouvelle étape dans la construction
mahlérienne : pas de voix, pas de programme explicite, lien moins évident
avec le Lied. Plus abstraites et énigmatiques quant à leur interprétation,
elles n'en restent pas moins sous-tendues par la même quête : « une tentative de réorganiser le monde à
partir du moi individuel » (Richard Specht).
Une œuvre sous-tendue de bout en bout par une ambivalence voulue et assumée.
Composée (1902) dans le climat d'amour de son mariage récent avec Alma, mais
aussi dans la douleur et l'angoisse faisant suite à une hémorragie intestinale
grave, la Cinquième Symphonie est dominée par un sentiment d'ambigüité,
d'autant que parfois les forces créatrices semblent submerger le compositeur
lui-même : « C'est une
œuvre maudite, personne ne la comprend ». Elle est constituée de trois
parties et cinq mouvements. La première partie comprend les deux premiers
mouvements, marche funèbre et allegro, qui se terminent dans un sentiment
d'angoisse malgré une vaine tentative
optimiste représentée par un hymne
triomphal des cuivres. Vient ensuite le scherzo qui représente, à lui seul, la
deuxième partie, explosion de joie sans transition avec le mouvement précédent,
menée sur un rythme de danse où
l'inquiétude n'est pas totalement absente…Enfin la troisième partie avec
l'Adagietto, intermezzo, Lied sans paroles où l'heure
est au recueillement. Puis le rondo final, victoire définitive des forces de
vie et de création ; mais là encore cette victoire n'est pas dénuée d'ambigüité
et d'interrogation : « Ciel, quelle
figure fera le public devant ce chaos qui engendre toujours un monde prêt, au
dernier moment, à retourner au
néant ? ». Mariss Jansons, à n'en pas douter, connait son Mahler sur le bout
des doigts : dès l'appel inaugural de la trompette, lors de la marche funèbre,
l'ambiance est à la désolation pesante et palpable, étroitement mêlée, dans des
transitions et des enchainements sublimes, à une douceur infinie parfois
dansante ou burlesque. L'allegro fait la part belle aux cordes graves, avec un
exceptionnel pupitre de contrebasses vrombissantes, marque de fabrique des
orchestres allemands. Jansons y conduit sa phalange
avec précision dans une tourmente tourbillonnante, veillant aux équilibres,
faisant ressortir toute la richesse de l'orchestration, dans un climat tout imprégné d'attente. Le scherzo est quant
à lui dominé par les vents (cors somptueux) burlesque et grinçant, typiquement
mahlérien, conduisant une impossible danse. Puis survient l'Adagietto, dans
un dialogue entre cordes et harpe, rendu célèbre par Visconti dans le film Mort à Venise (1971). Hasard surprenant,
le réalisateur Luchino Visconti est mort le 17 mars 1976, quarante ans, jour
pour jour, avant cet inoubliable concert ! Comment ne pas se souvenir
alors, de cet abandon, cette délivrance de Gustav von
Aschenbach (Gustav Mahler) sur la plage du Lido…Puis
comme un éveil de la Nature consolatrice, le Rondo final se fait triomphant et
dansant tout animé d'un sentiment d'urgence jusqu'à l'accord conclusif,
laissant le public sous le charme pendant de longues minutes. Un concert
exceptionnel qui restera assurément dans les mémoires ! Patrice Imbaud.
Sol Gabetta, Mikko
Franck et le Philhar
enflamment la Philharmonie de Paris
Parfait, tout simplement parfait…Voilà
comment pourrait se résumer ce magnifique concert donné par Mikko Franck
dirigeant le « Philhar » avec la
violoncelliste Sol Gabetta en soliste. Un programme
particulièrement alléchant puisque associant une pièce de musique française,
chère au chef finlandais, le Prélude à
l'après midi d'un faune de Claude Debussy, puis le Concerto pour violoncelle et orchestre n° 2 de Dimitri
Chostakovitch avec Sol Gabetta en soliste,
violoncelliste de réputation internationale et, enfin, la Symphonie n° 5 de Jean Sibelius dont Mikko Franck est un ardent
défenseur. Un concert qui s'afficha dès les premières notes comme un moment
d'exception. En effet dès l'entame du Prélude
par la suave flûte de Magali Mosnier, Mikko
Franck, comme il le fait quelque fois, descendit de son pupitre pour diriger
les musiciens au cœur même de l'orchestre, une proximité, une complicité très
émouvantes où le chef se fait musique dirigeant avec ferveur ce commentaire
libre sur un poème de Mallarmé baignant dans une sensibilité rêveuse, tout à
fait révélatrice de la syntaxe, de la rhétorique et de l'orchestration du grand
« Claude de France ». Occasion rêvée de mettre en avant la splendeur
de la petite harmonie (Magali Mosnier, Olivier Doise, Nicolas Baldeyrou) des
harpes et du violon solo d'Amaury Coeytaux. Le Concerto pour violoncelle n° 2 de
Chostakovitch interprété magistralement par Sol Gabetta
dont c'était la première apparition à la Philharmonie de Paris, laissa la salle
sans voix devant pareille vision totalement engagée, juste dans la note comme
dans le ton. Un Chostakovitch comme on l'aime, ambigu, rugueux, sombre,
ironique et lyrique. Quand on sait que la violoncelliste argentine reçut en
2013 le titre d'instrumentiste de l'année pour son enregistrement du Concerto n° 1 avec le Philharmonique de
Munich et Lorin Maazel, on ne s'étonnera pas de cette connivence, de cette
affinité palpable qu'elle entretient avec le compositeur russe. Si le premier
Concerto datant de 1959 peut paraitre, à première vue, plus violent, le second,
dernière œuvre concertante de Chostakovitch, composée en 1966, à l'âge de 60
ans, s'apparente plus à une complainte douce amère plus intériorisée mais non
moins ambiguë faisant alterner des épisodes de sombre méditation et des épisodes
dansants, voire sautillants au caractère burlesque et dérisoire. Une formidable
interprétation, suivie d'un « bis » particulièrement émouvant, Le Chant des Oiseaux de Pablo Casals
soutenu par l'ensemble du pupitre des violoncelles conduit par Daniel Raclot. Un moment rare de communion et d'égrégore qui
enthousiasma la salle ! En deuxième partie, la Symphonie n° 5 de Sibelius, datant de 1919, toute en nuances et
transitions subtiles, animée de l'appel des grands espaces, conduite, là
encore, par Mikko Franck debout au milieu de l'orchestre avant que le superbe
Finale ne voit l'espace s'ouvrir vers une lumière irradiante ponctuée d'accords
comme une sorte de relâchement convulsif après la gloire. Là encore le « Philhar » donna son meilleur, tous pupitres confondus,
pour notre pus grand bonheur. Merci à tous pour cette formidable
soirée ! Patrice Imbaud. Un bien curieux Bruckner par Simon Rattle
et l'Orchestra of the Age of Enlightenment
Sir Simon Rattle
endossait à l'occasion de ce concert au Théâtre des Champs-Elysées, sa seconde
casquette…Après le très récent concert donné avec le LSO à la Philharmonie de
Paris, c'était cette fois à la tête de l'Orchestre de l'Age des Lumières que le
chef britannique reprenait du service dans un programme de nouveau centré sur
Anton Bruckner avec la Symphonie n° 6..
Deux concerts autour du même compositeur mais deux mondes dissemblables bien
que peut-être complémentaires, celui des instruments modernes et celui des
instruments d'époque, deux sonorités et deux approches bien distinctes et une
expérience qui, malheureusement, ne tourna pas en faveur de l'Orchestre de
l'Age des Lumières. Le programme comprenait d'abord en L'Ouverture tragique de Brahms et le Scherzo de la Symphonie n° 1
de Hans Rott. Trois œuvres quasiment contemporaines,
composées en 1880 à Vienne, comme un instantané permettant d'apprécier les
importantes différences existant dans la production musicale viennoise de cette
époque où s'affrontaient les tendances classiques défendues par Brahms et
celles plus modernes dont Wagner, Mahler, Bruckner et Rott
étaient les champions. L'Ouverture
tragique de Brahms dont on ne connait pas bien la genèse et dont il serait
bien illusoire d'esquisser un quelconque programme est une œuvre de musique
pure aux tendances nordiques très marquées par sa fougue, sa rudesse, son
énergie et son mystère. Simon Rattle nous en livra
une mouture de belle tenue usant d'un phrasé paradoxalement assez rond et
souple, d'une dynamique pleine d'allant assurant une parfaite continuité dans
la progression du son. Le Scherzo de la
Symphonie n° 1 de Hans Rott confirma les
influences mahlériennes très marquées du jeune compositeur, élève de Bruckner,
condisciple de Mahler avec qui il habita pendant ses études avant de
disparaitre prématurément à vingt cinq ans
dans un asile psychiatrique. Cette œuvre peu connue, véritable
découverte pour la plupart des auditeurs, fut composée à l'âge de vingt ans et
fait montre déjà d'une étonnante maturité compositionnelle par sa complexité de
structure et d'orchestration et son
foisonnement de thèmes rappelant la Symphonie
« Titan » de Gustav Mahler. Mais c'est finalement dans la Symphonie n° 6 de Bruckner, en deuxième
partie de concert, que les choses se gâtèrent, l'orchestre avouant
progressivement ses faiblesses et Rattle son
impossibilité de synthèse devant cette œuvre d'envergure. Une œuvre composée
dans l'euphorie faisant suite au succès de la Symphonie n° 4, dans la joie spiritualisée d'un remerciement à
Dieu, une composition qui ne sera jamais retouchée, très spontanée dans son
jaillissement dont Simon Rattle essaya de donner une
vision plutôt chambriste aboutissant en définitive à un Bruckner décharné,
quasiment squelettique, se perdant dans les détails, sans véritable vision
globale…Un Bruckner sans substance, sans tension, sans ferveur et sans grand
intérêt, se réduisant toutefois à quelques beaux moments isolés quand on était
en droit d'espérer un peu mieux d'un tel chef. Mais à l'impossible nul n'est
tenu car, c'était non seulement l'inspiration qui manquait ce soir, mais
également l'outil. L'Orchestra of the
Age of Enlightenment n'étant probablement pas le
médium idéal dans l'interprétation des symphonies brucknériennes. A l'exception
des pupitres de cordes et notamment des cordes graves avec de splendides
contrebasses disposées à la viennoise, alignées de face au fond de la scène
pour une projection enveloppante, force est de remarquer la faiblesse des
pupitres de vents, petite harmonie et cuivres, amputant de façon rédhibitoire
toute interprétation brucknérienne. Un premier mouvement Maestoso chaotique, un
second Adagio sauvé par la beauté des cordes donnant une belle ampleur sonore,
un troisième Scherzo sans allant ni cohésion et un Finale assez terne, ce qui
finalement est assez peu, avouons le ! Une prestation qu'on oubliera assez
vite confirmant nos doutes sur la valeur de cet orchestre, en tous cas dans ce
répertoire. Patrice Imbaud.
Une fête pour l'ouïe avec le Chamber
Orchestra of Europe L'écoute du Chamber
Orchestra of Europe (COE) est toujours un bonheur pour l'ouïe, tant la qualité
des instrumentistes de chaque pupitre est exceptionnelle. La présence d'un
soliste comme François Leleux, pour assurer avec brio et une musicalité éblouissante la
redoutable partie soliste du Concerto pour hautbois de Richard Strauss
ne pouvait qu'ajouter au plaisir de l'écoute. Mais l'intérêt du concert
résidait aussi en la présence sur le podium de Sir Antonio Pappano.
Ses passages à Paris se font rares et on le connaît surtout pour ses
prestations dans la fosse d'opéra. On sait qu'il est le directeur
musical du Royal Opera House Covent
Garden et que sa production discographique est particulièrement fournie dans le
domaine lyrique. Mais c'est oublier qu'il est aussi directeur musical de
l'Orchestre de l'Académie Sainte-Cécile à Rome. On pressent son style
d'interprétation dès son entrée en scène: franc, énergique ! En effet
après un bref salut au public, à peine face à l'orchestre il engage fermement
son interprétation. Herbert von Karajan agissait
souvent ainsi. S'élèvent franchement les premières notes de la symphonie n°25
de Mozart, œuvre d'un jeune homme de 17 ans (comme le sera la symphonie en ut
de Bizet donnée un peu plus tard). Antonio Pappano en
propose une interprétation tournée vers le futur – on peut y percevoir un
certain dramatisme pré-romantique propre au mouvement
Sturm und Drang - et sa
parenté avec la n°40, de même tonalité, apparaît évidente, du moins quant à
l'énergie qui s'en dégage. Le chef tire de l'orchestre des sonorités claires,
mais subtiles aussi, en particulier dans l'andante où hautbois et bassons sont
mis en valeur. On retrouvera cette même franchise non dénuée de grâce dans la
symphonie en ut que Bizet a composée alors qu'il avait aussi 17 ans. Le destin
de cette œuvre est étrange. Composée en 1855, elle n'est créée qu'en 1935 sous
la baguette de Félix Weingartner à Bâle après que la partition eût été
retrouvée dans un carton par Reynaldo Hahn. Si
l'œuvre en tant que telle semble avoir été mise volontairement de côté par
Bizet, celui-ci en reprend des thèmes dans des œuvres qui ont suivi : on
peut citer Les Pêcheurs de perles, L'Arlésienne,
Don Procopio. Bien
qu'ayant des similitudes avec la Symphonie de son maître Charles
Gounod, on doit souligner la modernité de l'œuvre, qui transparaît en
particulier dans le premier mouvement dont la rythmique saccadée est nettement
soulignée par le chef. Mais c'est l'ensemble qui séduit grâce aux couleurs que
savent si bien donner les merveilleux instrumentistes du Chamber
Orchestra of Europe.
Si ces deux juvéniles symphonies du programme
s'ouvraient vers le futur, les deux autres œuvres regardaient plutôt vers le passé. La Pavane
de Gabriel Fauré ne serait-ce que par son titre se présente bien comme un
retour au passé. Mais il faut entendre cette brève partition comme un hommage et
non comme une volonté de rejeter toute modernité. Après tout, Ravel, qu'on ne
peut soupçonner avoir eu un tempérament passéiste, composa bien une Pavane
pour une infante défunte alors qu'il était encore élève de Fauré. Par
ailleurs, la dédicataire de la Pavane de Fauré, la Comtesse Greffuhle (1860-1952), était très engagée dans la vie
artistique de son époque : la magnifique exposition du musée Galliera Les
robes trésors de la comtesse Greffulhe qui se
terminait deux jours avant le concert, soulignait la modernité de la comtesse
dans ses choix esthétiques non seulement à propos de ses robes
éblouissantes , mais aussi à propos de ses relations avec le monde artistique – ainsi y eut-il des
rencontres avec Marcel Proust qui n'hésita pas à s'inspirer de ses attitudes
pour donner vie à son personnage de la Duchesse de Guermantes ainsi qu'à celui
d'Odette de Crécy ; elle contribua par ailleurs à la diffusion en France
de Tristan et Isolde de Wagner ainsi que des Ballets Russes. Pour
revenir à la Pavane, la Comtesse demanda même à Fauré d'ajouter
un chœur sur un texte de son cousin Robert de Montesquiou-Fezensac. Mais
Antonio Pappano nous gratifia de la seule version
orchestrale ; ce fut un enchantement tant les instrumentistes et leur chef surent rendre la douceur et la mélancolie du
propos. Quant à l'autre œuvre tournée aussi vers le passé et que nous avons
brièvement évoquée plus haut, à savoir le Concerto pour hautbois de
Richard Strauss, écoutons la sans a priori ; ce
fut une fête pour l'oreille, fête que François Leleux
nous fit partager au milieu d'un orchestre dont Pappano
développa la musicalité sans pareille. Richard Strauss n'avait plus rien à
prouver à 81 ans ; il pouvait se permettre d'offrir à la postérité une
œuvre virtuose, sans aspérité, sereine. François Leleux
en guise de bis entendit rendre hommage aux victimes des attentats du matin à
Bruxelles : il donna avec une émotion profonde, ressentie par tout le
public ainsi que les musiciens de l'orchestre, un extrait (Adagio) de
l'Oratorio de Pâques BWV 249 de Jean Sébastien Bach. Au final un concert
de belle tenue, à la fois varié et cohérent, donnant l'occasion de mieux
apprécier un aspect moins connu du talent de Sir Antonio Pappano. Gilles Ribardière. Joli
marathon : les trois sonates pour piano de Johannes Brahms
« Aimez vous
Brahms ? » interrogeait Françoise Sagan il y a soixante ans dans un
roman demeuré célèbre où les concerts "classiques" étaient encore l'apanage
d'une bourgeoisie éclairée. Oui, nous aimons toujours Brahms, même si la
musique de ses trois sonates reste d'une approche sinon difficile du moins
exigeante. Il fallait toute la puissance et la maestria d'un pianiste comme
François Frédéric Guy pour restituer la fougue de cette musique parfois
déconcertante par la multiplicité de ses ruptures et la subtilité de certaines
de ses mélodies ou plutôt de ses
esquisses de lieder. Ces sonates - œuvres d'extrême jeunesse, Brahms n'avait
pas vingt ans lorsqu'il les a écrites - n'existent que si on sait les empoigner
autant que les caresser et c'est là tout le talent de François Frédéric Guy,
musicien amoureux des jardins et des étoiles. De ces sonates, Schumann disait
qu'elles étaient "des symphonies voilées". Dès le début du premier opus, écrit
pour conquérir Schumann, le pianiste se laisse aller à une liberté aux envolées
débridées superbement maîtrisées. Dans la deuxième sonate, écrite avant la
première et moins inspirée, Brahms reprend le thème de l'andante dans le scherzo, occasion pour François-Frédéric
Guy de montrer l'ampleur de sa palette entre passion et lyrisme. Mais c'est
dans la Troisième sonate, la plus longue, la plus achevée et la plus
grandiose, que la comparaison avec l'orchestre atteint son paroxysme. Pour
François Frédéric Guy, Brahms est un orchestrateur
du piano et au gré des cinq mouvements, il le justifie en balayant le
clavier d'arpèges fulgurants, de salves d'accords où s'entendent quelques
dissonances annonciatrices d'une musique
à venir et d'envolées à la fois lyriques et virtuoses comme s'il jouait sur son
piano de tous les registres et toutes les couleurs d'un orchestre au complet,
avant ce fameux andante calqué sur un poème de Sternau
- on frôle ici le fameux Clair de lune
de Beethoven ! - que le pianiste interprète avec un phrasé élégiaque qui
fait oublier la vigueur du premier
mouvement et exalte la ferveur du final,
véritable marche funèbre qui s'élève vers la lumière. François Frédéric Guy
déclarait dans une interview : « Je désire jouer toute la musique
de Brahms ». Il a bien raison, nous serons toujours ravis de l'entendre et
impatients d'écouter son enregistrement des sonates prévu chez Évidence. Jean François
Robin. Amel Brahim-Djelloul et les musiciens de
la Garde républicaine
Voilà un concert aussi osé
qu'exceptionnel ! Sous le titre « Désirs de l'Orient », au Musée
d'Orsay, la soprano Amel Brahim-Djelloul a donné un
récital dont le prétexte était l'orientalisme. La plupart des œuvres choisies
sont rarement interprétées comme celles de Caplet (« Écoute mon coeur ») ou de Stravinsky (« Trois Poésies de la
lyrique japonaise »). Et celle de Jacques Pillois
(1877-1935) Cinq Haï-Kaïs,
écrite en 1926, est pratiquement inconnue. Amel Brahim-Djelloul
avec conviction et une diction parfaite a su faire passer cette musique comme
la naïveté, le kitch, de certains textes. La sincérité est incroyable et la
maîtrise vocale impressionnante. Dans les Six
Mélodies Persanes op. 26 de Camille Saint-Saëns (1870), extraites du
recueil « Les nuits persanes », elle s'est montrée très émouvante.
Les « Sept Haï-Kaïs »
de Maurice Delage pour voix et petit ensemble de chambre, ont été composés en
1924 et créés l'année suivante par Jane Bathori sous
la direction Darius Milhaud. Leur nostalgie, leur dramaturgie vocale étaient
bien présentes même si, comme le titre l'indique, les pièces étaient courtes.
On aimerait réentendre ces œuvres. Mais elles sont très peu enregistrées.
Dommage ! En un mot un récital surprenant et intelligent, une belle initiative
de la part de Sandra Bernhard et de Luc Bouniol-Laffont,
organisateurs des concerts au Musée d'Orsay. Stéphane Loison. Le festival Satie se conclut avec des fortunes diverses
Pascal Rogé est
un grand spécialiste de Satie, il en a enregistré une belle intégrale. Pascal Rogé est un bon pianiste et il a bien joué les œuvres de
Satie à Orsay. Le problème avec ce musicien c'est qu'il ne veut pas que le
public le dérange : ça le gêne de se lever, de remercier le public de l'intérêt
qu'il peut lui porter. Il commence par une Gnossienne,
puis enchaîne une autre, puis Trois valses, puis des Pensées,
puis des Croquis, puis des Pièces froides, puis des Vieux
sequins, et termine par des Embryons desséchés, d'une traite, sans
un arrêt ; juste à peine le temps de tapoter sur sa partition électronique. Une
auditrice pensait qu'il agissait ainsi car il fallait que le concert se termine
tôt ! Une autre faisait remarquer qu'elle adorait les « Gnossiennes »
mais que l'interprète ne lui laissait pas le temps de les apprécier. Oui,
Pascal Rogé semble avoir un mépris profond du public
; il joue pour soi de manière égoïste. Je ne l'invente pas, il me l'a dit à la
sortie du récital ! Alors écoutez ses disques : les plages de silence
entre les morceaux sont plus longues et vous aurez le temps d'apprécier ou non
ce qu'il joue ; et n'allez plus l'écouter en concert. Si demain ses salles se
vident, peut-être appréciera-t-il qu'un public vienne l'écouter et l'applaudir.
De bons pianistes et de généreux il y en a pléthore aujourd'hui. Il ne se passe
pas un jour en France et principalement à Paris où on peut en écouter
d'excellents qui sont ravis lorsque leur salle est pleine et que le public
s'enthousiasme ! Monsieur Pascal Rogé n'est
peut-être pas indispensable à la scène pianistique... Stéphane Loison. Mémoires d'un Amnésique, petit opéra comique sans
lyrics...
Agathe Mélinand a
adapté des opéras, mis en scène des spectacles musicaux, a beaucoup travaillé
avec Laurent Pelly. Cette fois, avec deux pianistes et
quatre comédiens, elle a écrit et réalisé, donc inventé un spectacle,
« Mémoire d'un Amnésique », en prenant des textes de Satie et
certaines musiques qu'elle a illustrés. Tout est de Satie assure-t-on. Une
initiative intéressante mais qui ne tient pas la route par l'aspect répétitif
de la mise en place et un manque certain d'imagination et d'humour. Les textes
choisis dignes de Ionesco, d'Allais, de Vian, étaient hurlés par les comédiens.
Pourquoi ? Dommage, car c'était une bien belle idée mais qui n'est restée
qu'au stade de l'idée... Concerts
à venir à 12H30 au mois de mai, à Orsay : Mardi
10, Ensemble Musicatreize, Pierre Charial,
Roland hayrabedian Mardi
17, Quatuor Küchl de Vienne Mardi
24, Jonathan McGovern, James Baillieu Mardi
31, Sarah Brandon Rosie Aldridge Christopher Glynn Pour
plus de renseignements : auditorium@musee-orsay.fr Stéphane Loison. Concert
final de la saison 1 du Centre de Musique de chambre de Paris SpiriTango ©Arnaud Roberti
C'est dans la bonne humeur, la liesse, que
s'est terminée, le 26 mars dernier, la ''saison 1'' des concerts du Centre de
Musique de Chambre de Paris : en l'occurrence avec des tangos d'Astor Piazzolla
et de Frédéric Devresse. L'énergie du SpiriTango était bien sûr au rendez-vous et celle de Jérôme
Pernoo pas en reste. Un artiste comme lui qui allie
le talent, la générosité, le plaisir de faire de la musique et de l'offrir au
public, est inestimable. Le SpiriTango (Fanny Azzuro, piano, Fanny Gallois, violon, Thomas Chedal, accordéon et Benoît Levesque, contrebasse) a un
projet artistique qui colle vraiment avec ce qu'a fait Pernoo
tout au long de la saison. Lorsqu'on assiste à leur concert on ne peut qu'avoir
le sourire aux lèvres tant ils communiquent leur joie de jouer. Ils se
regardent, se sourient, ils aiment être ensemble. Il ne faut pas oublier aussi
le Freshly Composed, la
séquence de présentation d'une œuvre en gestation de
jeunes compositeurs. Ici c'est Nicola Della Guerra qui a composé un trio pour piano et cordes,
interprété par lui-même au piano, avec Jean Bezdüz au
violon et Boris Benazdia au violoncelle ; une bien jolie composition qu'on peut aider à voire terminer
en allant sur Kisskissbankbank ! Vivement la seconde saison ! Le deuxième CD
du SpiriTango « Tchin
Tchin » est sorti chez Paraty
(distribution harmonia mundi) : Paraty
914130
Stéphane Loison. Célia Oneto Bensaid
aux Pianissimes
Olivier Bouley
avait donné carte blanche aux spectateurs – pour lui le public est vital – et
ceux-ci avaient le choix entre trois jeunes interprètes pour ce concert. C'est
Célia Oneto Bensaïd qui a
été choisie. Un bon choix car cette jeune femme a de l'énergie, une solide
technique, a eu de bons professeurs, a gagné quelques prix internationaux et a
déjà une jolie carrière depuis ses débuts en janvier 2015. Son programme qui
avait pour centre d'intérêt la musique baroque, débutait par Haendel ; puis venaient Brahms s'inspirant de Haendel, et Ravel rendant hommage à Couperin. Le choix
était joli et appelait un beau concert en perspective. Si la Suite n°5 en mi
majeur de Haendel avait de l'allant, son Brahms, savoir les Variations
et fugue en si bémol sur un thème de Haendel op. 24 manquait un brin de
romantisme, très froid, très bruyant par un usage excessif de la pédale. Et
Le Tombeau Couperin en mi mineur de Ravel manquait de couleurs. Voilà le
type même de jeune artiste qui a, comme beaucoup de pianistes de sa génération,
une technicité impressionnante (elle nous l'a prouvé dans son bis consacré
à une Étude de Liszt) mais qui
manque de ce petit sens de l'émotion qui fait la différence. Elle analyse
les notes, les partitions, froidement. Peut-être est-ce l'époque qui rend ainsi
ces jeunes artistes ? La couleur, c'est ce que devrait leur enseigner leur
professeur. Pour l'instant, il y a beaucoup trop de vert chez cette artiste.
Elle est jeune, elle a du talent, elle a le temps de colorer son espace
musical. Prochain concert des Pianissimes
: le 16 mai au Café de la Danse avec Kotaro Fukuma et le danseur Mathieu Ganio
sur une chorégraphie de Bruno Bouché. Stéphane
Loison. Le Trio Astoria fait tanguer Piazzola
Le trio Astoria aura prouvé, s'il en était
besoin, que la vérité de la musique, c'est le concert ! Ce qui est plus
vrai encore pour un art à la fois savant et populaire, celui en l'occurrence
d'Astor Piazzola. Quant à la salle Colonne – dont le
nom sonne agréablement et rime avec celui du Cuarteto
Cedrón, autre grande référence de la musique
argentine du xxe
siècle –, elle est sans aucun doute l'endroit idéal pour les musiciens désireux
d'avoir le meilleur rapport de proximité avec leur public… et
inversement ! Au programme donc, les compositions de Piazzola
(1921-1992), plus particulièrement celles de son quintette, le fameux Quinteto Tango Nuevo, qui, à
partir des années 1960, fit connaître au monde entier le genre tango nuevo,
réinterprétation du tango traditionnel, et dont le morceau intitulé « Libertango » sera le porte-drapeau dans les années
1970 et jusqu'à nos jours. Le silence et la concentration se fixent en quelque
sorte sur le spectacle monochrome des tenues de concert noires, du piano noir
et de l'accordéon noir. « Adiós Nonino » commence par une longue introduction au
piano, magistralement joué par Brigitte Coissard, diplômée de l'École normale de musique de Paris en classes
de piano et de musique de chambre. Une grande phrase chantée sur toute la
longueur du clavier et dont les emportements font penser aux improvisations des
jazzmen. Après le concert, nous apprendrons que toutes les notes de cette
entrée en matière sont écrites. Le piano symbolise la stature de compositeur
classique que revendiquait Piazzola, élève à Paris
dans les années 1950 de Nadia Boulanger. Le programme de la soirée comprend
d'ailleurs Las Cuatro
Estaciones Porteñas, Les Quatre Saisons de Buenos Aires, qui
seront jouées dans le désordre tout au long du récital (« Verano Porteño », « Primavera Porteña »…) et
qui, malgré leur lyrisme et leur énergie évidents, sont d'une expression
beaucoup plus introvertie, plus concentrée que celle de Vivaldi. À la fin de
son solo, la pianiste est rejointe par l'accordéon et le violon, qui incarnent
peut-être davantage l'esprit du tango, en expriment la plénitude et en ont en
tout cas la sonorité, surtout, bien entendu, l'accordéon, cousin du bandonéon,
l'organe de Piazzola. Ce
gros bestiau de plus de 15 kilos est vraiment l'instrument roi de ce trio. Il a
trouvé son maître en la personne de Frédéric Brut, la trentaine conquérante, vainqueur de trois prix internationaux et, comme ses
deux acolytes, professeur au conservatoire départemental de musique, de danse
et d'art dramatique de Châteauroux. Pendu aux épaules de l'artiste, qui le
brasse énergiquement, il est coup sur coup, selon qu'il joue la mélodie, qu'il
marque le rythme ou qu'il serve de soutien harmonique, malmené, secoué, pressé,
grand ouvert, caressé. C'est là vraiment, dans cette lutte amoureuse, que se
joue le tango, avant tout musique marche scandée, essentiellement âpre mais
imprévisible, obstinément martelée puis soudainement lyrique et douce, et qui,
magnifiée dans les partitions de Piazzola, possède
une dimension tragique. La violence à peine contenue de cette musique atteint
son paroxysme dans le morceau « Milonga
del Angel », qui fait vraiment entendre la
mise à mort d'un ange. On en sort presque fourbus… Empoigné, le public attentif
se voit remercié par les accents parigots de « La Valse à Margaux » de Richard Galliano,
émule de Piazzola et père du « New
Musette », style qui est aussi le titre d'un album sorti en 1991. Le
violon est la vedette ébouriffante de cet air plus léger. Tout
au long de la soirée, accordéon et violon auront dialogué et formé un couple.
Le violon, c'est la voix féminine du trio. Il est joué par Nina Skopek, jeune
diplômée du Conservatoire national supérieur de musique de Lyon, chambriste et
violoniste titulaire de l'orchestre symphonique de Limoges. Le jeu du violon
lui aussi manifeste l'origine plébéienne du tango, toutes les techniques étant
mises en œuvre pour en sortir les sonorités les plus variées, et l'on a pu
apprécier la maîtrise de la musicienne, qui successivement attaquait ses notes
au talon et sul ponticello,
laissait rebondir l'archet en ricochets, passait de l'autre côté du chevalet
pour faire entendre un vrai « crincrin » propre à scier les tympans,
striait la musique du trio de glissandi
sur des harmoniques, tapotait des doigts la table, démarrait staccato puis relâchait l'ensemble en
longues notes tenues qui allaient se perdre decrescendo
dans le silence…Un vrai spectacle ! Tout est d'ailleurs dit en assez peu
de notes dans cette musique de danse répétitive, qui n'est pas sans rappeler,
par sa structure, l'alternance en mouvements lassan (lent) et friska (rapide,
turbulent, jubilatoire) de la musique d'Europe centrale, balancement qui est un
principe dramatique, passionnel du dialogue et l'expression de l'existence
elle-même, laquelle est d'un jour à l'autre rêveuse et convulsive, ennuyeuse et
riche d'événements. La rhapsodie de la vie ! Brahms et Liszt retiendront la
leçon des tsiganes de Hongrie. Du coup, les interprètes le sont au sens premier
du terme, n'alignant pas leurs notes, mais exprimant des intentions, des
émotions, comme les personnages de théâtre, qui s'unissent puis brusquement
s'opposent. Le
naturel et la dignité auront donc tangué devant nous ce soir-là, la dignité
d'une musique alternativement incantatoire, emportée voire enragée, nostalgique
et lascive, le naturel de musiciens accomplis et très complices, dont les
timbres se mariaient admirablement. « Soledad
del Escualo », « Solitude
du requin », tel est le titre du premier CD du trio (Lude & Interlude,
Dom Int 001), dont la pochette montre en une très élégante photo noir et blanc
nos trois personnages penchés au-dessus… d'un bocal à poisson rouge (la seule
couleur de l'image). Clin d'œil humoristique, car Piazzola
n'était certes pas un poisson rouge, mais bien le requin qui a su prendre le
large… et dont le trio Astoria a su suivre le sillage !
Patrick Jezequel. ***
L'ÉDITION MUSICALE
CHANT
CHORAL Françoise
PASSAQUET : Le mouvement orphéonique
français. Cahier répertoire n°11 – octobre 2015. Centre de Documentation
pour l'Art Choral de Liaisons Arts Bourgogne http://www.le-lab.info/cdac/ Nous avons déjà fait
allusion à ce remarquable travail de Françoise Passaquet
dans notre Infolettre de mars dernier. Nous y revenons plus longuement ce
mois-ci car il présente un double intérêt. D'abord un intérêt historique. On
oublie trop souvent que le mouvement orphéonique a d'abord été un mouvement
choral et qu'il est le lointain inspirateur des chorales populaires du début du
XX° siècle puis de l'envie de chanter en cœur qui devait donner naissance,
grâce à des hommes comme César Geoffray et Raphaël Passaquet au mouvement A cœur joie. Il est donc passionnant
de se replonger dans cette histoire du chant choral populaire et du mouvement
orphéonique. Le deuxième intérêt, et pas des moindres, est que Françoise Passaquet complète son travail par un catalogue d'œuvre
allant du répertoire des orphéons à aujourd'hui pour chœur d'homme, chœur
d'enfants, chœurs mixtes. On aura donc tout intérêt si on est à la recherche de
répertoire à prendre contact avec le Centre d'Art Polyphonique de Bourgogne et
sa très riche bibliothèque pour pouvoir se procurer les œuvres proposées car
toutes ne sont pas facilement disponibles. Nous souhaitons donc bonne pêche à
tous les chefs de chœur ou professeurs de formation musicale. Davide
PERRONE : Beata pour chœur mixte SATB a cappella. Moyen. Delatour : DLT2641. Composée sur un texte de
l'hymnaire de Nevers (1239) mais qui remonte au VIII° ou IX° siècle, cette
pièce est une louange à la Jérusalem céleste et a été utilisé pour la dédicace
des églises. Le grégorien est présent comme source d'une polyphonie extrêmement
claire alternant unissons et octaves, et dissonances de neuvième. Il s'agit
d'une très belle méditation sur le mystère de l'Église. Félix
MENDELSSOHN-BARTHOLDY : Der 98. Psalm. « Singet
dem Herrn ein neues Lied ». MWV A 23 op. posth.
91. Pour solistes SATB, double chœur mixte et orchestre. Edité par John Michael
Cooper. Urtext. Bärenreiter :
conducteur BA 9076 – chant et piano : BA 9076-90. Ecrite en quelques
semaines et interprétée pour la première fois le premier janvier 1844, cette
œuvre monumentale méritait bien une édition critique. C'est chose faite. On
trouvera dans le conducteur une préface détaillée retraçant l'histoire de
l'œuvre et de ses variantes et éditions. Comme toujours, l'ensemble es particulièrement lisible et non moins fait pour l'étude
que pour l'exécution. PIANO Bärenreiter Piano Kaleidoscope. Album de piano. Bärenreiter : BA10900. Ce florilège de vingt-deux
pièces allant de Bach à Debussy, de difficulté moyenne, constitue une
anthologie destinée à faire découvrir les éditions Urtext
Bärenreiter et à « mettre en appétit » les
futurs acheteurs. Disons surtout que, pour un prix modique, on trouve
rassemblés les « incontournables » de quinze auteurs qu'un jeune
pianiste ne peut ignorer. Nul doute qu'il pourra être utile, soit
comme cahier de travail, soit comme cahier de déchiffrage pour permettre à
chacun de se constituer la base d'une véritable culture musicale. Arletta
ELSAYARY : Valse-Fantaisie pour piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2977. Cette charmante pièce
permettra tout un travail sur les tonalités voisines, les modulations, et cela
d'une manière fort agréable et comme sans y penser. Au professeur, ensuite (et
surtout pas avant !), d'en extraire la substantifique moelle. Quant à
l'élève, qu'il y prenne d'abord beaucoup de plaisir ! Maurice
JOURNEAU : Impressions très
fugitives pour piano. Moyen. Fortin-Armiane : EFA 102. Ces six
« impressions » sont effectivement de très courtes pièces,
extrêmement variées, qui constituent comme autant de petits paysages extérieurs
ou intérieurs au gré de l'interprète. L'œuvre de ce compositeur mort plus que
centenaire en 1999 mérite d'être connue. Dans un style proche de Ravel, certes,
mais tout à fait personnel, il nous livre ici des petits tableaux qui, malgré
leur brièveté, ou peut-être à cause d'elle, sont d'une grande densité. Sergueï
RACHMANONOV : Valse et romance. Transcription de Jean-François Pailler
pour piano à quatre mains. Moyen. Delatour :
DLT2624. Ces deux pièces
originellement pour piano à six mains ont été écrites par un Rachmaninov de
dix-huit ans dans un style proche de celui de son maître Tchaïkovski. La
transcription pour piano à quatre mains ne trahit pas du tout ces deux
charmantes pièces qui seront ainsi abordables par davantage de pianistes même
si on ne saurait trop encouragé la pratique du piano à six mains, qui constitue
aussi une excellente initiation à la musique de chambre. On trouvera sur le
site de l'éditeur et sur YouTube la transcription https://www.youtube.com/watch?v=x224U51JprQ et sur YouTube la
version originale pour piano à six mains. https://www.youtube.com/watch?v=Vo7MikGlb8w
Bernard
COL : Au tableau. Six pièces scolaires pour piano. Assez
facile. Delatour : DLT2659. Ces courtes pièces
humoristiques sur le thème de l'école sont pleines de vie et écrites dans un
langage dans la lignée de Satie ou Poulenc. Il y a plein de vivacité et de
couleur dans ces tableautins qui ont beaucoup de charme. De « En rang par
deux » à « Enfin la récré », nous retrouvons des instants de la
vie du jeune élève qui devraient ne pas avoir de mal à évoquer des images dans
la vie des jeunes interprètes. Bruno
ROSSIGNOL : Suite Colombat pour
piano à quatre mains. Moyen. Delatour : DLT2640. Le hameau de Colombat est situé dans le Périgord, sur la commune de
Saint Etienne de Puycorbier. L'auteur en évoque à
travers cinq petits tableaux le côté paysan, poétique et forestier ainsi que
l'ambiance familière (Ulysse est un chat !) de chants occitans revisités.
La cinquième pièce, en particulier, est un chant traditionnel occitan avec des
variations. L'ensemble est très agréable et pittoresque. Ce sera un très bon
moment musical pour les duettistes. David PERRONE :
Switch on Elise pour piano. Facile. Delatour :
DLT2643. Facile, cette relecture de
la célèbre « Lettre » ? Voire. Certes les harmonies et les
structures sont respectées, mais tout est dans le style ! Et le style, on
l'a ou on ne l'a pas. Il ne suffira pas de respecter scrupuleusement les quart
de soupirs et les syncopes pour que le style jazzy de la pièce sente
l'authentique. Quoi qu'il en soit, ce joyeux détournement est vraiment très
réjouissant et pourrait redonner le sourire à toutes les Elises du monde et à
quelques autres… Frédéric
CHOPIN : Valse posthume en la mineur
(ou mazurka) réécrite par Abdel
Rahman El Bacha. Assez facile. Delatour : DLT
2686. S'appuyant sur le fait que
Chopin avait demandé qu'on détruise ces œuvres posthumes comportant souvent de
sérieuses imperfections, le pianiste et compositeur Abdel Rahman El Bacha a eu
envie d'imaginer ce que ces pièces auraient pu être si Chopin les avait révisées
à l'époque de sa maturité. C'est ce qu'il a réalisé pour cette valse qui prend
ainsi un tout autre aspect que l'auteurs juge bien plus conforme à l'esprit de
Chopin : si l'on avait écouté ses dernières volontés, cette valse n'aurait
jamais dû être exécutée. Pourquoi pas ? La réécriture a été ralisée avec tout le goût et la délicatesse dont est
capable ce fin musicien. ORGUE Valéry
AUBERTIN : Troisième Sonate extraire
du Deuxième livre d'orgue. Chanteloup-musique :
CMP 031. Il n'est pas possible de
résumer ici la très intéressante présentation que l'auteur fait de son œuvre au
début de la partition. On connait les qualités de coloriste de Valéry Aubertin.
Cette Troisième sonate pourrait être
dite « à tiroirs » car elle contient en elle plusieurs sonates.
L'auteur précise la manière dont on peut jouer l'œuvre soit intégralement soit
en en prenant certains mouvements dans un ordre bien défini. Il faudra, bien
sûr, disposer de trois claviers et de timbres adéquats. De plus, une des pièces
ne peut être jouée que sur un instrument à registration mécanique : il
faut en effet qu'un des jeux soit à moitié ouvert, faisant parler les tuyaux à
un diapason plus bas que le reste de l'instrument. On sent combien l'auteur est
sensible aux timbres et aux couleurs, ce qui fait la richesse de son écriture. Frédéric
LEDROIT : Prélude. Opus 57a. La
Passion du Christ selon Saint-Jean pour orgue. Delatour :
DLT2653. Il est bien difficile de
rendre compte en quelques lignes d'une œuvre aussi dense et spirituelle. Fort heureusement,
une interprétation de l'œuvre par son auteur se trouve sur le site de l'éditeur
(et sur YouTube) https://www.youtube.com/watch?v=oFCGambvraw
Il sera d'autant plus important d'aller l'entendre que l'œuvre a été conçue
pour le nouvel orgue de la cathédrale d'Angoulême, qui possède des possibilités
de registration tout à fait spécifique. Ainsi, et selon la volonté de l'auteur,
chaque organiste pourra adapter le texte aux possibilités de son propre
instrument. Ajoutons que l'explication – commentaire de l'auteur dans la partition est
particulièrement intéressante et devra être méditée avant toute interprétation
de cette œuvre. HÄNDEL :
Orgelwerke. Bärenreiter : BA 11226. Ce volume regroupe toutes
les œuvres de Haendel dont on est certain qu'elles ont
été écrites pour l'orgue. C'est à la fois une édition de travail et une édition
critique. Les organistes envieront la composition des instruments de la
Cathédrale Saint Paul de Londres et de la cathédrale de Salisbury, détaillée
dans ce volume. Une sérieuse introduction permet de situer les œuvres pour une
meilleure interprétation. La clarté de l'édition n'est évidemment plus à
souligner… HARPE Davide
PERRONE : Improvisation pour harpe. Difficile. Delatour : DLT2642. Construite en trois
parties, cette pièce commence et se termine par de larges arpèges soutenant une
mélodie lyrique dans un tempo rubato qui entretien l'atmosphère
d'improvisation. La partie centrale, qui porte l'indication de
« rythmé » fait précisément appel à des rythmes hispanisants et
latino-américains. C'est une belle pièce pleine de vie et de fraicheur. GUITARE Patrice
JANIA : Marche des quatre
doigts. Pièce pour guitare.
Préparatoire. Lafitan : P.L.3009. Si cette pièce s'apparente
de prime à bord à une étude, elle n'a rien de rébarbatif, au contraire !
Le jeune guitariste pourra certainement prendre plaisir à cette succession
d'intervalles qu'il n'est pas interdit d'entendre comme un grand choral. Ce
pourra être, pour le professeur l'occasion de faire développer à l'élève une
oreille polyphonique : cette apparente suite de note apparaîtra alors dans
sa construction cachée et se laissera mémoriser sans difficulté. C'est donc une
pièce intéressante par beaucoup d'aspects. ACCORDEON Fabrice
TOUCHARD : Romance
saintongeaise. Pièce pour accordéon.
Débutant. Lafitan : P.L.3096. Cette romance est aussi
une jolie valse mélancolique qu'on voit bien flotter sur une place de cette si
belle province qu'est la Saintonge. Pour les élèves peu férus de géographie, on
pourra évoquer Fort Boyard… Quoiqu'il en soit, l'ensemble, bien agréable, ne
fera pas forcément la joie que des débutants… VIOLON Albert
ROSS : Petit concerto op. 6 pour
violon et piano. Révision : Frédérick Forti. Combre : CO 6797. Cette œuvre d'un pianiste
et compositeur à cheval sur la fin du XIX° siècle et le début du XX° ne manque
pas de charme. Construite en deux mouvements, elle est entièrement en première
position. Il est toujours intéressant pour les jeunes violonistes et pour leurs
professeurs de disposer d'un répertoire à la fois facile et de qualité. Jean-François
PAILLER : Promenade pour violon et piano. Deuxième année de
premier cycle. Delatour : DLT2623. L'auteur parle de contexte
modal élargi : ne nous laissons pas troubler par cette appellation. C'est
d'abord de la très bonne et très agréable musique dans un style qu'on pourrait
dire post-debussyste, qui oscille, certes entre ré Majeur et si mineur modal,
mais ce n'est pas d'abord cela que l'on retient. On sera surtout intéressé par
la variété des paysages harmoniques et rythmiques que nous fait découvrir cette
promenade. Bref, pianiste (d'un niveau moyen) et violoniste devraient trouver
beaucoup de plaisir à cheminer ensemble. On peut l'écouter sur le site de
l'éditeur http://www.editions-delatour.com/fr/violon-et-piano/3099-promenade-pour-violon-et-piano-9790232112404.html
ALTO Albert
ROSS : Petit concerto op. 6 pour
violon et piano. Transcrit pour alto. Révision : Frédérick
Forti. Combre : CO
6798. On se reportera à la recension ci-dessus de l'œuvre
pour violon. Rezsö SUGÁR : Concertino pour violon et
piano. Transcription pour alto par Frédérick Forti. Préparatoire. Combre :
CO 6799. Cette œuvre d'un
compositeur hongrois élève de Kodaly est tout à fait intéressante par la
couleur typique qui s'en dégage, même s'il ne s'agit pas, bien entendu de folklore.
On peut entendre, jouée par un élève, la version pour violon sur YouTube. Cette version pour alto est, transposée une quinte
plus bas, la réplique fidèle de la version pour violon. VIOLONCELLE Dominique
de WILLIENCOURT : EMTO En Mémoire Tragiquement Optimiste. Op. 16
pour violoncelle et piano. (Transcription du concerto pour violoncelle et
orchestre à cordes). Fortin-Armiane : EFA 101. Ce concerto comporte trois
mouvements. Le premier s'intitule « Prélude et allegro moderato ». A
la fois lyrique et tourmenté, ce premier mouvement crée une atmosphère à la
fois inquiétante et pourtant pleine de ressort. Le deuxième, intitulé « Lamentoso », s'enchaine directement avec le premier.
Il n'a rien d'une complainte mais maintien la tension sans aucun répit. Le
dernier mouvement est une « Gigue » haletante à la fin paroxysmique.
Bref, il s'agit d'une grande et belle œuvre qui a été enregistrée et dont on
peut entendre des extraits sur le site http://www.de-williencourt.com/DOMINIQUE-DE-WILLIENCOURT-L.html
. CONTREBASSE ROSSINI :
La Danza,
Tarentelle Napolitaine transcription
pour contrebasse et piano d'Emilie Postel-Vinay. Difficile. Chanteloup-musique :
CMP 29. Même si elle demandera
certainement beaucoup de travail à son interprète, cette célèbre Tarentelle
écrite primitivement pour la voix ne manquera certainement pas de le réjouir et
de le mettre dans un état euphorique communicatif. Saluons donc cette
remarquable transcription qui devrait plaire autant à ses auditeurs qu'à son
interprète. FLÛTE
TRAVERSIERE Bernard
COL : 10R2 Ravel. Dix airs de Maurice Ravel arrangés pour 2
flûtes. Assez facile. Delatour : DLT2661. Nous avons déjà dit à
propos d'autres numéros tout le bien que nous pensions de cette collection.
Voici donc ces arrangements pour deux flûtes traversières qui possèdent les
qualités inhérentes à cette collection : les transcriptions sont d'une
grande fidélité, le répertoire reprend des œuvres majeures de l'auteur. Outre
l'intérêt qu'elles offrent pour la musique de chambre, ces pièces peuvent
permettre une ouverture sur une véritable culture musicale. CLARINETTE Jean-François
PAILLER : Histoire de clown pour clarinette en sib et piano. Premier cycle. Delatour :
DLT2622. Cette bien réjouissante
histoire comporte deux parties virevoltantes encadrant une partie mélancolique
et méditative. Le tout est imprégné de beaucoup de poésie. Si la partie de
clarinette est facile, tout en demandant, surtout dans la partie médiane, une
grande maîtrise du souffle et beaucoup de musicalité, la partie de piano
demande un pianiste aguerri. Johannes
BRAHMS : Sonaten in fa und Es pour
clarinette et piano. Op. 120. Urtext. Bärenreiter : BA 10906. Certes, il existe bien
d'autres éditions de ces sonates mais, outre la qualité de la gravure, il faut
surtout retenir la copieuse préface de Clive Brown et les très nombreuses
indications concernant les différentes éditions du même et de Neal Peres Da
Costa. Le tout ne fait pas moins de trente pages et va du texte autographe aux
variantes introduites par les différentes éditions. Le tout est passionnant et
il vaut vraiment la peine de se procurer cette nouvelle édition. SAXOPHONE Patrick
CHOQUET : Aire libre pour 4 saxophones alto. Moyen. Delatour : DLT2588. Ces pièces, écrites en
1992 pour la classe de saxophone de l'Ecole Nationale de Musique d'Orléans,
permettent d'aborder quelques rudiments de l'écriture contemporaine, notamment
les sons multiphoniques. Atonales avec goût (on peut
faire confiance au fin musicien qu'est Patrick
Choquet), elles pourront, après avoir été analysées et jouées séparément, être
exécutée totalement ou partiellement dans l'ordre qui paraîtra le plus logique. André
DELCAMBRE : Orientale pour saxophone alto et piano.
Préparatoire. Lafitan : P.L.2983. Si cette pièce commence
par une introduction calme et expressive, elle se continue par un ensemble plus
allant et assez varié, tant par le rythme que par les modulations. Sa place
dans la catégorie « musique de chambre » signifie que le piano a sa
place à part entière. Il faudra donc une vraie complicité et une vraie écoute
entre les deux instrumentistes. Le côté oriental est évidemment bien présent
avec les secondes augmentées récurrentes. L'ensemble est très agréable et
devrait plaire aux interprètes. Jean-Michel
BARDEZ : Reticentia – Resistantia pour quatuor de saxophones. Facile. Delatour : DLT2587. Il s'agit tout simplement
d'une harmonisation du célèbre Chant des
marais écrit semble-t-il en 1933 et
que tous les anciens scouts connaissent dans la version harmonisée par César Geoffray. Jean-Michel Bardez nous offre avec beaucoup de
délicatesse une harmonisation en style choral et tout à fait dans l'esprit de
ce chant à la fois de douleur, d'espérance et de résistance. L'exécution de
cette pièce pourra donner lieu à une remise en perspective historique qui lui
donnera tout son sens. BASSON Max
MÉREAUX : Cantiga pour basson seul. Moyen. Lafitan : P.L.3038. Une belle cantilène encadre
une partie non moins lyrique mais plus agitée. La difficulté, dans ce genre
d'œuvre, résulte moins de la technique, certes exigeante, mais de
l'intériorisation qu'il faut faire de cette musique pour en donner une
interprétation convaincante. Sans cela, ce peut être une simple suite de notes
sans beaucoup d'intérêt. Or c'est loin d'être le cas et cette œuvre mérite
vraiment qu'on s'y attache et qu'on la comprenne de l'intérieur. Si le niveau
technique est « moyen », cela ne veut pas dire qu'elle ne peut pas
constituer une véritable pièce de concert. ORCHESTRE Bernard
COL : Rendez-vous aux Tuileries pour orchestre à cordes de 2ème
cycle. Delatour : DLT2666. Précisons que la pièce est
écrite pour trois parties de violon, alto, violoncelle et contrebasse. Si
« l'esprit de la pièce est néo-classique » et que « les formules
rythmiques et mélodiques sont celles des divertissements du XVIII°
siècle », il ne s'agit en rien d'un pastiche : l'harmonie, elle, tout
en restant relativement simple, est bien plus celle du XX° siècle ! On ne
s'en plaindra pas : l'ensemble est tout à fait convaincant et permettra
aux élèves par le côté pédagogique de son écriture, de s'initier à un véritable
travail d'orchestre. La mélodie passe successivement à tous les pupitres. Cela
devrait favoriser un véritable travail d'écoute mutuelle. ***
LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE
François-Bernard MÂCHE : Musique-Mythe-Nature. 1Vol. Aedam Musicae (www.musicae.fr ), 2015, 217p. (avec disque encarté) - 20 €. François-Bernard
Mâche est bien connu par son double engagement artistique et universitaire. Ses
œuvres connaissent une très large diffusion internationale. Musicologue, Agrégé
et Docteur ès-Lettres, il a assumé pendant une décennie les fonctions de
Directeur du Département de Musique à l'Université de Strasbourg, et a été
Directeur d'études à l'ÉHÉSS (École des Hautes Études en Sciences Sociales,
Paris). En 2002, il a succédé à Ianis Xenakis comme
Membre de l'Institut. Ce livre (2015)
arrive en cinquième position après deux éditions françaises épuisées, une
version en italien ainsi qu'une en anglais. L'auteur — théoricien, compositeur
et chercheur acharné — se positionne d'abord par rapport aux éditions
antérieures, en tenant compte de nombreux facteurs : phénomène de
mondialisation, diffusion de masse de la musique (répercussion commerciale),
existence d'une autre génération de
lecteurs… Dans sa troisième
édition parue environ 30 ans après, sans renier ses options antérieures (1983),
il élargit sa démarche aux données musicales universelles, prend davantage en
considération l'évolution sociétale, étend ses références même au monde animal,
renforce son intérêt pour la pensée mythique et minimise quelque peu l'impact
de la « recherche de l'innovation pour l'innovation » et de
« l'émotion pour l'émotion ». L'hypothèse et la problématique de
cette troisième édition consistent en la recherche d'une « troisième
voie ». L'ouvrage est structuré autour de fils conducteurs très
ciblés : La musique dans le mythe ;
Universalité des modèles sonores ;
Langage et musique ainsi que Zoomusicologie
et, pour conclure, Le Modèle en musique.
Toutes ces spéculations sont illustrées par un disque encarté comprenant 68
brefs extraits et renvoyant aux notes infrapaginales
du livre. Ces exemples sont empruntés à des formes et musiques extraeuropéennes (Philippines, Esquimaux, Centre-Afrique,
Mexique, Togo…), à des œuvres occidentales (Robert Schumann, Claude Debussy,
Olivier Messiaen, John Cage…) et, bien sûr, ses propres compositions ; la
contribution sonore la plus importante concerne de très nombreux chants
d'oiseaux (plages 37-61). Son motif conducteur
précise que « le mythe, en tant que fonctionnement spontané de l'esprit
humain, est une des sources de la création musicale » (p. 47). Dans
l'introduction, François-Bernard Mâche offre un aperçu historique de la musique
dans la mythologie grecque antique notamment dans l'entourage du musicien
Arion, puis de Dionysos qui, en route vers l'Île de Naxos, ensorcela
l'embarcation puis, sous l'effet d'une musique violente, les pirates se
jetèrent à l'eau et seront changés en dauphins. L'auteur évoque d'autres mythes
grecs tels que celui du berger Daphnis mettant en évidence l'imaginaire
mythique qui peut encore envahir les œuvres musicales. Le mythe représente une
image et implique souvent le « doublement des motifs » comme en
musique. Toutefois, il n'est pas donneur de leçons de morale ou de sociologie.
Au long de sa démarche, l'auteur attire néanmoins l'attention sur le fait que
« le mythe relate les phénomènes, mais ne les définit pas » (p. 43). Après cette revue de
nombreux mythes, l'auteur décèle une « troublante universalité de certains
motifs » (Grèce, Japon, Polynésie…). Il constate que ces mythes grecs
musicaux sont, en fait, des « mythes de conflits musicaux » (p.
35) : d'où — après ce long plongeon dans la Grèce antique — un
rapprochement avec l'appréciation de la situation musicale actuelle
(dessèchement du sérialisme et remise en cause du matériau en musique), car la
musique est aussi en contact avec les traditions orales et subit l'influence des
nouvelles technologies, notamment de l'informatique musicale. Il attache une
grande importance à la traduction symbolique, car le son a un rôle de
« transmetteur d'une pensée sonore » et, dans la mesure où elle
incarne l'infrastructure rythmique des phénomènes, la musique est d'essence
symbolique. L'auteur fera aussi intervenir la psycho-physiologie
humaine et, plus généralement, celle des êtres vivants (p. 39), si l'on veut
bien admettre que « la musique plonge ses racines au plus profond du
psychisme inconscient » (cf. p.
40). Il met en garde contre les séquelles du Positivisme et les illusions de
l'Historicisme ; met surtout en balance les idées aussi bien d'Auguste
Comte (1798-1857) ou de Stuart Mill (1806-1873) que de Claude Lévi-Strauss
(1908-2009) ayant signalé les affinités entre musique et mythologie, mais —
comme le souligne François-Bernard Mâche —, cela implique une recherche des
universaux. Pour démontrer l'Universalité des modèles sonores et
dégager un premier répertoire d'universaux, il évoque d'abord le fondement
théorique de Jean-Philippe Rameau (1702-1766), se lance aussi dans la
musicologie comparée, l'organologie et fait intervenir la « mise en
évidence, dans les musiques adultes, de figures sonores et de procédés de
traitement universels répandus dans toutes les cultures » (p. 53), la
pratique de l'imitation (chez les enfants et adultes) et celle des onomatopées.
En fait — dans le cadre de cette chronique et compte tenu de la densité de la
pensée —, il est impossible de proposer une présentation détaillée de cet
ouvrage très complexe avec, en outre, des réflexions si solides sur le thème
« langage et musique » et l'introduction d'une discipline très
neuve : la Zoomusicologie.
La conclusion relative au Modèle en
musique fait suite à de nombreuses analyses « essayant d'établir les
bases biologiques de la musique à travers l'imaginaire spontané — le mythe —,
les échanges entre langage et musique et les rapports aux sons du biotope,
viennent conforter une pratique esthétique centrée sur l'idée du modèle ».
L'auteur conclut par un constat et une interrogation. Il souligne l'effondrement de la tonalité et de la série, rappelle que le XXe siècle musical « cherche laborieusement à redéfinir un contact entre les universaux mythiques toujours vivants, le monde des sons nouveaux créés par l'homme, et les sons immémoriaux de la nature. Il finira peut-être par en sortir une civilisation nouvelle » et termine sur une question ouverte : « En serons-nous les témoins ? » (p. 215).
Édith Weber. Antoine BONNET, Pierre-Henry FRANGNE (dir.)
: Mallarmé et la
musique, la musique et Mallarmé. L'écriture, l'orchestre, la scène, la voix.
Rennes, Presses Universitaires de Rennes (www.pur-editions.fr ),
2016, 243 p. – 38 €. D'entrée de jeu, le
titre « réversible » annonce la teneur des contributions réunies par
Antoine Bonnet et Pierre-Henry Frangne encore
confirmé, si besoin était, par Mallarmé lui-même : « tout est
là : je fais de la musique ». Les auteurs — ayant participé en mars
2015 à un Colloque à Rennes — se réclament des disciplines complémentaires
suivantes : musicologie, composition et analyse musicale ;
littérature, lettres et sciences humaines ; philosophie, philosophie de
l'art et esthétique. Le premier thème
aborde la théorie mallarméenne de la musique ; le second, son application
pratique. Quelques compositeurs, notamment Claude Debussy (cf. « le souffle mallarméen de la Flûte du Faune »), sans
oublier Wolfgnag Amadé
Mozart, Ludwig. van Beethoven, Richard Wagner, Gabriel
Fauré. Ces Actes de colloque se veulent un In
memoriam au regretté Pierre Boulez (1925-2016) qui, en 1958, dans son
article : « Son, verbe, synthèse » (Revue belge de Musicologie) a lancé l'idée qu'« on
peut noter que les poètes ayant travaillé sur le langage lui-même sont ceux qui
laissent sur le musicien l'empreinte la plus visible ; évidemment, nous
viennent immédiatement à l'esprit les noms de Mallarmé, plutôt que de
Rimbaud… » (cf. exergue, Avant-Propos, p. 9). Le support
philosophique et poétique renvoie, entre autres, à Friedrich Hölderlin
(1770-1843), Novalis(1772-1801), Emmanuel Kant
(1724-1804), Arthur Schopenhauer (1788-1860)... L'environnement poétique, dans
une perspective comparative, se réfère à Charles Baudelaire (1821-1867) et
Arthur Rimbaud (1854-1871). Selon Pierre-Henry Frangne,
Stéphane Mallarmé a le mérite d'avoir libéré le rythme musical et d'avoir
« pensé la musique à même le texte poétique lui-même ». Il insiste
sur la sonorité, le rythme et la cadence, et considère la poésie comme une
musique, en fait à égalité. Elle est un art d'interprétation-exécution (p. 22).
Autour des quatre
paramètres : écriture, orchestre, scène, voix, ces Actes dégagent, en
force ou entre les lignes, la pensée mallarméenne et la situent dans ses divers
contextes historiques et culturels, avec des analyses très fines, bien
circonstanciées et polyvalentes, autour de l'« objet
musical chez Mallarmé ». Les lecteurs sont donc conviés à une excellente
« saisie musicale de Mallarmé » pour qui « la Poésie est Musique
par excellence » (1895). Avec le recul du temps, ce livre illustre
largement le chemin parcouru depuis les travaux de Suzanne Bernard et son livre
: Mallarmé et la Musique (1959).
Cette publication atteste la vitalité de la Collection « Aesthetica » et le rayonnement
international de l'Université de Rennes 2. Édith Weber. Jean COCTEAU : Écrits sur la musique. Textes rassemblés,
présentés et annotés par David Gullentops et Malou
Haine. Paris, Éditions VRIN (www.vrin.fr), Collection Musicologie, 2015, 646 p.
– 32 €. Cette publication
hors pair résulte d'un travail à deux auteurs (de 2005 à 2015) qui, avec une
méthodologie exemplaire, ont regroupé 310 textes et 137 illustrations réalisés
par Jean Cocteau entre 1910 et 1963. Cette imposante moisson, patiemment
engrangée, fait l'objet de minutieuses confrontations, notamment au sujet des
variantes entre les manuscrits et leur publication, puis de judicieuses
annotations projetant un éclairage explicatif grâce à la complémentarité
pluridisciplinaire des Professeurs Malou Haine, musicologue, et David Gullentops, Directeur des Cahiers Jean Cocteau. Les documents — manuscrits, dactylogrammes,
épreuves d'éditeurs annotées par Cocteau — comprennent des poèmes, pièces de
théâtre, romans, livrets d'opéra, mais aussi des courts métrages, arguments
pour des ballets, mises en scène, critiques musicales et articles
journalistiques, auxquels il convient d'ajouter des masques, costumes et
portraits, ainsi que sa correspondance, ses souvenirs, entretiens et hommages
(pour les anniversaires de ses amis). L'ensemble de ces pièces concerne la
littérature, la poésie, la musique, les arts du spectacle, les arts plastiques,
le cinéma et, occasionnellement, le jazz, le music-hall et le cirque. Les deux
éditeurs ont opté pour un découpage chronologique par décennies de 1910 à 1963
(complété par une rubrique concernant les œuvres non datées). Jean Cocteau (né le 5
juillet 1889 à Maisons-Laffitte, mort le 11. 10. 1963 à Milly-la-Forêt) a,
alors âgé de 24 ans, en mai 1913, assisté à la création du Sacre du Printemps d'Igor Stravinski. Cet événement sera l'amorce
d'une vaste carrière lors de laquelle il a déployé des activités polyvalentes,
comme le prouvent ses Écrits. Au fil
des décennies, c'est toute une histoire de la France intellectuelle,
artistique, musicale et littéraire qui défile, jalonnée par des événements
marquants, judicieusement situés dans leurs divers contextes et assortis de
notes infrapaginales largement commentées et documentées,
renvoyant dans certains cas au Catalogue et à des indications bibliographiques
(ouvrages et référence et spécialisés). -
1910-1919.
Cocteau rédige des critiques succinctes dans la Revue Comoedia, fait part de ses
réactions sur le vif après des spectacles et concerts, notamment la saison des
Ballets russes. Il rencontre Vaslav Nijinski, Ida
Rubinstein, la chanteuse et danseuse Mistinguett…, relate ses impressions à
propos du Martyr de Saint-Sébastien (Claude
Debussy), de Daphnis et Chloé (Maurice
Ravel), des Choéphores (Darius
Milhaud/Paul Claudel, d'après Eschyle), rédige la Préface de Socrate,
collabore encore avec Érik Satie pour le ballet Parade (d'abord scandale en 1917, puis
triomphe) qu'il considère comme un
« chef-d'œuvre de chez nous ». -
1920-1929.
Cocteau, au « Bœuf sur le Toit », commence à fréquenter le
« Groupe des Six » : Georges Auric (1899-1983), Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius
Milhaud (1892-1974), Francis Poulenc (1899-1963) et Germaine Tailleferre
(1892-1983). En 1927, il assiste à la création d'Oedipus Rex (Stravinski/Cocteau) ; en 1928, il produit de nombreux
dessins, notamment à propos du Groupe des Six pour la couverture du programme
du Concert Auric-Poulenc…. -
1930-1939.
Cocteau défend toujours la musique française, rencontre Charles Trénet à Marseille, s'intéresse entre autres au « Band
» Django Reinhardt-Stéphane Grapelli. À noter :
le Document 128 : « Ravel et nous » et le Document 131 :
« dernière image de Serge Diaghilev » particulièrement révélatrice….- 1940-1949. Cocteau évoque Charles Trénet, travaille avec Édith Piaf — qui est
« inimitable » (152) —, relate le tour de chant de « M. Maurice
Chevallier » (137) ou rend compte de l'interprétation du Magnificat de J. S. Bach sous la direction de Charles Munch
(138), de la création de Prométhée
par Serge Lifar (147). Il considère Marianne Oswald comme une grande interprète
(162), s'intéresse aussi au cirque (166-167)… -
1950-1959.
Cocteau fixe son attention sur le Groupe des Six (datant de 1916, cf. note infrapaginale
117) dont il définit l'esthétique générale (206), p. 487-488. Il s'intéresse
beaucoup à Georges Auric avec lequel il a « toujours travaillé », à Érik Satie (mort en 1925) et Darius Milhaud… Il salue aussi
Marguerite Long, « grande pianiste » (236). En 1958, il rend hommage
à Ernest Ansermet, « un grand chef d'orchestre et un ami ». De plus,
il peut s'enorgueillir d'avoir « amené en France le premier jazz
concertant »… -
1960-1963.
Cocteau, pendant ses dernières années, salue Gilbert Bécaud, Louis Armstrong,
les Compagnons de la chanson, Jean Wiéner, Charles
Aznavour ; il rend aussi hommage à Francis Poulenc, « personne si
vivante » (291-295), mort le 30 janvier 1963, et à Édith Piaf. Jean
Cocteau décédera le 11 octobre… Avec son contenu
littéraire très dense — accompagné de croquis typiques au coup de crayon si
particulier (portraits d'amis, caricatures, reportages graphiques de
spectacles…), révélateurs de toute une époque de création artistique en France
—, cette publication est un modèle de méthodologie et de présentation, de
patience et de minutie, pour traiter un tel imboglio
documentaire, du point de vue musicologique et littéraire, mais aussi global,
conformément à l'objectif des deux éditeurs : « rendre compte des
œuvres en relation avec la musique » (et la danse) : contrat rempli,
vraie prouesse éditoriale. Édith Weber. Catherine Lechner-Reydellet.
La Grande École
française du piano. Préface : Aldo Ciccolini. 1 vol Éditions Aedam
Musicae, Collection Musiques XX-XXIe siècles, 2015, 427 p.
35€. Catherine Lechner-Reydellet, écrivaine
mais aussi pianiste et professeure au conservatoire de Grenoble, à n'en pas
douter connaît son affaire lorsqu'elle interroge 41 pianistes français pour
tenter de nous aider à caractériser ce que serait la Grande École française de
piano. Mais à la fin de l'ouvrage on en vient plutôt à s'interroger sur la
pérennité d'une telle école plus que d'avoir la certitude qu'elle survit. En
fait en refermant cet ouvrage on se pose la question bien plus générale :
existe-t-il encore des écoles nationales ? Il y a peu on pouvait parler
d'école hongroise du clavier, d'école polonaise, d'école russe, mais aussi
d'école française celle-ci se caractérisant par un jeu perlé, celui qui
ressortait des doigts de Marguerite Long, pour citer une de ses plus célèbres
représentantes. L'élégance du phrasé se retrouvait bien évidemment chez elle,
mais aussi chez d'autres représentants de cette école comme Jean Doyen. Mais
aujourd'hui quoi de commun entre ces grands ancêtres qui eurent de nombreux
disciples et certains des 41 artistes sélectionnés par Catherine Lechner-Reydellet comme Michaël Levinas, François Frédéric Guy,
Bertrand Chamayou... Ce que l'on peut en revanche
affirmer c'est que le nombre de pianistes français ayant une grande notoriété
est important, et que ceux-ci ont puisé leur style à travers l'expérience de
maîtres de diverses nationalités. Quarante et un pianistes vont donc être livrés à une batterie de
questions quasi identiques d'un artiste à l'autre, leurs réponses étant
précédées d'une fiche d'informations remarquablement renseignée : date et lieu
de naissance, formation, récompenses internationales et distinctions
honorifiques, carrière, spécialité, enseignement, discographie sélective et
enfin adresse du site internet de l'artiste. On ignore malheureusement si il y a eu des critères de sélection ou refus de la part
de certains pianistes d'être interviewés. Ainsi peut-on être surpris de ne pas
retrouver par exemple Pierre-Laurent Aimard,
Jean-Philippe Collard, Hélène Grimaud, Jean-Marc Luisada,
Roger Muraro, Georges Pludermacher.
Mais l'auteure doit bien avoir ses raisons qui en tout cas n'enlèvent rien à
l'intérêt de son livre. Grâce à Catherine Lechner-Reydellet
on appréhende de manière très fine le cheminement des pianistes qu'elle a
retenus. Ainsi peut-on mesurer l'influence de certains maîtres et par exemple
le nom de l'un d'eux revient fréquemment : Jean Hubeau,
admiré pour son ouverture d'esprit et son apport dans le domaine de la musique
de chambre. Une pédagogue d'origine italienne est évoquée à plusieurs reprises
avec admiration : Maria Curcio-Diamand, dont le
rôle déterminant est souligné par Laurent Cabasso ou
Bertrand Chamayou qui à cet effet n'hésitèrent
donc pas à traverser la Manche pour bénéficier de son enseignement, qu'elle
même avait reçu d'Arthur Schnabel...On s'éloigne quelque peu de la tradition
Camille Saint-Saens, et de Marguerite Long !
Autre personnalité ayant marqué nos pianistes nationaux ,
Léon Fleisher, qui lui aussi reçut l'enseignement de
Schnabel. Mais ce qui est aussi très intéressant à lire dans les réponses
aux questions posées par l'auteure c'est la liste des artistes ayant influencé la plupart des 41
pianistes retenus : Claudio Arrau, Wilhelm Kempf, Alfred Brendel, mais surtout Emil Gilels et Sviatoslav Richter., ainsi qu'
Arthur Rubinstein, Vladimir Horowitz, György Sebök.
On peut en revanche être un peu surpris par la présence discrète de Maurizio Pollini. Ce panthéon des artistes référents montre bien à
quel point nos pianistes français ne s'enferment pas dans une école qui a pu
avoir son heure de gloire dans le passé ; aujourd'hui ils affirment leur
identité à travers la recherche d'influences multiples et la construction d'un
répertoire où à côté de Chopin, Schumann, Beethoven et Mozart, ils privilégient
peut-être plus volontiers qu'ailleurs Debussy ou Ravel. Le pianiste apprenti
trouvera dans ce livre des conseils pertinents sur la façon de travailler, de
conduire sa carrière, de gérer son temps, de s'intéresser à d'autres arts que
le sien pour maintenir son équilibre. Et puis il y a des portraits passionnants
tels ceux de Vlado Perlemuter
à travers divers témoignages, et surtout des pages particulièrement sensibles
de Gabriel Tacchino sur Francis Poulenc. Un livre
lacunaire certes, mais qui regorge d'informations inédites sur sinon la Grande
École française du piano du moins sur les nombreux pianistes français qui font
l'admiration des mélomanes du monde entier. Gilles
Ribardière. Valentin
BERLINSKY : Le
quatuor d'une vie. 1Vol, Éditions Aedam Musicae (www.musicae.fr), 2015,
299 p – 25€. Les Éditions Aedam Musicae donnent accès à de remarquables textes dans le
domaine musical. Ainsi en est-il de l'ouvrage « Valentin Berlinsky, le quatuor d'une vie », traduit par la
petite fille du légendaire violoncelliste du quatuor Borodine, Maria Matalaev. On peut y lire des textes de la main même de
Valentin Berlinsky mis en forme par Vera Teplitskaya à partir de ses carnets scrupuleusement tenus.
Elle a aussi pu s'entretenir avec lui ainsi qu'avec des proches de l'artiste.
Le livre est complété par de très riches annexes qui permettent d'avoir par
exemple connaissance des concerts du quatuor que Valentin Berlinsky
considérait comme mémorables, ceux qui avaient pour partenaire Sviatoslav
Richter, la liste des pays et années des tournées, le répertoire du quatuor....Autrement dit une véritable mine
d'informations ! Ce qu'il y a de passionnant dans cet ouvrage
c'est qu'il permet d'entrer dans l'intimité d'un quatuor parmi les plus
célèbres au monde ; on y perçoit les difficultés relationnelles entre les qutre musiciens, ce que Richter note en ces termes :
« Malheureusement ils ne s'entendent pas très bien entre eux, mais
c'est le malheur de tous les ensembles », ce qui n'empêchait pas un
rendu en concert exceptionnellement homogène. De plus, grâce à ce livre, on
appréhende mieux ce qu'a pu être la vie artistique en Union Soviétique, avec
des portraits inédits de David Oïstrakh, Mstislav
Rostropovitch, Sviatoslav Richter, mais aussi surtout celui de Dmitri Chostakovitch. En effet tout au long de ses notes, Berlinsky nous aide à comprendre les quatuors de cet
immense compositeur, car c'est à travers eux que Chostakovitch nous livre ses
pensées les plus intimes, confrontées à un contexte bien particulier que l'on
doit qualifier de dramatique. On apprend aussi beaucoup sur des artistes pas ou
peu connus de nous, quand il évoque des peintres comme Dmitri
Krasnopevtev ou Anatoly Zverev,
ainsi que ses collègues du quatuor, en particulier les violonistes Rostilav Dubinsky, Mikhaïl Kopelman et Yaroslav Alexandrov,
et l'altiste Dmitri Shebaline.
Par ailleurs Berlinsky n'occulte jamais les méfaits
du régime et pas uniquement dans sa version stalinienne, ni sa bureaucratie
pesante, ni l'antisémitisme dont ses collègues et lui purent être victimes.
Mais cela n'atteint pas son indéfectible attachement à la Russie qu'il refusa
toujours de quitter alors même que certains de ses collègues – Dubinsky, Kopelman – se réfugièrent
à l'Ouest. En 2005 il eut cette phrase sans appel adressée à tout un ensemble
de jeunes musiciens « Les
enfants, tenez le coup : ne quittez jamais la Russie ». En fait ce qui guida tout au long de sa
carrière le comportement de Berlinsky ce fut son
éthique, sa volonté de perfection pour permettre à l'âme de s'exprimer sachant,
selon sa formule, que « si l'âme de l'artiste est plus faible que la
puissance de son don, jamais il ne parviendra à vivre pleinement dans
l'art ». Et il ajoute plus loin que « Si l'artiste est
obligé de vendre son talent au lieu de le servir, rien de bon, c'est à dire de
profond et de vrai ne pourra en sortir ». Nombreuses sont les formules
ciselées qui rendent compte de ses exigences artistiques, par exemple sur la
tradition : « une thésaurisation des règles les plus importantes,
des lois qui, paradoxalement, ne ralentissent pas mais aident au développement
d'une individualité », ou sur la culture qui « devrait
être, en tant que cœur de toute éducation, le guide éclaireur dans tous les
domaines de la vie ». On tire de cet ouvrage le témoignage d'une
profonde humanité. Et en même temps Berlinsky nous
fait comprendre que le Quatuor Borodine dont il fut le violoncelliste durant 64
ans avait pour mission de transporter ses auditeurs au delà
de l'humain, au plus profond de l'âme. Gilles Ribardière.
REVUES
« BEETHOVEN,
sa vie, son œuvre », n°18.
Association Beethoven France & Francophonie (www.beethoven-France.org ), 1er Semestre 2016, 136 p. - 10 €. Cette publication
semestrielle est destinée aux membres de l'Association et également aux
mélomanes auxquels, conformément à ses objectifs, elle apporte de nombreux
éléments parfois inédits sur la vie et l'œuvre de Beethoven. La première
partie s'adresse aux lecteurs curieux ; ils y trouveront des
informations sur ses domiciles successifs : plusieurs maisons à Vienne,
par exemple la Pasqualatil-Haus, les appartements à
la Mölkerbastei, à Herzendorf,
à Heiligenstadt, entre autres, permettant de
localiser la genèse et la création de ses œuvres, de visualiser son cadre de
travail, mais aussi de connaître ses fréquentations ou encore les lieux de
concerts, sans oublier ses déplacements. Ce parcours particulièrement détaillé
contribue à une meilleure compréhension de ses habitudes quotidiennes jusqu'en
1817 (à suivre). Dominique Reniers apporte des
renseignements assez neufs sur l'entourage du compositeur comprenant notamment
l'Archiduc Rodolphe d'Autriche (1788-1831) et s'interroge — à propos du
dédicataire de la Missa solemnis — s'il s'agit éventuellement d'un
« calcul politique de la part de Beethoven qui avait besoin d'un
mécène » et, documents à l'appui, « ce qu'a pu — ou aurait pu — être
la relation entre le rugissant Beethoven et le bonhomme Archiduc… » (p. 13).
Cet article très documenté est explicité par un tableau relatif aux
personnalités dans la mouvance de l'Archiduc Rodolphe ainsi que par cinq
Annexes concernant, entre autres, les événements marquants dans sa vie, les
œuvres qui lui sont dédiées, ainsi qu'une fiche synoptique des relations
établies autour de la rencontre de Beethoven avec l'Archiduc Rodolphe, des
membres de la Cour et de l'aristocratie, des musiciens, mais aussi des
allusions aux problèmes juridiques. La deuxième partie,
présentée par Patrick Favre-Tissot-Bonvoisin, est
dévolue à la Missa solemnis
(op. 123). Il propose « une discographie comparée de l'ultime chef-d'œuvre
sacré beethovénien » qui guidera le discophile et le néophyte (p. 31 sq.). Les chefs les plus réputés
défilent ainsi à travers les décennies. L'analyse de la Missa solemnis (4e article) de Bernard
Fournier porte plus particulièrement sur le Sanctus
avec, entre autres, un remarquable plan général, des précisions sur
l'instrumentation et une analyse fouillée des diverses séquences et sections
ainsi que sur le travail thématique, donnant même un aperçu des lettres
adressées à l'Archiduc et la liste des divers éditeurs. En conclusion, l'auteur
rappelle le souhait en tête du Kyrie…
« Venu du cœur ! Puisse-t-il retourner au cœur ». Cette phrase
est située dans son vrai contexte. À noter encore les importants compléments de
Michel Rouch à propos de « Beethoven au cinéma (V) » et de Diane
Kolin : « Beethoven au théâtre (II) ». La troisième partie est
relative à l'information et à l'actualité dans une perspective critique
systématique et comparative : cinéma, théâtre, enregistrements en France et à
l'étranger, ainsi qu'un entretien avec Jean-Bernard Pommier, pianiste
beethovénien s'il en est. À propos de la Hammerklavier Sonate ou encore de la Fugue
de la Sonate (op. 110), il insiste
sur la « scolarisation systématique de la technique pianistique ».
Cette interview bénéficie de questions judicieuses et de réponses
circonstanciées. Une annonce concerne également l'Exposition (17 panneaux)
thématique proposée par l'Association. Saluons cette
nouvelle présentation très lisible, avec une meilleure mise en page ; elle
est étayée d'illustrations significatives et de citations musicales à des fins
de démonstration. En notre époque troublée, comme le rappelle le Président
Dominique Prévot : « La musique de
Beethoven en particulier constitue à la fois un message d'espoir et de
courage. » Édith Weber.
***
LE BAC DU DISQUAIRE
« Imitatio ». Heinrich Ignaz Franz von BIBER. Johann Heinrich SCHMELZER. Alessandro
POGLIETTI. Johann Caspar KERLL. Ricercar
Consort, dir. Philippe Pierlot. Avec Tuomo Suni, violon, Kaori Uemura, Rainer Zipperling, basses de viole, Franz Coppieters, violone,
Julien Wolfs, orgue et claveccin.
1CD MIRARE : MIR 302. TT.: 79'. Cette réalisation
comprend des œuvres instrumentales de Heinrich Ignaz Franz von Biber
(1644-1704), Johann Heinrich Schmelzer (v.
1630-1680), Alessandro Poglietti (mort en 1683) et
Johann Caspar Kerll (1627-1693). Elle se situe dans
le cadre de la musique représentative et du stylus phantasticus, qui est « la manière
la plus libre d'écrire la musique, sans lien avec des paroles ou un schéma
harmonique, il laisse place à l'invention du compositeur… ». Quant au stylus hyporchematicus,
il « est le style de la danse divisé en deux catégories, la danse de
théâtre plus libre et la danse de cour basée sur des schémas plus
réguliers », selon le texte de présentation. Ce disque offre une synthèse
des formes en usage après la Guerre de Trente Ans (1618-1648) à la Cour
impériale de Vienne, dans l'entourage de l'Empereur Léopold Ier (1640-1705)
: ballet, bataille, sérénade, sonate et toccata — dont celle de Poglietti faisant
allusion à la rébellion de Hongrie ; il souligne l'engouement de la Cour
pour les procédés de contrepoint et d'imitation avec une finalité édifiante
(sonate). Le Ricercar Consort comprend l'Australienne
Sophie Gent (violon), le Belge Philippe Pierlot (basse de viole, viole alto),
la Française Maude Gratton (clavecin) auxquels, selon les morceaux, sont
associés Tuomo Suni
(violon), Kaori Uemura et
Rainer Zipperling (basses de viole), Franz Coppieters
(violone) et Julien Wolfs (orgue et clavecin), entre
autres… Ils rendent avec musicalité ces œuvres agréables à entendre, de
caractère tour à tour allant, méditatif, mettant en valeur le contrepoint dans
le cadre du style imitatif très intériorisé. À noter l'intervention de Matthias
Vieweg dans le rôle du veilleur de nuit de la Serenade a 5 de H. Biber (plage 1) qui, selon la
tradition, indique l'heure à haute voix : « Oyez, oyez, Messieurs, et
sachez que le maillet a frappé la neuvième heure. Gardez votre foyer… et louez
le Seigneur Dieu et Notre Dame », ainsi que le passage très dissonant pour
évoquer le combat dans la Battalia de H. Biber (pl. 9), apportant à ce disque haut en
couleurs une brillante conclusion pleine d'humour et de fantaisie. Grâce à
Philippe Pierlot et au Ricercar Consort : voici
une incontournable démonstration historique des stylus phantasticus et hyporchematicus. Édith Weber. « 2 Harpsichords ». Johann Sebastian BACH, Benedetto
MARCELLO, Antonio VIVALDI, Johann Adam REINCKEN :
transcriptions. Skip Sempé, Olivier
Fortin, clavecin. 1CD PARADIZO: PA 0014. TT : 63'
38. L'initiative de
Skip Sempé, claveciniste, organiste, musicologue et chef d'orchestre américain
(né en 1958), concerne des transcriptions
pour deux clavecins de diverses œuvres instrumentales (pour orgue, violon solo
et violoncelle) de Jean Sébastien Bach, ainsi que de ses arrangements de Concertos
et Sonates de ses contemporains. Il
s'agit bien de deux instruments (et non d'un clavecin à 4 mains). Avec Olivier
Fortin, ils ont retenu 2 clavecins du même facteur produisant des timbres
contrastants : l'un de facture allemande ; l'autre, française. Ils
rappellent que J. S. Bach a bien composé des œuvres pour 2, 3 et 4 clavecins et
que, plus proches de nous, les pianistes ont aussi interprété certaines de ses
œuvres à 2 pianos. Pour cet enregistrement, les deux clavecinistes ont fait
preuve d'un solide esprit d'équipe, chacun écoutant attentivement l'autre, et
d'un grand sens des registrations et timbres appropriés. Le programme comporte
des adaptations de 14 pièces pour orgue du Cantor (Préludes, Préludes et
Fugues, par exemple les Préludes et
Fugues en Do majeur (BWV 545 — bien enlevé et avec précision, mais
évidemment avec un effet plus martelé qu'à l'orgue — et BWV 547 — très
entraînant —) et des arrangements d'œuvres de Benedetto Marcello (1686-1739) — Adagio en ré mineur (BWV 274) —, Antonio
Vivaldi (1678-1741) — par exemple, son Concerto
bien connu en la mineur (BWV 593) — percutant et entraînant, puis
méditatif, avec une sonorité moins chaude qu'à l'orgue, et à nouveau bien
enlevé — et Johann Adam Reincken (1623/1643?-1722)
dont l'Adagio en la mineur (BWV 965) est assez clavecinistique. Cette initiative avec deux instruments
« sonnant » de façon convaincante valait la peine d'être tentée. Édith
Weber. « Valses » de Frédéric CHOPIN & Johannes BRAHMS.
France Clidat, piano. 1CD VDE GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 1192. TT.: 70'23. La regrettée pianiste France Clidat (1932-2012) a enregistré du 31 octobre au 3 novembre
2008 une remarquable sélection de Valses
de Frédéric Chopin (1810-1849) et de Johannes Brahms (1833-1897) à l'Église
protestante Saint-Marcel de Paris bénéficiant d'une acoustique généreuse tout à
fait appropriée. Ces Valses, œuvres à
succès tant pour les pianistes confirmés que pour les élèves des
Conservatoires, ont souvent été galvaudées car leur interprétation nécessite
généralement une solide virtuosité, mais aussi le sens de l'exaltation. Élève
de Lazare Lévy, Emil Gilels
et Lelia Gousseau, outre
les Prix du CNSM, elle a obtenu le Prix Liszt au Concours international de
Budapest (1956). Immédiatement remarquée et encouragée par le critique musical
du Figaro, Bernard Gavoty, elle a donné quelque 2700 concerts en France et à
l'étranger, et fait honneur à l'école française de piano. Le premier volet de
ce disque est consacré à 14 Valses composées par Chopin entre 1829 et 1847
dont, en introduction, la Grande Valse
brillante en mi b majeur (op.18) et une sélection de Valses (op. 34, 64, 70), y compris la Valse en mi mineur, opus posthume (1830). Elle fait preuve d'un
goût très sûr, d'une technique éblouissante (vélocité des doigts, notes
répétées, arpèges, appoggiatures, traits…), d'un sens très solide des tempi, et
réussit à recréer — pour chaque Valse
— le caractère voulu par Chopin, et fait preuve d'un tempérament exceptionnel
qu'il n'aurait certes pas désavoué, rendant à chacune des 14 Valses sa personnalité musicale propre. Le
second volet comprend Seize Valses (op. 39) composées par Johannes
Brahms entre 1856 et 1865, devant être jouées sans interruption (donc
enchaînées). Après la première version à quatre mains, comme le rappelle Rémi
Jacobs, Brahms en a réalisé une pour piano à deux mains. Ces œuvres, de
caractère romantique, proches de la veine populaire ou, occasionnellement, du
folklore tzigane, sont empreintes de brillance mais aussi de mélancolie et de
nostalgie. France Clidat exploite la plénitude sonore
du piano ; elle s'impose par sa souplesse de jeu, son sens des nuances, sa
précision, sa rigueur et sa sobriété, mais aussi par sa grande puissance
expressive. Ce disque représente en quelque sorte le chant du cygne de la
célèbre pianiste déjà atteinte lors de l'enregistrement par l'inexorable
maladie qui devait l'enlever quatre ans après. Elle avait le don d'entraîner
les mélomanes dans un flot de notes d'un élan irrésistible, mais aussi de créer
les atmosphères chères à Chopin et à Brahms, avec grâce et distinction. Bel
exemple pour la postérité. Édith
Weber. « De
Baudelaire à Proust » :
Sonates française pour violon et piano de César Franck, Gabriel Fauré, Claude
Debussy. Virginie Robillard,
violon, Bruno Robillard, piano. 1CD HORTUS (www.editionshortus.com) : HORTUS 128. TT.: 70' 00. Virginie Robillard,
violoniste soliste internationale, a joué avec les plus grands Orchestres en
France et à l'étranger ; elle est accompagnée au piano par son frère,
Bruno Robillard qui mène également une brillante carrière de concertiste en
France, se produit avec plusieurs Quatuors, est également compositeur et
improvisateur. Ce programme se présentant comme un triptyque débute aux accents
de la Sonate en La majeur composée
par César Franck (1822-1890) en 1886, en 4 mouvements, dédiée au célèbre
violoniste belge, Eugène Ysaÿe, reposant sur le
principe cyclique avec un thème qui se retrouve tout au long de l'œuvre. Dans l'Allegretto ben moderato, le violon
bénéficie d'une belle envolée lyrique ; le piano, tout en créant
discrètement l'atmosphère, assure quelques interludes et ponctue rythmiquement
l'ensemble. Les deux interprètes font preuve de virtuosité dans l'Allegro plus développé et bien enlevé,
alors que le Recitativo-Fantasia (ben moderato), débute par un solo de violon particulièrement
expressif, suivi d'un dialogue épuré. L'Allegretto
poco mosso reprend le thème initial au violon
avec un accompagnement pianistique suggestif. Ils donnent une interprétation
passionnée et brillante de cette Sonate
par ailleurs si souvent galvaudée. Après avoir été refusée par les éditeurs
français, étant trop « moderne », la Première Sonate en La majeur de Gabriel Fauré (1845-1924) a été
publiée en Allemagne en 1876 et créée en 1877. Cette première sonate a été
composée à l'âge de 30 ans. Son style s'impose par des modulations, sonorités et
rythmes inattendus. Lors de la création, Camille Saint-Saëns a
affirmé qu'« on trouve dans cette Sonate tout ce qui peut
séduire ». Après l'Allegro molto bien
enlevé, l'Andante baigne dans le
mystère, alors que dans le Scherzo : Allegro vivo, volubilité et agilité sont de mise. Le
Finale : Allegro quasi presto pose
sur cette œuvre un point d'orgue transparent et dépouillé. Enfin, la Sonate en Sol mineur composée en 1917
par Claude Debussy (1862-1918) comporte deux mouvements vifs encadrant un
intermède central « fantasque et léger », selon les indications du
compositeur qui apparut la dernière fois en public à la Salle Gaveau, lors de
la création par Gaston Poulet et lui-même au piano. Voici une collaboration
artistique exemplaire entre le frère et la sœur qui apprécient tout
particulièrement la musique française délicate et subtile. Leur réalisation est
judicieusement placée sous le signe de Charles Baudelaire : « La
musique souvent me prend comme une mer ! » et de Marcel Proust :
« Elle est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être… la
communication des âmes. » Sic.
Édith Weber. « Vom Werden und Vergehen. Songs of Life and Death ». Ensembles
Vocapella & Impronta, dir. Tristan Meier. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de) : ROP 6102. TT.: 74' 38. Les Éditions leipzicoises Rondeau Production viennent de lancer un
disque thématique : Chants de vie et
de mort, petite Anthologie regroupant des œuvres sur des textes spirituels,
parfois profanes, mis en musique par des compositeurs allant de Franz Schubert
et Friedrich Silcher à Richard Strauss, Rudolf Mauersberger jusqu'à Nikodemus Gollnau (né en 1985), parmi d'autres. Les chanteurs des
Ensembles Vocapella (de Limbourg) – fondé en 2007 —
et Impronta, placés sous la direction de Tristan
Meier, se sont complètement investis dans 29 pièces vocales d'essence
religieuse : And Death
Shall Have No Dominion d'après le texte de Dylan
Thomas soulignant, de façon réaliste, que la mort n'aura pas d'emprise ; (Aus) Sieben letzte(n) Worte(n), extrait
de quelques Paroles du Christ en Croix, ou encore Herr, lehre doch mich — d'après le Psaume 39, verset 4 : Seigneur, enseigne-moi que ma vie a une fin
et que je devrai m'en aller, car je suis un pèlerin sur terre…). D'autres
pièces, d'inspiration profane et lyrique : printemps, lune, chant des
esprits sur les eaux, magnolias… complètent ce programme qui montre que la vie
et la mort peuvent aussi être traitées dans des petites formes (mélodies,
chœurs) et non pas uniquement dans les grandes formes comme les Oratorios et Passions. Un modèle du genre tant par sa diversité textuelle que
par sa haute qualité vocale et expressive.00000 Édith
Weber. Émile GOUÉ : 2e Symphonie en la op. 39. Ballade sur un
poème d'Émily Brontë, op. 29. Orchestre Radio-symphonique de Paris, dir. :
Tony Aubin (Symphonie). Maria Béronita, soprano,
quatuor vocal, Quatuor Krettly, Henriette Roget, piano, dir. Louis de
Froment (Ballade). 1CD AZUR CLASSICAL (www.azurclassical.com ) : AZC 135. TT :
45' 23. Ce CD paraît en
premier enregistrement mondial — d'après les enregistrements de l'Institut
National de l'Audiovisuel (INA) effectués en 1945 et 1958 —, respectivement
sous la direction de Tony Aubin et de Louis de Froment. L'œuvre d'Émile Goué (1904-1946) se situe dans la mouvance esthétique de
Charles Koechlin (1867-1950), tout en étant encore
assez proche de l'école franckiste. Prisonnier en Allemagne, il y a terminé sa 2e Symphonie en la avec violon principal
(op. 39) en 1943. Elle est structurée en 4 mouvements : Modérément animé (le plus développé), Très lent, Animé, Animé. Selon le
directeur artistique Damien Top : « Le violon solo s'intègre dans
l'orchestre à la manière du piano dans La
Cévenole de D'Indy. Écrit dans l'euphorie, le mouvement initial pourrait
évoquer une promenade en Creuse, ainsi que le suggère Goué. »
Il commence par une fanfare énergique et incisive avec un premier thème
bondissant, alors que le deuxième est de caractère chantant et particulièrement
expressif. Quant à la coda, elle traduit le « regret de la promenade
terminée, souvenirs qui défilent, exaltation ». Le deuxième mouvement, Très lent, est de caractère lyrique et
mystérieux que renforce encore le remarquable solo de violon, avec des
oppositions de couleurs oscillant entre violence et douleur. Le compositeur a
souhaité créer une atmosphère pleine de fantaisie et de rêve. La conclusion
« se présente (dramatiquement) comme une sorte de chant de triomphe,
entonné par une foule en liesse, pendant une kermesse gigantesque. » Les
deux derniers mouvements, Animé, sont
à la fois virevoltants et bien enlevés par les violons et le soliste. Cette
œuvre montre combien l'exubérance et la joie peuvent être un antidote à la
difficile condition de prisonnier. Elle a été créée avec les moyens du bord par
l'orchestre de l'Oflag, le 13 novembre 1943, avec Jean Robin au violon. Tony
Aubin, à la tête de l'Orchestre Radio-Symphonique de Paris, et Max Roques
(violon) excellent dans la traduction à la fois du lyrisme, du rêve, du drame
inhérents à l'œuvre et à la situation du compositeur. Émile Goué a composé sa Ballade
sur un poème d'Émily Brontë (op. 25) en 1940, en
Lorraine, pendant la Seconde Guerre mondiale, et l'a terminée à Bordeaux lors
d'une permission, comme le rappelle Damien Top, son biographe attitré. Se
situant dans le prolongement vocal et prosodique de la Mélodie française, elle nécessite l'effectif suivant : Soprano
(Maria Béronita), quatuor vocal, quatuor instrumental
(Quatuor Krettly), piano (Henriette Roget), tous placés sous la direction avisée de Louis de
Froment. Le poème d'Émily Brontë évoque d'abord le
passé : « Tell me, tell me, smiling child, What the past is
like to thee », le
présent, le futur et la « Dame à la blonde beauté », enfin la brise
et les « vêpres du vent qui dévastent la nuit ». Le quatuor vocal
assume un rôle de narrateur avec de nombreuses vocalises à bouche fermée pour
créer un climat quelque peu lugubre. Cette œuvre a été créée à la Radio
Nationale, le 19 mars 1949, précisément par Louis de Froment. Émile Goué : un nom à retenir, tant le compositeur est
typique de la filiation musicale française dans la première moitié du XXe
siècle. Édith
Weber. « CANTUS ». Transcriptions pour violoncelle de JS. BACH,
Antonio VIVALDI, Astor PIAZZOLLA, Thierry ESCAICH. Christian-Pierre La Marca, violoncelle. Avec Thierry Escaich, orgue,
Patricia Petibon, soprano. Les Ambassadeurs, dir. Alexis Kossenko. 1CD SONY classical (www.sonymusic.fr ) : 88995303822. TT.: 69'. Christian-Pierre La
Marca (violoncelle) a réalisé une véritable Anthologie avec des transcriptions
d'œuvres marquantes. Comme le rappelle Jean-Jacques Velly :
« Transcrire a toujours été une activité majeure en musique car, de tout
temps, les musiciens n'ont eu de cesse de vouloir s'approprier les répertoires
musicaux qui, à l'origine, ne leur étaient pas destinés ».
« L'originalité du programme… est de se concentrer essentiellement sur de
célèbres pièces vocales religieuses… ». C'est dans cette optique qu'il
comprend des pages bien connues allant de Jean Sébastien Bach à Thierry Escaich. Par sa chaude et profonde sonorité, le violoncelle
recrée l'atmosphère énergique du Magnificat
(Deposuit potentes) ou
celle, implorante ou méditative, de l'Air de la Passion selon Saint Matthieu : Erbarme dich, mein Gott ou encore l'invocation du prélude de choral (BWV
639) : Ich ruf zu dir, Herr
Jesu Christ. Le Stabat Mater dolorosa est représenté, entre autres, par celui
d'Antonio Vivaldi. L'excellent interprète a aussi, parmi d'autres, retenu
l'incontournable Pie Jesu
extrait du Requiem de G. Fauré et, pour l'époque contemporaine,
l'Ave Maria d'Astor Piazzolla
(1921-1992). Cet enregistrement est réalisé occasionnellement avec le concours
des Ambassadeurs, dirigés par Alexis Kossenko et
de Thierry Escaich
à l'orgue. Avec Patricia Petibon (soprano) — dont la
voix est mise à rude épreuve —, Christian-Pierre La Marca a enregistré (en
première mondiale) Enluminures de
Thierry Escaich (né en 1965). Formant une équipe bien
équilibrée, ils confèrent à cette page toute l'intériorité requise. À travers
les siècles, ils ont signé une excellente « Défense et Illustration »
du processus de transcription et des possibilités sonores et expressives du
violoncelle. Édith Weber. « Polish Music for Cello and Piano ». Izabella Buchowska, violoncelle, Jakub Tchorzewski, piano. 1CD DUX (www.dux.pl ): DUX 1155 : TT.: 62' 21. Comme le souligne Danuta Gwizdalanka, depuis
quelques décades, les qualités particulièrement expressives du violoncelle ont
inspiré les musiciens. Ce programme regroupe cinq compositeurs polonais du XXe
siècle ayant traité des formes classiques : sonate, passacaille, bagatelle
— dont, en premier enregistrement mondial, la Bagatelle n°3 pour violoncelle solo (2014) de Bartosz
Smoragiewicz (né en 1978). Le compositeur le plus
connu est sans conteste Witold Lutoslawski
(1913-1994) avec ses Métamorphoses graves
pour violoncelle et piano (1981). Les discophiles découvriront aussi les noms
de Witold Szalonek
(1927-2001), Jerzy Bauer (né en 1936), Krzystof Meyer
(né en 1943), ainsi que Bartosz Smoragiewicz
(né en 1978). Izabella Buchowska
(violoncelle) et Jakub Tchorzewski (piano) conjuguent
leurs talents pour rendre les atmosphères contrastées de la Sonate pour violoncelle et piano (1958)
de Witold Szalonek
(1927-2001), en trois mouvements traditionnels : Allegro -decido, Lento, Allegro ma non troppo, de caractère tour à tour incisif, impulsif,
décidé, puis lent et très méditatif et, à nouveau, bien rythmé, avec quelques
traits de virtuosité au piano, dont le rôle est aussi important que celui du
violoncelle. Pour sa part, Jerzy Bauer (né en 1936), reprend l'ancien style de
violoncelle et piano, dans sa Passacaille
composée en 2003. La Sonate n°2 pour
violoncelle et piano (op. 99, 2004) de Krzystof
Meyer (né en 1943), associe une atmosphère romantique à une réelle tension,
puis se termine dans un contexte de plus en plus dramatique. Ce disque comprend
encore trois Bagatelles de Bartosz Smoragiewicz et l'œuvre
intitulée : Métamorphoses graves
pour violoncelle et piano (1981) de Witold
Lutoslawski (1913-1994), particulièrement profonde et intériorisée.
Décidément, Izabella
Buchowska maîtrise tous les traquenards techniques
(pizzicati, jeu acrobatique…). Avec son accompagnateur Jakub Tchorzewski, ils sont fidèles aux intentions des
compositeurs. Édith Weber. Krzysztof PENDERECKI : Violin Concerto n°1. Viola Concerto. Konstanty Andrzej Kulka, violon. Robert Kabara,
alto. Orchestre polonais
Sinfonia Iuventus, dir. Maciej Tworek. 1CD DUX (www.dux.pl )
: DUX 1185. TT : 63' 22. Krzysztof
Penderecki n'est pas à présenter au grand public. Rappelons qu'il est né en
1933 à Debica, près de Cracovie, où il a suivi les
cours à l'Académie Supérieure de Musique, puis enseigné la composition en 1958
et assumé les fonctions de Recteur de 1982 à 1987. Il a été professeur à
l'Université de Yale de 1973 à 1978. Il est également un remarquable chef
d'orchestre sollicité aussi bien en Allemagne qu'en Pologne. Pour ce CD, il
dirige d'ailleurs son Concerto pour alto.
Il est titulaire de nombreuses récompenses et de plusieurs Doctorats
honoris causa. Sa Passion selon Saint Luc
lui a assuré une vaste popularité, et ce musicien d'avant-garde connaît un
rayonnement international. L'idée principale
de ses Concertos est la juxtaposition
de l'instrument soliste et de l'orchestre. Son Concerto pour violon et orchestre n°1 (1976-1977) occupe une place
significative dans la musique polonaise d'après-guerre. À mi-chemin entre
l'expression et l'émotion romantiques et la tradition du « concert
symphonique » lancée par Ludwig van Beethoven, Johannes Brahms ou encore Karlowicz Szymanowski (1882-1937), il spécule notamment sur
les dissonances, le chromatisme, clusters
et changements de tempo et de mouvement, ainsi que sur les couleurs,
parfaitement rendus par l'Orchestre polonais Sinfonia
Iuventus dirigé par Maciej Tworek et par Konstanty Andrzej Kulka, l'un des plus éminents violonistes virtuoses de sa
génération. Le Concerto pour alto et
orchestre (1983) est structuré en 7 mouvements très contrastés (Lento ou Vivace). Il est bien enlevé, avec virtuosité et musicalité, par
Robert Kabara, altiste titulaire de nombreuses
distinctions et également chef d'orchestre polonais très représentatif.
L'Orchestre polonais Sinfonia Iuventus,
chefs et solistes rendent un vibrant hommage à l'école polonaise contemporaine
en recréant ces Concertos et leur
conférant ces atmosphères spécifiques
selon l'esthétique du XXe siècle. Cet enregistrement contribuera largement à
une meilleure connaissance du patrimoine musical polonais. Édith
Weber. « Conversations ».
Jean-Baptiste QUENTIN : Concerto à quatre parties,
Œuvre XII ; Quatuor, Sonata
III, Œuvre XV ; Sonata IV à quatre parties, Œuvre VIII ; Sonata V en trio,
Œuvre X. Louis-Gabriel GUILLEMAIN : Sonata III, premier livre de sonates en quatuors ; Sonata V, second livre de sonates en quatuors. Nevermind : Jean Rondeau, clavecin, Anna Besson, flûte,
Louis Creac'h, violon, Robin Pharo,
viole de gambe. 1CD Alpha : Alpha 235. TT.: 74'09. Les « conversations » dont ce
disque est le propos font échanger deux compositeurs du XVIII ème siècle français adeptes des styles français et italien,
quoique la manière italienne domine semble-t-il. Jean Baptiste Quentin
(1690-c.1750) était violoniste notamment à l'Académie Royale de Musique et
fréquentait les salons, en particulier celui de Mesdames Du Hellay
où il rencontrera Rameau, Blavet, Daquin, Marais et Du
Phy. Il est l'auteur d'un corpus impressionnant dont
des sonates de violon ou pour la flûte, des trios et surtout des sonates en
trio et en quatre parties pour violon, flûte, gambe et basse continue. Le
présent programme propose, outre le Largo du Concerto à quatre parties (1742), les « Quatuors,
Sonata » III et IV (1747) pour cette même
formation, la basse continue étant tenue ici par le clavecin. La première est
une œuvre pleine d'esprit et de fantaisie dont se détachent un adagio bien
pensé, un brin mélancolique et un troisième mouvement intitulé « Première
et seconde Aria », successivement vif, et plus doux telle une Loure. La
seconde débute par un Largo doucement expressif. L'allegro entamé par la flûte
est entrainant. La « Gavotta Tendrement »
mêle les deux styles, la fluidité italienne et l'élégance française, et tout un
art de la surprise en musique. Dans la « Sonata
V en trio », le rôle de la flûte est prédominant dès l'adagio qui semble
tracer comme une histoire. Les trois autres mouvements sont plus vifs, toujours
empreints de cette clarté qui distingue l'œuvre de ce musicien. Louis Gabriel
Guillemain (1705-1770) était également violoniste virtuose, en poste notamment
à l'Opéra de Lyon en 1729, puis ''musicien
ordinaire de la Chapelle de la Chambre du Roi'' en 1737. Son œuvre est
importante : clavecin, musique de chambre, symphonies, ces dernières jouées au
Concert Spirituel de 1739 à 1762. Sa « Sonata
III » du premier livre des Sonates en quatuor montre une écriture
pareillement claire même si plus complexe. L'épanchement au Larghetto reste
réservé et l'Aria suivante est de ton populaire dans une forme aristocratique.
On note dans cette œuvre une fine alliance de la flûte et du violon pour tracer
un propos quelque peu fantasque. La « Sonata
IV » du second livre, en trois mouvements, est cependant plus longue que
la précédente. Encore une fois, flûte et violon conversent tandis que les deux
autres protagonistes complètent le propos. Le langage est quelque peu
dramatique (Allegro et Presto). L'Aria gratioso
centrale contraste, quasi élégiaque, toujours dominée par la flûte.
L'interprétation est un sans faute : le quatuor
ad hoc réunissant le claveciniste Jean Rondeau, la flûtiste Anna Besson,
le violoniste Louis Creac'h et le gambiste Romain Pharo est « un quatuor en démocratie absolue
autoproclamée » où nonobstant la célébrité de chacun et les nombreuses
occupations de tous, on entend se retrouver pour la seule chose qui vaille : la
musique! Tout le reste... Nevermind ! Y compris la curieuse illustration de la
pochette du disque.
Jean-Pierre Robert. « Mozart Arias ». Airs et scènes extraits de Don Giovanni,
Le Nozze di Figaro, Così
fan tutte, Die Zauberflöte. Symphonie N° 36 « Linz » K. 425. Christian Gerhaher, baryton. Freiburger Barockorchester, dir. Gottfried Von der Goltz. 1CD Sony classical : 88875087162. TT. : 76'. Ce disque n'est pas une simple collection,
fût-elle intéressante, d'arias pour baryton, tirés des opéras de Mozart. Il
ambitionne un propos hautement plus ambitieux : traiter le thème des
métamorphoses d'Éros dans les derniers opéras de Mozart : la trilogie Da Ponte
et La Flûte enchantée. De même qu'il ne se limite pas aux seuls airs
qu'on détache volontiers de ces opéras mais comprend également des solos vocaux
empruntés à des scènes dramatiques. Enfin l'auteur du projet, Christian Gerhaher, a-t-il tenu à inclure la Symphonie Linz K. 425,
dont les quatre mouvements sont en outre joués dans un ordre non chronologique.
Cette anthologie nous montre comment bien des personnages de Mozart conçoivent
l'amour et comme celui-ci doit être distingué de l'institution du mariage. De
Don Giovanni, on va entendre le point de vue de Leporello,
à travers l'aria « Madamina, il catalogo è questo » »,
légèrement caustique dans '' ma in Ispagna
'', ou froid cynique dans '' ma passion predominante
è la giovin principiante
'', ou plus tard dans la scena de l'acte II où il
tente d'échapper à ceux qui se croient bernés par lui. Mais bien sûr celui de
Don Giovanni lui-même dans la romance '' de la fenêtre '' ou l'air '' du
champagne '', d'un plus que preste abattage, et encore aussi dans le long solo
de la scène où, au deuxième acte, le séducteur disperse ses éventuels
adversaires armés. Avec Les Noces de Figaro, Gerhaher
nous gratifie d'un « Se vuol ballare
signor contino » bien
enlevé, d'un aria du IV ème acte « Aprite un pò » un brin
rageur, car l'amoureux déçu est pourtant bien aimant, ou encore d'un « Non
più andrai » délicieusement cynique. Du Conte,
le chanteur se délecte de la morgue de l'aria du III, dans un tempo bien
soutenu. De Così fan tutte, c'est bien sûr le
personnage de Guglielmo qui, version baryton, parle
le mieux d'amour : que ce soit dans « Non siate ritrosi » où il détaille ses avantages physiques, ou
dans « Donne mie, la fate a tanti »
là où le cynisme vis à vis de la gente féminine est troussé sur des glissandos de violons. Dans La
Flûte enchantée, Papageno est un amoureux de
moindre rang, mais plus nature. On se délecte à l'écoute de ses deux arias dont
« Ein Mädchen oder Weibchen » où percent
l'émerveillement mais aussi une certaine nostalgie, et le déchirant « Papagena, Papagena, Papagena » ou le vrai faux adieu à la vie. Gerhaher termine son récital par un air peu connu et
alternatif de Così fan Tutte, autre
hymne caustique à la femme. Entre temps, on aura savouré les quatre mouvements
de la Symphonie Linz, judicieusement placés entre les différents airs,
ménageant d'habiles transitions, tel le Menuetto,
bien articulé, venant après les mots
« Gute Nacht du
falsche Welt! » de Papageno, où l'on attendait l'intervention soudaine des
trois Knaben... Ils sont fort joliment interprétés
par Gottfried von der Goltz dirigeant le fringant Freiburger Barockorchester. Ils
prodiguent un accompagnement tout aussi vivant des arias. De son timbre clair,
ensoleillé, d'une mâle prestance et de son impeccable diction Christian Gerhaher distille le vrai art de chanter Mozart, comme son
illustre prédécesseur Dietrich Fischer-Dieskau. Et on savoure la fine
caractérisation de chacun des six personnages. Une anthologie à marquer d'une
pierre blanche.
Jean-Pierre Robert. Ludwig van BEETHOVEN : Symphonie N° 4 op.
60. Symphonie N° 5 op. 67. Concentus
Musicus Wien, dir. Nikolaus Harnoncourt. 1CD Sony classical
: 888 TT.: 40'48+35'41. Nikolaus Harnoncourt avait commis le projet de réenregistrer l'ensemble des symphonies de Beethoven avec son Concentus Musicus Wien. Il n'aura pu le mener à son terme. Voilà sans doute deux exemples d'un travail approchant de près le ''dernier mot'', offrant la fraicheur et la spontanéité du concert, les deux symphonies ayant été captées live au Muikverein de Wien en mai 2015. Rarement aura-t-on entendu autant creuser l'écart dynamique - des forte retentissants, des pianissimos comme caressés, des crescendos fièrement montés - ; autant pousser la rythmique aussi loin, faisant ressentir la pulsation même ; alors que le marquage de mesure n'a que peu à voir avec une rigueur métronomique, rappelle le chef. Et autant vu scruter le texte dans ses moindres recoins : de chaque mouvement, de chaque phrase, de chaque accent, pour en libérer le sens premier. Ajouté à cela la patine des musiciens de son orchestre livrant des exécutions plus que magistrales, loin d'être ''old fashioned » : on tient là quasiment des versions de référence dans le domaine de l'exécution sur instruments non modernes. La Quatrième Symphonie op. 60 débute par une introduction adagio très lente, évoquant une sorte de chaos initial, comme celui de La Création de Haydn, précise le maitre, et le surgissement du tutti en apparait encore plus éclatant. Avec l'allegro vivace commence cette « droite ligne qui va jusqu'à la fin de l'œuvre ». L'aspect dansant souvent mis en avant, par Simon Rattle en particulier, cède le pas ici à une scansion qui peut frôler le martèlement. Les derniers accords seront secs, abrupts. L'adagio est pris à un rythme soutenu comme le scherzo mené à vive allure avec un impulse progressant sans rémission. Le Trio offre quelque rusticité que la sonorité perçante du hautbois viennois pare d'une agréable note claire. Et la reprise est un poil encore plus véhémente. Muni d'une articulation très appuyée, l'allegro ma non troppo final marque la différence avec bien des interprétations, non pas tant en termes de tempo que de scansion. Harnoncourt libère une énergie interne contagieuse, le dévelop |