PAROLES D'AUTEUR : JEAN SEBASTIEN BACH, SOUS LE SIGNE DE L'EAU REPÈRES PÉDAGOGIQUES : LE CHEF D'ORCHESTRE, ACTEUR CAPITAL DE LA LÉGENDE MUSICALE PROPOS PARTAGÉS : AVEC FRANCOISE LEVÉCHIN-gangloff, organiste a saint-roch L'ŒIL ÉCOUTE
L'AGENDA
7 & 9 / 4 La Maitrise Sainte-Croix de Neuilly Entendre les Cantates BWV 4 et
BWV 140 de Jean-Sébastien Bach et le célèbre Gloria d'Antonio Vivaldi
interprétés par un chœur de garçons : voilà une occasion qui n'est pas souvent
donnée. Et pourtant ! Quelle formation vocale serait mieux adaptée pour trouver
ce ton, ni sophistiqué, ni outré, qui convient à merveille à l'exécution de ces
chefs-d'œuvre incomparables ? C'est avec les armes qui sont les leurs – pureté
des voix, spontanéité des phrasés, émotions naïves de leur jeunesse – que la
Maîtrise de Sainte-Croix de Neuilly (The Paris Boys Choir), sous la direction
de son chef François Polgár, s'attaque à ces
grands compositeurs de musique baroque. Soutenu par les instruments
anciens du Collège de Musique Sacrée et avec le concours du ténor Olivier Coiffet et de la basse Marc Souchet, les Petits Chanteurs
nous convient à deux soirées d'exception. L e 7
avril 2015, à 20h30, en l'Église Saint Honoré d'Éylau
- 66 bis, avenue Raymond Poincaré - 75116 Paris, et le 9 avril 2015 à
20h30, en l Église Saint Pierre de Neuilly, 90 avenue du Roule, 92200
Neuilly-sur-Seine. Réservations : par tel.: 01 47 45 18 66 ; en
ligne : www.petitschanteurs.com 8, 9, 14 / 4 Les concerts du Palais Royal dans la salle de l'ancien Conservatoire
L'ensemble Le
Palais Royal propose une série de concerts reprenant des œuvres
emblématiques de la période du Classicisme, sur le thème « Le temps
des héros » : La Symphonie
héroïque de Beethoven, deux airs d'opéra de Mozart, Dove sono, des Nozze di Figaro, et Come
scoglio de Cosí fan tutte, enfin l'air de concert
« Non temer, amato
bene », K 490 pour soprano, violon concertant et orchestre. En
1828, c'est la symphonie héroïque de Beethoven qui fut choisie pour ouvrir le
tout premier concert de l'Orchestre de la Société des Concerts du
Conservatoire, ancêtre de l'Orchestre de Paris. Pour
l'occasion, les 8 et 9 avril prochain, le décor de concert d'origine,
conservé précieusement dans les réserves, sera remonté sur
scène, comme au XIXe siècle. Construit en
bois et toile peinte, il forme une exceptionnelle conque acoustique. Le Palais
Royal qui existe dans sa forme actuelle depuis 2010, est en résidence dans ce
lieu depuis 2013. Avant, la Salle de l'Ancien Conservatoire était
tombée dans un endormissement de quelques 70 ans. Jean-Philippe Sarcos, directeur musical du Palais
Royal, dirigera. Ce concert sera donné également à l'Hôtel de Poulpry, Maison des Polytechniciens, le 13 avril, dans le
cadre de sa saison musicale. Salle de l'ancien Conservatoire, 8 avril 2015, à 15H30, et 9/4 à
20H30. Saison musical de l'Hôtel de Poulpry,
13 avril 2015, à 20H. Réservations : Salle de
l'ancien Conservatoire, 2 bis rue du Conservatoire, 75009 Paris ; par tel : 01 45 20 82 56 ; en ligne :
reservation@le-palaisroyal.com Hôtel de Poulpry,
12 rue de Poitiers, 75007 Paris ; par tel : idem ou 01 49 54 74 74 ; en ligne : saisonpoulpry@le-palaisroyal.com 12 et 13 / 4 Cycle « Voix, création et quatuor » aux Bouffes du Nord
L'association Pro Quartett
investit de nouveau le Théâtre des Bouffes du Nord pour deux concerts
focalisant sur la création. Le 13 avril, le Quatuor Minguet
et la pianiste Dana Ciocarlie joueront de Jörg Widmann (*1973) ses Quatuors N° 1 (1997), N° 2 (2003), N°3 (2003) et N° 4
(2005) ainsi que la pièce « Mit Humor und Feinsinn » (Avec humour
et subtilité) extraite des Humoresken, pour
piano solo, de 2007. Le Quintette pour piano et corde op 44 de Robert Schumann
complétera le programme. Le lendemain, 13 avril, le Quatuor Danel,
Jörg Widmann, clarinette, Bruno Schneider, cor, et
Nora Lentner, soprano, interpréteront le Quatuor N° 5
« Versuch über die
Fugue » (expérience sur la fugue)
avec soprano, de Widmann (2005), et son
« Air » pour cor solo (2005), puis de Wolfgang Rhim
(*1952), assureront la création de son Sextuor pour cordes, cor et clarinette,
écrit en 2014. En complément de soirée, on jouera le Quintette pour clarinette
et cordes de Mozart K 581. ulevard de la Chapelle,
740010 Paris ; par tel.: 01 46 07 34 50 ; Théâtre
des Bouffes du nord, le 12 avril 20015, à 17 H, et le 13 avril à 20H30. Réservations : au théâtre, 37bis boulevard
de la Chapelle, 740010 Paris ; par tel.: 01 46 07 34 50
; en ligne : www.bouffesdunord.com en ligne : www.bouffesdunord.com 14 / 4 Stravinsky à Notre-Dame de Paris
Igor Stravinsky est au programme du cycle
de concerts « Musique sacrée à Notre- Dame de Paris », le 14 avril
prochain. Le concert s'ouvrira par Le Sacre du Printemps, dans la version pour piano à quatre
mains de l'auteur, interprétée ici au "grand orgue" par Olivier Latry et Shin-Young Lee. Suivra la Messe pour
chœur mixte et double quintette à vents, qui verra se produire la Maîtrise
Notre-Dame de Paris et l'Orchestre du Conservatoire de Paris, sous la direction
d'Henri Chalet. Notre-Dame de Paris, le 14 avril 2015, à 20H30. Réservations : par tel. : 01 44 41 49 99 ; en
ligne : musique-sacree-notredameparis.fr 16 & 18 / 4 L'Orchestre national de Lyon fête l'Espagne
Après Don
Giovanni à l'Opera Bastille et Rote Laterne,
une création de Christian Jost, à l'Opernhaus de Zürich, le chef
d'orchestre Alain Altinoglu dirigera l'Orchestre
national de Lyon et accompagnera le flûtiste Emmanuelle Pahud dans des œuvres de Borne, Dukas, Ibert et Ravel.
Outre l'indispensable Apprenti sorcier de Dukas, voilà un programme qui
fleure bon l'Espagne, entre les trois pièces orchestrales de Ravel (Alborada del
gracioso, Rhapsodie espagnole et Boléro) et la Fantaisie
brillante sur « Carmen » de
François Borne (1840-1920), patchwork étourdissant de virtuosité sur les thèmes
les plus célèbres de l'opéra de Bizet, pour flûte et orchestre. Emmanuel Pahud jouera également une de ses pièces favorites, le
Concerto pour flûte de Jacques Ibert (1934), toute de fraîcheur et d'esprit,
avec un zest d'Espagne en sus. Devenu à vingt-deux ans flûte solo
de l'Orchestre Philharmonique de Berlin, Emmanuel Pahud
est le chef de file d'une école française de flûte que le monde entier nous
envie. Alain Altinoglu a un parcours non moins
fulgurant : à moins de quarante ans, il triomphe régulièrement à l'Opéra comme
au concert, en France et à l'étranger. Sa récente nomination à la chaire de
direction du Conservatoire de Paris dit assez le respect que ce jeune chef
inspire. Voici une rencontre du talent et de la jeunesse qui s'annonce comme un
des grands moments de la saison lyonnaise. Auditorium
de Lyon, les 16 et 18 avril 2015, à 2OH. Réservations : Billetterie : 149 rue Garibaldi, 69003 Lyon ; par tel.:
04 78 95 95 95 ; en ligne :
www.auditorium-lyon.com 18 / 4 Un septuor de cuivres déchaînés
Les artistes autrichiens du Mnozil Brass, fondé en 1992,
affichent à nouveau leur optimisme déterminé les menant tout droit au Paradis
des cuivres où le burlesque rencontre l'humour noir et fait trembler le
spectateur d'émotions multiples. « YES YES YES ! », leur nouveau programme,
renouvelle le genre des concerts humoristiques grâce à de nombreuses
réadaptations, de compositions toutes personnelles ( le
« Hojotoho » de la Walkyrie de Wagner !) ou
bien encore à des chorégraphies à couper
le souffle! Le tout mis en scène par un complice, Ferdando
Chefalo. Leur talent incontestable pour
l'improvisation et une complicité certaine sur scène font de ces concerts une
expérience unique, qui laisse le spectateur sidéré. Comme à chaque nouveau spectacle, et d'autant plus pour celui-ci, Le Mnozil Brass propose une vision
décapante, déchaînée, parodique en diable. Casino
de Paris, le 18 avril 2015, à 20H Réservations
: A Paris, 16, rue de Clichy, 75009 Paris ; par tel. : 0892 69 89 26 ; en ligne : www.casinodeparis.fr 26, 28, 30 / 4 , 4, 6 & 15, 17 / 5 Ariane et Barbe-Bleue à l'ONS
Tout comme Pelléas
et Mélisande de Claude Debussy, Ariane et Barbe-Bleue est l'un des
chefs d'œuvre incontestables de l'opéra français du début du XX ème siècle. Parce que Paul Dukas s'est directement inspiré
de la pièce éponyme de Maurice Maeterlinck. Et a réussi une rare symbiose
texte-musique. Il faut dire que la pièce, conçue par le poète comme un livret
d'opéra, offrait de vraies possibilités au musicien en termes de développement
et de prosodie chantée. De fait, la déclamation de Dukas, plus large que celle
de Debussy, est faite d'un style arioso séduisant. La musique offre aussi un
kaléidoscope de couleurs franches aux contrastes accentués. La trame suit de
près le conte de Perrault et à travers le prisme du symbolisme, met en exergue
le désir de liberté d'Ariane et le refuge dans la soumission de ses consœurs.
Pour prix de sa désobéissance, Ariane rejoindra les autres femmes de
Barbe-Bleue dans la prison de l'obscurantisme. L'aspiration à la liberté prônée
par elle, les autres femmes la refuseront. La nouvelle production de l'ONS, à
Strasbourg et Mulhouse, a été confiée à Olivier Py
dont on sait le regard perspicace vis à vis de ce type de problématique. Qui
s'entourera de ses complices habituels, Pierre-André Weitz,
pour les décors et costumes, et Bertrand Killy pour les lumières. Danielle Callegri dirigera un plateau de choix, réunissant, entre
autres, Jeanne-Michèle Charbonnet, Ariane, Marc Barrat, Barbe-Bleue, et Sylvie Brunet-Grupposo,
la nourrice. A ne pas manquer. Opéra de Strasbourg, le 26 avril à 15H, les
28, 30/4 et 4, 6 mai à 20H ; à La Filature, Mulhouse, le 15 mai à 20H et le 17
mai à 15H. Réservations :A
Strasbourg/Opéra, 19 place Broglie, BP 80320, 67008 Strasbourg cedex ; par tel.
: 825 84 14 84 ; en ligne : caisse@onr.fr A Mulhouse/La Filature, 20 allée Nathan
Katz 68090 Mulhouse cedex ; par tel. : 03 89 36 28 28
; en ligne : billetterie@lafilature.org Festival
de la Vézère 2015' Lors d'une conférence de presse
dans les salons de son principal mécène, Vivendi, le festival de la Vézère
présentait son programme 2105. Sa 35 ème édition. Un
bel anniversaire souligne sa présidente, Isabelle de Lasteyrie
du Saillant pour qui « la musique est l'art le plus complet car il se
partage comme aucun autre ». Ce festival pas comme les autres, en pays
corrézien, à deux encablures de Brive, a pour épicentre le château du Saillant,
plus précisément sa grange à l'acoustique miraculeuse, près de la douce rivière
Vézère. Il se veut prôner à la fois le patrimoine et la musique. Bien implanté
dans le milieu rural, il se joue aussi dans les petites églises alentour et au
théâtre de Brive. Sa vocation : promouvoir les talents de demain. Comme il en
fut de bien des interprètes passés par là, qui ont accédé au faîte de la
gloire, comme Till Fellner, Laurent Korcia, Hélène
Grimaud ou Nemanja Radulovic
; sans parler des stars qui n'ont pas hésité à répondre présent comme Barbara Hendrick, Philippe Jaroussky, ou
encore José van Dam, venant en voisin lors de vacances en Périgord ! Son
originalité : s'ouvrir aux genres les plus variés, du classique au jazz, de
l'opéra au ciné concert. Les festivités débuteront précisément par un ciné
concert jazz, le 30 mai : Paul Lay improvisera au piano sur le film muet de
Buster Keaton « Sherlock Junior ». Côté piano on pourra entendre le jeune
Miroslav Kultyshev jouer Les Saisons de Tchaikovski et des sonates de Scriabine et de Prokofiev
(18/7, au Saillant, 20H30) ; et Nicholas Angelich
dans Haydn, Beethoven (Sonate Waldstein), et Schumann (Kreisleriana), le 21/8, à 20H au Saillant).
Le dynamique duo Jatekok, piano à quatre mains, deux
filles dans le vent, donnera une improbable version de Casse-Noisette,
illustrée par les dessins sur sable de Marina Sosnina,
un exemple des spectacles famille comme on les aime céans (9/7, à 15H au
Théâtre de Brive). Le même duo se produira ensuite, à 20H 30 dans le Prélude
à l'après midi d'un faune de Debussy, la Suite N°2 de Rachmaninov, La
Valse de Ravel et des extraits de West Side
Story de Bernstein.
La compagnie Diva opera sera en résidence pour un week
end opératique en trois volets : « Passions » ou un florilège d'airs
et de duos sur le thème de la passion amoureuse (7/8, 20H), Lucia di Lammermoor (8/8) et Le Nozze
di Figaro (9/8). L'occasion d'apprécier une autre spécialité du festival :
donner des opéras scéniquement en version chambriste, avec de jeunes chanteurs
dirigés du piano par Bryan Evans qui a déjà à son actif des succès tel Hansel
et Gretel. Enfin, la formule « une heure
avec » sera l'occasion pour le flûtiste Philippe Bernold
et les lauréats du Conservatoire de Paris de passer « une heure dans
l'univers de Chagall », en illustrant Bach, Stravinsky, Honegger, Bartok, Debussy ou encore Haendel dans la chapelle du
Saillant enluminée des vitraux du célèbre peintre (29/7, 17H). Le même jour,
mais à l'abbaye d'Uzerches, ils joueront un des
quatuors pour flûte de Mozart et son quintette pour clarinette (20H30). Et le
lendemain, à l'église de Saint-Ybard, des variations
pour flûte, violon et alto de Beethoven, puis d'autres variations pour cello et piano et enfin le Trio pour clarinette, cello et piano. Bien d'autres manifestations sont
programmées. A déguster en famille. Réservations : par courrier ou
sur place, Festival de la Vézère, 10, bd du Salan, 19100 Brive-la-Gaillarde ;
par tel : 05 55 23 35 09 ; en ligne : contact@festivaldelavezere.com ou www.festival-vezere.com Jean-Pierre
Robert.
***
PAROLES D'AUTEUR
Jean-Sébastien
Bach, sous le signe de l'eau On sait aujourd'hui que le mot allemand Bach pouvait, au XVIe siècle, désigner
un musicien populaire, un violoneux, un ménétrier. Lorsque l'aïeul de Johann Sebastian, Veit, le grand-père de son grand-père, a quitté
la Hongrie pour venir s'établir en Thuringe, à Wechmar,
lui aurait-on alors donné ce sobriquet ? Il n'est pas impossible, en
effet, que cette marque ait, dès les origines connues de la tribu, frappé ses
membres d'un sceau indélébile. Et avec ce nom, deux images, intimement liées.
L'une mélodique, celle du motif musical qu'épèlent les quatre lettres du
patronyme. En 1732, dans le bref article qu'il consacre à son cousin Johann Sebastian dans son Musicalisches Lexicon, Johann Walther peut déclarer : « La
famille Bach serait originaire de Hongrie, et tous ceux qui ont porté ce nom
ont été, dit-on, aussi loin qu'il est connu, très dévoués à la musique ;
ce qui vient peut-être de ce que même les lettres b-a-c-h sont très mélodieuses
dans cet ordre (cette remarque a été découverte par M. Bach de Leipzig) ».
Aussi, les trois ouvrages que le vieux Bach élabore pour la Société de correspondants pour les sciences
musicales de Johann Lorenz Mizler, ouvrages ayant
valeur démonstrative de traités de composition, il les signe, à l'extrême-fin,
de son nom musical, le motif de quatre notes apparaissant intimement imbriqué
dans le réseau contrapuntique. Le Ricercar a 6 qui
clôt l'Offrande musicale, l'ultime
des Variations canoniques pour orgue
et le Contrapunctus XIV de L'Art de la fugue font entendre le précieux monogramme sonore, que
reprendront à leur compte tous les musiciens qui rendront hommage à Johann Sebastian, jusqu'à Schoenberg dans ses Variations pour orchestre op. 31, et même au-delà. L'autre image, d'ordre allégorique, est
celle de l'eau courante, selon le sens usuel du nom de la famille. Tout au long
de sa vie, Johann Sebastian montre en effet combien
il tient au signe de cette eau dont le nom ne cesse de
l'accompagner. Il le sait bien. On en plaisante, même. Ainsi, les condisciples
de Johann Ludwig Krebs, qu'ils reconnaissaient pour l'un des meilleurs élèves
du fameux compositeur : « On n'a attrapé dans cette grande Rivière [Bach] qu'une seule Écrevisse [Krebs] ».
Rivière il est, et le dit. De cette fluidité des eaux courantes qu'il aimera
tant évoquer, il fera une autre de ses signatures sonores, omniprésente,
celle-là, qui s'inscrit si bien dans la plastique de l'art baroque. Dans sa
main, le graphisme même de sa plume a la souplesse, les courbes voluptueuses,
mais aussi la puissance de l'onde et son inépuisable flux. Toute son œuvre se
trouve ainsi parcourue de ces mouvements des eaux, bruissante
de réguliers clapotis, de vaguelettes murmurantes et de houles mugissantes,
images sonores qu'appellent les textes des cantates et s'en vont irriguer même
sa musique instrumentale. Le musicien invite à en suivre le cours. Au
fil de simples descriptions de nature, d'abord, principalement dans les
cantates profanes. Ainsi, dès le chœur d'entrée de la cantate Schleicht, spielende Wellen
(Glissez, ondes folâtres) BWV 206, au délicat balancement sur une basse
régulière, avant que n'apparaissent tour à tour les quatre fleuves de
l'allégorie, dont les ondes feront chaque fois l'objet d'une subtile
personnification. Ou dans Auf, schmetternde Töne der muntern Trompeten
(Retentissez, sons éclatants des allègres trompettes) BWV 207a, dont le
premier récitatif évoque la rivière qui baigne Leipzig – « La
paisible Pleisse joue avec ses petites vagues » – sur un murmure
du continuo, broderies de doubles croches en si mineur.
Un autre fleuve, encore, celui de la Bible,
cette fois, dans la cantate Christ unser Herr zum
Jordan kam (Christ, notre Seigneur, vint au
Jourdain) BWV 7. Au seuil d'une
cantate évoquant le baptême du Christ par Jean-Baptiste, Bach se doit
d'insister sur cette image essentielle de l'eau lustrale. Figuralisme, à
nouveau : de la foisonnante fantaisie rythmique du chœur introductif
s'élève une voix, clairement identifiée par la partie de violon concertant, à
laquelle revient à l'évidence d'évoquer les eaux du Jourdain. Doux mouvement des eaux dormantes, ailleurs.
Pour paraphraser la lecture évangélique, récit de la pêche miraculeuse, la
cantate Siehe, ich will viel Fischer aussenden (Voyez, j'enverrai une multitude de pêcheurs)
BWV 88 s'ouvre par ces paroles du prophète Jérémie, confiées à une aria de
basse dont tout le début paraît ondoyer des paisibles murmures du lac de
Tibériade, régulier balancement en mètre ternaire sur lequel se déploient
diverses figures ondulantes. Que les eaux viennent à se soulever, et Bach
se révèle un peintre tout aussi efficace de la nature. La cantate Jesus schläft, was soll ich
hoffen (Jésus dort, que dois-je espérer ?)
BWV 81 tire l'enseignement de l'évangile du jour, celui de la tempête
apaisée. Jésus dort dans la barque alors que s'élève une terrible tempête qui
plonge les disciples dans l'effroi. Pour donner toute la mesure du miracle qui
va s'opérer, preuve de la foi salvatrice, un vaillant air de ténor (n° 3),
véritable aria di tempesta
d'opéra, décrit « les vagues écumantes des flots de Bélial », les
flots de Bélial désignant allégoriquement, dans la Bible, les puissances
infernales qui poussent les hommes à la mort – staccato furieux de la basse,
tourbillons cinglants des violons. Le musicien aime ces figuralismes, mais ici
ou là, leur emploi montre bien souvent qu'il n'en attache pas moins des
connotations, voire des significations plus vastes, plus riches, plus profondes
aux emblèmes de ce cours d'eau dont il porte le nom. L'eau courante,
bondissante, qui entraîne en un long ruban la ritournelle instrumentale et la
ligne de chant de la première aria de la cantate Ach wie flüchtig, ach wie nichtig
(Ah ! combien fugitive, ah ! combien vaine est la vie de l'homme)
BWV 26, sert une image simple : « Aussi vite que s'élance un
torrent rugissant, ainsi s'enfuient les jours de notre vie. Le temps s'en va,
les heures fuient, comme les gouttes d'eau qui soudain se dispersent quand tout
disparaît dans l'abîme ». Toujours sur la ponctuation régulière de la
basse, une figure analogue accompagne un autre récitatif, dans la cantate Ich will den Kreuzstab gerne tragen (Je porterai volontiers ma croix) BWV 56. Le texte ne laisse
subsister aucun doute sur le sens de cette allégorie du destin, navigation si
périlleuse pour le frêle esquif humain : « Mon passage en ce monde
est semblable à une navigation. » Dans la cantate Meine Seel erhebt den Herren (Mon âme exalte le Seigneur) BWV 10,
adaptée du chant du Magnificat, un
récitatif chante la paraphrase du verset Sicut locutus est : « Ce qu'à
Abraham, lorsqu'il vint à lui sous sa tente, Dieu a promis et juré, cela s'est
réalisé, puisque le temps en était venu. Sa semence devait se répandre comme le
sable dans la mer et les étoiles au firmament. » Et voici que le
récitatif, jusqu'alors secco,
s'empare de l'image des ondes de la mer, dessinée par les cordes, mais dans un
mouvement dont il ne se déprendra plus puisque cette figuration est aussi celle
de la multitude, en même temps que de l'écoulement des siècles qui mènent à la
naissance du Sauveur. Nombreuses sont-elles, ces images sonores de
fluidité d'un continuum. Pour chanter la louange du nom de Dieu, dans le
premier chœur de cette même cantate BWV 10 (« Voyez, désormais tous
les enfants des hommes me diront bienheureuse »), les différents pupitres se renvoient un motif continu,
obsessionnel, qui associe une image d'éternité à la jubilation de l'âme
heureuse et à la gloire du Créateur dans ses œuvres. Le figuralisme sonore du
mouvement de l'eau est devenu métaphore du temps qui s'écoule. C'est sur un mouvement identique à ces
images de l'eau que s'ouvre la Passion
selon saint Jean. Confié aux cordes, un doux mouvement d'ondulations – une
berceuse, presque – immuablement ponctuées par la basse parcourt de bout en
bout le chœur initial, soutenant la grande voix unanime de l'Église universelle
chantant l'éternité de la gloire divine, double signe de l'éphémère destinée
humaine et des siècles des siècles : « Seigneur, notre Maître, dont
la gloire resplendit dans tous les pays ! ». Mouvement incessant,
même s'il peut se réduire à cette figure de la basse continue maintes fois
rencontrée ailleurs. Une seule fois, ce flux du temps se suspend, l'espace d'une
demie mesure (mes. 83). Mais c'est pour faire entendre
plus clairement l'ultime itération, au soprano, des mots « Zu aller Zeit » (en
tous temps), dans cette phrase essentielle :
« Toi, le vrai Fils de Dieu, en tous temps, et jusque dans la plus grande
humiliation, tu as été glorifié. » À leur tour, et désormais détachés de tout
support verbal, bien des profils mélodiques de la musique instrumentale se
trouvent pris en ce réseau métaphorique. Comment entendre le Prélude de la Suite pour violoncelle seul n° 1,
en sol majeur, tout entier gonflé de
ce mouvement lent et régulier, ce flot majestueux bien posé sur les assises de
la basse, mais peu à peu animé de l'intérieur comme les remous de l'onde ?
Ce mouvement qui apparaît, d'emblée, comme le sceau du
compositeur, l'homme de l'eau, de l'éphémère et de l'éternel à la fois. Lorsque, parvenu à l'âge de cinquante ans,
il se décide à consigner par écrit ce qu'il sait par tradition orale de la
tribu des Bach musiciens, Johann Sebastian la place
d'abord sous l'autorité de la foi et la pratique du culte. En commençant par le
père tutélaire, Veit, « un boulanger originaire de Hongrie » qui, nous dit son descendant, avait dû
fuir son pays en raison des conflits religieux qui y faisaient alors rage,
« ayant trouvé en Thuringe assez de sûreté pour sa foi luthérienne ».
Vient immédiatement le second gène fondateur, celui du contrepoint, avec le
moulin familier de Veit : « Il avait grand plaisir à jouer d'un petit
cistre qu'il prenait avec lui pour aller moudre le blé et en jouait ce
faisant ». Dès le premier paragraphe de ce texte unique, le musicien, qui
ignore quasiment tout de son aïeul, fantasme sur cette polyphonie du cistre et
de la meule, des mélodies de Veit chantant et s'accompagnant en pinçant les
cordes de son petit instrument – une sorte de petite mandoline à fond
plat –, mêlées au tic-tac régulier, au mouvement des rouages et à la
profonde rumeur de l'eau : « les deux instruments devaient ensemble
sonner joliment ! ». Loi de toute musique, cet écoulement
imperturbable du temps que la mécanique du moulin marque de sa battue,
pulsation primordiale. Mais Bach ne manque pas d'ajouter, sur l'aïeul :
« Et pourtant, il lui aurait fallu apprendre à s'en laisser imposer la
mesure. » Amateur instinctif, notre
boulanger, alors que la musique requiert ce long apprentissage que tous ceux du
sang de Veit vont développer jusqu'à lui, Johann Sebastian,
le maître absolu. « Telle fut pour ainsi dire l'origine de ce goût de la
musique chez ses descendants ». « Le moulin fait clap-clap, la rivière
murmure »… Bach connaissait peut-être cette vieille chanson populaire. Or
cette image du moulin et de la rivière est forte, dans l'iconographie, la
poésie et la musique, et puissamment ancrée dans la tradition germanique.
Évocatrice d'une Allemagne de légende, celle tout particulièrement, au cœur du
pays, de ces terres montueuses de Thuringe, aux rares petits villages blottis
autour de l'église paroissiale. Dans le sol, le fer, le sel, le charbon, les
mines gardiennes des forces telluriques, le royaume de l'obscur. Pays couvert
de forêts drues et denses, que nulle côte ne vient ouvrir sur le monde
extérieur de l'univers maritime. Tout y prédispose à la méditation, à
l'intériorisation, à l'introspection. Le climat est rude et franc, mais la
lumière y a des reflets d'une exquise douceur. Et il y fait bon vivre. Foyer
archétypique de la poésie, des arts et de la pensée, de ce que l'Allemagne
possède de plus puissant, c'est vers elle que renvoie la chanson populaire,
avec le peu que l'on sache de la vie terrestre de Johann Sebastian
Bach, le Thuringien. Comme toute légende puisant au fonds
mythique d'un peuple, une chanson populaire révèle parfois beaucoup plus que la
narration de ses seules paroles. Le moulin au bord de la rivière relève de
l'imagerie traditionnelle des contes familiers que colportent grand'mères et
vieilles gravures, et d'un certain plaisir, une Gemütlichkeit de la vie au
village. Mais ces deux mots, le moulin et la rivière ! L'art de l'homme et
le jaillissement perpétuel du flux essentiel, en ce mystérieux point de
rencontre entre air et eau, entre culture et nature, entre circulaire et
linéaire, contrepoint et mélodie confondus. La mécanique du moulin solidaire de
la pulsion vitale du flot, tous deux nécessaires pour moudre le grain, produire
la farine à faire le pain, celui du boulanger Veit Bach, l'ancêtre. Le pain et
l'eau, emblèmes de toute nourriture terrestre, nourriture quotidienne que
deviendra la musique pour la lignée des artisans Bach.
Saint
Thomas de Leipzig © Claudio Divizia « Mon passage en ce monde est semblable
à une navigation ». Ce signe de l'eau courante, c'est aussi celui de son
voyage intérieur, de son imaginaire. Dans l'article nécrologique qu'il consacre
à son père, Carl Philipp Emanuel rapporte au sujet de
ses aïeux, non sans une touchante naïveté : « On pourrait s'étonner
que des hommes aussi vaillants soient si peu connus au-delà des limites de leur
patrie, si l'on ne pensait pas que ces honnêtes gens de Thuringe étaient si
satisfaits de leur pays et de leur état qu'ils n'osèrent même pas chercher leur
fortune plus loin. Ils préféraient les applaudissements des souverains sur les
terres desquels ils étaient nés, de la foule de leurs fidèles compatriotes, aux
éloges qu'il aurait fallu conquérir à grand peine auprès de quelques étrangers,
peut-être envieux au surplus. »
Tendance familiale puissamment affirmée, puisque, dans son Autobiographie, le
même Carl Philipp reconnaît que s'il est sa vie
durant demeuré en Allemagne, c'est aussi parce qu'il a eu le bonheur de pouvoir
y fréquenter chez son père tout ce qu'il y avait de meilleur en musique sans
avoir à courir le monde : « Je suis donc toujours resté en Allemagne
et ne me suis déplacé que pour quelques voyages dans ma patrie. Cette absence
de voyages à l'étranger m'aurait encore davantage nui dans mon métier si, dès
ma jeunesse, je n'avais eu le bonheur particulier d'entendre près de moi ce
qu'il y avait de meilleur en toutes sortes de musiques, de faire la connaissance
de nombreux maîtres de première importance dont certains m'ont accordé leur
amitié ». À sa suite, Forkel indique que les
Bach auraient pu aisément conquérir des postes enviables et les plus grands
succès publics, « s'ils avaient eu le goût de quitter la Thuringe, leur
patrie, pour voyager et se faire connaître tant en Allemagne qu'à
l'étranger ». Et il ajoute : « Mais aucun d'eux, à ce que nous
pouvons voir, ne se sentit un semblable penchant pour l'émigration ».
Prédisposition ancestrale à l'introversion, au repli sur soi. Il faut nuancer. Pour Johann Sebastian, ni émigration, ni périples au long cours, comme
nombre de ses contemporains. Il n'en a pas moins manifesté un goût prononcé
pour le voyage, la constante curiosité de découvrir, d'aller à la rencontre des
autres – de se renouveler, peut‑être –, et
comme un besoin de l'ailleurs, alors que toujours le ramène au pays la
nostalgie du foyer, l'ardent désir d'arrimer l'esquif en une patrie affective
stable et durable. Nécessité oblige : ses déplacements sont de courte
durée, mais souvent décidés sans rien demander à personne, quand il ne les
prolonge pas indûment, au grand dam des autorités. À vingt ans, il quitte Arnstadt pour Lübeck. On l'attend un mois plus tard – plus
de nouvelles, quatre mois durant. Disparu, le jeune organiste. Voilà qui
ressemble à une fugue. Un quart de siècle plus tard, en 1730 : « Il
est parti en voyage sans demander d'autorisation », ce pour quoi il se
fait rappeler fermement à l'ordre par le Conseil de Leipzig. On le sanctionne,
« parce que le Cantor est incorrigible ». En 1741 encore, les
nouvelles pourtant très alarmantes qu'il reçoit sur la santé d'Anna Magdalena
ne semblent pas le décider à avancer son retour de Berlin. Incorrigible, en
effet. N'empêche. Contrairement à ses deux célèbres
contemporains, Haendel et Scarlatti, il manifeste au long de sa vie ce tropisme
thuringien, ou saxon, qui le pousse à s'ancrer dans la terre de ses aïeux. Il
connaît de l'intérieur cette simplicité fondamentale, cette satisfaction
paisible de son sort elle aussi si typiquement allemande. Intérieur, son voyage
sera celui des grandes aventures de l'esprit. Il suffit de suivre son parcours.
Une trajectoire où se distinguent sans peine
trois périodes créatrices nettement marquées, presque trois
« manières ». Le temps des expérimentations et des chefs-d'œuvre
juvéniles (ca 1700 ‑ 1712),
la période de production intensive du midi de la vie (ca 1713 ‑ 1738), l'âge de la sagesse et de la haute
maturité, enfin (ca 1739 ‑ 1750).
Et comme de juste, on peut aisément y observer une belle arche, et la plus
harmonieuse des symétries, la période centrale durant autant à elle seule que
les deux autres réunies ; de part et d'autre de la grande phase de
l'action, « moderne », le temps de la méditation répondant à celui de
la formation, avec leur enracinement dans la tradition. Comme tout un chacun en ses années
d'apprentissage, surtout hors du cadre rigoureux d'un enseignement structuré,
Bach commence par imiter. Copier, en tous les sens du terme. Davantage : il
dérobe, pour s'approprier. Depuis ce cahier de musique qu'enfant il subtilise à
son frère aîné, à Ohrdruf, pour le recopier en
cachette. Il transcrit, adapte, remploie, reprend les genres et jusqu'aux
grands desseins de ses pairs. Et toujours pour y trouver quelque point d'appui
lui permettant de rebondir, d'aller plus loin. À chaque transmutation,
apportant sa valeur ajoutée contrapuntique et formelle, un surplus de matière
et de pensée. Plus fort, plus complexe, dans une dynamique du dépassement et surtout
une recherche de syncrétisme : comme pour, sur un schéma donné, avoir fait
et dit tout ce que l'on pouvait dire et faire. La révélation de l'art de Buxtehude a pour
effet premier de l'inciter à maîtriser sa création par une pensée ferme, que ne
présentent pas ses toutes premières œuvres pour l'orgue. Et de lui montrer
comment le divers et le discontinu qui caractérisent le stylus phantasticus où, plus que tout autre,
brille le maître de Lübeck, peuvent se trouver unifiés par une organisation
d'ordre supérieur. Leçon de musique, leçon de vie. Capitale. Les contrastes, et
les contradictions, parfois, d'une imagination tumultueuse et d'une âme
tourmentée, Bach tendra sans cesse à les vouloir dominer, en les coulant dans
une forme qui, loin de les nier, les intègre en un tout cohérent jusqu'à
devenir homogène. C'est à la conquête de sa propre unité intérieure qu'il se
lance ainsi, en cette aventure qui, de prélude et fugue en prélude et fugue, ce
laboratoire par excellence de la forme, le mènera dans la sphère supérieure des
contraires surmontés et réunis. Comportement révélateur : dans son
attirance pour l'esprit latin face à sa fidélité pour la tradition germanique,
ce n'est pas une Réunion des goûts
qu'il s'appliquera à rechercher à l'exemple de ses contemporains français. Ni
juxtaposition, ni alternance de styles, mais nostalgie d'une fusion qu'il
finira par accomplir, produit d'un style sur l'autre – en quoi, une fois
encore, se manifeste sa tendance multiplicatrice. En musique, cet Allemand
parle italien, à moins que devenu un temps Italien, il n'ait continué à parler
allemand ; au point de ne plus savoir ce qui dans son idiome propre, si
instantanément reconnaissable cependant, relève de l'une ou de l'autre langue. Dialectique des contraires partout présente,
dans tous les aspects de sa démarche créatrice et de son comportement de
musicien. Bien au-delà du dilemme entre méditerranéen ou nordique, choisissant
de ne pas choisir, mais de synthétiser la structure et la courbe, la
spiritualité et le décor, vers une plénitude. Praticien de la musique, il la
façonne et la pétrit tout autant avec son corps qu'avec son esprit. Ses
préférences personnelles vont elles à l'orgue ou au violon ? Aux
puissantes constructions polyphoniques des grands praeludia à l'allemande, ou à la
sensualité des concertos et sonates à l'italienne ? N'y a-t-il pas à
l'évidence, dans la double élection de ces deux instruments antagonistes,
quelque nouveau signe à déchiffrer ? L'un et l'autre lui lancent le défi d'un
corps à corps, combat de Jacob avec l'Ange en ce qu'il peut avoir de plus
physique, de plus charnel. Mais la mécanique très concrète de la machine-orgue
renvoie à cette passion qui l'habite pour toute mécanique de l'esprit, à
commencer par celle des rouages du contrepoint. Dans ses expertises d'orgue, il
montre à quel point il aime une mécanique
bien réglée, et avant tout, une soufflerie à toute épreuve. Les nerfs et
les muscles de l'instrument, et d'abord ses poumons. Le pneumâ. En la souveraineté d'une
hyper-polyphonie, l'orgue lui offre maîtrise et domination sur tout le champ
sonore, il permet au démiurge d'assouvir sa volonté de puissance, quand le
violon – surtout dans le registre, le timbre si humain, si chaleureux de
l'alto, l'instrument d'Ambrosius, son père – est à l'inverse
le lieu du lyrisme et de la plasticité, de la fluidité. Lui aussi lance un
défi, mais d'un ordre exactement inverse, mental et spirituel. Instrument
monodique par excellence, Bach va s'évertuer à lui faire réaliser des
polyphonies, tandis que par l'imitatio violonistica il s'efforcera de faire chanter l'orgue.
Et si dans ses dernières années, il délaisse le violon comme la voix pour le
seul clavier, c'est qu'il l'a désormais chargé de tous leurs pouvoirs, de
signification et d'expression. Alors que dans les années trente se fait
jour un goût nouveau pour une musique plus effusive et plus souriante à la
fois, dans un style moins sévère, Bach pourrait céder aux sirènes de son temps,
prêtes à lui offrir en retour une plus grande reconnaissance publique, auprès
d'un nouvel auditoire. Il a pu connaître cette tentation à laquelle il lui
était bien facile de céder. Dans les cantates en dialogue en particulier, dans
les Passions, bien sûr, il a prouvé qu'il pouvait être le plus grand
compositeur d'opéra de son temps. L'homme baroque en lui y a laissé libre cours
à la tendresse, à une affectivité charnelle, sanguine et souvent voluptueuse.
Sous le signe de la mélodie, de la fluidité. De l'eau. Son œuvre entier montre à quel point il
connaît et maîtrise les styles et les genres, nouveaux comme anciens. Même au
soir de sa vie, il saura s'affirmer en maître absolu du clavecin moderne avec
les Variations Goldberg, dans le feu
d'artifice digital comme dans les ombres mystérieuses d'une troublante
mélancolie. Quand enfin, pour une fête amicale, il lui plaira de composer un
divertissement rustique, le petit chef-d'œuvre qu'est la Cantate des paysans montrera sa parfaite réussite dans le style et
le genre nouveaux, préfigurant le Singspiel
à venir. Or c'est précisément dans ces années qu'il
cesse d'écrire des cantates d'église, une fois son répertoire constitué. Mais
peut-être ne lui a-t-il pas échappé que les grandes musiques spirituelles, même
accommodées au goût du jour, se voyaient à terme condamnées par les nouvelles
mentalités du rationalisme naissant. Un Ernesti Jr
l'a compris, lui aussi, le jeune et ambitieux recteur de St-Thomas qui impose
des orientations nouvelles à l'enseignement de son école. Et il leur faut bien,
à l'un comme à l'autre, constater le zèle plus tiède des fidèles, leur ardeur
moindre à emplir les églises. La confession sonore de sa foi, Bach doit
désormais la mettre sous le boisseau. La résurgence sera pour plus tard, en
métamorphose. Pour lors, il va se consacrer à nouveau, quelques années durant,
à la musique instrumentale qu'il fait exécuter par son Collegium. Mais quelque chose,
qui le reliait à l'air du temps et aux vanités du quotidien, se fige bientôt en
lui, qui le détache de l'actualité. Malgré la farouche énergie qu'il y déploie,
l'organisation de ses concerts, s'ajoutant à ses tâches à l'école et dans les
églises et à ses activités personnelles, finit elle aussi par s'installer et
fonctionner en une énorme routine. Au-delà d'un quotidien mesquin, la musique
même qu'il fait exécuter contribue à lui faire prendre ses distances.
C'est le moment où commence à se développer
en lui, de façon décisive, ce retrait du monde et une concentration vers
l'essentiel. La crise couve, qui va se cristalliser dans les années de silence,
avant les spéculations de la décennie testamentaire. Il n'aura donc pas franchi
les bornes d'une certaine modernité, ni, avec elle, de la galanterie ; il
ne se sera pas « contenté des fredons habituels », il n'aura guère
chanté « les jolies chansonnettes de Dresde ». On le lui aura assez reproché. Mais à l'évidence, le
rococo ne le concerne pas. Affaire d'âge, sans doute, et de goût. Il ne peut
pas adhérer à la simplification du langage musical alors à la mode, à la naïve
émotivité de la musique vocale, à cette écriture allégée, à un contrepoint
minimal, et peut-être par-dessus tout à un schéma harmonique et structurel à
ses yeux simpliste. Affaire de personnalité, surtout. Telle
n'est pas, telle n'a jamais été l'idée profonde qu'il s'est faite de la
création musicale ni de sa fonction de musicien. Si, passé le temps des grandes
entreprises, il se retourne vers le « moulin » allemand, vers la
pensée du Moyen Âge finissant et le style sévère des anciens polyphonistes, à
contre-courant de l'évolution de la musique de son temps, ce n'est pas pour en
utiliser des recettes, mais pour en réactiver des principes d'écriture dont il
connaît la fécondité, ajoutant encore à leur charge rhétorique et spirituelle.
Ce style sévère – res severa, verum gaudium
(C'est une chose grave que la joie véritable) comme on peut le lire, emprunté à
Sénèque, à Leipzig, au fronton du Gewandhaus –,
il le pousse à de nouveaux développements, le plie à son invention. L'invention
d'un « génie libre », selon la belle expression d'Andreas Werckmeister. À la fin de sa vie, son langage musical n'est
certes pas « à la mode » : ni ancien, ni moderne, il mène une
vie autonome, totalement détachée de son temps, intemporel. Une lassitude devant la routine du quotidien,
mais aussi devant les critiques dont son art et sa personne ont été l'objet,
ont catalysé chez Bach une prise de conscience et conduit sa réflexion à son
terme. Hors de la mode, hors de son temps – hors du temps musical même, à le
voir imaginer des systèmes temporels internes qui tendent à abolir le mouvement
de nos pendules. Ce temps qui s'écoule, propre à chaque œuvre, que de fois en
a-t-il marqué la pulsation, le tic-tac d'une mécanique parfaitement régulière,
sous la fluidité des lignes ! Flot mouvant et intarissable de la puissance
créatrice, fugitif et toujours renouvelé. Mais l'inflexible régularité d'une
battue, ou la rythmique faiblement marquée de thèmes impavides, sur une
implacable motricité interne, font enfin pénétrer dans un temps autre, comme
suspendu. Sentiment de permanence et d'éternité. Négation de l'éphémère. De même qu'il
remonte sans cesse vers ses sources luthériennes, la terre de ses pères, de
même qu'il rumine ses obsessions formelles, il paraît refuser le temps qui
passe. Au point, même, de chercher à remonter le temps, avec le canon à
l'écrevisse de l'Offrande musicale.
Ou plutôt, les deux voix, progressive et régressive, le courant descendant et
le courant remontant se superposant à tout instant, le temps se trouve suspendu
à tout jamais, en perpétuelle anamnèse. Bach est entré dans son silence intérieur.
Sa musique elle-même fait silence, elle finit par rejeter toute expression
verbale et tend à se confiner dans les limites du seul clavier. L'écriture de
ses dernières années abonde en systèmes clos, à fort déterminisme. Plus
généralement, elle dénote une irrépressible tendance à la concentration, à la
plus grande économie. Il n'y a plus une note qui ne soit absolument nécessaire.
Absolue nécessité, celle qui se manifeste dans les canons, évidemment.
Disparition de l'ornement, de tout décor, de tout superflu, c'est-à-dire de
tout ce tohu-bohu de l'existence, ce charivari dont s'entoure l'homme pour fuir
les questions fondamentales. Enfermé en sa cellule, il répond sans le savoir à
Blaise Pascal, observant que « Tout le malheur des hommes vient d'une
seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une
chambre ». Plus que de la rigueur intellectuelle, cette attitude mentale
témoigne d'une ascèse, d'un cheminement vers l'essentiel, et en fin de compte
d'un silence spirituel. D'une obsession, aussi, à le voir traiter dans ses
dernières années un très petit nombre de motifs apparentés. Plus qu'un démiurge, Bach. Sans, bien sûr,
en avoir en rien conscience, ce Pater omnipotens et Creator omnium
finit par se comporter en musique à l'égal de Dieu lui-même. Par le commentaire
théologique en musique, d'une souveraine autorité. Mais d'abord par le geste
même du compositeur, dans son acte créateur. Ainsi, en particulier, dans les
derniers canons où se cristallise sa pensée, le voit-on fournir la totalité du
matériau sonore devant lequel il place le musicien. Sans toutefois lui donner
le mode opératoire qui permettra d'en tirer une œuvre musicale – là se trouve
la petite part de liberté laissée à l'homme par Dieu, et son libre arbitre. Quaerendo invenietis,
Cherchez et vous trouverez, se permet-il de lancer orgueilleusement à
Frédéric II. « Dieu nous donne les noix, disait Luther, il ne nous
les casse pas ». Il se borne à indiquer une direction, à laisser un
indice. Canon à 4. per
Augmentationem et Diminutionem,
noté au-dessus d'une unique ligne de musique. Un titre, quelques mots, un
graphisme suggèrent au lecteur ou à l'exécutant une résolution. Comment s'y
prendre pour tirer une œuvre musicale de ce matériau brut ? À chacun de
découvrir la procédure et de l'appliquer, avec plus ou moins de bonheur,
trouvant, bien ou mal, sa propre solution. Noblesse et limites de la condition
fixée à l'homme dans l'univers. Et peut-être saura-t-il y déceler le mouvement
perpétuel, à l'image du mouvement de la roue du moulin qui ne cesse de tourner
sur elle-même, entraînée par le flux permanent de la rivière. Celui qui a vu dans son enfance se disloquer
son univers, reconstruit dans sa musique un monde cohérent. Imago mundi :
son œuvre offre une image du monde, comme celles qu'aimait à représenter le
Moyen Âge. Miroir, sinon du monde, du moins d'un monde, avec ses structures, sa
cohérence, sa complétude. Son ordre. Et cela à la force d'un contrepoint, d'une
combinatoire sans faille. De ce contrepoint, il tisse le réseau protecteur très
serré, qui sera pour lui la forteresse imprenable, enfermée sur elle-même, qui
le met définitivement à l'abri des atteintes du monde extérieur. Ein' feste Burg,
la citadelle rebâtie. Cette attitude évoque singulièrement le
refuge dans le jardin clos cher aux graveurs, aux peintres et aux penseurs
mystiques rhénans du Moyen Âge, notamment à Tauler, dont Bach lisait les écrits
– cet espace intérieur d'une grande beauté qui est aussi le thème d'un ouvrage
de piété du mystique luthérien Johann Arndt, publié en 1612 et largement
diffusé, Paradies-Gärtlein,
le Petit Jardin du Paradis. Le titre, aussi, sinon le thème, Hortus musicus, le
Jardin musical, d'un recueil de sonates de Reinken
que Bach apprécia au point d'en avoir tiré des adaptations pour le clavecin. Ce
jardinet est en soi un tout petit univers, soigneusement défendu par de hauts
murs ou une dense haie végétale, pour y enchâsser le trésor à protéger dans sa
pureté, la fleur des biens les plus précieux de sa propre vie intérieure, les
amours d'un jeune couple, plus souvent encore la virginité de Marie ou la Mère
de Dieu portant son enfant. Il est la représentation du paradis, et renvoie au
jardin d'Éden où Dieu a placé l'homme avec mission de le cultiver, c'est-à-dire
à un état de perfection finie, signe de la création dans sa totalité.
Saint
Thomas de Leipzig © Claudio Divizia À bien écouter, l'œuvre entier de Bach dit cette
angoisse existentielle, ce mal de vivre lové en son tréfonds, dont il a fait le
moteur de sa création. Guère apparente, certes : jamais il ne prend pour
objet ce Weltschmerz,
cette souffrance existentielle, jamais il ne hurle sa révolte à la face du monde,
mais il en utilise l'énergie pour nourrir une mécanique du rassérènement et de
la pacification intérieure. Même lorsqu'à la fin du Credo de la Messe en si il
laisse percer une inquiétude métaphysique, même lorsqu'il fait éclater les
sanglots de la plus humaine douleur – Fantaisie en sol mineur et Prélude
en si mineur pour orgue, Fantaisie
chromatique pour clavecin –, ou qu'il chante l'infini désespoir de
l'âme – « Es ist vollbracht », dans
la Passion selon saint Jean. La
démarche du créateur, son travail acharné, consistera à répondre à cette
angoisse fondamentale et à la sublimer. Généralement occultée, cette composante
essentielle de sa personnalité a été bien vue par les graphologues, qui parlent
de « la douleur transfigurée, la paix obtenue à la suite d'un long travail
interne […]. Johann Sebastian Bach nous apparaît
comme le type même de l'artiste qui silencieusement et courageusement est
parvenu à résorber son propre déchirement ». Caractéristique de ce besoin de compensation
et d'apaisement, son ardeur à la tâche qui en fait l'un des compositeurs les
plus prolifiques. Mais c'est dans le travail sur la structure qu'il va le mieux
trouver à se rassurer. Dans cette maîtrise du monde
sonore qui tend très tôt vers un absolu, dans les contraintes des schémas
formels qu'il impose à l'essor de son imagination. Dans les créations closes,
la progression inéluctablement finie de la fugue, la forme bouclée de l'aria à da capo, les macrostructures
globalisantes du Clavier bien tempéré,
des Variations Goldberg, des Variations canoniques, de L'Art de la fugue. Jusqu'à prescrire
tout ce qui doit l'être. Carl Philipp Emanuel tient à
rappeler que dans les œuvres de son père, « il ne s'agit que de jouer la
note juste ». Elles font volontiers sourire, ces anecdotes
sur les manies du musicien qui, nous disent les témoins les plus dignes de foi,
ne détestait rien tant qu'une dissonance non résolue. Capable de se relever de
son lit alors qu'au chaud il s'endort, pour achever une cadence laissée en
suspens par un fils étourdi. « Un soir, rapporte Johann Christian Bach,
j'improvisais au clavecin de manière tout à fait mécanique et je m'arrêtais sur
une quarte-et-sixte. Mon père était au lit et je croyais qu'il dormait, mais il
sauta de son lit, me donna une gifle et je résolus ma quarte-et-sixte ».
Cet autre récit est connu, celui de Reichardt qui rapporte : « Johann
Sebastian Bach entra un jour dans un salon où se
trouvait une nombreuse société, au moment où un amateur était assis au clavier
et improvisait. Quand ce dernier s'aperçoit de la présence du grand maître, il
saute de son siège et termine sur un accord dissonant. Bach, entendant cela,
est tellement tourmenté par son malaise musical qu'il passe en courant devant
le maître de maison qui vient à sa rencontre, se précipite au clavecin, résout
l'accord dissonant et le conclut comme il se doit. Ensuite seulement, il marche
vers son hôte et lui fait sa révérence ». De sa vie, il résout la dissonance
fondamentale, en apparence tout au moins. Contrairement à Schumann ou à Liszt,
qui ont vécu jusqu'au bout leur déchirure interne – chacun comparant son être à
une dissonance non résolue. Résolution, en effet, et achèvement. Inconcevable
pour lui, la brèche béante de l'inachevé : L'Art de la fugue compris, quand même la mort en aurait-elle
interrompu les ultimes élaborations, ses œuvres sont conçues comme des
ensembles cohérents, et menées à leur achèvement. Après avoir dicté ses
dernières retouches au choral Vor deinen Thron, il peut
s'endormir l'âme en paix. Inséparable de son discours musical, et de
sa création depuis ses plus obscures racines, sa foi. Elle aussi, une
prodigieuse construction mentale. De même qu'il a conçu pour son usage les
formes et les structures de son langage sonore, l'orphelin Bach, l'autodidacte,
a érigé la cathédrale de sa foi. On l'imagine doté d'une robuste foi du
charbonnier, psychologiquement structurée dans une tradition, à l'aide de
quelques-unes de ces croyances fondamentales que l'on ne remet pas en cause.
Une foi sincère, profonde, énorme. Peut-être. Mais certainement pas à l'abri du
doute, sinon des crises. Il lui faut fonder l'édifice sur une connaissance
encyclopédique, avoir réponse à toutes les interrogations, rationaliser tout ce
qui peut l'être, ce qui explique pour partie son exceptionnelle culture
théologique. Une structure intellectuelle fortement
charpentée a développé chez lui une propension naturelle à la combinatoire et à
l'intériorisation. Participant elle aussi à cet impérieux désir d'assouvir un
besoin de hiérarchie mentale, d'une échelle de valeurs nette, sans équivoque,
propre à rétablir l'ordre brisé. Réconciliation du musicien avec son destin,
par la réconciliation de ses propres tendances antinomiques au sein de son
œuvre. Et avec la condition humaine, sous le signe de la foi. Né dans le moulin allemand, c'est là
qu'après ses voyages intérieurs il retourne mourir. Les psychologues signalent
chez lui « une aspiration nostalgique vers le père et la mère, comme on en
rencontre souvent chez les orphelins ». L'analyse le dit, mais la musique
l'affirme bien davantage. La plastique baroque, l'univers de la courbe
renvoient vers la nostalgie de la mère, quand contrepoint et pulsion
architecturale relèvent du monde du père : équilibre des forces en
mouvement, ordre cosmique aussi bien que social et familial, celui de la
lignée. L'hypertrophie des deux poussées, fondues et couronnées en un même
élan, révèle chez Bach un puissant désir fusionnel, dont l'un des signes est
l'aspiration au grand Un englobant la totalité des manifestations du réel,
c'est-à-dire à un grand Tout. Indissociables dans son écriture, la
pesanteur et la grâce. Le mouvement circulaire du moulin, inexorable mécanique
et éternel retour, métaphore de l'intemporel et de la stabilité, et celui,
linéaire, de la rivière, de l'éphémère et du fugitif, en même temps que de
l'éternel. Du contrepoint et de la mélodie, d'une vocalité forte de sa rigueur
instrumentale, avec un instrumental pétri de plasticité vocale. Le passé et le
présent, le germain et le latin, comme le collectif et l'individuel. De même
que jamais le contrepoint ne s'oppose à la mélodie, que jamais la délectation
de la combinatoire ne se développe au détriment de la jouissance du sonore,
rationnel et émotionnel toujours liés, comme le masculin au féminin dans le
Tout et l'Unique. Réconciliées, enfin, les tendances opposées de son être, et
peut-être aussi les plus obscures de ses aspirations vers son père et sa mère.
Face à la mort, sur le doute et l'angoisse, Bach a conquis pour lui ce que son
génie offre désormais à la postérité, l'équilibre, la plénitude et la sérénité. Panta Rhei, dit Héraclite d'Éphèse. Tout
coule. Inépuisable, l'onde de la rivière ne cesse de chanter en ses doux
murmures, la roue ne cesse de ronronner, entraînant la mécanique sans fin du moulin.
« Le moulin fait clap-clap, la rivière murmure… » Gilles
Cantagrel.
***
REPÈRES PÉDAGOGIQUES
Le chef
d'orchestre, acteur capital de la légende musicale Acteur primordial de l'histoire musicale
européenne, le chef d'orchestre en est également l'un des plus récents. Aux
oreilles d'un Mozart, d'un Rameau, d'un Bach (et évidemment de tous ceux qui
les ont précédés), l'expression même de "chef d'orchestre" n'aurait eu – en
admettant qu'on en usât devant eux – qu'un très lointain rapport avec l'idée
que nous nous faisons aujourd'hui. De nombreux ouvrages, parfois monographiques
voire autobiographiques, ont déjà été consacrés aux chefs d'orchestre célèbres,
certes. Mais sans jamais présenter tous les aspects de la direction
d'orchestre, activité qui reste donc assez mal connue du public. Dans le même
temps, il est vrai que les noms des grands chefs s'inscrivent désormais assez
souvent à la triste rubrique labellisée people. Plutôt que le regretter, on y
verra l'occasion de rappeler à quel point, dans l'histoire de la musique
occidentale, les grands chefs ont marqué l'histoire, s'inscrivant dans un
mouvement historique dont ils furent et sont tout à la fois les acteurs et les
témoins. Une
figure emblématique Maître d'une phalange instrumentale soumise
à son autorité, le chef – héritier de l'ancien maître de chapelle qui dirigeait
le chœur, puis toute la musique, dans l'église (en allemand, Kappellmeister) – n'apparaît qu'à l'aube des temps
contemporains, c'est-à-dire au début du XIXe siècle, figure emblématique d'un
romantisme qui fait du compositeur un démiurge et de son interprète un
prophète. François Antoine Habeneck (1781-1849) ou Louis Spohr (1784-1859,
premier chef à user, vers 1815, de la baguette en lieu et place de l'ancien
bâton que l'on frappait au sol) entrent ainsi dans l'histoire de la musique,
non pour leur création personnelle, mais pour la part active qu'ils ont prise à
la diffusion des maîtres de leur temps, au premier rang desquels Beethoven.
Certes, la musique médiévale ou renaissante supposait déjà l'intervention d'un
protagoniste qui donnait le tactus, mais il s'agissait
simplement de s'entendre à l'avance sur le tempo de la musique, et non pas sur
son interprétation. Quant aux reliefs peints ou sculptés que nous a laissés
l'iconographie musicale des temps antiques, ils ne délivrent qu'une information
très aléatoire sur l'éventualité d'un "directeur de la musique" au cours des
cérémonies religieuses, des défilés militaires ou des banquets festifs. À l'aube du XIXe siècle, les compositeurs
commencent à diriger leurs propres œuvres, non plus du clavecin – comme le
faisait Haydn – ou du premier violon, en donnant le tempo avec l'archet –
l'obligation de faire face au prince ayant longtemps interdit de regarder ses
musiciens ! – mais sur un podium, le dos désormais tourné au public. Il
apparaît alors très vite que les deux fonctions sont malaisément compatibles.
Hector Berlioz lui-même se plaint des considérables difficultés de ce nouveau
métier, Robert Schumann y connaît le plus grave échec de sa carrière, Franz
Liszt y triomphe, mais au détriment de sa propre activité de compositeur. Seul,
Felix Mendelssohn (que l'histoire ne retient pas
toujours parmi les compositeurs majeurs) semble concilier harmonieusement les
deux activités. C'est avec Hans Von Bülow (1830-1894) que naît véritablement la
figure du chef d'orchestre international, grand technicien doublé d'un grand
musicien, qui s'applique à faire triompher la musique la plus audacieuse de son
temps (Berlioz, Liszt, Wagner, Brahms). Fonction
et travail du chef d'orchestre « Le chef d'orchestre traduit la
musique par une pantomime stricte de grand comédien, reçoit les coups dans le
creux de l'estomac, cueille une note, fait « chut ! » un doigt
sur les lèvres, fonce, danse un pas, barre l'horizon avec son bâton piqué,
laisse tomber ses bras: c'est fini ! » Jules
Renard, Journal, 28 février 1907.
En première et double tâche, le chef
d'orchestre doit assurer la coordination des divers pupitres et la cohérence de
l'interprétation. Son travail initial consiste donc à soigneusement lire la
partition pour élaborer une construction sonore qui, originale par essence,
tiendra compte des intentions du compositeur ; fidèle au texte (l'idéal
est de connaître l'œuvre au point d'être capable de la réécrire de mémoire), il
profitera ainsi des espaces de liberté laissés par l'auteur pour en proposer
une restitution personnelle. C'est seulement dans un second temps qu'il passe
aux séances de répétition, au gré desquelles il lui faut assurer un équilibre
savant entre intuition et discernement, de façon à repérer les passages
exigeant un travail en profondeur, à harmoniser les séances de travail
regroupant toute la phalange et celles réservées aux pupitres séparés, etc.
Sans compter le travail particulier que suppose la collaboration avec un
soliste en cas d'œuvre concertante. Est-il besoin d'ajouter qu'outre ses
compétences musicales, il doit témoigner d'une capacité de communication
exceptionnelle (nombre de grands chefs sont polyglottes) et d'une autorité
nuancée de diplomatie ? Vient enfin, en troisième lieu, la
performance orchestrale proprement dite, concert ou enregistrement. Au concert,
le public se pose souvent la question de l'utilité du chef et de ses attitudes,
pantomime stricte de grand comédien ! Ses gestes, notamment ceux des bras,
et ses expressions, pour l'essentiel celles du visage, sont d'autant moins
compréhensibles pour les néophytes qu'il tourne le dos à la salle. Pourtant,
ils restent primordiaux pour indiquer le tempo et ses variations, pour battre
discrètement les changements de mesure, solliciter les entrées des divers
pupitres, imposer les nuances d'intensité, etc. Le plus surprenant en la
matière reste l'apparente indifférence des musiciens qui ne le regardent que
rarement. Cette indifférence apparente n'est que de surface, le lien unissant
la phalange à son directeur restant toujours très fort, d'une part parce qu'il
a été établi au gré des répétitions, d'autre part parce que les musiciens se
tournent vers lui dans les moments délicats, enfin parce qu'il existe une
intelligence et une confiance réciproques – et nécessaires ! – entre les
instrumentistes et leur chef, fondées pour l'essentiel
sur l'amour et sur la pratique professionnelle de la musique. Un vrai chef ne
sera pas plus abusé par de médiocres instrumentistes que de bons instrumentistes
par un chef incompétent ! L'anecdote est célèbre qui rapporte comment,
lors des premières tentatives de direction de ses propres œuvres aux
États-Unis, Arnold Schœnberg fut trompé assez
cruellement et raillé par des instrumentistes peu délicats lui faisant observer
qu'ils avaient introduit nombre de fausses notes dans leur exécution sans qu'il
s'en aperçût seulement (à quoi Schœnberg aurait
répondu, avec son aplomb coutumier, que s'il n'avait effectivement pas perçu
ces fausses notes, ses petits-enfants, eux, les entendraient !). Il va de soi que si tout cela obéit à un
rituel immuable, chaque chef dispose de son propre arsenal gestique et de sa
propre capacité à orienter le discours musical. Ainsi de la baguette que
certains exigent et que d'autres refusent (Pierre Boulez : « Si je
dirige sans baguette, c'est que je n'en ai jamais éprouvé le besoin. Ce qui
compte, c'est la directivité du geste et son exactitude. Quand le geste est
tout à fait précis, il n'y a pas besoin de prolongement optique. »). Cela
est encore plus vrai dans le cadre du théâtre lyrique ; on citera à titre
d'exemple les célèbres Dix commandements de Richard Strauss, le plus grand chef
compositeur de la fin du XIXe siècle : 1. Souviens-toi que
tu ne fais pas de la musique pour ton plaisir, mais pour celui de tes
auditeurs. 2. Ne transpire pas
en dirigeant, seul le public a le droit de s'échauffer. 3. Dirige Salomé et Elektra comme s'ils étaient de Mendelssohn : de la
musique de fées. (1) 4. N'encourage pas
les cuivres du regard, mais donne-leur les entrées les plus importantes sans y
toucher, d'un clignement d'œil. 5. Par contre, ne
quitte pas des yeux les cors et les bois : si tu les perçois, c'est qu'ils
sont déjà trop forts. 6. Lorsque tu crois
que les cuivres ne jouent pas assez fort, il faut encore les réfréner. 7. Il ne suffit pas
que tu entendes toi-même chaque mot du livret, que tu sais par cœur, il faut
qu'il soit compris sans peine du public. Si celui-ci n'entend rien, il ronfle. 8. Accompagne le
chanteur toujours de telle sorte qu'il puisse chanter sans effort. 9. Lorsque tu
penses avoir atteint le prestissimo le plus inouï, reprends le mouvement encore
une fois aussi vite * 10. Si tu te
souviens de tous ces conseils amicaux, tu seras toujours, grâce à tes dons
indéniables et à ton talent, l'idole de tes auditeurs. * Aujourd'hui j'aimerais ajouter
ceci : prends le mouvement deux fois plus lentement (dédié aux interprètes
de Mozart !) Est-il utile d'ajouter que l'intensité
physique et l'ardeur gestuelle du chef requièrent une solide santé, voire, s'il
faut en croire le légendaire Charles Münch, un
véritable entraînement athlétique : « Le public se représente-t-il
l'effort physique que doit faire un chef pour diriger, deux heures durant, un
concert ? Il faut pourtant qu'il soit aussi précis et expressif au début
qu'à la fin. Il y a donc un côté sportif dans la direction d'un orchestre, et
je considère la pratique de la gymnastique comme une nécessité. » Détail
ultime : en cas de défaillance en concert, le chef sera remplacé par le premier
violon, celui auquel sont confiés les éventuels épisodes solistes, celui qui a
reçu le La du hautbois, qui l'a transmis aux autres pupitres, qui s'est assuré
enfin de l'accord général avant l'entrée en scène du chef. Formation
et statut Statutairement, un chef d'orchestre peut
être permanent ou invité. Dans le premier cas, il est lié par contrat annuel et
renouvelable à un orchestre pour un certain programme de concerts et
d'enregistrements. Chargé de nombreuses tâches administratives, il procède au
recrutement et définit le programme des saisons. En cas de simple invitation,
il est engagé pour un exercice ponctuel, le plus souvent un concert précédé
d'une ou plusieurs répétitions. En dépit de nombreuses et illustres
exceptions, la formation du chef se déroule généralement en
conservatoire : le solfège bien sûr, mais aussi l'harmonie,
l'orchestration, l'écriture… toutes matières qui lui permettront de comprendre
les techniques, formules et procédés mis en œuvre par les compositeurs. Tout
cela accompagné, bien sûr, d'une pratique intensive lui apprenant à transmettre
clairement des indications complexes. Il ne faut rien moins que cette formation
intensive pour permettre au chef de rattraper n'importe quelle catastrophe (le
plus souvent d'ordre rythmique ou dynamique) en concert, presque toujours à
l'insu du public mélomane. Reste le problème épineux de l'entrée du jeune chef
dans la carrière. S'il ne dispose pas de relations puissantes, il aura tout
intérêt à se présenter aux grands concours internationaux, notamment à ceux de
Besançon ou de Tokyo, une distinction y étant presque toujours le gage de
nombreuses invitations, voire d'une future titularisation. Par ailleurs, l'aspirant chef d'orchestre
reçoit une formation spécifique en fonction des ensembles qu'il sera amené à
conduire ; la musique ancienne et
la musique contemporaine ne se dirigent pas de la même façon, un orchestre
baroque et un orchestre classique n'obéissent pas aux mêmes lois, un orchestre
de chambre (au maximum, une trentaine de musiciens) peut souvent se passer de
chef, etc. De Mozart à Stravinsky ainsi, l'orchestre symphonique a
considérablement augmenté son effectif, passant de moins de cinquante pupitres
à plus de cent. Les cuivres (trompettes, cors, trombones, tuba) et les percussions
(timbales, cymbales, triangle, tambour, grosse caisse, caisse claire, marimba,
vibraphone, xylophone) y ont fait leur entrée en force ce qui a contraint les
compositeurs à augmenter les bois (piccolo, flûtes, hautbois, cor anglais,
clarinettes, bassons, contrebasson) et les cordes (premiers et seconds violons,
altos, violoncelles, contrebasses), par souci d'équilibre. Les progrès de
l'organologie sont également à prendre en compte : certains compositeurs
(Berlioz, Mahler) ont ainsi été amenés à actualiser des partitions du passé
pour les mettre en phase avec l'évolution de la facture. Une rubrique
particulière, enfin, doit être réservée à ces "orchestres du pauvre", fanfare
(cuivres et percussions) et harmonie (bois, cuivres et percussions) pour l'essentiel,
chargés de faire entendre au public populaire, un répertoire bien plus varié
qu'on ne l'imagine ordinairement.
En point ultime, reste la question, posée
par l'histoire musicale du XXe siècle, d'un orchestre sans chef. Si cette
situation est la règle pour les petites formations (ou orchestres de chambre),
elle est difficilement concevable pour de plus grands ensembles. En revanche,
le rôle de chef d'orchestre peut être cumulé avec celui de soliste ; ainsi
est-il relativement fréquent de voir un pianiste exécuter la partie soliste
d'un concerto de Mozart tout en dirigeant l'orchestre depuis son clavier. Dans
les œuvres du répertoire baroque, il en va souvent de même avec le premier
instrumentiste d'un pupitre. Bien plus étonnante fut l'expérience menée en
Union soviétique de 1922 à 1932, avec le Persimfans
(abréviation de Perviy Simfonicheskiy
Ansamble Dirizhora).
Groupés de façon à faire cercle (principe d'abolition de tout hiérarchie
renvoyant à la Table ronde du légendaire cycle arthurien), ses musiciens, dont
certains tournaient le dos au public, se concentraient sur la mise au point
d'une interprétation collective sollicitant tous les talents réunis. Cette
utopie devait cependant se heurter à la dure réalité de l'usage, le premier
inconvénient de l'absence du chef d'orchestre n'étant autre qu'une augmentation
astronomique du nombre des répétitions ! Une
évolution deux fois séculaire Rien de plus varié que le corps des chefs
d'orchestre au long des deux derniers siècles. À tout seigneur, tout honneur,
c'est probablement à Berlioz qu'il revient d'avoir été le premier chef pliant
son génie aux dures contraintes de la direction. Dans la deuxième version de
son Grand Traité d'Instrumentation (1855), il s'est attaché, avec son
brio habituel, à définir le rôle et l'importance du chef, mais aussi à montrer
l'écrasante responsabilité qui est la sienne, notamment à l'occasion de la
création d'une œuvre, dont il peut, par malveillance ou par incompétence (ou
les deux !), tout ruiner : « On a souvent accusé les chanteurs
d'être les plus dangereux des intermédiaires; c'est à tort, je le crois. Le
plus redoutable, à mon avis, c'est le chef d'orchestre. Un mauvais chanteur ne
peut gâter que son propre rôle, le chef d'orchestre incapable ou malveillant
ruine tout. Heureux encore doit s'estimer le compositeur quand le chef
d'orchestre entre les mains duquel il est tombé n'est pas à la fois incapable
et malveillant : car rien ne peut résister à la pernicieuse influence de
celui-ci. Le plus merveilleux orchestre est alors paralysé, les plus excellents
chanteurs sont gênés et engourdis, il n'y a plus ni verve ni ensemble ;
sous une pareille direction les plus nobles hardiesses de l'auteur semblent des
folies, l'enthousiasme voit son élan brisé, l'inspiration est violemment
ramenée à terre, l'ange n'a plus d'ailes, l'homme de génie devient un
extravagant ou un crétin, la divine statue est précipitée de son piédestal et
traînée dans la boue; et, qui pis est, le public, et des auditeurs même doués
de la plus haute intelligence musicale, sont dans l'impossibilité, s'il s'agit
d'un ouvrage nouveau qu'ils entendent pour la première fois, de reconnaître les
ravages exercés par le chef d'orchestre, de découvrir les sottises, les fautes,
les crimes qu'il commet. Si l'on aperçoit clairement certains défauts de
l'exécution, ce n'est pas lui, ce sont ses victimes qu'on rend en pareil cas
responsables. S'il a fait manquer l'entrée des choristes dans un final, s'il a
laissé s'établir un balancement discordant entre le chœur et l'orchestre, ou
entre les deux côtés extrêmes du groupe instrumental, s'il a précipité
follement un mouvement, s'il l'a laissé s'alanguir outre mesure, s'il a
interrompu un chanteur avant la fin d'une période, on dit : les chœurs
sont détestables, l'orchestre n'a pas d'aplomb, les violons ont défiguré le
dessin principal, tout le monde a manqué de verve, le ténor s'est trompé, il ne
savait pas son rôle, l'harmonie est confuse, l'auteur ignore l'art
d'accompagner les voix, etc., etc. » À Berlioz, succéderont bien d'autres grands
compositeurs chefs d'orchestre, Franz Liszt, Gustav Mahler, Richard Strauss,
etc. Le cas de figure inverse sera surtout le fait du XXe siècle, avec nombre
de grands chefs d'orchestre également compositeurs : Furtwängler,
Klemperer, Weingartner ou Bernstein illustreront cette position. Plus près de
nous encore, un Pierre Boulez sera plus connu comme chef que comme compositeur,
tout en se considérant lui-même comme un compositeur appelé à diriger, non
comme un chef se plaisant à composer. En France, les sociétés de concert n'ont
pas hésité à se placer sous le label personnel de leur chef, au sein
d'institutions éponymes (Pasdeloup, Colonne, Lamoureux), dans le même que la
césure entre chef lyrique et chef symphonique s'estompait progressivement,
surtout du fait de l'action décisive d'Arturo Toscanini. Reste enfin le cas de
grands interprètes (instrumentistes ou chanteurs) ayant choisi, parfois à titre
exclusif, la direction d'orchestre, à l'image du ténor Placido
Domingo, des pianistes Philippe Entremont ou Vladimir Askhenazy,
du violoncelliste Mstislav Rostropovitch, de tant
d'autres… Aujourd'hui, du fait de l'élévation
constante du niveau musical, il semble bien difficile de parier sur les noms
que l'histoire retiendra. Cependant, en dépit de son caractère parfaitement
arbitraire, la liste des noms qui suit présente au moins l'avantage de
souligner l'importance jamais démentie du chef d'orchestre dans la tradition
musicale européenne depuis l'avènement du romantisme : Abbado, Altinoglu, Ancerl, Ansermet, Barbirolli,
Barenboïm, Baudo, Baumgartner, Beecham, Benzi, Bernstein, Blomstedt,
Böhm, Boulez, Bringuier, Cambreling,
Celidibache, Christie, Chailly,
Chung, Cluytens, Colonne, Corboz,
Davis, Denève, Dervaux, Désormières, Dorati, Dudamel, Dutoit, Equilbey, Fournet, Franck, Frémaux, Fricsay, Fürtwaengler, Gardiner,
Gatti, Gergiev, Giulini, Haïtink, Habeneck, Harnoncourt, Herreweghe, Ingelbrecht,
Jacobs, Jansons, Jarvi,
Jochum, Jordan, Karajan, Kleiber, Klemperer, Knappertsbusch, Kondrachine, Koussevitsky, Krips, Krivine,
Kubelik, Lamoureux, Langrée, Levine,
Luisi, Maazel, Malgoire, Marcon, Markevitch, Marriner,
Martinon, Masur, Mehta,
Mengelberg, Minkowski, Mitropoulos, Monteux, Mottl, Mravinsky, Münch, Muti, Nelsons, Nézet-Séguin, Nikisch, Ormandy, Ozawa, Paray, Pasdeloup, Pichon, Plasson, Prêtre, Prévin, Rattle, Richter, Rohrer, Rosenthal, Roth, Rozhdestvensky,
Sacher, Sanderling, Salonen, Sawallisch
Scherchen, Simonov, Sinopoli, Solti,
Spohr, Stokowski, Svetlanov, Szell,
Thielemann, Toscanini, Viotti, Walter, Weingartner,
Welser-Möst, Zinman… Une
féminisation lente et contrastée
Si une rubrique particulière peut être
consacrée aux femmes chefs d'orchestre, c'est en raison directe de la force de
préjugés (qu'il faut bien dire sexistes) en la matière. Qu'à la suite d'une
Clara Schumann, il ait été admis que les femmes pouvaient accomplir une grande
carrière de virtuose, cela semblait acquis au soir du XIXe siècle. Pour la
direction d'orchestre, il devait en aller tout autrement. Au long du XXe
siècle, les noms de Caroline B. Nichols, Nadia
Boulanger, Ethel Leginska, Jane Evrard, Veronika Dudarova, Claire Gibault, Jane Glover, Marin Alsop
ou Laurence Equilbey montrent une évolution apparente
des mentalités, mais il serait bien illusoire de croire au caractère spontané
de ces mutations. Ici, doivent être saluées les pionnières, au premier rang
desquelles Caroline B. Nichols (1864-1939),
fondatrice en 1888 des Fadettes de Boston, orchestre de femmes basé à Boston et
qui, en un peu plus de trente ans, ne donnera pas moins de 6000 concerts !
Également américaine, Emma Roberto Steiner (1856-1929) aura dirigé
d'innombrables phalanges durant ses quelque soixante ans de carrière. Leur
cadette, Ethel Leginska (1886-1970), figure pour sa
part parmi les toutes premières femmes placées à la tête d'un orchestre en
Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Ainsi lui est-il donné, le 9 janvier
1925, de diriger l'Orchestre symphonique de New York au Carnegie Hall. À cette
occasion, il n'est pas sans intérêt de relever que l'adhésion enthousiaste du
public contraste singulièrement avec le scepticisme hargneux d'une bonne partie
de la critique. Fondatrice du premier orchestre de femmes à Chicago, Ethel Leginska dirige aussi le Boston Philharmonic
Orchestra, lui confiant notamment ses propres œuvres. Le 12 mars 1932, c'est au
Carnegie Hall de New York qu'elle dirige le National Women's
Symphony Orchestra, second orchestre de femmes créé
par ses soins. En France, ce rôle de pionnière revient à
Jane Evrard (1893-1984) qui, épouse du violoniste Gaston Poulet, fonde en 1930
l'Orchestre féminin de Paris, composé de vingt-cinq musiciennes. Plus proche de
nous, Claire Gibault (*1945) n'évoque jamais sans
amusement ses premiers pas dans la carrière : « C'était en 1969. À la
Une de France-Soir, il y avait les premiers pas de l'Homme sur la Lune, et à
côté, une petite photo de moi avec ce titre : Une femme a dirigé un
orchestre » ! Cependant, au soir d'une honorable carrière, notamment
encouragée par John Eliot Gardiner et par Claudio Abbado, Claire Gibault fait cet amer constat que « beaucoup d'hommes
et même de femmes aiment mieux être dirigés par un homme » ! Avec
Laurence Equilbey (*1962), c'est un autre cas de
figure qui se dessine, l'exceptionnelle réussite de cette dernière à la tête du
chœur Accentus (dont elle a fait l'une des plus
parfaites phalanges vocales du monde) ouvrant sans hiatus sur sa consécration
en tant que chef d'orchestre. De cette artiste accomplie, qui n'aime rien tant
que le risque bravé et surmonté, la reconnaissance internationale ne cesse de
gagner en largeur et en profondeur à mesure qu'elle multiplie les
enregistrements de référence. Étonnamment souple, ample, précise, sa conduite
musicale n'a pas son pareil pour faire surgir, au gré d'épisodes contrastés, la
force comme le lyrisme, la rigueur comme l'épanchement, virtuosité technique et
souveraineté esthétique conférant à sa direction une conformité organique
fondée pour l'essentiel sur une discontinuité, paradoxale mais acceptée et
maîtrisée, du discours musical. Le
"chef des chefs", Arturo Toscanini (1867-1957)
Pour donner quelque idée de la destinée
exemplaire d'un grand chef, aucun exemple ne semble plus démonstratif que celui
d'Arturo Toscanini. Né à Parme le 25 mars 1867, Toscanini reste probablement,
devant Herbert von Karajan, le chef d'orchestre le
plus célèbre de l'histoire et le modèle de l'artiste ayant su élargir précocement
son rayonnement bien au-delà des seuls cercles culturels. Violoncelliste
destiné à la virtuosité, c'est à un singulier hasard qu'il doit toute sa
carrière : en tournée au Brésil, il est en effet appelé à remplacer, au
pied levé, sans la moindre formation, le chef prévu pour une représentation d'Aïda ;
en ce beau soir du 30 juin 1886, l'heureux public local assiste ainsi à une
véritable révélation… ébauche et seuil de la plus prestigieuse destinée
orchestrale du siècle. Car, dès lors, tout va très vite : débuts italiens
avec Edmea de Catalani,
le 9 octobre suivant, création de Paillasse de Leoncavallo le 21 mai
1892, nomination à la direction du théâtre Regio de
Turin où il dirige, en 1895, la création italienne du Crépuscule des Dieux de
Wagner. Enfin, le 1er février 1896, Toscanini entre dans l'histoire en créant La
Bohème de Giacomo Puccini, prélude à sa nomination à la tête de la Scala de
Milan, de 1898 à 1908 (hors un intermède de 1903 à 1906). Chef au Metropolitan Opera de New York de
1908 à 1913, il y crée, avec un immense succès, La Fanciulla
del West du même Puccini, auquel le lie une
orageuse amitié. Du maître toscan, c'est encore lui qui fera triompher, à la
Scala et à titre posthume, l'ultime chef-d'œuvre inachevé, Turandot ;
l'anecdote est célèbre qui rappelle, à l'occasion de cette première, la lente
chute du rideau demandée par Toscanini juste après l'émission des dernières
notes tracées par le compositeur disparu (mis au net et complété par Franco Alfano, le finale ne sera donné que le lendemain). En désaccord avec la politique culturelle
de l'Italie mussolinienne, l'irascible maestro quitte à nouveau son pays en
1929, pour New York, où il est nommé directeur musical de l'Orchestre
Philharmonique. S'ouvre alors, marqué par divers événements de portée
internationale, l'ultime volet de sa carrière triomphale : direction du
Festival de Bayreuth en 1930 (il y dirige Tannhäuser, Tristan et Parsifal) puis du Festival de Salzbourg en 1935
(représentations de La Flûte enchantée, de Fidelio, des Maîtres
chanteurs de Nuremberg et de Falstaff), direction du concert de
Tel-Aviv célébrant, en 1936, la création de la Palestine. Surtout, le 11 mai
1946, c'est à lui que revient l'honneur de diriger le concert de réouverture de
la Scala de Milan, totalement reconstruite après les catastrophiques
bombardements ayant ruiné ses bâtiments en 1943. Jusqu'à l'âge de 87 ans, le
chef italien dirige l'orchestre symphonique de la NBC (National Broadcasting), créé spécialement pour lui par David Sarnoff ; le rythme hebdomadaire des retransmissions
radiophoniques lui vaut bientôt une popularité universelle, sans rapport avec
le simple prestige musical dont jouissaient jusque là ses confères. Première
star médiatique de la baguette (exemple médité et suivi par plusieurs générations),
Arturo Toscanini s'éteint le 16 janvier 1957 ; il est inhumé au Cimitero Monumentale de Milan. Humainement, le grand chef italien a laissé
le souvenir d'un homme à l'autoritarisme ombrageux et aux colères incontrôlées,
aussi prompt à humilier publiquement un instrumentiste qu'à insulter en
personne Giacomo Puccini… coupable d'avoir écrit Tosca ! Pourtant,
ce despote fut aimé de ses musiciens et des
compositeurs qu'il servit, pour son perfectionnisme, son charisme et
l'incroyable finesse de son oreille ; toutes marquées d'un sceau original,
ses interprétations confèrent une légèreté stupéfiante aux masses les plus
importants et font chatoyer la palette de tous les timbres sans préjudice d'une
rare fidélité à l'esprit de la partition. Si son principe de célérité surprit
souvent ses contemporains (Ravel, notamment, marqua sa nette désapprobation à
l'endroit du tempo haletant donné à son Boléro), ses enregistrements
témoignent de sa précision diabolique, surtout dans les passages les plus
redoutablement véloces. Le mélomane contemporaine peut encore découvrir cet art
unique au moyen d'enregistrements restés légendaires et dont la sélection ici
proposée ne forme qu'une faible partie : intégrale des symphonies de
Beethoven (Orchestre symphonique de la NBC), Roméo et Juliette de
Berlioz (1947, Orchestre symphonique de la NBC), 4e symphonie de Brahms (1952,
Orchestre symphonique de la NBC), La Mer de Debussy (1950, Orchestre
symphonique de la NBC), La Flûte enchantée de Mozart (1937, festival de
Salzbourg), La Bohème de Puccini (1946, Orchestre symphonique de la
NBC), le Requiem de Verdi (1953, Orchestre symphonique de la NBC), Les Maîtres
chanteurs de Nuremberg de Wagner (1937, festival de Salzbourg)… Auditions qui,
mieux que n'importe quel discours, convaincront le lecteur du rôle
irremplaçable du chef d'orchestre. Orientation
bibliographique
Ansermet
(E.), Correspondance, Georg 1999. Fantapié (H.C.), Le Chef d'orchestre, art et
technique, Paris, L'Harmattan, 2005. Lebrecht (N.), Maestro, Paris, Lattès,
1996. Liebert (G.), Ni empereur ni roi, chef
d'orchestre, Paris, Gallimard, 1990. Munch
(C.), Je suis chef d'orchestre, Paris, Conquistador, 1954. Parienté (R.), La symphonie des chefs, Paris, La Martinière, 2004. Walter
(B.), Thème et variations, Foetisch. Langendorf (J.-J.), Ernest Ansermet ou la passion de
l'authenticité, Slatkine, 1997. Gefen (G.), Furtwängler, une biographie par le
disque, Belfond, 1986. Osborne
(R.), (Karajan) Une vie pour la musique, L'Archipel, 1999. Heyworth (P.), Otto Klemperer, his life and times,
Cambridge University Press, 1996. Mousnier (J.-P.), Pierre Monteux, L'Harmattan,
2000. Sachs (H.), Arturo Toscanini, Prima Pub,
1995. Gérard Denizeau. (1) Salomé et Elektra étant les opéras les plus
violemment expressionnistes du répertoire, aux antipodes de l'art précieusement
raffiné de Mendelssohn, le propos de Strauss est dépourvu de toute
ambiguïté : loin de céder aux effets de la passion théâtrale, le chef doit
soigner, avec la même scrupuleuse attention, le moindre détail de toutes ses
partitions. ***
Avec Françoise Levéchin-Gangloff, organiste titulaire à
l'église Saint-Roch Laurence Renault
Lescure : L'église Saint-Roch a une belle
histoire… Françoise Levéchain-Gangloff : C'est Louis XIV qui,
avec sa mère Anne d'Autriche, pose la première pierre de l'église à
l'emplacement d'une ancienne chapelle. L'idée était d'avoir non loin du Louvre
un lieu voué à la fois à la vie spirituelle et artistique. L'église va être
construite en plusieurs étapes et ne sera terminée qu'en 1755
donc bien après la mort de Louis XIV. Sur les bases de
l'ancienne chapelle on a jeté les plans d'une petite église, cette petite
église a brulé, on l'a reconstruite puis elle s'est vu attribuer des
adjonctions à plusieurs reprises au fur et à mesure que le quartier prenait de
l'ampleur. Elle changera même de sens ! Un curé, Jean Baptiste Marduel (1749-1789) s'est complètement investi dans son
église. Durant quarante années il a surveillé l'évolution des travaux et
particulièrement de la décoration. Ce furent des travaux considérables. Marduel a demandé la participation des meilleurs artistes
de l'époque. Jules Hardouin-Mansart, Étienne Louis Boullée, Étienne Marie Falconnet, Robert de Cotte, Gabriel François Doyen, Simon
Challe… C'est impressionnant le nombre d'architectes de peintres et de
sculpteurs qui ont travaillé à Saint Roch ! Les travaux ont été
interrompus plusieurs fois pour des problèmes de financement. En 1719, ils ont
pu reprendre grâce au don généreux d'un banquier anglais qui finança la toiture,
la façade et l'aménagement intérieur. Aujourd'hui Saint Roch
est considérée comme l'une des trois grandes églises baroques de Paris. La plus
grande aussi; mais ce n'est pas le baroque exubérant de l'Allemagne ou de
l'Espagne, elle est de style très sobre dans ses grandes lignes. LRL : Parlez-nous de l'orgue. FLG : Le grand orgue
est construit par Henri Lesclop qui meurt avant de le
terminer. Sa veuve confie la tâche à Louis Alexandre Clicquot (le premier du
nom). L'orgue sera terminé en 1755. Il est considéré comme un des plus beaux
instruments de Paris : monumental à 4 claviers, il est convoité par bien
des organistes ! LRL : Racontez nous l'histoire musicale de cet orgue
magnifique. FLG : En 1756 lorsque
Claude Bénigne Balbastre (1727-1799) est nommé au
poste d'organiste à Saint Roch, ce n'est pas un début de carrière pour lui.
Brillant interprète et improvisateur il était déjà reconnu par ses pairs et
participait aux grands « concerts spirituels » qui se donnaient aux
Tuileries Professeur de Marie Antoinette il avait une haute fonction à la cour
et menait une vie très mondaine. Les gens se rendaient en
foule aux messes de Noël à Saint Roch pour l'entendre improviser. Il savait
fort bien mêler les airs d'opéra à la mode aux chants religieux (ce qui
d'ailleurs lui sera reproché par son évêque : il sera interdit de messe de
Noël à Saint Roch… mais invité à Notre-Dame !). Tout cela donnait sans
doute lieu à de bruyantes manifestations d'un public plus porté sur le
spectacle que sur la ferveur religieuse. Balbastre
gardera quand même ses fonctions, on lui signifiera simplement que ses
incursions de musique profanes n'étaient pas souhaitables. C'est la Révolution qui
brisera la carrière de Balbastre. Il se trouve en
effet en très mauvaise posture, c'est un homme de cour. Mais il est
opportuniste et astucieux : il va composer des pièces patriotiques :
des variations sur la marche des marseillais, un aria sur le « ça
ira »… LRL : Il n'est pas le seul à sauver sa vie ainsi. Il n'est
peut-être pas inutile de redire que les révolutionnaires avaient besoin de
musiciens, la musique tenait une très grande place dans les fêtes
révolutionnaires. Ce sont même les Jacobins qui ont créé la premier
Conservatoire de Musique ! Donc Balbastre sauve son orgue en même temps que sa vie… FLG : oui, en 1794 il
sera même nommé membre de la commission temporaire des arts. LRL : En fait il a peut-être aussi sauvé l'église… FLG : A cette époque
nombreuses sont les églises qui sont pillées et brulées. On massacre les prêtres,
les églises servent de garnison. On doit à Balbastre
d'avoir sauvé une grande partie des instruments parisiens. Il sauve
indéniablement l'orgue de Saint Roch mais surtout il sort l'orgue de son rôle
exclusivement liturgique. Il a montré que l'instrument pouvait servir à autre
chose qu'à la musique des offices, qu'il pouvait remplacer tout un orchestre. A
partir de Balbastre l'orgue ne sera plus un
instrument exclusivement religieux, il va devenir un instrument de concert. LRL : Donc Balbastre a sauvé
l'orgue de Saint Roch. Mais il devait être en piètre état ? FLG : Il était très
endommagé. Les soldats qui avaient envahi l'église se servaient des tuyaux
lorsqu'ils manquaient de munitions ! Il va falloir le
reconstruire et cela va prendre beaucoup de temps. Il va être restauré en 1839
par Dallery qui est un très grand facteur d'orgue, et tout de suite après il y
a la grande période d'Aristide Cavaillé-Coll qui en 1842 va lui donner tout son
prestige; il redevient un des grands orgues de Paris. Et en même temps c'est
la période de deux grands organiste très réputés : Antoine Lefébure Wely (1805-1831) et son
fils Louis Jean Alfred qui remplace son père à l'âge de 8 ans. C'est un enfant
prodige et il sera organiste de Saint Roch de 1831 à 1847. C'est un virtuose
comme Balbastre et il est très célèbre. Comme lui, il
a le goût de la musique de son temps et pour l'orgue il composera des polkas et
des boléros…une musique qui n'est pas spécialement liturgique et en plus de
tout ça il introduit dans l'instrument des gadgets mécaniques : le chant
du rossignol, un orage, des grelots, le tonnerre. Tout cela est très
pittoresque. Il a beaucoup de succès. LRL : Vous avez joué du tonnerre ? FLG : Quand vous
rajoutez le tonnerre au tutti c'est l'effet garanti ! Oui j'ai joué cela
et je l'ai même enregistré. Ce qu'il y a, c'est que
tout cela lui a un peu nui. Il est considéré comme un compositeur un peu
« de charme » vous voyez, avec des harmonies très douces… LRL : Un peu « guimauve » ? FLG : Oui, c'est cela.
Un peu « mauvais goût ». Par
contre il a composé d'autres œuvres qui ont beaucoup de tenue. Mais j'ai joué
des polkas. LRL : Et ça donne quoi les polkas à l'orgue ? FLG : Il ne faut pas
oublier qu'il est très doué comme Balbastre et qu'il
sait mettre ce qu'il faut en registration pour que ça sonne très bien. LRL : Cet enregistrement vous l'avez fait sur l'orgue
actuel ? FLG : Oui, à l'orgue depuis qu'il a été
restauré. Et j'avais même un rossignol que le facteur m'avait rajouté parce que
sur des pièces Andante le rossignol trille et que cela fait une courbe
descendante à la fin de certaines phrases. C'est très original… A cette époque
la vie musicale était très importante à Saint Roch. On se déplaçait en foule
pour entendre ce qui s'y jouait. On y rencontrait beaucoup d'artistes et tous
les grands musiciens étaient là : Liszt, Lesueur, Chérubini,
Reicha, Chopin. Alfred de Musset sera enterré à Saint Roch. C'est une église
fréquentée par tous les créateurs de l'époque. Ils ne venaient pas seulement parce
qu'ils étaient pieux, ils venaient pour écouter, se retrouver. On y donnait
aussi des créations. LRL : Comme la Messe solennelle de Berlioz ? Un grande
aventure cette messe…Cela commence en 1843. Berlioz a 19 ans et veut entrer au
conservatoire dans la classe de composition de Lesueur qui lui conseille
gentiment de faire ses preuves. Le maître de chapelle de Saint Roch lui
conseille d'écrire une messe solennelle. Berlioz se lance dans l'aventure avec
la fougue qu'on lui connaît. Il voit grand : solistes, chœur,
orchestre de l'opéra… FLG : Cela dépasse de
loin ce à quoi s'attendait Alix Masson, le maître de chapelle. C'est une œuvre
monumentale qui exige de nombreuses répétitions et les enfants auxquels on a
malencontreusement confié le soin de faire le matériel ont fait beaucoup de
fautes de copie, les répétitions sont terriblement éprouvantes. C'est une
catastrophe et on doit renoncer à monter l'œuvre. Berlioz est effondré,
désespéré. Mais il n'a pas le caractère à se laisser abattre et finit par trouver
un mécène après avoir sollicité Chateaubriand qu'il ne connaît pas du tout et
qui l'assure cependant de son soutien purement moral… Enfin il peut monter sa
messe qui sera donnée le 10 juillet 1925 avec un immense succès auprès de la
presse et du public. Cependant Berlioz rejette en bloc cette œuvre et la brûle…
Sauf qu'une copie est restée dans les bagages d'un violoniste belge de
l'orchestre… On la retrouvera en 1992 ! La Messe Solennelle sera
finalement remontée en 1993 à Londres et enregistrée en France un peu plus
tard. Pour en revenir à cette
époque romantique, elle a été une grande époque pour l'église. L'étape suivante
dans la réputation de Saint Roch sera 1947, la réconciliation du théâtre et de
l'église. A cette époque on crée l'Union Catholique du Théâtre et de la
Musique. Saint Roch devient officiellement paroisse des artistes et c'est la
seule à Paris. C'est une très grande
époque. Il y a un aumônier des artistes et l'aumônerie est prise en charge par
les dominicains. C'est ainsi que le père Carré, prédicateur à Notre-Dame et
membre de l'Académie Française, est devenu aumônier de saint Roch. L'aumônerie
et le curé de la paroisse sont donc les deux entités qui gèrent l'église, ce
qui n'est pas toujours facile les objectifs n'étant pas les mêmes. Cette
réconciliation va avoir pour conséquence que tous les artistes passent par
Saint Roch et en particulier pour les funérailles. Les cérémonies de
funérailles à Saint Roch sont très célèbres. Les obsèques de Yves Saint Laurent ont été un événement considérable.
Tout le quartier était bouclé. L'église était décorée d'une façon magnifique,
c'était quelque chose qu'on ne voit jamais... Je crois que toutes les plus
belles femmes du monde étaient là. Il y avait le Président de la république, le
monde international pas seulement de la
mode mais politique et artistique aussi.
Sur le plan spectaculaire c'est mon plus grand souvenir. Sur le plan musical
c'est autre chose. LRL : Comment se passe le plan musical, justement, lors de
ces obsèques ? FLG : Évidemment je
suis consultée sur le plan musical mais les connaissances musicales à l'heure
actuelle font qu'on ne me demande jamais une œuvre pour orgue. Je ne joue que
des transcriptions, c'est à dire que je transcris à vue des passages du Requiem
de Mozart ou de Verdi ou certaines œuvres d'orchestre extrêmement célèbres. Ce
faisant je rejoins ce que faisaient les musiciens du XVIIIème siècle qui
faisaient cela de façon courante. Évidemment j'ai souvent
été triste qu'on ne me demande jamais de jouer un grand Bach (à part la Toccata
et fugue en ré mineur ou « Jésus que ma joie demeure ») mais
finalement toutes ces transcriptions donnent une autre dimension. J'ai même
joué des extraits de Pelléas et Mélisande à l'orgue.
C'est fou ! J'ai adapté des concertos de Mozart, mais très peu d'œuvres
d'orgue en fait. J'ai aussi joué beaucoup de musiques de films parce que de
grands cinéastes ont été enterrés à Saint Roch et on me donne des références en
me demandant d'adapter… LRL : Certaines de ces cérémonies vous ont touchée plus
que d'autres ? FLG : C'est très
subtil à évoquer. Le fait de commémorer. On se rend compte tout d'un coup d'une
personnalité exceptionnelle. Cela dépasse la foule qui est parfois fortement
présente. LRL : Dans ce cas y a t il une relation avec la musique
que vous jouez ? FLG : Non, pas dans le
cas auquel je pense par exemple ; c'était une cérémonie d'hommage dans
laquelle l'orgue faisait le lien entre les textes. J'avais joué du Schubert et
Schubert n'a jamais écrit pour l'orgue ! Il y a quand même des
concerts où l'orgue est demandé comme soliste ou en accompagnement. Les grands
textes sont rares et quand il y un orchestre c'est tout un investissement. Les
Concerti de Haendel ont été donnés une fois. Pour le
4ème mouvement de la Symphonie avec orgue de Saint-Saëns il faut un orchestre
et ça ne tente pas trop les organisateurs de concert, ça ne va pas ramener de
public. A une certaine époque les concerts de trompette et orgue faisaient
venir du monde (surtout avec Maurice André) mais ce n'est plus le cas
aujourd'hui. LRL : Depuis combien de temps êtes vous à Saint
Roch ? FLG : Depuis trente
cinq ans comme titulaire .Je suis la première femme à avoir été nommée
titulaire. LRL : Vous avez succédé à… FLG : … Pierre
Cochereau. C'est à dire qu'entre Pierre Cochereau et moi il y a un intervalle
de plus de vingt ans où il n'y a pas eu de titulaire. L'orgue est un instrument
qui s'abime si on ne l'entretient pas régulièrement, c'est un instrument
fragile et lorsque le titulaire s'en va l'orgue n'est plus entretenu. Comme
c'est extrêmement onéreux il faut être soutenu par des associations, des
mairies ; c'est tout un travail de contacts. LRL : En général les associations pour la rénovation des
orgues sont extrêmement impliquées.. FLG : Ah oui !
Mais il faut du temps. Cochereau quitte Saint Roch en 1955 et l'orgue ne sera
restauré qu'en 1994. LRL : C'est long ! Presque quarante ans ! FLG : A peu près le
même temps qu'entre la Révolution et Dallery ! La restauration de 1994 a
été une très belle restauration, la dernière d'un facteur français :
Renaud. C'est une restauration magnifique. C'est le dernier grand chantier
financé à la fois par l'État et la Ville de Paris. Le dernier. Ce n'est plus
possible d'avoir des opérations de cette envergure. Par contre l'orgue est
entretenu. LRL : Les travaux avaient commencé… FLG : en 1984. Cela a
duré 10 ans. LRL : Où en sont les choses aujourd'hui musicalement dans
cette église ? FLG : Avec Vatican II
la liturgie a évoluée, le grégorien a été banni. Il n'a pas été interdit mais
il n'a plus sa place dans les églises. Il y a une liturgie qui doit être dans
la musique que les gens entendent. C'est une volonté de ne pas dépayser. Par
ailleurs l'Eglise a évoluée aussi avec une volonté de remembrement : moins
de messes et plus de monde : il y a une suppression d'offices. A l'heure
actuelle il n'y a plus d'organiste qui ne soit qu'organiste : un métier à part
entière est impensable. Parallèlement les conservatoires n'ont pas forcément de
classe d'orgue. A l'heure actuelle l'orgue est plutôt un instrument
complémentaire qu'un instrument principal, ça devient un peu un instrument
qu'on admire bien entendu mais qu'on vient visiter. Les deux disques que
j'ai faits ont été enregistrés sur l'orgue de Saint Roch. Le premier était un
panorama du XVIIème au XXème siècle qui a eu un diapason d'or et a été réédité,
le second était consacré à Balbastre. Les gens
l'apprécient car c'est une musique réjouissante mais personne ne le connaît. LRL : Pourtant l'argument « personne ne
connaît » c'est un peu à la mode non ? FLG : Moi, je tenais
vraiment à honorer Balbastre. Sur le premier disque
il y avait toute une littérature de styles très différents : de Nivert à Dupré. Les deux disques sont sortis chez le label Scarbo. Toute l'œuvre a été publiée dans une édition suisse
et une autre française, celle ci supervisée par Marie Agnès Grall. LRL : est-ce que Balbastre a
laissé des indications de registration ? FLG : Non mais on
arrive à reconstruire. Avec les noëls qui sont très joyeux on s'amuse beaucoup.
Avec l'organiste en second Jean Claude Fèvre on les
joue en écho sur les deux orgues de l'église. C'est très agréable et les gens
aiment beaucoup. Avec les deux orgues cela sonne merveilleusement. LRL : Quitterez vous un jour Saint Roch ? FLG : Il y a les
conventions sociales, un âge de retraite mais il y a aussi la possibilité
d'aller au delà de la retraite. C'est avant tout une entente avec le curé. Le
curé n'aime pas trop changer un staff qui est en place et fonctionne bien.
Quand je partirai mes deux organistes adjoints perdront leur poste ; c'est
un argument que me donne le curé pour rester encore un peu, du moins jusqu'à
son départ à lui. De plus, il sait que je transcris à vue et improvise, ce
qu'il ne trouve pas toujours chez les remplaçants même si ce sont de bons
organistes. LRL : Comment forme t-on un
organiste liturgique aujourd'hui ? FLG : Il y avait une
association créée par Georges Guillard, qui a terminé son travail mais a
essaimé en province et ces antennes continuent la formation. Il ne peut y avoir
de formation dans les conservatoires car ce sont des écoles laïques, cependant
on peut y travailler l'harmonisation et l'improvisation. LRL : Quelle a été votre
propre formation ? FLG : J'ai fait piano,
clavecin et orgue au CNSM. Le clavecin avec Marcelle Delacour
et l'orgue avec Rolande Falcinelli. Deux femmes. LRL : Dans la tradition nordique les clavecinistes sont
organistes (et réciproquement) FLG : Olivier Beaumont
professeur de Clavecin au CNSM a fait un récital d'orgue à Saint Roch. Un
récital Balbastre d'ailleurs. C'est vrai que c'est
l'articulation qui est la grande question de ces instruments. Quand je suis
passée à l'orgue j'ai été séduite. Aujourd'hui j'ai des étudiants au
conservatoire international et à l'école normale qui me demandent une formation
liturgique. Ce sont souvent des asiatiques qui viennent majoritairement du
piano. Ce sont de bons musiciens mais ce qui pêche c'est l'improvisation qu'ils
n'osent pas faire et l'harmonisation qui est indigente. Ils sont en échec quand
on leur demande. Quand je suis rentrée au CNSM j'ai fait partie de la dernière
génération où la formation mêlait l'harmonisation et l'improvisation au jeu
instrumental. Rolande Falcinelli exigeait que tout le
monde le fasse. Elle disait : « on ne vous demande pas d'être
génial, on vous demande de le faire ». Avec 68 on a fait passer
tout cela à la trappe. LRL : C'était cependant l'héritage de touts l'école de la
Schola Cantorum. FLG : On n'imagine pas
un Franck ou un Fauré sans cela. Bach a été formé ainsi, Mozart aussi. Mais
j'ai remarqué sur des élèves très brillants que pour eux, parce qu'ils sont de
brillants interprètes et jouent des choses ahurissantes de difficulté, c'est
terrible de placer quelques accords ou d'improviser quelque chose qui bouge un
peu. Cela représente une montagne et ils se sentent un peu humiliés. LRL : Terrorisés… FLG : Voilà ! Les
deux ! Humiliés par leur incapacité et terrorisés. LRL : Croyez vous que ce serait une erreur de penser que
cela est lié à la capacité d'improviser avec sa voix ? FLG : Non pas du tout,
pas du tout ! C'est lié. Cette spontanéité a été la base pendant tous ces
siècles de musique. C'est notre devoir d'aider ces élèves à retrouver cette
liberté. Quelques repères Jules Hardouin-Mansart
(1646-1708) : Premier architecte de Louis XIV. On lui doit les derniers travaux
de Versailles, la chapelle, la Galerie des glaces ainsi que le dôme des
Invalides entre autre. Il dirige la construction de la nef à Saint Roch. Robert de Cotte (1656-1735)
: Beau-frère de Jules Hardouin Mansart, il achève la
chapelle de Versailles. Premier architecte du roi, grand constructeur, il
reconstruit l'abbaye de Saint Denis, l'Hôtel de ville et la place Bellecour à Lyon, le palais épiscopal de Strasbourg, parmi
les sites les plus connus. Étienne Maurice Falconnet
(1716-1791) :
Sculpteur sur bois, remarqué par madame de Pompadour, un des
membres les plus célèbres de l'Académie Royale de peinture et de sculpture.
Diderot lui commandera l'article sur la sculpture pour son encyclopédie. Simon Challe (1719-1765) :
Sculpteur et dessinateur. Prix de Rome. Réalise la statue de saint Grégoire et
l'abat voix de la chaire pour l'église Saint Roch. Gabriel François Doyen
(1726-1806 ) :
Fils d'un tapissier royal, Prix de Rome, Professeur à l'Académie Royale,
il sauva dit-on le peintre David d'une tentative de suicide. Il quitta la
France pour la Russie en 1793 à l'appel de
Catherine II. « Le miracle des Ardents » est considéré comme
son chef d'œuvre. Laurence Rrenault Lescure Françoise Levéchin–Gangloff a participé à un ouvrage consacré à
Saint–Roch qui paratîra prochainement dans la
collection "La grâce d'une cathédrale" aux Éditions "La Nuée
Bleue". ***
J. S.
BACH : Les sept Motets avec continuo
Une gageure, un succès retentissant :
se lancer dans l'intégrale des sept Motets
(qui nous sont parvenus) de Jean Sébastien Bach pour ensemble vocal et
continuo. Ce défi de Thibault Lam Quang — à la tête
de son merveilleux Chœur de chambre Les Temperamens
Variations — a suscité l'admiration unanime, lors du concert donné le vendredi
13 mars 2015 en l'Église Évangélique Allemande de Paris, avec le concours de Helga Schauerte (orgue), Gulrim Choi (violoncelle) et Youen
Cadiou (contrebasse). Le chef détient le secret d'un
inlassable travail d'orfèvre ; il réussit à ciseler pour ainsi dire chaque
note et à rendre sensibles toutes les inflexions émotionnelles du Cantor de
Leipzig. Le programme a été présenté par Gilles Cantagrel
avec son érudition et son enthousiasme proverbiaux ; il a mis l'accent sur
les sources des Chorals : le recueil Florilegium Portense (1621), et rappelé qu'il s'agit
de musiques pour des funérailles ou des anniversaires de personnalités et que
les rites funèbres sont généralement placés sous le signe de la confiance et de
« l'expression de la foi jubilatoire ». Le motet : Lobet den Herrn, alle Heiden (BWV 230), à 4 voix, a été interprété avec
volubilité, une remarquable diction, des accents irrésistibles et une grande
expressivité dans la partie centrale se terminant sur un Alleluja très travaillé. Le
motet : Ich lasse dich nicht (BWV Anh.159), pour 8 voix en double-chœur,
sollicitant la bénédiction, avec une insistance répétitive sur : ich lasse et, un peu plus loin, mein Jesu, a
bénéficié d'un remarquable non legato/staccato vocal et a été marqué d'un
esprit combatif des choristes qui respirent la joie de chanter. Le motet : Der Geist hilft unsrer Schwachheit
auf (BWV 226), pour la même formation — composé
pour les funérailles de Johann Heinrich Ernesti
(1652-1729), Recteur de la Thomasschule de Leipzig —
comporte notamment une double fugue à deux chœurs soutenus par une basse
continue discrète, remarquablement bien enlevée avec un excellent dosage des
voix, un phrasé impeccable et des vocalises précises (madrigalisme sur Geist). Le
motet : Jesu, meine Freude (BWV 227), à 5 voix, avec sa structure en
miroir, est plus développé. Il associe la strophe du choral éponyme aux versets
de l'apôtre Paul (Épître aux Romains,
chapitre 8, verset 1 sq).
Thibault Lam Quang lui conféra à la fois une belle
impulsion et une grande intériorité. Avec vigueur, il restitua la force
théologique du motet : Fürchte dich nicht (BWV 228), à 3
chanteurs par voix, d'après les extraits d'Ésaïe (chapitres 41, verset 10 et
43, verset 1) associés au Choral de Paul Gerhardt (1606-1676) : Herr, mein Hirt, Brunn aller Freuden, dans une
perspective piétiste, faisant allusion à la joie et à l'union mystique. Le
motet : Komm, Jesu, komm (BWV 229), sur le texte de Paul Thymich (1656-1694), belle invocation à Jésus, affirmant
qu'il « est et reste le vrai chemin vers la vie », a bénéficié
d'attaques percutantes sur les monosyllabes. Enfin, le motet : Singet dem Herrn ein neues
Lied (BWV 225), avec son injonction à l'impératif :
« Chantez ! » fusant de toutes parts, posa un point d'orgue en
feu d'artifice sur cet inoubliable concert qui restera gravé dans toutes les
mémoires et les annales de la Christus Kirche de
Paris : un concentré d'exubérance, d'élan, d'éclat, de virtuosité, de
dynamisme et de spiritualité. Édith Weber. Glorieux chant français !
Sous le titre « Le romantique opéra
français », Marc Minkowski et ses musiciens du Louvre Grenoble avaient
convié le public à vérifier combien de trésors peut receler ce thème. Fort
nombreux au rendez-vous, il n'aura pas perdu sa soirée ! Le programme, qui
proposait un florilège d'airs et de duos représentatifs, permettait un vaste
tour d'horizon de ce genre, de ses prémisses à ses succédanés : de la tragédie
lyrique au « grand opéra », de l'opéra-comique à l'opéra bouffe, en
passant par des pièces plus inclassables. Aussi mêlait-il habilement morceaux
bien connus ou enfouis dans un impardonnable oubli. Au titre des premiers,
l'air de Pylade d'Iphigénie en Tauride « Quel langage
accablant.. », le duo entre Nadir et Zurga
« Au fond du temple saint » des Pêcheurs de perles, ou celui
entre Lakmé et Mallika de
l'opéra de Léo Delibes, distillant ici des mélismes enchanteurs, l'air
sardonique de Méphisto tiré de La Damnation de Faust, ou encore l'air du
Cours-la-Reine de Manon. Pour ce qui est des seconds, ce sera un
festival de quasi inédits. Qu'on en juge : des airs de Meyerbeer empruntés aux Huguenots
et à Robert le Diable, ou d'Offenbach, « Vois sous l'archet
frémissant » des Contes d'Hoffmann, que chante Nicklausse,
aussi insolite que le désopilant « duo de la mouche » d'Orphée aux
enfers. Mais aussi un air de Joseph de Méhul et un autre du Cinq-Mars
de Gounod. Voire encore de Pierre Louis Dietsch
et de son Vaisseau fantôme dont était donnée une fort lyrique romance
dévolue à la soprano et au baryton. On dit que le musicien acheta à l'Académie
de musique l'argument vendu par un certain Richard Wagner qui ne renonça pas
pour autant à composer l'œuvre qu'on sait. Sans parler de Joseph Poniatowski
qui, à la fois diplomate et musicien, commit un Pierre de Médicis et en
l'occurrence une cabalette on ne peut plus héroïque
confiée au baryton. Marc Minkowski y intercala quelques morceaux purement
symphoniques : la procession des Nones de Robert le Diable, l'ouverture
de Raymond d 'Ambroise Thomas, aux saveurs
nocturnes et maniant un esprit digne des crescendos de Rossini, enfin « le
Ballet des flocons de neige » du Voyage dans la lune d'Offenbach,
empli de zest et pourvu de grands effets d'amplification.
C'est que cheville ouvrière de cette
anthologie, Minkowski joue raffinement et puissance, et son orchestre,
décidément donnant dans l'éclectique, brillance et savoir faire. Cinq jeunes
espoirs défendaient bec et ongle ces pièces. Le ténor Stéphane de Barbeyrac : présence, autorité naturelle, timbre attractif,
voix solaire dans le piano (voix de tête) comme dans le forte, jamais asséné,
et avec cela un sûr style de comédien. Florian Sempey
: la force du baryton héroïque, du « baryton Verdi » quasiment,
capable aussi des plus subtiles nuances. La basse Nicolas Courjal
au grain d'or, et si vaillante, un peu dans le style d'un Nicolaï Ghiaurov, à la stamina peu
résistible, comme dans l'air de Philippe II du Don Carlos de Verdi, « Elle
ne m'aime pas », d'une beauté de ligne comparable à son pendant italien.
Marianne Crebassa : superbe timbre de mezzo, voix
idéalement placée, force dans l'aigu et présence, là aussi, comme dans cet
ultime air de la Marie de Cinq-Mars, d'une beauté spectrale. Julie Fuchs
enfin : la chanteuse accomplie, au soprano lumineux, à l'aigu brillant, au
medium avantageux, et qui sait déjà ce qu'est investir une scène. On mesure
combien formatrice est son appartenance à la troupe de l'Opernhaus
de Zürich. Chez tous, des vertus cardinales : une qualité d'émission qui projette
avec aisance, un sens du texte et des situations, et peut-être par dessus tout,
un sentiment de sûreté, du fait d'une réserve de puissance, venant à l'appui
d'un solide engagement. La relève est là, n'en doutons pas ! A l'heure des bis,
Marc Minkowski nous réservait une surprise de taille : l'air de Madame de la Haltière de Cendrillon de Massenet, par sa compatriote
polonaise Ewa Podles ! La
célèbre mezzo-contralto, en « vedette américaine », a encore de
l'abattage à revendre. Viendra ensuite un morceau rare, tiré de l'opérette
d'Arthur Honegger Les aventures du roi Pausole
: un savoureux trio où une belle se fait courtiser par un travesti-mezzo et un
ténor déguisé en laitière ; c'est pour celui-ci que bat son cœur. Et enfin, le
grand cancan d'Offenbach, entonné par tous et repris des mains par la salle.
Soyons immodéré : le pur bonheur de beau chant français. Et, comme le fredonne
Manon, « Profitons bien de la jeunesse ». Jean-Pierre Robert. Rachmaninov réhabilité ?
Pour le concert de la résidence parisienne
du LSO, en première à la Philharmonie de Paris, Valery Gergiev
a choisi d'illustrer Serge Rachmaninov. Portrait connu et face méconnue.
Dernier des romantiques russes, dans le sillage de ses maîtres Rimsky Korsakov, Serge Rachmaninov fut un formidable
pianiste et un prolixe compositeur, laissant à son cher piano parmi ses plus
belles œuvres. Le Concerto pour piano N°2, op. 18, de 1901, qui lui valut la
célébrité, a été conçu alors que le musicien traversait une sérieuse
dépression, suite à l'échec de sa Première symphonie. Cette pièce concertante
est d'une étonnante force, alliant flot romantique et virtuosité pianistique.
Elle est en effet parcourue, à chacun de ses trois mouvements, par un thème
ample et mélancolique énoncé à l'orchestre, ce qui a largement contribué à son
succès. Denis Matsuev et Valery Gergiev
en donnent une exécution incandescente : généreux balancements d'accords au
moderato initial, en forme de carillon, une des signatures de Rachmaninov,
ampleur orchestrale, souvent tendue à l'extrême, car pourquoi se refuser à
« jouer le jeu à fond » ; adagio serein dans lequel le soliste
restitue cette manière d'improvisation que recèlent ces pages, et une cadence
enchanteresse qui voit le piano comme enlacé par la flûte ; folles
courses-poursuites au finale smorzando où le pianiste déchaîne des
torrents percussifs, rappelant combien le martèlement de l'instrument est
essentiel ici. Gergiev déploie son orchestre sans
fard, que la flatteuse image sonore de la nouvelle salle met en lumière. En
bis, Matsuev joue deux pièces du même compositeur, le
première sur le versant élégiaque, la seconde hyper virtuose, insistant,
presque trop, sur l'aspect percussif. La Première symphonie op. 13, créée en
1897 à Saint-Pétersbourg, sous la direction du compositeur Alexandre Glazounov,
qui était ivre dit-on, fut un fiasco public et critique. Rachmaninov en conçut
une grande amertume et sombra dans cet état dépressif que seule interrompra la
composition du Deuxième concerto pour piano. Le jeune musicien s'était pourtant
fixé un objectif ambitieux : écrire une grande œuvre démonstrative ; d'où sa
longueur et son orchestration complexe, un peu indigeste, alliant puissance,
presque physique, et raffinement. L'exécution de Gergiev
et d'un LSO chauffé à blanc lui rend justice. Le premier mouvement, débuté
grave, s'enfonce dans l'épique, où perce la sonorité envoûtante de la
clarinette dans le grave (et qui va donner comme une empreinte à toute
l'œuvre). Du schéma en forme de variations à partir de quatre notes, tirées du
Dies irae, Gergiev rend clair ce qui a priori ne
l'est pas tant, du fait des contorsions subies par le thème. L'allegro animato
suivant est un scherzo dans la manière de Mendelssohn, auquel le chef confère
une extrême transparence, fantomatique. Le larghetto prend un caractère
nocturne, alors que la petite harmonie déploie une clarté inouïe, grâce à
l'acoustique aérée de la Philharmonie. Et on admire les violons éthérés de
l'orchestre. Si le finale n'évite pas la grandiloquence, parfois à la limite du
« Barnum », du moins Gergiev lui donne-t-il
de l'allure, en particulier dans le traitement réservé aux cordes graves (cellos et contrebasses disposés à gauche de l'échiquier).
La coda sera brillantissime, associant fougueux combats et moments d'extase. On
ne soupçonnait pas tant de choses à (re)découvrir dans
cette symphonie. Le succès appelant le bis, Gergiev
et ses fabuleux londoniens donnent un morceau somptueux emprunté à Eugène Onèguine de Tchaikovski. Le
triomphe redouble, à juste titre. Le chef rend d'un geste hommage à la nouvelle
salle et d'un autre remercie l'auditoire. Jean-Pierre Robert. Un événement majeur : la création française de Au Monde Philippe BOESMANS : Au Monde. Opéra
en 20 scènes sur un livret de Joël Pommerat, d'après
sa pièce éponyme. Frode Olsen, Werner Van Mechelen,
Philipe Sly, Charlotte Hellekant,
Patricia Petibon, Fflur Wyn, Yann Beuron,
Ruth Olaizola. Orchestre Philharmonique
de Radio France, dir. Patrick Davin.
Mise en scène : Joël Pommerat. Opéra Comique.
Il est rare de trouver à l'opéra un totale adéquation entre un auteur dramatique et un
compositeur lyrique. Ce fut le cas de Debussy et de Maeterlinck pour Pelléas et Mélisande, de Richard Strauss et
d'Orscar Wilde dans le cas de Salomé, ou plus
près de nous de Martin Crimps et de George Benjamin
pour Written on Skin. Pour son nouvel
opéra, Philippe Boesmans (*1936) a choisi non pas une
référence littéraire du passé, comme Shakespeare (Wintermärchen/Contes
d'hiver), Witold Grombowicz
(Yvonne Princesse de Bourgogne) ou August Strindberg (Julie) mais
un auteur contemporain, Joël Pommerat (*1963). Ce
dernier précise « écrire des spectacles »
plutôt qu'être auteur de théâtre. Il n'empêche, sa pièce Au Monde,
premier volet d'une trilogie, créée en 2004, reprise en 2013 à l'Odéon, a été
adaptée au projet opératique envisagé par Philippe Boesmans,
à l'initiative du directeur de La Monnaie, Peter de Caluwe.
Un huis clos à huit personnages autour de la passation de pouvoir au sein d'une
grande famille d'industriels. Joël Pommerat se réfère
à Tchekov et à Maeterlinck et imagine un théâtre très
visuel, convoquant l'intime, cherchant à
capter l'attention du spectateur autant par ce qui est exprimé que par le non
dit. « Dans Au Monde il n'y a que des choses voilées »
souligne-t-il, et d'ajouter « c'est une histoire qui est en déconstruction
de l'histoire ». Car ses personnages s'enfoncent souvent dans l'inconnu et
agissent au gré des événements tels qu'imaginés. Il y a, précise Pommerat, chez eux une idée d'indétermination, parce qu'ils
« sont dans le déni ou laissent certaines choses dans l'informulé ».
Son écriture est tendue, malgré un continuum souvent
lent et il se dégage de la progression de scène en scène, un climat
d'étrangeté, catalysant peur et angoisse, à la
frontière du thriller, voire du grotesque dans certaines répliques
banales ou naturalistes. Le texte appelle sa mise en scène, et l'auteur ne
conçoit ps d'en confier la réalisation à un autre que
lui-même, par souci de cohérence. C'était le cas de la pièce, ce le sera de
l'opéra.
Un tel texte, une telle poésie du mot
appellent la musique - elle est au demeurant déjà très présente dans la pièce.
Philippe Boesmans reconnaît avoir été séduit par la
démarche de Pommerat. Le compositeur occupe une place
singulière sur l'échiquier de l'opéra contemporain, s'affranchissant des
courants établis. Son style revendique une totale liberté dans l'expression
musicale et prône un souci de naturel, ne le rattachant à aucun système. Comme
le remarque le chef d'orchestre Patrick Davin,
« il élimine les dernières traces de dissonance pour arriver dans la
consonance ». On reste dans la tonalité, élargie certes, mais la musique,
si variée soit-elle, s'écoute sans effort, et ses combinaisons instrumentales
souvent audacieuses (trombone et piccolo, cordes et accordéon) ne heurtent pas.
L'orchestre fourni est utilisé souvent avec parcimonie et les grands climax
sont peu nombreux autant que soudains. Comme le sont de brusques accélérations
auxquelles fait suite un relâchement du tempo tout aussi inopiné. Il se dégage
une aura souvent magique du fait du recours à des oppositions de couleurs et de
rythmes, des effets de résonances installant un accompagnement chatoyant pour
les voix. Si Pommerat se réfère à Maeterlinck, Boesmans pense à Debussy et à son Pelléas
et Mélisande. Cela se sent dans la prosodie vocale : plus d'une phrase du
texte de la Seconde Fille fait penser à la manière qu'a Mélisande de dire le
texte. Et il est jusqu'aux caractéristiques vocales de chaque protagoniste, par
ailleurs soigneusement déterminées par Boesmans en
fonction du personnage, pour rappeler cette évidence. Le fils prodigue Ori a le timbre du baryton Martin de Pelléas,
le Père celui un peu caverneux d'Arkel, et on perçoit
chez La Fille aînée quelque réminiscence de la manière de Geneviève.
Le spectacle donné à l'Opéra Comique, en
coproduction avec La Monnaie, où il fut créé en mars 2014, est assez mémorable.
Par sa présentation scénique d'abord : un immense écrin noir aux hauts murs que
percent quelques raies de lumière blanche, vers laquelle se love les deux
filles les plus âgées, appels de l'extérieur, et que peuplent des éclairages
géométriques façonnant l'espace ; une table recouverte d'une nappe blanche, qui
devient lit tout aussi immaculé, quelques chaises où se placent les uns et les
autres. C'est que la régie d'acteurs de Pommerat est
d'une précision au scalpel, chaque pas compté, chaque geste pensé de
l'intérieur, chaque regard empli de sens. Le continuum dramatique est assuré
par de courtes scènes qui s'achèvent souvent par une réplique tranchante, le
noir s'en suivant. Il y a un continuum quasi cinématographique dans cette façon
de concevoir l'écoulement du temps. La claustrophobie ambiante est parfois à la
mesure de l'angoisse existentielle des personnages. Car la cellule familiale se
disloque peu à peu, empêtrée dans ses rivalités insinuantes, sur fond de banal
quotidien. Pas un de ses maillons ne se vit autrement que tourmenté par un quelque
chose qu'il ne perçoit pas toujours clairement, sauf la déchéance du Père et
les manœuvres pour assurer sa succession. Un sentiment de vacuité s'empare de
chacun, car Pommerat instille des
« troubles » à travers le prisme de la fiction théâtrale. L'étrangeté
des situations est rendue par une exploration de l'intime. Les interprètes
atteignent une dimension archétypale. Les trois sœurs surtout, si différentes
l'une de l'autre : la Fille aînée, Charlotte Hellekant,
désabusée, dépassée, la Seconde Fille, Patricia Petibon,
aussi vive que l'autre est atone, d'un formidable engagement vocal et scénique
à travers ses volte face, la plus jeune Fille, Fflur Wyn, énigmatique, tout droit sortie d'une pièce de
Maeterlinck, mais résolue à affirmer sa différence et à se démarquer de cet
enfer. Si Le père est quelque peu effacé vocalement, du moins sa présence en
impose. Le fils aîné, Werner Van Mechelen, est un couard, et le cadet Ori, le seul a avoir un nom,
étrange comme Pelléas, à la fois présent et si décalé
par rapport aux autres, d'une belle ressource vocale, enfin Le mari de La fille
aînée, Yann Beuron, aussi à l'aise dans la langue de Boesmans qu'il l'est dans ce marigot. Patrick Davin affectionne cette musique et tire du Philar de Radio France, qui sait ce qu'opéra veut dire, des
effluves envoûtantes, magnifiant le travail d'orfèvre de Philippe Boesmans. Mémorable ! A noter que la firme Cyprès édite le CD de
l'opéra tel que capté lors de la création mondiale à La Monnaie, avec une
distribution identique, à l'exception du rôle d'Ori
qui était tenu par Stéphane Degout (2CDs Cyprès :
CYP4643 ; TT.: 114'41). Jean-Pierre Robert.
Entre rêve et réalité : Juliette de Martinů Bohuslav MARTINŮ
: Juliette ou la clé des songes. Opéra lyrique en trois
actes. Livret du compositeur d'après la pièce éponyme de Georges Neveux.
Annette Dasch, Joseph Kaiser, Airam
Hernandez, Lin Shi, Pavel Daniluk,
Rebeca Olvera, Judit Kutasi, Alex Lawrence, Alexei Botnarcius, Irène Friedli, Reinard Mayr, Martin Zysset, Dara Savinova. Chor der Oper Zürich. Philharmonia Zürich, dir. Fabio Luisi. Mise en scène : Andreas Homoki.
Opernhaus Zürich. C'est en 1938, à Prague, qu'a
été créé Juliette ou la clé des songes. Bohuslav
Martinů (1890-1959) a directement adapté la
pièce éponyme de Georges Neveux, dont la création, à Paris en 1921, avait
déchaîné un retentissant scandale. Le poète surréaliste, Martinů
l'avait rencontré alors que séjournant dans la capitale, il y côtoyait
l'intelligentsia littéraire et musicale de l'époque. S'il a faite sienne cette
fable, c'est qu'en bon tchèque, il ne redoutait pas les contrées de l'étrange,
comme bien de ses compatriotes praguois des années1920/1930. Ayant lu la pièce
de Neveux, il en fut si emballé qu'il demanda à son auteur de la mettre en
musique. Celui-ci, à son tour enthousiasmé par le projet et séduit par la
personnalité originale du compositeur, ne se fit pas prier, et renonça même à
une collaboration envisagée avec Kurt Weill. Qu'en est-il ? Un jeune homme
étrange, Michel, est à la recherche de l'aimée, Juliette. Il débarque dans une
petite ville où tout semble se dérégler à mesure qu'il tente de percer les
mystères de sa mémoire. Lorsqu'il la (re)trouve, elle se fait aussi fuyante qu'aimante. Un rendez
vous dans la forêt, au IIème acte, se solde par un bonheur inachevé. Au comble
de l'excitation, il tire un coup de revolver en sa direction. Poursuivant sa quête infortunée au
« bureau central des rêves », au III ème
acte, il a l'illusion de la revoir enfin, et de l'entendre l'appeler. Le vie reprendra son cours, comme si de rien n'était. Michel
a-t-il rêvé ? Rêve-t-il encore ? Ce cheminement aussi mental que réel maintient
en haleine au fil de trois actes fort condensés. C'est peu dire que dans cet
opéra l'invraisemblance, l'inexpliqué, tiennent la première place. Nous sommes
au pays de l'étrange des gens sans mémoire. La musique renforce ce sentiment de
l'ambiguïté, de l'absurde même, contenus dans le texte de Neveux : de la
réalité au rêve, la frontière est floue et on passe de l'un à l'autre sans y prendre
garde. Les multiples personnages qui gravitent autour des deux protagonistes,
agissent comme des révélateurs, à travers des portraits aussi rapides que
caricaturaux, aux répliques incongrues, en rupture. Mais il y a là surtout une
quête essentielle chez Michel, celle de l'éternel féminin. Qui dans la vie ne
cherche pas sa Juliette ? Georges Neveux dira qu'il entend dans la musique de Martinů : « la joie sur fond de mélancolie,
l'ironie sur fond de tendresse ». Il y a ici du grotesque, certes, mais tant
de poésie, inspirée d'Appolinaire. La production de l'Opernhaus de Zürich, confiée au maître de céans,
l'intendant Andreas Homoki, nous fait rêver. Mais
d'une toute autre façon que le fit Richard Jones, dans celle naguère présentée
au Palais Garnier. Là où ce dernier installait un parcours onirique à travers
un décor en forme de gigantesque accordéon, - instrument bien présent dans la
musique - Homoki compose un environnement plus
construit, une vaste salle de bibliothèque – inspiré d'une réplique de Michel
au Ier acte : « Je voyage avec ma librairie circulaire ». En outre,
l'utilisation d'une scène tournante va déplacer continument l'action de cet
endroit, au demeurant figuré par deux imageries à peu près similaires pour
accroitre l'illusion, et devant une façade de maison, celle où apparaîtra
Juliette, où Michel s'enfonce dans le noir de sa vastitude, ou encore sur le
pas de la porte de laquelle il trouvera le corps inanimé de cette femme tant
désirée. Ce décor construit et les accessoires qui l'habitent, une vaste proue
de navire, une locomotive bleuâtre traversant le plateau de temps à autre (là
encore exactes illustrations textuelles) ne sont pas sans rétroagir sur la
physionomie de la pièce
: le rêve s'échappe d'une réalité bien ancrée dans l'esprit de
Michel. Mais au fur et à mesure que ce décor se meut, de plus en plus vite, ses
certitudes s'envolent et le rêve s'installe plus prégnant. Plus encore qu'un
parcours entre rêve et réalité, c'est un cheminement de la réalité au monde du
rêve auquel Michel est condamné malgré lui. Le « Je ne rêve
pas » du début, n'est plus qu'illusion : Michel
est voué au pays d'où aucune mémoire ne doit émerger. Quoique la dernière
image, reprenant celle du début, semble indiquer que tout cela n'est finalement
que chimère. La régie est extrêmement animée, se nourrissant du mouvement, avec
de beaux arrêts sur image où tout se fige un instant. Les costumes années 30
ajoutent une note d'esprit et d'esthétisme. Les dialogues incisifs comme les
ensembles suggestifs sont magistralement ménagés, truffés de clins d'œil
gourmands (le Vieux et la petite vieille du II, répliques vieillies de Michel
et de Juliette). La gestique est juste exagérée pour faire plus vrai. Un régal
que les artistes ne se font pas prier de déguster, avant
nous. Juliette est un opéra de troupe, et celle de l'Opernhaus
de Zürich sait aligner des valeurs sûres, comme ce jeune ténor Airam Hernandez (le commissaire, le facteur) aussi amusant
que leste, la soprano chinoise Lin Shi (le petit
arabe, le jeune matelot), qui n'a pas froid aux yeux, ou encore Martin Zysset, l'employé du Bureau central des rêves, inénarrable
de vrai-faux empressement à dénouer ce qui ne peut l'être. Si l'intelligibilité
du français n'est, chez certains, pas toujours au rendez vous, du moins
l'engagement de tout un chacun rachète bien des choses. Pas de souci de cet
ordre chez les deux héros. Annette Dasch propose de
Juliette un portrait attachant et un chant glorieux pour une heureuse prise de
rôle. Chez Joseph Kaiser, Michel, la performance vocale est à l'aune d'un
achèvement dramatique étonnant : de l'individu désorienté à l'homme meurtri par
un chemin semé de déconvenues, et au final littéralement transfiguré. Des
richesses de la partition, Fabio Luisi fait son
profit, menant le Philharmonia Zürich à
l'incandescence, un peu trop parfois, car le foisonnement musical peut confiner
à un débit haletant. Mais les moments lyriques, voire élégiaques, que réserve Martinů, tel le solo de piano qui accompagne souvent
Juliette, ou l'appel du cor après un épisode particulièrement cocasse,
distillent leurs bienfaisants effets, comme le kaléidoscope de coloris, du
sombre au mordoré, ou encore ces subtils Leitmotive, que le chef préfère
justement qualifier de « réminiscences », caractérisant une musique
aussi mouvante que l'est le texte. Plus qu'un opéra, voilà une comédie en
musique. Et quelle inquiétante comédie ! Jean-Pierre
Robert. Les « Sept dernières paroles » de Haydn en version
oratorio Joseph HAYDN : Les Sept
dernières paroles de Notre Sauveur sur la croix.
Version oratorio de 1796. Sophie Klussmann, Marie-Claude Chappuis, Zachary Wilder,
Konstantin Wolff. Maîtrise de Notre-Dame de Paris. Orchestre de chambre de
Paris, dir. Leonardo GarcÝa
Alarcon.
C'est en 1786, à Vienne,
qu'était créée la partition pour orchestre des Sept paroles de Notre Sauveur
sur la croix, suite à une commande passée, trois ans plus tôt, par un
chanoine de la ville de Cadix pour la liturgie du Vendredi saint. Cette
version, Joseph Haydn devait dès 1787, en effectuer une réduction pour quatuor
à cordes et une autre pour piano. Mais le compositeur devait encore revenir à
cette œuvre pour l'adapter sous forme d'oratorio cette fois, lequel sera donné
en 1796, également à Vienne. C'est le baron van Swieten,
protecteur de Mozart, qui retravaillera le texte allemand d'un auteur inconnu.
On sait qu'il fournira ensuite les livrets de La Création puis Des Saisons.
D'une œuvre uniquement constituée de mouvements lents, Haydn va faire une oratorio structuré, en variant les tonalités originales
et en contrastant les couleurs. L'orchestre est renforcé de cuivres et de bois
par deux. Les sept versets sont précédés d'une introduction orchestrale sombre
et recueillie, et chacun est introduit par un bref prélude du chœur a capella,
à l'exception du cinquième, qui l'est
par un intermède purement instrumental. L'oratorio se conclut par une autre
pièce orchestrale, « Il terremoto » (le
tremblement de terre), sur les mots « Il n'est plus », évocation
fiévreuse contrastant avec les moments précédents d'affliction et de ferveur.
La première partie, savoir les trois premières paroles, « Père,
pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font », «
Aujourd'hui, tu seras avec moi au paradis » et « Femme, voici
ton fils, et toi, voici ta mère » laissent paraître un sentiment de
douceur et de compassion. La quatrième « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m'as-tu abandonné » est plus agité, dont un bref solo du premier
violon. Après l'Introduzione très dramatique,
uniquement confiée aux vents, bois et cuivres, bien sonores, la cinquième
parole « J'ai soif », morceau charnière, est sans doute la plus
originale musicalement : sur des pizzicatos des cordes et une flûte
concertante, le ténor prononce la terrible exclamation. Le tempo soutenu adopté
ici par le chef, contraste magnifiquement un chœur déclamatoire et un orchestre
presque violent. Les deux dernières paroles, « Tout est consommé » et
« Père, je remets mon esprit entre tes mains » conduisent l'oratorio à un
achèvement qu'on pourrait croire de piété fervente. Mais le « Terremoto » final livre par ses étonnantes
dissonances, les abimes d'un cri de désespoir de la disparition du Christ et
aussi l'annonce de sa résurrection. Les quatre solistes interviennent ensemble
la plupart du temps. Et les chœurs se voient confier un rôle essentiel, comme
ce sera le cas dans les oratorios à venir. Leonardo García Alarcon, qui
remarque justement que cette œuvre se situe à la charnière de deux époques, de
par son esthétique néoclassique et la préservation des codes du baroque, livre
une exécution puissante et emplie de ferveur. L'Orchestre de chambre de Paris
en est l'instrument de choix. On admire, outre un quatuor de solistes émérites,
la clarté d'élocution de la Maîtrise de Notre Dame de Paris, tous chœurs
confondus, préparés par Henri Cholet. Ils donneront ensuite une belle
interprétation du Psaume 42 de Felix Mendelssohn,
« Wie der Hirsch schreit » (ainsi qu'on oit
le cerf bruire), une des pages majeures de sa production vocale, cadeau de
noces de Felix à sa femme. Jean-Pierre
Robert. Un Barbier de Séville peut en cacher un autre Giovanni PAISIELLO : Il Barbiere di Siviglia. Dramma giocoso per musica en deux
actes. Livret de Giuseppe Petrosellini. Topi Lehtippu, Piero Spagnoli, Mari Eriksmoen, Andrè Schuen, Fulvio Bettini, Christoph Seidl, Erik Arman. Freiburger
Barockorchester, dir. René
Jacobs. Version de concert.
Il est des découvertes qui
ravissent le cœur. Il Barbiere di Siviglia, ovvero La precauzione inutile de Giovanni Paisiello (1740-1816) a
été créé en 1782 à Saint Petersbourg, alors que
celui-ci était maître de chapelle de Catherine II de Russie. Ce musicien
prolixe à l'opéra (une centaine de titres dont celui-ci est le 64 ème) est un des plus illustres représentants de l'école
napolitaine, qui compte des noms emblématiques comme Pergolèse (La serva padrona) ou Cimarosa (Il
Matrimonio segreto). Le
lustre du beau chant et une sûre veine théâtrale impressionneront Mozart et
emporteront l'adhésion du public de l'époque. Au point que ce Barbier de
Séville, antérieur de quelques 34 ans à celui de Rossini, sera plus goûté
que le dernier cité. Certes, la postérité replacera les choses dans une plus
juste proportion, laissant à Rossini la primauté de l'invention musicale. Il
n'empêche, l'opéra de Paisiello est loin de passer pour négligeable. Bien sûr,
le livret, d'un certain Petrosellini, s'en tient au
ras des pâquerettes du texte de Caron de Beaumarchais, et élude le prisme
révolutionnaire, pour ne conserver que le caractère bouffe de la pièce et son
côté « love story ». Mais le déficit dramatique est racheté par une
veine musicale inventive. Le ton général de la pièce est buffa,
mais avec une composante seria : le dramma giocoso que Mozart saura si bien reprendre dans sa
trilogie da Ponte. La musique est toujours attractive : un style concis
caractérisé par des arias, duos et ensembles vifs, enluminés de parties de
vents remarquablement écrites, une orchestration fort colorée et un sens de la
mélodie d'une indéniable beauté. En un mot, une pièce ou l'expressivité rejoint
le naturel, sans parler d'un humour revigorant. Tel l'air de « la
calomnie » de Basilio, qui n'a rien à envier à celui de Rossini : une aria
ménagée par strates successives reprenant le caractère envahissant de la
fameuse rumeur, qui s'enfle en un déferlement grandiose. Ou encore un cocasse
trio entre Bartholo et ses deux serviteurs qui pour
toute réponse aux questions du barbon, baille pour l'un et éternue pour
l'autre. Un exemple d'art de l'onomatopée fort réjouissant. Le personnage de Bartholo prend d'ailleurs une plus nette épaisseur que
celui de son cousin rossinien, préfiguration de Don Pasquale.
De même que le Conte di Almaviva se taille la part du
lion dans ses arias. La présente exécution en
version de concert doit beaucoup à l'engagement de René Jacobs qui n'a pas son
pareil pour dénicher de tels trésors. On sait combien il fit fête au Tancredi de Rossini, et plus récemment, à la
scène et au disque, à La Rappresentatione di Anima
& di Corpo de Emilio de Cavalieri (cf. infra in 'Le bac du disquaire').
Sa direction est alerte et combien attentive aux chanteurs. Les musiciens
d'élite du Freiburger Barockorchester,
avec pour leader Petra Müllejans, sonnent de tous
leurs feux, les vents en particulier que Jacobs a regroupés sur la partie
droite de l'échiquier orchestral. Créant des temps originaux, telle la
« Temporale », la tempête de
rigueur dans l'opéra buffa : spectaculaire, elle
livre avec ses deux cors naturels et ses fracassants coups de grosse caisse une
coulée qui annonce la Tempête de l'Idomeneo de
Mozart. La mandoline ajoute une once de mélancolie comme le clavecin, sonnant
telle une épinette, un coloris légèrement acide. Le continuo est expressif et
les cordes volontairement traitées dans une manière discrète achèvent de
conférer à cette exécution concertante, un vivant théâtral ; ce qui n'étonnera
pas dès lors que ce concert au Bozar de Bruxelles
suivait de peu des représentations scéniques au Theater an der Wien, en février
à Vienne. Les protagonistes jouent autant qu'ils chantent. Une mise en espace,
devant et derrière les musiciens, donne au texte toute sa verve et son sens
humoristique. Ils sont habillés de manière amusante et contemporaine : Rosina en petite robe à volants, Figaro en loubard à queue
de cheval, Bartholo, bien rangé costumes trois
pièces, Basilio en curé béret vissé sut la tête. Côté interprétation, on admire
le bagout de Pietro Spagnioli, un Bartholo
de calibre, à la voix idéalement projetée, le cocasse de Fulvio Bettini, Basilio, la gouaille sympathique d'Andre Schuen, leste Figaro.
Tandis que les deux héros font des étincelles : Topi Lehtipuu, Almaviva, assimilant le
cantabile napolitain comme une seconde nature, et Mari Eriksmoen
une Rosina fort bien portraiturée, en particulier
dans la belle aria qui clôt le premier acte, nimbée d'un accablement frôlant le
tragique. Succès public mérité. Jean-Pierre
Robert. L'opéra de chambre Jacob Lenz à La Monnaie Wolfgang RIHM : Jacob
Lenz. Kammeroper en treize tableaux. Texte
de Michael Fröhling librement adapté de la pièce
« Lenz » de Wolfgang Büchner. Georg Nigl, Henry
Waddington, John Graham-Hall. Irma Mihelič, Olga
Heikkilä, Maria Fiselier,
Stine Marie Fischer, Dominic Grosse, Eric Ander. Orchestre
Symphonique de la Monnaie, dir. Franck Ollu. Mise en scène : Andrea Breth.
Théâtre de la Monnaie.
Jacob Lenz est le deuxième
opéra du prolixe Wolfgang Rhim (*1952), compositeur
allemand à la tête d'un catalogue de plus de 400 titres actuellement. Créé en
1979 à Hambourg, il connaît depuis un succès durable. Il s'agit d'un opéra de
chambre de par ses proportions modestes, une heure un quart, son orchestre
réduit à une quinzaine de musiciens, et ses trois protagonistes principaux. Son
sujet s'inspire de l'histoire du poète éponyme Jacob Lenz (1751-1792), natif de
Lettonie, qui vécut, entre autres, à Strasbourg. Lenz y rencontrera le jeune
Goethe, à l'époque où celui-ci compose son Werther, et tombera amoureux
de Friederike Brion, dont Goethe fut naguère épris
lui aussi. La trame de la présente œuvre se passe en Alsace, alors que Lenz,
atteint de troubles mentaux, vient consulter, en février 1728, le pasteur
Oberlin qui tente de le rassurer. Cette histoire inspirera au poète Georg
Büchner sa pièce « Lenz » qui décortique les aspects de la névrose du
poète, bien avant les interrogations du Dr
Freud. Wolfgang Rihm s'empare à son tour du
sujet, fasciné par cette destinée peu ordinaire et son haut potentiel expressif.
Le livret de Michael Fröhling ne se limite pas au
seul texte de Büchner mais emprunte encore à d'autres sources. Il trace un
processus de déchéance, l'effondrement d'un homme, au fil de treize tableaux.
Ils sont entrecoupés d'intermèdes musicaux, les deux dernières scènes étant
enchaînées pour éviter le chiffre fatidique de 13. Trois personnages se
partagent l'action : le poète Lenz, le pasteur Oberlin et un pseudo médecin
raisonneur, Kaufmann. Six voix, de femmes et d'hommes, représentent les « voix
intérieures » de Lenz. Il n'est pas difficile d'imaginer combien un tel
sujet est porteur pour un compositeur. Wolfgang
Rhim, qui à l'époque militait contre le
structuralisme ambiant, a conçu une œuvre entre abstraction et expression, qui
n'est pas sans faire penser à Luigi Nono ou à Morton Feldman.
Rhim parle de « rondo en relief » pour
caractériser une composition qui superpose des couches musicales,
« obéissant chacune à leur progression dramatique propre », et ménage
de brusques ruptures au niveau des transitions ; sans parler d'un subtil jeu de
citations musicales. Les instrumentistes peuvent livrer des séquences on ne
peut plus sonores, grâce à un usage peu modéré des percussions, dont une
enclume et une caisse en bois pour des effets pétaradants. L'orchestration ne
comporte que trois cordes : trois violoncelles, figurant les trois
protagonistes. Un accord de trois sons, non résolu, à l'aune de la relation
ambiguë qui les lie, est au cœur de la partition : le triton ou diabolus in musica. Les voix sont
traitées de manière aussi extrême.
Une telle pièce est une mine pour un
metteur en scène. Andrea Breth qui aime se confronter
à des sujets extrêmes – on pense à sa Lulu de Berg au Schiller Theater
de Berlin, dirigée par Daniel Barenboim (Cf. NL de
5/2012) – prend les choses à bras le corps. Rencontrant tout ce qui est
inquiétant dans le portrait du personnage de Jacob Lenz tel que dressé par
Büchner, elle en accentue l'âpreté dès les premières répliques, assénant un
état d'hystérie qui ira crescendo. Sa régie est expressionniste en diable,
d'une « vérité » théâtrale confondante. Le spectateur est plongé dans
le labyrinthe de l'espace mental du poète. La direction d'acteurs au scalpel
exige de ceux-ci un engagement phénoménal et les conduit,
singulièrement pour ce qui est de Lenz, à tout donner au point de frôler un
état réellement déstabilisant. Lenz agit depuis le début comme un possédé,
dépoitraillé, rampant au sol, lové dans un rayon de bibliothèque, ou secoué en
tous sens, à la limite du mauvais traitement de la part de Kaufmann qui se
transforme en froid expérimentateur, comme le Docteur vis à vis de Wozzeck. On
pense beaucoup à l'opéra de Berg d'ailleurs, quant aux relations entre les
trois personnages, dont Lenz est le jouet des deux autres, qui sous couleur de
réconfort, l'entraînent un peu plus sûrement dans l'abime. Jusqu'à cette
terrible phrase finale de Kaufmann à Oberlin « vous ne pouvez plus rien
pour lui ». Un environnement misérabiliste, déconstruit, vision de
cauchemar, accentue la pression et le sentiment d'impuissance vis à vis de ce
pauvre hère. Un pessimisme noir se dégage de cette vision, à l'image de la
figuration des valons forestiers enfermés sous des cloches de verre de Musée,
ou encore de ces esprits/ « voix » comme pendus ou acheminant
une immense croix latine au dessus d'un Lenz au comble de la transe. Tout cela
est magistralement restitué, mais si excessif qu'on en est mal à l'aise. Les
personnages, Andrea Breth les traite de manière tout
aussi extrême. Celui de Lenz est tendu au paroxysme, exploitant vocalement
toutes les techniques, falsetto, parlé-chanté comme le ferait un tout jeune
enfant, courtes interjections en saillies ou longues tirades. Georg Nigl, habitué à ce type d'œuvre, interprète attitré de
Pascal Dusapin, en offre un portrait proprement
inouï. La phrase « Je suis l'enfant prodigue », lancée alors
qu'entravé, est d'une force insoutenable. Ses deux collègues sont à l'unisson :
Henry Waddington, Oberlin, tout en rondeur et componction, et John Graham-Hall,
Kaufman, hâbleur, voix de ténor tranchante, le type même du faux ami. Franck Ollu et les solistes de l'Orchestre symphonique de La
Monnaie défendent les feux brûlants ou les répits tristes de ce que son auteur
définit comme « une heure de musique de chambre extrême ». Jean-Pierre Robert. Glorieux Royal Concertgebouw Orchestra !
Foule des grands événements et
musiciens nombreux à la ronde pour écouter le Concertgebouworkest,
Andris Nelsons et
Anne-Sophie Mutter. Le programme de cette mini tournée européenne de cinq villes, après les
soirées d'abonnement à Amsterdam, proposait le Concerto de violon de Sibelius
et la Dixième symphonie de Chostakovitch. Programme ambitieux, idéal pour
« faire sonner » un orchestre. Le Concerto de violon op 47 de
Sibelius, créé en 1904 à Helsinki, puis l'année suivante à Berlin, dans une
version remaniée, sous la direction de Richard Strauss, est une pièce phare du
répertoire. Elle s'est imposée aux côtés des grands chefs d'œuvre romantiques
comme le Concerto de Brahms ou celui de Tchaikosvski.
Elle figure bien sûr parmi les pièces concertantes favorites d'Anne-Sophie Mutter. Qui en donne une vision hautement pensée, prenant des
libertés avec les tempos. Mais quelles libertés ! Fidèle à sa manière, elle
truffe les trois mouvements de ralentissements notables, plages de réflexion
intense. Ainsi de l'Allegro moderato initial, pris très mesuré par Andris Nelsons, pppp des cordes précédant l'entrée de la soliste. Même
si le climat spécifiquement nordique est apprivoisé dans une gangue plus
universellement classique, on est séduit par un tel geste violonistique. Le traitement quasi chambriste de
l'accompagnement orchestral fait la part belle à la soliste, sentiment accentué
par une acoustique qui « détache » la petite harmonie et
« dégage » le halo des cordes. L'adagio médian est pareillement
intensément joué : ''di molto'', précise la partition ; certes, et bien plus
encore car l'archet de Mutter trace des courbes
enchanteresses. Le grand finale, Allegro ma non tanto,
découvre des richesses thématiques nouvelles et des scansions là encore aussi
inattendues qu'envoûtantes. Anne-Sophie Mutter
réserve l'éclat à l'essentiel et impose une royale présence. Voilà une mélopée
finlandaise certes objectivée, mais parée de contrastes extrêmes de dynamique.
La belle violoniste donnera en bis un morceau de JS. Bach. La Dixième symphonie
de Dimitri Chostakovitch, op 93, composée à
l'automne 1953 et créée en décembre de la même année à Saint Petersbourg par Evgeni Mavrinsky, est un immense faire valoir pour l'orchestre. Le
Concertgebouw éblouit par sa prestation. Cette
symphonie, les musiciens l'ont interprétée avec les plus grands, Haitink et Jansons, pour ne citer
que les plus récents. On est sans voix devant pareille virtuosité orchestrale,
un tel sens de l'ensemble, l'aisance confondante de tous les pupitres, en
particulier à la petite harmonie : la clarinette solo, le hautbois solo, et
surtout le cor charmeur de notre compatriote Félix Dervaux.
La phalange, au mieux de sa forme, est galvanisée par un chef au magnétisme
certain, débordant d'énergie, même si dispensant une gestique
« physique » et complexe (grands moulinets des deux bras, main pointée
comme percutante, sautillements) Mais Nelsons connait
son Chostakovitch. Et sent le pessimisme qui enveloppe cette grande fresque,
ses accents lugubres, sa rythmique assénée. Le vaste moderato initial montre
une belle lisibilité et un climat pas trop pesant. L'allegro suivant, en forme
de scherzo, avance tel un rouleau compresseur avec des fortissimos
étourdissants. L'allegretto est urbain, avec cette signature musicale qu'est le
motif DSCH, correspondant aux initiales du compositeur. On y admire, entre
autres, les interventions magiques du cor solo. Le finale, introduit par un
andante encore sombre, découvre enfin dans sa section allegro des horizons plus
enjoués, voire emplis d'humour. Nelsons le mène avec
une souveraine maestria. Jean-Pierre
Robert. Brèves de vie... 100 Miniatures : Mélodrame de
Philippe MINYANA & Bruno GILLET. Paul-Alexandre Dubois, Christophe Crapez, Edwige Bourdy, Eléonore
Pancrazi. Ensemble 2e2m, dir. Philippe Roullier. Mise en scène : Mireille Larroche.
Vingtième Théâtre.
La Péniche Opéra se donne congé du bassin
de la Villette pour aller jouer hors les murs au Vingtième Théâtre sur la
colline de Ménilmontant. Pour ses adieux, sa fondatrice, Mireille Larroche, a commandé une nouvelle œuvre au dramaturge
Philippe Minyana et au compositeur Bruno Gillet. Ces
100 Miniatures sont autant de brèves, non pas de comptoir, mais tout
simplement de vie. De la vie de tous les jours, où se côtoient des personnages
banaux, anodins, improbables héros, qui peuvent être poètes à leurs heures et
offrir quelques perles bien senties. « Des dialogues entendus qui rendent
compte de la vie quotidienne des gens » dit simplement Mireille Larroche. La pièce qui procède autant du théâtre que de
l'œuvre lyrique, se présente telle une enfilade de « micro-nouvelles,
disposées comme des stances » précise Philippe Minyana,
qui cultive ce sens de l'écart qui lui est cher, autrement dit quelque chose de
vierge qui cultive le bruit des mots. Elle prend la forme d'un mélodrame : le
texte, conservé dans son entièreté, est assorti de commentaires musicaux
discrets qui ne cherchent pas à coller au mot de manière pléonastique. Ils
constituent plutôt un fond sonore, un contrepoint, qui permet « d'étirer
le temps » (Bruno Gillet). En référence au titre même, ce sont des miniatures
musicales aussi. Quatre instrumentistes se les partagent : pianiste,
violoniste, guitariste et accordéoniste. Autrement dit des timbres familiers.
Les sonorités le sont également et portent le texte parlé ou chanté. La mise en
scène de Mireille Larroche est astucieuse et fluide.
Qu'elles soient fort courtes, quelques phrases, ou plus développées, les
séquences se succédant sans solution de continuité. Elle détache des
personnages apparemment sans envergure, mais dont les faits et gestes prennent
l'allure de véritables faits d'arme. Ainsi de la miniatures N° 88 : « Rue
Winston Churchill - à cinq heures j'ai bécoté le cou d'Annie ». Quelques
morceaux de même type reviennent en boucle, comme « la recette de cuisine
d'Annette », réunissant les quatre voisins autour du fourneau pour une
amusante antienne. Des répliques attendues de l'une des quatre, veuve pas trop
esseulée, font office de piquants Leitmotive. Le pianiste donne un bref tour de
crécelle pour signifier le passage d'une miniature à l'autre. Cela progresse
soit paresseusement, soit prend un subit coup d'accélérateur. Les gens se
croisent, s'interpellent, se répondent, se retrouvent. Ils disent leurs soucis
du moment, leurs agacements récurrents devant telle situation « qui
dysfonctionne », ou contemplent leur bonheur de savourer la vie, de gloser
sur ces sentiments enfouis qu'on hésite à révéler, mais avoue bien aimer
divulguer. Les quatre acteurs-chanteurs et le quatuor de musiciens issus de
l'ensemble 2e2m forment une fort sympathique troupe. Merci Mireille! © Mathilde Michel Jean-Pierre Robert. Un récital de piano pas comme les autres
Alors qu'on ne glose que vastes
espaces de concert, Philharmonie de Paris, nouvel auditorium de la Maison de la
radio, sans parler du Théâtre des Champs Elysées, Ivo Pogorelich
a choisi le cadre feutré de la salle Gaveau pour y donner un de ses trop rares
récitals parisiens. Car le pianiste aime cultiver sa différence : il échange
quelques mots entre deux mouvements avec le tourneur de pages, jette au sol la
partition achevée pour passer à la suivante, salue avec le précieux document à
la main et pousse ostensiblement le tabouret pour signifier qu'il n'y aura pas
de bis. Le programme fleuve ne nécessite pas de satisfaire à ce rite peut-être
suranné des « encore ». Il est en soi exhaustif puisqu'il réunit Liszt,
Schumann, Stravinsky et Brahms, sur le schéma de la fantaisie. Pogorelich prend à bras le corps Après une lecture de
Dante de Liszt. La « Fantasia quasi Sonata » montre d'emblée une volonté de tracer de
grands écarts dynamiques, pianissimos ténus, fortissimos à faire trembler et
souffrir l'instrument, et d'imprimer des tempos peu ordinaires, ralentissements
marqués, passages rapides quasi boulés. La partie médiane s'aventure dans des
contrées ésotériques et la coda sera assénée telle une tempête. La Fantaisie
en Ut majeur op. 17 de Robert Schumann montre un semblable souci de
recherche et d'interprétation non conformiste. Le premier mouvement, marqué
« sempre fantasticamente
ed appassionamente »,
déjà tout un programme, est lu au-delà du fantastique, dans un univers
réapproprié. Pogorelich en détache les diverses
séquences et thèmes. La manière allègre du « moderato, sempre
energico » pousse le jeu à la limite de la
véhémence. Et les accents apparaissent là où on ne les attend peut-être pas, en
tout cas hors de tout romantisme facile. Le deuxième thème s'affiche fantasque
et fort énergique. Le « Lento sostenuto » final sera lunaire et la
belle mélodie schumannienne s'envolera vers les cimes de l'inspiration. L'œuvre
se conclura de manière pénétrante. Voilà, certes, un Schumann dégraissé de tout
inutile pathos, mais pleinement architecturé, dont un fin travail sur la pédale
permet de retrouver la signification première : un non dit, au-delà de l'aspect
autobiographique, Schumann y faisant le deuil de ses chimères amoureuses. En
seconde partie, le pianiste croate donne une exécution de Petrouchka tout
bonnement d'anthologie. Cette transcription pour piano de la version
orchestrale a été réalisée par l'auteur en 1921, à la demande d'Arthur
Rubinstein. Le sens de la construction, les attaques percussives endiablées,
les enchaînements diaboliques, les contrastes les plus fous en terme de vitesse et de rythme de cette extraordinaire
succession d'images, tout est asservi à une vision d'une fabuleuse cohérence et
à un pianisme d'une confondante maestria. Là encore,
l'instrument tremble de tous ses pores et est exploité dans ses moindres
recoins. A travers cette exécution solo, c'est tout un théâtre qu'on entend et
savoure dans ses plus extrêmes nuances. Rarement la pièce aura livré autant de
force et montré ses multiples facettes. Pour conclure, les Variations sur un
thème de Paganini op 35 de Brahms, contemporaines de la Première Sérénade,
dévoilent un kaléidoscope de couleurs et de traits originaux, à travers leurs
deux cahiers de 14 séquences chacun. Quoique un peu longue, voire fastidieuse
dans ses innombrables métamorphoses du thème, cette pièce développe un langage
harmonique souvent surprenant ; qui dérouta Clara Schumann ! La technique est
aussi mise à l'épreuve, ce dont Pogorelich fait
parfaitement son affaire. Un récital décidément hors des façons convenues, plus
pour le connaisseur que pour l'auditeur habitué à se voir rabâcher le
répertoire. Jean-Pierre
Robert. Des sonorités intergalactiques à l'opéra ! Dai FUGIKURA : Solaris.
Opéra en quatre actes. Livret de Saburo Teshigawara, d'après le roman éponyme de Stanislas Lem. Chanteurs : Sarah Tynam, Leigh Melrose,
Tom Randle, Callum Thorpe, Marcus Farnsworth. Danseurs : Rihoko Sato, Vaclav Kunes, Nicolas Le
Riche, Saburo Teshigawara.
Ensemble intercontemporain, en collaboration avec l'Ircam, dir. Erik Nielsen.
Création mondiale au Théâtre des Champs -Elysées.
Pari audacieux et méritoire du Théâtre des
Champs-Elysées que cette commande d'un opéra contemporain au compositeur
japonais Dai Fugikura
(*1977) Un opéra d'une grande complexité musicale, scénique et technique, sur
un livret conjointement élaboré par le compositeur et le chorégraphe, metteur
en scène, Saburo Teshigawara
d'après le roman de Stanislas Lem, datant de 1961. Un
livret, réduit pour l'occasion à une vingtaine de pages sur les plusieurs
centaines de l'œuvre littéraire, n'ayant que des rapports assez lointains avec
le roman initial, ce qui ne facilitera pas la compréhension de l'œuvre…Il
s'agit d'un huis clos spatial se situant dans une station orbitale gravitant
autour d'une planète inconnue nommée Solaris, constituée d'un océan protoplasmique
donnant naissance à des visiteurs, des formes humanoïdes, comme autant de
représentations métaphoriques de la conscience… Pour faire simple, comprenez
qu'il s'agit d'une réactualisation moderne de l'antique « Connais-toi
toi-même… » de Socrate, affirmant haut et clair
la nécessité de se connaître soi même, avant de vouloir connaître et comprendre
les autres et les dieux. Tout cela est connu, continuons… Concernant la mise en
scène, celle-ci est réduite à un cube savamment et très joliment éclairé, en
marge duquel se situent les chanteurs immobiles, et dans lequel se meuvent des
danseurs correspondant aux avatars scéniques des personnages, chargés
d'incarner l'action dramatique suivant une chorégraphie assez expressive mais
peu convaincante esthétiquement. Ce jeu de miroir entre chanteur et danseur,
chacun ayant son double, se reproduit également dans l'écriture vocale puisque
le héros principal sera affublé de son double « hors scène » chargé d'exprimer ses pensées intimes et ses
émotions. L'intrigue repose essentiellement sur deux personnages, le savant
Kelvin et sa femme Hari (hallucination, réelle présence ou manifestation
énigmatique de la planète Solaris ?) qui réapparait dans la station dix
ans après son suicide sur la Terre, suicide dans lequel Kelvin semble avoir une
certaine responsabilité, voire culpabilité, ceci expliquant probablement
cela ! De là découle les dialogues, souvent réduits à un verbiage pseudo
scientifique et un mélodrame familial, tournant vite au dilemme moral, notre héros
devant choisir de laisser vivre ou de faire disparaître pour toujours la femme
que Solaris a ressuscité pour lui. Dilemme cornélien d'autant que se créent
progressivement des rapports de séduction, de compassion et de tendresse entre
mari et image de la femme… L'intervention d'un autre personnage, Snaut, résoudra ce problème en faisant disparaitre Hari,
laissant Kevin seul désemparé au bord de l'océan…
La musique de Fujikura,
quant à elle, paie un lourd tribu à l'héritage boulezien, intégrant intelligemment musique et silence
(silence bien relatif en ces périodes hivernales où tousseurs et cracheurs sont
légion, pendant lequel on peut bénéficier d'une projection vidéo en 3D d'un
assez bel effet). Poétique, voire émouvante par instants, elle est parfaitement
servie par des chanteurs hors pair, par les sonorités intergalactiques de
l'Ensemble intercontemporain et par la direction
précise de Erik Nielsen. Sonorisée, spatialisée, abondamment modifiée par
l'électronique, elle finit à la longue par lasser…
On aura bien compris l'extrême complexité
de cet opéra où l'articulation des différents éléments opératiques (musique,
vidéo, lumière, chorégraphie) ne peut obéir à une logique simplement additive,
mais doit, bien au contraire, tendre vers une véritable unité, un réel
syncrétisme, centré sur la dramaturgie directement assimilable par le
spectateur Et c'est bien là que le bât blesse, car d'unité il n'y en a pas, pas plus que de
dramaturgie, nous laissant au bord de l'océan devant un immense et assez joli
puzzle, avec une curieuse impression d'inabouti. Dommage, car cette création
fourmille d'idées intéressantes… Les auteurs semblent simplement avoir oublié
que selon la physiologie de base, la vraie, le cerveau peine à faire plusieurs
choses à la fois…Trop de richesse finissant par nuire à la cohésion de
l'ouvrage. Patrice Imbaud. David Afkham dirige l'Orchestre National
de France
Le public était venu nombreux sur les bancs
de l'auditorium de Radio France pour assister à ce concert dirigé par une
nouvelle étoile montante de la direction d'orchestre, le jeune chef trentenaire
allemand, David Afkham dont on se souvient d'une Dixième Symphonie de Chostakovitch, bien
menée, à la tête du même orchestre en 2010, au Théâtre des Champs-Elysées.
Sachant le départ prochain de l'actuel directeur musical de l'ONF, Daniele Gatti, et la nécessité de lui trouver un
remplaçant, tous les regards étaient donc tournés vers le podium… Ancien
assistant de Valery Gergiev au LSO et de Bernard Haitink au Concertgebouw, David Afkham prendra ses fonctions de chef principal de
l'Orchestre National d'Espagne cette année. Ceci n'empêchant pas forcément
cela… Un programme construit de façon très classique. L'Ouverture de Coriolan de Beethoven, alternant tension et lyrisme,
laissant à entendre une belle sonorité des cordes du National, une lecture
toute en nuances, parfaitement en place sous la direction précise du chef
allemand. Un Concerto pour violon de
Brahms, interprété de façon propre mais sans panache par la violoniste russe
Victoria Mullova qui nous avait souvent habitués à
plus de fougue et de passion ; mais que dire d'original et de nouveau dans la
lecture de ces œuvres du répertoire, certes magnifiques, mais rabâchées à
longueur de concerts. Enfin, plus intéressant à tous points de vue, le rutilant
Concerto pour orchestre de Bartok. Un exercice d'orchestre et de direction, s'il en
est ! Un concerto créé en 1944 à New York, sous la baguette du
dédicataire, Serge Koussevitzky, faisant intervenir simultanément ou
successivement les différents pupitres dans une conception rappelant le
concerto grosso, évoluant en cinq mouvements construits en arche autour d'un
mouvement central élégiaque. Une orchestration savante témoignant d'un
important travail sur les timbres, ambiguë, parfois dissonante, dansante,
douloureuse ou mystique, sardonique et moqueuse, autant de climats que le
National sut rendre avec éclat, notamment par la qualité superlative de la
petite harmonie et des cuivres. David Afkham sut se
monter maître du navire tout au long de la soirée, dans des exercices pourtant
assez différents, usant d'une direction convaincante, limpide, efficace et
pleine d'allant, capable d'entretenir l'attention et la cohésion de la phalange
parisienne, avec une complicité certaine… Une affaire à suivre. Patrice Imbaud. Mariss Jansons : La maitrise absolue !
Le chef letton, élève de Karajan et de Mvravinski, est probablement, actuellement, un des plus
talentueux chefs d'orchestre encore en activité. Son sens musical, son
expérience, son charisme, sa capacité à transcender l'orchestre en font une
personnalité d'exception. Son dernier passage à la Philharmonie de Paris, à la
tête du Royal Concertgebouw Orchestra restera assurément
dans les mémoires… Démarche rapide, un peu claudicante, le buste penché en
avant et sourire aux lèvres, Mariss Jansons était visiblement pressé et heureux de retrouver,
dans ce cadre exceptionnel, la mythique phalange néerlandaise qu'il dirige
depuis 2004. Comme pour le Philharmonique de Berlin et Simon Rattle, il y a quelques jours, Gustav Mahler était au
centre du programme avec la Symphonie n°
4, précédée du Bourgeois gentilhomme,
suite pour orchestre de Richard Strauss. Une œuvre de Richard Strauss,
initialement prévue comme devant faire partie de l'opéra Ariane à Naxos, puis secondairement retirée afin de poursuivre
seule sa carrière, sous forme de suite de concert. Pour cette évocation de la
France du XVIIe siècle, le compositeur utilisa un effectif de musique de
chambre en se livrant à un pastiche de la musique de Lully, sans renoncer,
toutefois, à une orchestration riche, toute en couleurs et en nuances
typiquement straussiennes, faisant intervenir tous les pupitres de l'orchestre
dans un jeu subtil et élégant. Des moments d'émotion pure, comme le duo
violoncelle et harpe, pour une prestation parfaitement cadrée, guidée par la
main complice de Mariss Jansons,
qui permit d'entrée de jeu de juger de l'excellence des cuivres (cors et
trompettes) et de la souplesse des
cordes (violoncelle et violon solos). En deuxième partie, la Symphonie n°4 de Mahler. La quatrième se
démarque des symphonies précédentes par la réduction de l'effectif orchestral,
(disparition des trombones), l'absence de chœur, l'absence de programme
explicite mais elle s'inscrit dans la
continuité par la présence du
lied « Das himmlische Leben »
(La Vie céleste) tiré du « Wunderhorn »
autour duquel elle se construit. Elle comprend quatre mouvements, le premier
réfléchi, à l'aise, innocent mais ambigu, interprété à l'époque comme un
retour à Haydn, le deuxième inquiétant, comme si la mort conduisait le bal dans
une danse satanique au son du violon accordé un ton trop haut, aux allures de
crincrin, l'adagio suivant, à la fois divinement gai et infiniment triste
confirme la figure de Janus de la quatrième symphonie : « une paix sacrée, solennelle, une gaité
sérieuse et tendre….mais aussi une tristesse profonde …comme des réminiscences
de la vie terrestre » enfin, en conclusion, la « Vie
céleste » s'affirme comme l'aboutissement de l'œuvre entreprise dans
la troisième symphonie, nous rappelant à la fois la vie céleste et le monde de l'enfance.
Mahler confirme par ce Lied que l'accès au royaume du ciel est possible même
s'il existe plusieurs chemins pour la maison du Père, même si les joies du
Paradis sont ici d'essence bien terrestre. La Quatrième symphonie a posé bien
des problèmes d'interprétation lors de sa création, elle correspond à la fin
d'une première étape dans la
construction mahlérienne, le compositeur se retourne pour apprécier l'ampleur
du travail accompli. Comme l'affirme Max Graf, cette symphonie doit être lue à
l'envers, son programme caché se révèle : un voyage dont le but est
l'innocence. Si Simon Rattle avait choisi, délibérément,
une lecture très engagée de la Deuxième symphonie dite « Résurrection », Mariss
Jansons, quant à lui, privilégia une vision peut-être
plus émouvante, plus éthérée, se déroulant sans heurt dans un tempo parfois
assez lent, nous laissant entrevoir au lointain ce moment d'éternité
bouleversant qu'est l'adagio, avant de conclure sur la remarquable prestation
de Dorothea Röschman dans
le Lied final. Certes le timbre corsé de la soprano allemande est, ici, tout
sauf céleste, mais la diction, la ferveur, l'engagement, la projection et la
souplesse de la ligne de chant forcent l'admiration, avant que la partition ne
se referme sur la lumière et le silence, dans une atmosphère « presque religieuse » comme le
souhaitait Mahler. Un concert mémorable et bouleversant ! Un orchestre
d'exception pour un chef d'exception ! Patrice Imbaud. Un Voyage à Reims plein d'espoir(s) et de talents(s) au CNSMDP Gioacchino ROSSINI : Le Voyage à Reims ou l'Hôtel du Lys d'or.
Opéra en un acte. Livret de Luigi Balocchi.
Élèves du département des disciplines
vocales du CNSMDP. Orchestre du conservatoire, dir
: Marco Guidarini. Mise en scène : Emmanuelle Cordoliani.
Une fois par an, le Conservatoire National
Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMD) propose, en collaboration
avec la Philharmonie, une grande production lyrique qui permet aux élèves,
chanteurs, danseurs et musiciens, de parfaire leur apprentissage de la scène en
se confrontant aux conditions réelles qu'ils rencontreront à la fin de leurs
études. Cette année, c'est le Voyage à
Reims de Gioacchino Rossini qui a été choisi. Un opéra créé en 1825 au
Théâtre Italien à Paris, appartenant au genre peu fréquent de l'opéra prétexte
que caractérise une succession de morceaux de bravoure où chaque protagoniste
peut étaler ses dons vocaux et de comédiens, les numéros individuels alternant
avec de nombreux ensembles vocaux. Une œuvre idéale pour ce type de
représentation, du fait du caractère pléthorique de la distribution, pas moins
de dix huit personnages, la musique exigeant des performances vocales
spectaculaires, bel canto oblige, et le livret de Luigi Balocchi,
inspiré librement du roman Corinne de
Madame de Staël, offrant une grande liberté d'interprétation, ce dont ne se
privera pas Emmanuelle Cordoliani, chargée de la mise
en scène. Force est de reconnaitre que le public curieux qui assista à cette
représentation ne regretta pas sa soirée tant l'enchantement fut grand…On fut
d'emblée frappé par le professionnalisme étonnant et le talent des ces jeunes
interprètes, sur la scène comme dans la fosse, où l'orchestre du Conservatoire
dirigé par Marco Guidarini fit des merveilles (des
vents superbes…). La mise en scène intelligente, utilisant habilement un
deuxième niveau de lecture en intégrant le roman, ne fut pas en reste,
parvenant à maintenir l'intérêt du spectateur de bout en bout malgré
l'insignifiance du livret, modifiant le cours de l'opéra pour y intégrer de
façon tout à fait pertinente des pièces de Luciano Berio, comme un magnifique
duo mezzo-violoncelle, des citations de Cabaret,
ou encore des airs de Bel Canto, des mélodies françaises, des chants espagnols
et le « God Save The Queen ».
Sur scène tout fut prétexte à la musique et à la farce, une scénographie
agréable, un jeu d'acteur totalement décomplexé, une distribution vocale
homogène en qualité, avec un coup de cœur pour l'exceptionnelle prestation de la mezzo soprano Eva Zaïcik dans le rôle de la marquise Mélibée,
tessiture étendue, timbre chaud, aigus solaires, graves profonds, souplesse de
la ligne de chant, puissance, diction claire, absence de vibrato… sans oublier
le reste de la distribution, Pauline Texier (Corinne) YouMi
Kim (Contesse de Folleville)
Axel Fanyo (Mme Cortese)
Fabien Hyon (Belfiore)
Benjamin Woh (Liebenskof)
Florian Hille (Don Profondo)
Romain Dayez (Trombonok) Aurélien
Gasse (Alvaro) Igor Bouin (Dr Prudenzio)
et Arnaud Guillou (Lord Nelvil) déjà confirmé depuis
quelques années. Bref, une soirée ébouriffante de joie, enthousiasmante et
rassurante pour l'avenir, intelligente et originale dans sa réalisation. Bravo à tous!
Patrice Imbaud. Roméo et Juliette de Berlioz : François-Xavier Roth dans
la juste mesure.
On connait l'attachement de Berlioz pour
Shakespeare, l'actrice Harriet Smithson qui
interpréta les rôles d'Ophélie et de Juliette à l'Odéon, qu'il admira d'abord
et qu'il épousa ensuite en 1833 ne fit probablement qu'entretenir ce lien
fervent. Décriée par certains, adulée par d'autres, Roméo et Juliette est assurément une œuvre originale, déroutante
par sa forme tenant de l'oratorio, de la cantate, de la symphonie et de
l'opéra, tout cela regroupé sous le vocable de Symphonie dramatique, de
Symphonie avec chœurs, ou encore plus précisément de Symphonie narrative.
Composée en 1839 sur un livret en prose du compositeur, secondairement mise en
vers par Émile Deschamps, cette œuvre fut créée au conservatoire par 100
musiciens et 101 chanteurs sous la direction de l'auteur, grâce à la
générosité de Paganini à qui elle fut dédiée. Admirée par Wagner, sa structure
est complexe. Elle débute par une première partie contenant Prologue, Strophes
et Scherzetto qui constituent un résumé de la
partition, où interviennent un chœur réduit, les solistes (mezzo et ténor) et
l'orchestre (fanfare, harpe et violoncelles) traduisant déjà tout le génie et
la délicatesse de l'orchestration berliozienne. Vient
ensuite une longue deuxième partie purement instrumentale, sorte de poème
symphonique brillant et émouvant où s'expriment successivement la Tristesse de
Roméo (cantilène du hautbois), les Bruits lointains de concert et de bal, la
Fête chez les Capulets, puis la Nuit sereine, les Jardins déserts et la Scène
d'amour dans un dialogue orchestral sublime entre les deux amants, chef d'œuvre
indiscutable d'une ardente et sombre beauté, exprimée par les cordes et la
petite harmonie, interrompu par le scherzo de a Reine Mab, la fée des songes, à
l'orchestration complexe, inventive et ciselée, associant cordes divisées, cor
anglais, cor en fanfare lointaine, cymbales et harpes dans une atmosphère
fantastique. La troisième partie commence par le Convoi funèbre (basson et
cordes graves) de Juliette qui ramène les voix sur scène, suivi de Roméo au
tombeau des Capulets, d'un réalisme violemment évocateur, morceau purement
instrumental alternant avec des silences, empreint d'une émotion tragique et de
joie mêlée, traduisant les retrouvailles frénétiques précédant la mort et
l'agonie des deux amants exprimée dans les soubresauts répétés des violons et
le soupir du hautbois. Le Final conclut l'œuvre d'une façon un peu
grandiloquente (chœur divisé, orchestre, cuivres et basse) donnant toutefois à
entendre la longue et très belle tirade de Frère Laurent, précédant la
réconciliation des deux familles dans une imposante fresque vocale. Que dire de
l'interprétation de François-Xavier Roth sinon qu'elle nous enchanta de bout en
bout, donnant de cette œuvre éminemment complexe, voire décousue pour certains,
une lecture cohérente, équilibrée, allégée, presque « chambriste ! »
toute en nuances, en dégradés, en couleurs orchestrales mêlant réalisme,
émotion et rêve, faisant sonner tout en délicatesse son orchestre « Les
Siècles » constamment dans la juste mesure, dans le ton comme dans les
notes. Une formation orchestrale unique au monde qui présente comme
particularité de jouer sur des instruments « historiquement
appropriés » d'où cette sonorité ui en aucun cas n'agresse, aidée en cela par l'acoustique
extraordinaire de la Philharmonie de Paris et la direction intelligente du chef
français. La disposition particulière des différents pupitres, semblant
répondre aux souhaits de Berlioz, la division des chœurs d'où un effet de
spatialisation des voix, la qualité du Chœur Aedes et
celle des solistes, Isabelle Druet (mezzo) Jean-François
Boras (ténor) et Jérôme Varnier (basse) ne faisant
que rajouter à la fête. Un beau succès largement mérité ! Patrice Imbaud. Anniversaire d'orchestre
L'orchestre des pays de Savoie a trente
ans… Bien que n'étant pas chambérien
lorsque Patrice Fontanarosa l'a créé en 1984, j'ai
suivi cet orchestre sous les baguettes diverses postérieures : La houlette
expérimentée de Tibor Varga, l'autorité un peu distante de Mark Foster, la
direction chorégraphique de Graziella Contratto, et
celle, scrupuleuse, de Nicolas Chalvin. C'est ce
chef, ancien assistant d'Armin Jordan, qui nous proposait, avec cet orchestre
de type Haydn qu'il dirige depuis 2009 (augmenté pour la circonstance, comme
c'est souvent le cas, de quelques vents comme l'excellent clarinettiste Gilles Vuillerme), une soirée «enfants prodiges ». Prodige
n'est pas prodigue et j'avoue être resté un peu sur ma faim de sensibilité et
de don de soi… En associant Michael Barenboim, Mozart
et Mendelssohn comme « trois enfant prodiges », pour justifier le
titre du concert, le rédacteur du site de l'orchestre paraît pousser un peu
loin le bouchon ! Franchement, quitte à honorer des jeunes talents, on
préfère le choix de la programmation de l'orchestre du 11 avril prochain, à la
Grange au lac d'Evian, qui verra se produire la très charmante et douée
flûtiste Mathilde Caldérini, premier prix Kobé, ancienne élève de la classe à horaires aménagés du
lycée Vaugelas de Chambéry. Le très célèbre concerto pour violon de Mendelssohn
a été enlevé, comme l'aurait été un programme de prix de conservatoire, sans
plus. Et j'avoue ne pas avoir vibré à la communion qui aurait dû s'instaurer
entre l'orchestre et le soliste. Des vibrations, j'en ai pourtant eu à satiété
dans l'œuvrette de Tôn-That Tiêt,
Aurore de Savoie, écrite
spécifiquement pour l'orchestre et créée ce soir-là. Je parle de vibrations
dues aux nombreux trémolos et vibratos dont le compositeur vietnamien a truffé
sa partition. Une sorte de petit concerto d'orchestre, où chacun, y compris le
chef, a pu montrer ses qualités techniques. Une certaine finesse s'est sans
conteste dégagée de cette pièce. Si la 41ème de Mozart recueillit
l'adhésion du public, c'est plus grâce à l'enthousiasme communicatif des deux
jeunes violoncellistes, dont le premier violoncelle de la formation, Noé
Natorp, que par la vision originale du chef, et les sourires (plus que rares)
de cet orchestre d'un professionnalisme pourtant évident. Concert
de guitares à l'Orangerie de Rochemontès
Classé au
titre des monuments historiques, le domaine de Rochemontès,
à Seil en Haute-Garonne, est constitué d'un ensemble
de bâtiments datant des XVIIe et XVIIIe siècles entouré d'un parc à la
française. Ce lieu privé possède un château de style Louis XIII avec ses quatre
tours en brique, si caractéristiques de la région, et domine la Garonne.
C'est dans la superbe orangerie de ce domaine, construite au XVIIIème
siècle, que Catherine Kauffmann-Saint Martin organise
des concerts à partir du mois de mars. Cette année, c'est le duo Mélisande qui
a ouvert la saison. Ces deux jeunes et brillants guitaristes avaient donné un
récital au mois de novembre 2014 à la salle Cortot à Paris (cf. NL de 11/2014).
Devant un public attentif et nombreux ils ont interprété une transcription pour
deux guitares des Variations Goldberg
de Jean Sébastien Bach. Ces variations sont une de ses œuvres les plus connues.
On en trouve des extraits dans des génériques d'émissions, dans de nombreux
films, des jeux vidéo, et ils sont même à l'origine de tubes pop ! Le
titre de ces variations viendrait d'un élève claveciniste de Bach et de son
fils Wilhelm Friedman, du nom de Johann Gottlieb Goldberg qui les aurait
interprétées à son maître le comte Keyserling à qui elles étaient dédiées.
Elles ont été écrites pour clavecin (on ne compte plus le nombre
d'enregistrements sur cet instrument), mais de nombreuses versions jouées au
piano sont devenues des références (Gould, Kempff, Turek, Angelich,
Perahia..). Au XXième
siècle, elles ont été transcrites pour orchestre, pour harpe, en trio, en
quatuor et même en version jazz. C'est le lot des œuvres très célèbres. Leur
construction, comme dans de nombreuses œuvres de Bach, a des rigueurs
mathématiques. À partir de l'Aria introductive, une sarabande lente et ornée,
fondée sur le motif de basse très répandu de la gagliarda italiana (gaillarde italienne), Bach
crée un univers en développement, qui regroupe de nombreux styles
musicaux : canons, fugues, gigues, chorals…. Ce développement se compose
de trente variations, séparées en deux grandes parties de quinze morceaux, la
seconde partie commençant par une ouverture. Après ces trente variations, Bach
clôt le cycle par une réitération de l'Aria, laissant suggérer que rien n'est
achevé. Cette transcription contemporaine est la plus acceptable du fait du
passage du clavecin à la guitare. On est dans la corde pincée et la relation
entre ces deux instruments paraît plus judicieuse que ce qui advient d la
transcription du clavecin au piano ou pour d'autres instruments. Il existe même
une transcription pour saxophone ! Quoique la facture de la guitare ajoute
des difficultés supplémentaires en terme de technique
de jeu. On s'en rend compte lorsqu'on assiste à l'interprétation en direct. Il
y a des variations qui paraissent extrêmement compliquées en terme
de positionnement des doigts et on est fortement impressionné lorsqu'on voit
ces deux jeunes gens les interpréter. Sans forcer le trait, ils demandent à
l'auditeur toute leur attention. C'est avec beaucoup de douceur qu'ils entrent
dans l'aria. On n'est pas dans une œuvre baroque, on est plutôt dans une œuvre
romantique par certains aspects de la transcription et même parfois dans une
écriture totalement contemporaine. Il faut oublier le matériau sonore
d'origine. C'est une composition totalement neuve pour guitares qu'il faut
écouter comme telle. Pendant l'exécution de cette œuvre, on ressent que ces
deux artistes se connaissent parfaitement et qu'il existe, malgré toute la
concentration que demande la partition de ces variations, une sorte d'aisance,
de décontraction, qui donne à penser que cela est aisé de jouer Bach. Que nenni
! Tout le paradoxe de ce compositeur est bien là. Combien de talent faut-il
posséder pour donner une telle impression. Le concert
a été enregistré par la société CLC productions, habituée à capter de la
musique classique et le parti pris du réalisateur nous donnera à voir, dans le
DVD, par son principe filmique du tout en très gros plans, l'hyper
concentration de ces artistes et la légèreté qui s'en découle. En deuxième
partie, les œuvres de Turina (Cinq Danses Gitanes) et d'Albéniz (Tango
et Mallorca), transcriptions du piano, paraissaient plus légères dans
leur composition mais tout aussi complexes à interpréter. Là, l'instrument et
le répertoire espagnol étaient en phase. Les guitares chantaient sous les
doigts de Sébastien Llinares et de Nicolas Lestoquoy.
Le soleil était de la fête même s'il pleuvait sur les jardins de Rochemontés. Stéphane Loison. Les Musiciens et la Grande
Guerre : Préscience-Conscience
Il y a de grosses institutions étatiques ou
d'autres aussi imposantes qui reçoivent beaucoup d'argent de l'État pour offrir
tous les soirs des concerts convenus avec, il est vrai, des artistes de grands
talents. Mais heureusement il y en a d'autres, plus inventives, qui arrivent
par mécénat à faire aimer la musique autrement, à soutenir de jeunes talents,
et surtout à faire un travail d'éducation auprès d'un public jeune qui ne va
pas souvent ou pas du tout au concert. C'est le cas des « Pianissimes » dirigés depuis dix ans par
Olivier Bouley et qui donnent un coup de jeune dans
le classique ! Ce 18 mars 2015, au Couvent des Recollets,
c'était encore « the place to be ! ».
A deux pas de la Gare de l'Est, ce couvent avait été, pendant la Grande Guerre,
transformé en hôpital militaire. Curieux hasard, le récital donné par Marc Mauillon et Anne Le Bozec se
voulait un hommage aux compositeurs de toutes nationalités, morts au combat
très jeunes, ou qui ont écrit des œuvres, à cette époque, en correspondance
avec ce qu'ils vivaient. La plupart sont restés inconnus n'ayant pas eu le
temps de se faire reconnaître. L'australien Kelly, mort au combat, les
allemands Stefan, Jürgens morts au combat, le belge
Antoine, mort au combat, l'anglais Butterworth, mort
au combat, le français Halfen, mort au combat,
l'anglais Gurney gazé qui ne s'en remettra jamais et
mourra dans un hôpital psychiatrique, le français Caplet qui gazé, arrêtera sa
carrière de chef d'orchestre, le français Février et le tchèque Shulhoff qjui combattirent l'un
contre l'autre. Ce dernier dans l'armée autrichienne ! Il mourût dans un camps de concentration en 1942 ! Ravel, Debussy,
Boulanger, Hahn, Roussel, ont écrit des mélodies en rapport avec cette
boucherie. C'est dans un silence quasi religieux, avec une présence importante
de jeunes lycéens que le duo Mauillon-Le Bozec a interprété des mélodies, des Lied de ces
compositeurs. Il n'y a pas assez de superlatifs pour dire combien ce récital a
été exceptionnel. Marc Mauillon, baryton Martin
magnifique qui chante aussi bien le baroque que Dusapin
ou Strasnoy, en passant par Debussy, Purcell, Lully,
nous a bouleversé par son sens de la mélodie, son phrasé, sa parfaite diction
et la force qu'il met dans ces œuvres très courtes mais au combien intenses.
Anne le Bozec, une des très grandes accompagnatrices
vocales, soutenait, participait, communiait, avec Mauillon
pour être à l'unisson. Rarement un duo nous a si totalement enchanté
et ému. Inutile de dire le triomphe que lui a fait le public du Couvent des Recollets à la fin du récital. Heureusement, les Éditions Hortus, encore une petite institution qui sait gérer
autrement, ont pour la commémoration de la Guerre 14-18, mis sur le chantier
une collection de CD, « Les Musiciens de la Grande Guerre », en
plusieurs volumes (dix sont déjà parus), dont
le N° 4 est consacré aux mélodies que nous avons pu entendre lors de ce
concert (Hortus CD 704). Ils étaient jeunes et
l'avenir leur semblait radieux, ils étaient belges, allemands, anglais,
australien, allemands ou français, ils ont exprimé à la veille du conflit, dans
leurs mélodies, avec un sens prémonitoire impressionnant, à la fois la
nostalgie d'un temps heureux révolu, la confrontation avec des thèmes éternels
comme la vie, l'amour, la mort. Savaient-ils que leurs vies allaient être
ravagées ? Les survivants, tentant de surpasser amertume et tristesse,
trouvèrent la force de chanter l'espoir ou la paix qu'ils croyaient retrouver.
Debussy, Boulanger n'ont jamais su la fin de cette
immonde histoire. Marc Mauillon et Anne Le Bozec, avec tout leur talent conjugué, cent ans après, ont
fait revivre ces jeunes compositeurs au Couvent des Récollets et avec ce disque
indispensable. Stéphane Loison.
***
L'ÉDITION MUSICALE
OPERA
– COMEDIE MUSICALE Bernard
COL (musique), Bernard COL et Cécile PRUNET (scénario et livret) : Juan et le Talisman brisé. Opéra pour chœur d'adolescents et voix
solistes. Delatour : DLT2505. Présentée comme assez
facile, cette œuvre devrait connaître un grand succès car si on a maintenant un
répertoire assez important pour les chœurs d'enfants, peu de choses ont été
écrites pour chœur d'adolescent. On pourra trouver tous les détails concernant
cette œuvre sur le site de l'éditeur. Disons simplement que l'histoire est une
sorte de tragi-comédie dont le dénouement n'est pas sans rappeler celui du Cid de Corneille ("Dieu !"
soupire à part soi la plaintive Chimène, qu'il est joli garçon l'assassin de
Papa !"). L'œuvre a donc tout pour séduire. L'écriture en est à la fois
moderne et… pédagogique. On sent que l'auteur est un homme de terrain ! CHANT Guy
SACRE : Cinq Poèmes
d'Apollinaire pour Baryton et piano.
Symétrie : ISMN 979-0-2318-0744-8. L'éditeur nous précise que
Guy Sacre n'appartient à aucune école… mais c'est pour notre plus grand
plaisir ! Après avoir longuement hésité, l'auteur a écrit ce petit cycle
dont il a senti « la cohérence, le climat de mélancolie et de
regret ». La musique fait corps avec les poèmes à la fois présente et
discrète. Guy
SACRE : Cinq poésies de Georges Schehadé pour
voix moyenne et piano. Symétrie : ISMN 979-0-2318-0022-7. Trois poésies de Georges Schehadé pour voix moyenne et piano. ISMN 979-0-2318-0024-1. Ces deux recueils sont
consacrés à la mise en musique de poésies de Georges Schéhadé, poète et auteur
dramatique libanais de langue française, né en 1905 et mort à Paris en 1989. On
retrouve dans ces deux recueils toutes les qualités de simplicité mélodique et
de raffinement harmonique de Guy Sacre. Bien que les poèmes soient du même
auteur, le compositeur a bien écrit deux cycles qu'on se gardera bien, selon
son désir, de mélanger. Chaque recueil forme un tout indivisible. CHANT
CHORAL Max
D'OLLONE : L'Été sur un poème de Victor Hugo. Chœur et
orchestre. Réduction pour voix et piano de Franck Villard. Symétrie : ISMN
979-0-2318-0630-4. Cette pièce écrite en 1894
par Max D'Ollone (1875 – 1959) pour le concours du
Prix de Rome, est évidemment une œuvre de jeunesse, mais qui, malgré le côté
académique requis, est fort belle et est bien loin de manquer d'intérêt. On en
jugera par l'extrait disponible sur le site de l'éditeur, dans la version voix
et orchestre, qui a fait l'objet d'un enregistrement. Cette version originale
est également disponible chez l'éditeur. Camille
SAINT-SAËNS : Chœur de sylphes sur un poème d'Etienne de Jouy. Réduction
pour voix et piano de Vincent Boyer. Symétrie : ISMN 979-0-2318-0466-9. Comme l'œuvre précédente,
il s'agit d'une composition de 1852 en vue du Grand Prix de Rome. Là encore, le
côté « obligé » de la composition ne nuit en rien à sa qualité
musicale. On en jugera par l'extrait de l'enregistrement qu'on peut écouter sur
le site de l'éditeur. Saint-Saëns rend parfaitement le caractère léger et dansant
des célèbres sylphes… Il est bien agréable de découvrir des œuvres de cette
qualité. PIANO Julian Rowlands : Klezmer Piano Collection. 22 tunes from the Klezmer and Yiddish traditions pour piano solo. Niveau moyen. 1 vol. 1 CD.
Schott : ED 13678. Voici un volume très
attachant et très bien réalisé. En plus des vingt-deux pièces présentes dans ce
recueil, on y trouve un aperçu de l'histoire de la musique juive d'Europe de
l'Est ainsi que des notes détaillées, fort utiles, sur ces musiques et la manière
de les interpréter. Ajoutons que le CD, enregistré par l'auteur, est à lui seul
le meilleur exemple d'interprétation ! Carsten GERLITZ : Schellack-Hits &
Evergreens. 16
inoubliables mélodies. 1 vol. 1 CD.
Moyen. Schott : ED 22287. Comment ne pas craquer
devant ces airs internationalement connus des années vingt, trente et quarante
où l'on retrouve Ce n'est qu'un rêve, un
joli rêve, Lili Marlène, Je t'ai donné mon cœur et tant d'autres…Ajoutons
que les arrangements sont faits avec beaucoup de goût : une légère
modernisation laisse cependant intacte les harmonies et les rythmes originaux.
Voici une réussite totale qu'on pourra tout simplement écouter grâce au
délicieux CD qui est joint à l'album, enregistré par Carsten Gerlitz lui-même. Karel
HUSA : Concertino pour piano et
orchestre op. 10. Réduction pour deux pianos. Schott : ED 22028. Voici une œuvre très
attachante de ce compositeur tchèque né en 1921 qui l'a écrite lors de son
séjour à Paris où il a étudié avec Arthur Honegger et Nadia Boulanger. On
pourra en écouter la version avec orchestre à https://www.youtube.com/watch?v=Stcoi1yvySM Trois mouvements se
succèdent : Allegretto moderato, Moderato molto et Allegretto moderato. La
version pour deux pianos ne peut que difficilement rendre compte de la richesse
et de la délicatesse de l'orchestration. Mais la poésie, la fougue et la
truculence de l'œuvre s'y retrouvent pleinement. Léonard BERNSTEIN : Complete
anniversaries for piano. Boosey & Hawkes : BHI24675. Voici réunies en un seul
volume les quatre recueils d' « anniversaries »
composés entre 1942 et 1988 en l'honneur de personnalités amies. On ne peut ici
détailler ces quatre recueils qui font au total cinquante courtes pièces d'une
grande beauté. Il faudra les déguster une par une pour en gouter tout le charme
et toute la diversité. Nicolai KAPUSTIN :
Sonate n° 11, « Twickenham »
op. 101 pour piano. Schott :
56 199. Né en 1937, ce compositeur a écrit de
nombreuses sonates pour piano et pas moins de six concertos. Cette sonate,
composée en 2000, comporte trois mouvements : Allegretto, Larghetto et
Agitato. Elle allie une structure classique à un langage harmonique et
rythmique essentiellement emprunté au jazz. L'œuvre est évidemment difficile
techniquement mais mérite pleinement l'effort qu'elle demande car elle est
d'une très grande richesse d'invention et de lyrisme. Arletta
ELSAYARY : Kaléidoscope pour piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2845. Voici effectivement une
pièce aux multiples facettes qui se succèdent dans un rythme rapide évoquant
parfois celui de la samba. L'une des facettes possède un côté un peu
mélancolique à cause du ré mineur dominant. Anne-Virginie
MARCHIOL : La vallée des fleurs pour piano. Elémentaire. Lafitan : P.L.2843. De forme ABA, cette vallée
des fleurs ne manque pas de charme. Après une première partie légère en forme
de valse, soudain, le vent se lève en 4/4 pour un passage mouvementé et
haletant, puis le vent s'apaise et la jolie valse du début revient et
s'évanouit lorsque survient le crépuscule. Le tout est bien agréable. Christine
MARTY-LEJON : Incertitudes pour piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2846. L'œuvre commence par cette
citation d'Alfred de Musset : « L'inquiétude est, de tous les
tourments, le plus difficile à supporter » et elle se termine par cette
autre citation, cette fois-ci du poète, littérateur et diplomate québécois
Robert Choquette « Au cœur de l'incertitude, il y a toujours l'espoir, si
fragile soit-il ». A chacun de sentir ce qu'exprime cette pièce,
comprenant une partie très affirmative enchâssée entre deux valses pleines…
d'incertitudes ! Le tout est fort joli et plein de poésie et de
délicatesse. Alain
QUERLEUX : Une petite romance pour piano. Elémentaire. Lafitan : P.L.2970. Certes, il s'agit d'une
romance, mais pas à l'eau de rose ! Les changements de mesure, de rythme,
de paysage sonore font de cette romance une expression de toutes les passions.
Le jeune interprète devra s'y livrer avec passion, mais le résultat sera à la
hauteur des efforts consentis ! L'ensemble est tourmenté et romantique à
souhait ! Michaël
SEBAOUN : Trois préludes pour piano. Assez difficile. Delatour : DLT2498. Ecrits entre 1999 et 2001,
ces trois préludes ont chacun leur caractère. Tandis que le premier forme une
succession d'accords ponctués par moments par des basses, le deuxième égrène de
lentes doubles croches d'où émerge une mélodie. Le troisième « In memoriam
Chopin » s'inspire librement d'une forme familière à ce dernier, avec une
mélodie de main droite suspendue au-dessus de longs arpèges en aller et retour
de la main gauche. Le tout est plein de poésie et conforme à la délicatesse
d'écriture de l'auteur. Wilhelm
CRAMER : Lydia Quadrille. Transcription de Jean-François Pailler
pour piano à quatre mains. Moyenne difficulté. Delatour :
DLT2483. Quel qu'étonnant que soit
le fait que cette pièce ait pu être écrite à la fin du XVIII° siècle, ne
boudons pas notre plaisir ! Cette transcription à quatre mains d'un
original à six mains est bien plaisante et les classes de piano devraient avoir
un grand plaisir à travailler les différentes pièces de ce quadrille à la
française, genre qui fit les beaux jours des salons, du premier empire à la fin
du second et même sous les débuts de la troisième république ! La
transcription est tout à fait réussie et on pourra l'écouter in extenso sur le
site de l'éditeur ou sur You tube. VIOLON Gualtiero DAZZI : La mémoire du soleil. Violon
et piano. Assez difficile. Dhalmann : FD0458. On ne peut que citer ce
que l'auteur dit lui-même de son œuvre : « L'œuvre commence dans un climat suspendu, baigné par la lumière
matinale d'une mélodie qui se déploie et devient de plus en plus lyrique et
dramatique. Cette ligne, tendue et sans résolution harmonique, guide l'écoute
vers une deuxième section où la partie de piano se « souvient » dans
sa figure rythmique du premier Intermezzo de l'opus 117 de Johannes Brahms.
Puis une brève section cite, toujours au piano, quelques fragments de mon Tombeau de Claudio Abbado. Enfin, les
deux instruments retrouvent le climat apaisé du début de l'œuvre, tout en
citant le début de ma pièce pour violon seul Au seuil du sens. ». Ajoutons seulement que
l'ensemble est à la fois lyrique et poétique, et devrait séduire ses
interprètes. Jean-Christophe
ROSAZ : Cantilena una e due pour violon seul. Assez facile. Delatour : DLT2423. Comment mieux que l'auteur
décrire ces deux petites pièces : « J'ai choisi ce titre de «
cantilène » pour sa douce sonorité qui évoque la dimension rêveuse du monde de
l'enfance. Ces deux chansons sont deux petites pièces destinées aux élèves de
violon possédant déjà une bonne technique. Elles sont pareilles à deux sortes
d'êtres fantastiques tout droit sortis des légendes, pour la première un gnome
facétieux, dans la seconde un troll des forêts plus fantasque que l'on tente de
saisir sans jamais y parvenir, une allégorie ludique de la musique qui toujours
nous échappe. » Il suffira de susciter l'imagination des jeunes interprètes
pour qu'ils puissent exprimer tout le contenu émotionnel qui se trouve derrière
les notes. ALTO Kurt
SASSMANNSHAUS : Konzertstücke für bratsche und klavier (Choix de Pièces de concert pour alto et
piano). Bärenreiter : BA 9697. Grieg, Fauré, Dvořák, Wieniawski figurent
en bonne place dans cet album de pièces qui pourront aussi servir de
« bis » dans des récitals. Le choix est à la fois éclectique et
judicieux et rendra service aux altistes tout en leur faisant découvrir
d'autres pièces moins connues mais non moins intéressantes. FLÛTE
A BEC Jean-Christophe
ROSAZ : Three wise monkeys pour 3
flûtes à bec ténor. Delatour : DLT2474. Commandée et créée par le
« Polyphonica Ensemble » en août 2013 en
l'église Saint Merry à Paris, cette œuvre évoque en
trois parties la sculpture japonaise attribuée à Hidari
Jingoro (1594-1634) dans le sanctuaire Tōshōgū à Nikko (Japon). Kikazaru
(sourd), Mizaru (l'aveugle) et Iwazaru
(muet) : les noms de ces trois singes, qui couvrent de leur main la partie
du visage correspondante, signifient littéralement: «Je n'entends pas ce que je
ne devrais pas entendre", "je ne vois pas ce que je ne devrais pas
voir » et « je ne dis pas que je ne devrais pas dire ". Le propos de l'auteur a
donc été de suggérer par une musique à la fois légère et spirituelle qui
convient parfaitement aux trois flûtes à bec le caractère à la fois
philosophique et malicieux de cette maxime de sagesse chère à Gandhi. On pourra
écouter l'œuvre intégralement, lors de la création, sur le site de l'éditeur ou
sur You tube. CLARINETTE Marie-Luce
SCHMITT : A l'Opéra pour clarinette et piano. Fin de 2ème
cycle. Lafitan : P.L.2789. Construite sur plusieurs
thèmes dont on pourra rechercher l'origine, cette pièce met en œuvre toute la
musicalité et la beauté du timbre de l'instrument dans une évocation de l'Opéra
tout à fait réussie. SAXOPHONE Jean-Philippe
RAMEAU : Concert Rameau. Suite extraite de ses opéras pour quatuor
de saxophones. Arrangement : Jean-Louis Couturier. Sempre
più : SP0144. Quelle excellente idée que
cet arrangement sorti à point nommé pour l'année Rameau mais dont l'intérêt
dépasse de beaucoup cette occasion. On a trop souvent oublié l'importance de
Rameau à la fois comme compositeur et comme théoricien. Ce sera une excellente
occasion de faire découvrir ce musicien à des instrumentistes qui risqueraient
autrement de ne jamais le connaître « de l'intérieur » c'est-à-dire
en s'appropriant vraiment sa musique. La transcription, très bien réalisée, est
d'une grande fidélité. Airs connus et moins connus se succèdent. Rappelons que
le quatuor est composé d'un soprano, d'un alto, d'un ténor et d'un baryton. TROMPETTE Roland
CHAGNON : La mélo-mélodie pour trompette en ut et piano. Moyen. Delatour :
DLT1814. Cette « mélo-mélodie »,
comme l'indique son titre, est pleine de surprises, mélodiques, harmoniques,
rythmiques… Il y faudra beaucoup d'intelligence musicale pour passer en
quelques mesures d'un paysage à un autre pour terminer par un fff jeté
sans ralenti à la tête et aux oreilles de l'auditeur. L'ensemble est bien
réjouissant et fait appel à toutes les qualités des deux interprètes. COR Anthony
de WARENS : Andantino misterioso pour
cor naturel en mib et piano. 3ème cycle. Sempre più : SP0151. Cette pièce de facture
classique est bien tonique et bien réjouissante. Elle comporte une cadence du
plus bel effet. Le titre résume pleinement le contenu. Il y a beaucoup de
plaisir en vue tant pour l'interprète que pour les auditeurs. Pascal
PROUST : Un jardin japonais pour cor et piano. Fin 1er
cycle. Sempre più : SP0125. Les paysages se succèdent
avec bonheur dans ce jardin. La promenade commence « Maestoso » puis
se poursuit andante et allegro avant de revenir à une fin plus apaisée.
L'ensemble est empreint de poésie et de lyrisme. Le tout est fort agréable. Claude-Henry
JOUBERT : Fanfare, choral et
final. Divertissement pour 3 cors en
fa ou un ensemble de cors multiple de 3. 2ème cycle. Sempre più : SP0154. Voici un triptyque fort
bienvenu. A une brillante fanfare succède un choral qui évoque évidemment le
grand Jean-Sébastien. Sans doute sera-t-il nécessaire de faire entendre aux
élèves quelques chorals bien choisis pour qu'ils soient capables de suivre les
conseils de l'auteur (nuances et phrasés sont à la discrétion des interprètes)
avec un minimum de discernement… On s'estimera heureux s'ils ne disent pas
« qu'une chorale, ça s'écrit avec un e ».
Quant au final, « joyeux », il réjouira, n'en doutons pas, les jeunes
interprètes. Charles-Ferdinand
DUBOIS : Concerto de cor simple pour cor naturel (ou cor chromatique) et
piano. Restitution : Jean-Louis Couturier. 3ème cycle. Sempre più : SP0118. Cet auteur prolixe de la
fin du dix-neuvième siècle (1849-1899) a surtout écrit de la musique « de
genre », polkas, quadrilles, mazurkas (y compris une mazurka électorale…)
mais aussi un concerto pour cor et piano. C'est ce concerto qui nous est
restitué ici. Les différents mouvements s'enchaînent sans interruption, avec
des caractères variés. Le piano, véritable orchestre, n'est pas un simple
accompagnateur mais prend sa part comme il est normal dans un concerto.
L'ensemble s'écoute avec un intérêt certain. PERCUSSIONS David
LEFEBVRE : Together pour
ensemble de percussions. Collection « Petits ensembles ». Moyen. Lafitan : P.L.2815. Cet ensemble dans lequel
seules les timbales jouent le rôle d'instrument mélodique est donc
essentiellement basé sur les contrastes de timbres et de rythmes. L'ensemble
est construit sur les quatre sons fa, lab, do, mib qui rythment toute la pièce. Jean-Sébastien
BACH : L'Offrande musicale. Bwv 107 pour
deux vibraphones et deux marimbas. Transcription Quatuor Beat. Assez difficile.
Dhalmann : FD0421. Quelle excellente idée que
cette transcription réalisée avec goût et dans une grande fidélité à
l'original ! Souhaitons que beaucoup de classes de percussions s'en
emparent et fassent ainsi découvrir à leurs élèves cette nourriture céleste que
constitue l'œuvre de J.S. Bach… Sylvie
REYNAERT : Rendez-vous. Grand ensemble de percussions. Assez
facile. Dhalmann : FD0464. Ce grand ensemble reste à
géométrie variable puisque la partie de contrebasse est optionnelle et que les
parties de clavier peuvent être doublées. Le tout est écrit pour xylophone,
vibraphone, marimbas, cymbales, temple blocks, tambourin, toms. L'ensemble est
assis sur un fa mineur obsédant. Ce sera une excellente école pour la musique
d'ensemble. MUSIQUE
D'ENSEMBLE Jean-Marc
MORIN : 4 pièces pour flûte et synthétiseur. Difficile. Delatour : DLT2293. Ces quatre pièces forment
un ensemble mais peuvent être aussi exécutées séparément. Il s'agit d'une
musique atonale employant toutes les techniques contemporaines de la flûte et
traitant le synthétiseur comme un instrument à part entière avec une partition
très écrite. L'auteur nous rappelle que nous sommes dans le domaine du
« son-relief » et que la sonorisation de l'auditorium fait partie de
l'œuvre. C'est donc à découvrir. Jean-François
PAULÉAT : Archet-Type pour quatuor à cordes. Moyen. Delatour : DLT2248. Composé de cinq mouvements
(Danse, Romance, Petite valse, Marche et Mélodie populaire), Archet-Type a été
écrit en 2004 pour une formation « quatuor à cordes ». Chaque mouvement est
bien caractérisé. L'ensemble est plein de charme et ne devrait pas effrayer les
auditeurs, ce qui est un vrai compliment. Souhaitons beaucoup de succès à cette
œuvre abordable par des quatuors chevronnés certes, mais pas forcément
virtuoses. Jean-Marc
MORIN : Concrétions pour piano et synthétiseur non
obligatoire. Delatour : DLT2294. Le synthétiseur est
« non obligatoire » mais hautement souhaitable, encore que son
absence permette une autre approche de la pièce qui demandera de toute façon à
être sonorisée pour renforcer l'atmosphère et donner la sensation des trois
dimensions souhaitées par l'auteur. Il s'agit d'une œuvre difficile et très
exigeante. Éric
LEBRUN : Ricercare pour saxophone soprano et orgue. Moyen. Delatour : DLT2413. Il s'agit ici du cinquième
mystère extrait des XX Mystères du
Rosaire op.10, œuvre dont nous avons rendu compte dans notre Lettre n° 58
d'avril 2012. Il s'agit ici d'une version pour saxophone soprano en sib et Grand Orgue. On se reportera donc,
pour l'analyse de l'œuvre, à la Lettre ci-dessus indiquée (consultable,
rappelons-le, sur le site de L'Education Musicale). Notons simplement qu'il
s'agit d'une œuvre profondément mystique et méditative. Sylvie
REYNAERT : Pluie magique. Ensemble de percussion, piano et
contrebasse. Assez facile. Dhalmann : FD0465. Cette pièce est un peu à
géométrie variable puisque l'auteur précise que la partie de piano est
optionnelle, que la contrebasse peut être remplacée ou doublée par un marimba,
et que les parties de clavier peuvent être doublées à volonté… Le tout est fort
agréable et ne présente pas vraiment de difficulté : cette pièce devrait
rencontrer un accueil très favorable. Julien BRET : Sonatine pour violon et clavier « De la
Seine à la Mer Noire », LE CHANT DU MONDE (www.chantdumonde.com ), Paris, 2015, VP4928, 16 p. (+
encart partie soliste, 5 p.) – 13, 44 €. Cette
Sonatine de Julien Bret (*1974) —
compositeur, concertiste et organiste —, œuvre de commande des Éditions Le
Chant du Monde, a été créée à Sotchi (Russie) en février 2015, lors du Winter
International Arts Festival, par Alexander Trostiansky
(violon) et Hervé Désarbre (orgue). L'œuvre, dont
l'accompagnement peut aussi être réalisé au clavecin ou au piano, est
structurée en trois mouvements contrastés : Allegro (avec un discours assez volubile), Mélodie et Valse à 3/4.
La mélodie au violon coule de source ; l'accompagnement, essentiellement
en accords, confère à l'ensemble son assise rythmique. L'excellente gravure
signale de façon précise le tempo, les nuances et les sonorités voulues par
Julien Bret et, pour l'interprète, la technique violonistique (arco, pizzicati), le phrasé, les notes
d'ornement permettant d'évoquer ce vaste parcours :
De la Seine à la Mer Noire. Édith Weber.
***
LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE
Jean-Louis RÉBUT : Atout-chœur. Un demi-siècle de direction chorale. Entretiens
avec Jacqueline Heinen, Paris,
L'HARMATTAN, Collection : Graveurs de Mémoire, Série :
Entretiens/Arts et Vie culturelle, 2015, 105 p. 12, 50 €. Le genre littéraire
des « entretiens » exige beaucoup d'esprit critique et de
discernement ; il s'agit de faire un choix dans les renseignements et de,
parfois, susciter des questions complémentaires. Le titre :
« Atout-chœur » est déjà, en lui-même, très révélateur ;
c'est le mérite de Jean-Louis Rébut (né à Paris, le 2
juillet 1937) — philosophe, organiste formé par Pierre Cochereau, si bien
préparé au chant grégorien par Dom Gajard (Solesmes)
et au métier de chef de chœur par César Geoffray et
Michel Corboz, fondateur de 22 ensembles vocaux et
instrumentaux, également conférencier et poète — d'évoquer avec la sociologue
Jacqueline Heinen un demi-siècle de direction
chorale. Ses entretiens avec celui qui a pu affirmer : « Je suis un chef
de chœur professionnel qui dirige également des orchestres » sont rédigés
d'une plume alerte, étayés d'illustrations authentiques : concerts, critiques,
photos, pages de titre, lettres… et complétés par une biographie et une
discographie. Dès sa première rencontre en 2010, Jacqueline Heinen
a constaté que « chanter avec Jean-Louis Rébut,
c'est avoir en face de soi un chef exigeant vis-à-vis de ses choristes, mais
surtout exigeant vis-à-vis de lui-même et qui s'efforce de répondre aux
injonctions formulées à son propre endroit sur le mode de l'infinitif :
entrer en harmonie, créer un cocon d'énergie, tisser des liens entre les
choristes, être fidèle à soi-même, ne pas craindre la critique » (p. 9). Les lecteurs
apprendront comment Jean-Louis Rébut est venu à la
musique, depuis ses activités de choriste jusqu'à celles de chef et directeur
de chœur ; comment il a si bien réussi à transmettre le « plaisir
physique de chanter » ; comment il a été formé en tant que chanteur
et compositeur ; comment il a été séduit par les « polychoralies ». Pour lui, la musique est « la
maîtresse la plus exigeante qu'on puisse imaginer ». Il a inséré la
musique contemporaine dans ses programmes, notamment avec des chorales
d'enfants comme Les Pueri, la Maîtrise du
Conservatoire populaire de Genève, lorsqu'il y résidait. Installé à Cluny, il a
fondé la Capella Cluniacensis et lancé des masterclasses de plain-chant grégorien. Il a régulièrement
organisé à l'étranger des concerts qui furent pour lui une expérience
« très gratifiante ». S'il n'a pas eu d'élèves chefs de chœur, il a
aidé de nombreux amis à monter des chorales, à
sélectionner un répertoire, et leur a prodigué de nombreux conseils. Il met
l'accent sur la transmission et
rappelle qu'« il faut avoir de l'enthousiasme, une capacité
d'enthousiasmer les autres », qu'« Il ne faut pas diriger pour soi.
Il faut animer le chœur ». En
1992, il s'est rallié à l'Église assyrienne, car il fallait qu'il se marie
selon le rite orthodoxe. Il a beaucoup appris des Orthodoxes comme des
Protestants. Sa conclusion est lourde de sens : « Parmi les centaines de
chemins croisés, harmonisés, en partage et en amitié, je voudrais adresser mon
salut à chacun d'entre vous : De tout cœur… à Atout – Chœur ! » Édith Weber. Jean-Michel BARDEZ, Jean-Paul DESPAX (dir.) : Formation musicale-Formation du musicien, Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), 2015, BDT0012, 290 p. -32 €. Exit le solfège
rébarbatif d'antan où les futurs musiciens devaient ânonner et répéter inlassablement
des phrases musicales, sans en saisir le support esthétique, et jongler entre
diverses clés à une vitesse métronomique imposée. Place à la « Formation
musicale » intelligente et rentable, spéculant sur la pensée
didactique (et non sur l'automatisme solfégique).
Autant d'allusions aux méthodes Jaques-Dalcroze (Suisse et France) et Martenot
(France), pour acquérir les indispensables « fondamentaux » ;
autant d'expériences et de témoignages de musicologues, professeurs
(enseignement artistique, y compris CNSMP), animateurs, chefs de chœur,
interprètes, instrumentistes, compositeurs et même psychothérapeutes. Certains
modèles pédagogiques proviennent de Finlande, Russie, Belgique et du Canada
francophones et d'Italie. Bref : une ouverture vers l'avenir à partir,
entre autres, des suggestions d'Isabelle Rétaillau-Matry et pour — selon l'optique de François Delalande —
« entrer dans la musique par la création », sans oublier les
contextes historiographiques, comparatifs, informatiques. Ce bilan de sept
années de recherche — véritable plaidoyer pour la formation pluridisciplinaire
des musiciens — converge vers la conclusion de Jean-Michel Bardez et Jean-Paul Despax : « Toute pratique pédagogique [musicale]
se nourrit nécessairement de la pensée réflexive, de l'histoire et de la
recherche » (p. 11). Édith Weber. Barbara WOJCIECHOWSKA (dir.)
: De la musique
avant toute chose. Notes linguistiques et littéraires, Paris,
L'HARMATTAN (www.harmattan.fr), 2014, 168 p. – 17 €. Paul Verlaine, mort
en 1896, serait peut-être surpris que son adage bien connu serve de titre à un
ouvrage du XXIe siècle. Toutefois, cette étude concerne les relations entre la
littérature et la linguistique, discipline scientifique lancée au XXe siècle
dans le sillage de Ferdinand de Saussure (1857-1913). Ces actes du Colloque
International de Lecce (novembre 2012) regroupent, outre la Préface, dix textes de divers auteurs
évoquant les « problèmes d'entente entre le librettiste et le
compositeur » ; rappelant que « la musique n'est pas dans les
paroles : exemples de Verlaine, Baudelaire, Fuzelier » ;
abordant les « Stratégies métriques et traduction des textes
chantés ». Les poètes ont pu être influencés par la pensée musicale :
c'est le cas du Phèdre de Racine.
D'autres communications concernent : « Discours et musique dans Maximilien Kolbe (1988).
Opéra d'Eugène Ionesco et de Dominique Probst » ; « Musique et
Institutions onusiennes. La musique dans les discours de l'UNESCO et de
l'UNICEF » ; « De l'opéra français avant toute chose. Pierre
Perrin, premier théoricien de l'opéra français ». D'autres aspects sont
abordés : « musique, mémoire et souffrance sonore… » et les « aspects sociolinguistiques et fonctions
rhétoriques du langage rap en France »… : autant de réflexions
enrichissantes à propos des relations entre musique et littérature, métrique
musicale et métrique littéraire, et des « associations comme poésie,
chant, rythme, voix, musicalité, mélodie, harmonie, dissonance, timbre,
chanson, genre ». Ces nouvelles perspectives faciliteront l'interrogation
sur la primauté du texte par rapport à la musique et permettront de mieux
appréhender notamment l'esthétique des émotions et la sociolinguistique. Édith Weber. Jean-François
Robin : Bach Jean Sébastien « Naissance d'une
Vocation ». 1 vol Riveneuve Editions, 192
p, 10 €. Jean-François Robin est directeur de la
photographie. Il a travaillé avec Claude Sautet, Jacques Demy, Philippe de
Broca, Jean-Jacques Beneix. Il est aussi l'auteur de
plusieurs essais sur le cinéma et de romans de fiction. « La Disgrâce de
Jean Sébastien Bach » a reçu en 2003 le prix de l'Académie Française et a
été adapté au théâtre avec Sophie Deschamps et créé au festival d'Avignon en
2009. Jean Sébastien Bach « Naissance d'une Vocation » raconte à la
première personne sa jeune vie, ses aventures, ses voyages, sa découverte de la
musique et les fulgurances de sa virtuosité. Ce livre est une biographie qui
fait partie d'une collection intitulée « La Naissance d'une
Vocation », savoir sur les moments de la jeunesse, qui ont participé à la
reconnaissance d'un artiste dans son domaine. Pour ce qui est de JS. Bach, le
point est de savoir pourquoi il est devenu le génie qu'on connaît. On ne sait
quasiment rien sur sa jeunesse. Toutes les biographies existantes sont peu prolixes
à ce sujet et quelques fois, énoncent des faits qui ne concordent pas. Bach a
été orphelin à neuf ans. Toutes les biographies de Bach sont basées sur celle
de Forkel, écrite au début du XIXème siècle. Il avait
rencontré Wilhelm Friedmann, le fils de Jean Sébastien, qui a raconté
énormément de choses sur son père. Contrairement à son frère, qui a vendu les
œuvres originales de son père, Wilhelm a voulu garder des traces de la vie de
celui-ci. Pendant un siècle Bach a été totalement oublié, c'est Mendelssohn qui
l'a fait revivre. L'énorme avantage quand on ne sait rien, c'est qu'on peut
supposer. Et tout ce que est supposé dans ce livre,
paradoxalement, à travers les recherches de l'écrivain, les recoupements qu'il
a faits, font que ce qu'il a écrit est vrai. Par exemple, lorsque Bach a
quatorze ans, il change d'école parce que son frère, qui ne peut plus subvenir
à ses besoins, lui trouve une autre école. Cette école est à 350 kilomètres et
donc il doit faire ce chemin à pied. Toutes les biographies le disent. Mais
elles ne disent rien de plus. Grâce à ses recherches, l'écrivain s'est aperçu
qu'il y avait des villes où JS Bach avait des oncles, des gens de sa famille.
Certains étaient organistes et étaient sur le trajet. Grâce à internet,
l'auteur a consulté les cartes de l'époque et a pu refaire un itinéraire exact
avec les étapes que Bach a dû faire pour
retrouver sa famille. Il a fait le trajet avec un copain qui allait dans la
même école que lui. Il est facile d'imaginer des choses qui pouvaient arriver à
quelqu'un comme lui à cette époque. Tout ce qui parle de la musique de Bach est
vrai. Le livre est très fidèle à la chronologie et fidèle à l'œuvre écrite. Le
roman va jusqu'aux vingt-et-un ans de Bach, au moment où il va se marier. Bach
a su très tôt qu'il était un grand musicien. Déjà des membres de sa famille,
eux aussi de grands musiciens, le lui disaient. Le style de ce livre est
fluide, limpide, et permet de s'imaginer parfaitement l'époque, le comportement
des gens de cette Allemagne du XVIIIème siècle. Cette fausse vraie
autobiographie nous fait comprendre de manière très simple ce que pouvait être
la passion pour la musique qu'avait cet adolescent d'exception. Jean-François
Robin nous plonge dans un monde inconnu où fugues, chorals, canons, arias,
toccatas, préludes accompagnent sans cesse Jean Sébastien Bach tout au long de
ses vingt premières années. C'est dans ces années là qu'il prendra conscience
de la valeur de sa musique, qu'il se forgera l'étoffe d'un grand compositeur.
Un livre tonique à mettre entre toutes les mains. Stéphane Loison. Étienne Bours : La musique irlandaise. Préface de Gilles Servat. Éditions Fayard,
collection « Chemins de la musique », 2015, 576p, 15,3 x 23,5. 28,- € Le sujet est complexe et mérite indéniablement
un ouvrage d'importance dans notre langue. Étienne Bours,
journaliste spécialisé dans les musiques du monde, vient de publier, chez
Fayard, dans la collection « Les chemins de la musique », un livre
consistant, abondant en informations diverses. La Table des matières,
copieuse autant qu'ambitieuse, propose deux parties distinctes :
« l'histoire du pays et de son peuple telle qu'elle apparaît dans les
chansons » puis « l'histoire de la musique irlandaise, ses racines,
ses évolutions et ses transformations ». L'auteur a raison de préciser,
dans son propos liminaire, que son travail ne relève pas de la musicologie car
« c'est un essai sur les liens entre une musique et un peuple, à travers
l'histoire » (p. 18). En effet, cette approche, de prime abord, semble
véritablement pertinente, ce qui serait le cas à condition de ne pas fonder
uniquement sa recherche et sa présentation sur telle idéologie esthétique,
politique ou autre. En ce domaine aussi vaste que mystérieux, la frontière
s'avère ténue. De toute évidence, l'histoire des hommes est faite de
souffrances et de joies, de victoires et de défaites. Le chant populaire
l'atteste toujours avec force, parfois de manière plus affective, d'autres
fois, sur un ton plus mythologique. En l'occurrence, il est curieux que la
référence – au demeurant fort intéressante – au cycle de Fionn
ait été anglicisée (p. 19), ce qui indique la difficulté que l'on rencontre
généralement à l'évocation de la mythologie celte. Nombre de peuples ont chanté
avec intensité leurs sentiments et leurs pensées, ont entretenu une tradition
faite de foi en la vie malgré tous les découragements et les tragédies
humaines. S'agissant de l'Irlande, plus spécialement, son histoire est ponctuée
par des drames, des combats d'une grande cruauté. Avec le recul, il semble bon
de rester distant, à la façon des grands historiens britanniques tel un Thomas
Babington Macaulay (1800-1859) qui a su, avec beaucoup de poésie et
d'imagination, montrer les multiples facettes de l'existence de manière
nuancée, sans tomber dans le piège d'un manichéisme qui opposerait en
permanence les bons et les méchants. La vie n'est pas si schématique, le chant
populaire et le folklore n'ont rien de simpliste. Précisément, les
affrontements entre Irlandais eux-mêmes, catholiques et protestants, entre
Irlandais et Anglais relèvent-ils, malgré leurs violences inouïes, d'une
complexité parfois difficile à saisir sans tomber dans les pièges de
l'anachronisme. Il est un autre problème, plus esthétique probablement, qui
fait de la musique irlandaise, telle que notre époque la saisit, un espace
sonore de confusion entre la spontanéité qui nous vient du fond des âges et une
expression dont le langage populaire est parfois métissé avec des musiques plus
faciles sinon davantage destinées à une production commerciale. Tous ces mots pour dire la perplexité qui
m'anime à la lecture de ce livre, presque trop riche en détails, dont quelques
chapitres sont plus intéressants que d'autres et certains quelque peu marqués
par une vision unilatérale de l'histoire et une mauvaise compréhension du mot folk-lore (« savoir du peuple », dans sa
signification originelle). Par exemple, Oliver Cromwell (1599-1658) – qualifié
de « sanguinaire » (p. 59) – dont la forte personnalité a
indéniablement choqué l'histoire et les relations avec l'Irlande mais qui, pour
autant, n'était pas non plus un monstre absolu. Du point de vue du chant
populaire en tant qu'expression épidermique, il pouvait l'être mais de celui
plus nuancé de la psychologie de l'histoire, il a incarné des positions un peu
plus harmonieuses notamment en ce qui concerne le folklore musical qu'il a
privilégié d'une autre façon. En cela, je n'opposerais pas – pour ce qui
concerne leur fond commun – les folklores car, en effet, les Anglais ont en un
également et de belle facture. Justement, au fur et à mesure de la lecture de
ces nombreuses pages, je ressens chez l'auteur – mais c'est peut-être
inconscient de sa part – comme une sorte de dévalorisation sous-jacente du
folklore musical anglais. Il aurait bien tort car celui-ci constitue un
véritable trésor de même que ceux du Pays de Galles et de l'Écosse. Pour ce qui
concerne, une fois de plus, le mot « folklore », il me semble
étonnant de lire, page 17, que la musique des Irlandais n'avait « rien de
folklorique ». Bien au contraire. Par ailleurs, la frontière entre musique
populaire et musique savante est souvent fragile. Étienne Bours
cite l'exemple remarquable du compositeur d'origine irlandaise Sir Charles
Villiers Stanford (1852-1924), éditeur de la collection
de l'antiquary, collecteur et peintre George
Petrie (1790-1866) de Dublin (p. 322), et de même créateur d'une très belle et
émouvante Irish Symphony (1887) qui trouve sa
source dans The Lament of Owen Roe O'Neill, Remember the Glories of
Brían the Brave et Let Erin Remember the Days of Old. Ces références renvoient aussi au poète,
satiriste, musicien et chanteur Thomas Moore (1779-1852) traité non sans
virulence page 325. Là encore, cette prise de position manque de finesse. Pour
d'aucuns, Moore était un héros nonobstant son admiration illimitée pour Lord
Byron. Qu'on le veuille ou non, il fait partie de l'imagination des Irlandais
comme le précise Glen Comiskey dans l'excellent The
Companion to Irish Traditional
Music (Cork University Press,
1999). Aujourd'hui, la musique populaire revêt le plus souvent un caractère de
divertissement alors que dans le passé elle s'exprimait davantage par la
médiation d'un langage symbolique lié à la nature, aux phénomènes et
cérémonies. Il aurait été intéressant de se pencher également – sans sacrifier
à une musicologie abstraite, bien évidemment – sur la prédominance de la
mélodie (au sens passionnant de tune), suprême, qui sera peu à peu
civilisée harmoniquement et pour laquelle le rythme prendra de plus en plus d'importance.
La qualité des modes dits « ionien », « mixolydien »,
« éolien » et « dorien » ainsi que ses diverses expressions
à la campagne et à la ville mériteraient encore une approche mise en
perspective avec la psychologie irlandaise. Étienne Bours
conclut en donnant la parole, page 508, au dramaturge et poète irlandais
William Butler Yeats (1865-1939), « illustre disciple » du
visionnaire William Blake (1757-1827) que Kathleen Raine (1908-2003) qualifiait
de « poète de la cité de l'Imagination ». La référence est éloquente.
Pourtant, en 1934, dans sa National Music, le compositeur et folkloriste
anglais Ralph Vaughan Williams (1872-1958) avait bien forgé la distinction
entre folk et pop music. Je crains, hélas, que cela ne soit pas
suffisamment le cas du livre d'Étienne Bours. James
Lyon. ***
LE BAC DU DISQUAIRE
« Figures
of Harmony. Songs of Codex Chantilly (c. 1390) ». Ferrara Ensemble, dir. Crawford Young. 4CDs ARCANA (www.outhere-music.com )
: A 382. TT. : 4H20. Ce coffret consacré au célèbre Codex Chantilly (MS 0564) — conservé
à la bibliothèque du Château éponyme — comprend quatre disques (chants et
instruments : viola d'arco, luth et harpe)
autour des titres : Balades à III
chans ; Fleurs de vertus ;
En doulz chastel de Pavie ; Corps femenin. L'enregistrement présente
au total 44 des 112 pièces du manuscrit signées, entre autres : Trebor (actif vers la fin du XIVe s.), Baude
Cordier (actif vers 1400, connu notamment par sa pièce Belle, bonne, sage en présentation cordiforme), Matteo da Perugia (actif entre 1400 et 1416), Antonio da Cividale (1392-1421), Magister Grimace (XIVe s.), Johannes Suzoy (fin XIVe s.), Solage (fin XIVe s., peut-être aussi
poète), Johannes Alanus (déb.
XVe s. ?), Philipoctus
de Caserta (v.1350-v.1435), Johannes Ciconia (v. 1370-1412), Jacob Senleches
(actif en 1360 et 1390), Rodericus (déb. XVe s.), Magister Egidius Augustinus
(deuxième moitié du XIVe s.)… et anonymes. L'arrangement de ces œuvres a été
assuré par Crawford Young, chef et luthiste, à la tête du Ferrara Ensemble
(Bâle) fondé en 1983. Les formes cultivées appartiennent aux catégories des
ballades, chansons, virelais, rondeau-refrain (instrumental), chaconne
(instrumentale) ainsi que quelques pièces religieuses et profanes. Elles
illustrent la vie quotidienne et traduisant, d'une manière générale, avec
subtilité et raffinement extrêmes, l'esthétique de l'Ars subtilior, très complexe aussi bien
sur le plan rythmique et polyphonique, allant de la mort (1377) de Guillaume de
Machaut, le maître de l'Ars Nova
jusque vers la Renaissance. Elles comportent des allusions historiques,
lyriques, amoureuses, philosophiques voire mathématiques (spéculations
numériques), sociologiques, mais aussi ironiques… reflétant l'esprit du temps.
Nous renvoyons les lecteurs au texte de présentation si détaillé et
circonstancié de Crawford Young. Les discophiles seront ainsi informés sur ces
44 pièces, ils découvriront la musique de maîtres français dans l'ensemble,
plus ou moins connus. Excellente initiative de sensibilisation musicale pour
les historiens curieux et les discophiles avisés : à ne pas manquer. Édith Weber. Jean GILLES : Requiem, Lamentations, Messe en ré, Te Deum… Chœur de chambre les éléments, Anne-Magouët
(Dessus), Vincent Lièvre-Picard (Haute-contre), Bruno Boterf
(Taille), Alain Buet (Basse-taille). Orchestre Les
Passions, dir. J.-M. Andrieu. 3CDs LIGIA DIGITAL Distribution : Harmonia Mundi : Lidi 02020256-13.
TT : 68'10+66'40+78'16. Cette Anthologie (3
CD) est très représentative de l'œuvre religieuse de Jean Gilles, en partie
rééditée par Jean-Marc Andrieu et restituée par le Chœur de chambre les éléments
(direction : Joël Suhubiette), avec le concours
de Anne-Magouët (Dessus), Vincent Lièvre-Picard
(Haute-contre), Bruno Boterf (Taille) et Alain Buet (Basse-taille) et de l'Orchestre Les Passions, tous
placés sous la direction de Jean-Marc Andrieu. Ce musicien toulousain est né en
1668 et mort prématurément en 1705 (cf. Thèse,
Sorbonne (1977) du regretté Michel Prada, publiée
en 1986 sous le titre : Jean Gilles.
L'homme et l'œuvre, Béziers, Société de Musicologie de Languedoc). Actif à
la Cathédrale d'Agde, puis maître de
musique de la Cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, il a cultivé les grands
genres liturgiques : Requiem, Lamentations (Mercredi, Jeudi, Vendredi Saints), Messes, Te Deum et, entre
autres, les Motets Cantate Jordanis Incolae et Diligam te Domine (édition L'Atelier des
muses) : objet de ce remarquable coffret édité en partenariat avec le
Festival de La Chaise-Dieu. Soucieux d'authenticité (les sources disponibles
n'étant pas toutes fiables), Jean-Marc Andrieu s'est judicieusement appuyé sur
des articles historiques relatifs à la musique à Toulouse autour de 1700, pour
son choix des effectifs instrumentaux et vocaux, des tempi, de l'ornementation,
de l'articulation et de la dynamique de la prosodie du texte. Il a opté pour la
prononciation du latin « à la française », tout en lui conférant
« une couleur gasconne ». La plaquette bilingue, d'une qualité
exceptionnelle, comprend également tous les textes latins et leur traduction
française : un modèle du genre. Dès les premières mesures du Requiem, avec un appel d'accords si
typique, l'atmosphère s'impose d'emblée avec sobriété (et non pas ampoulée
comme c'est souvent le cas) et avec un juste tempo préparant l'annonce du
soliste : Requiem aeternam dona eis Domine… Dans l'Agnus
Dei, l'interprétation du chœur est à la fois dépouillée et d'une rare
profondeur, avec alternance des registres. Les Lamentations, particulièrement expressives et prenantes, sont typiques
de l'esthétique française de la fin du XVIIe siècle. À remarquer, dans sa Messe en Ré, la sonorité orchestrale, la
plénitude du chœur et l'élan du Laudamus te, entre
autres. Le Te Deum est bien enlevé
sur les plans vocal et instrumental. Anthologie absolument indispensable. Édith Weber. « FolieS ! » Orchestre Baroque de Montauban Les
Passions, dir. Jean-Marc Andrieu. 1CD LIGIA DIGITAL. Distribution : Harmonia Mundi : Lidi
0301284-14. TT : 65'. Le titre FolieS se réfère
au genre musical de la Folia
— Follia en
italien — qui est, en fait, une danse vive et bruyante d'origine portugaise
remontant au XVe siècle, très cultivée au XVIIe siècle notamment par les
guitaristes et signalée dans de nombreux traités de chorégraphie. Elle est
associée à la convivialité. Cette réalisation de l'Orchestre Baroque de
Montauban : Les Passions, est placée sous la direction de Jean-Marc
Andrieu assurant également les parties de flûtes à bec. Elle offre un éloquent
aperçu d'œuvres allemandes (JS. Bach, Georg Philipp
Telemann) ; italiennes (Arcangelo Corelli /
Francesco Geminiani (arrangement : J.-M. Andrieu), Benedetto Marcello,
Giovanni Battista Sammartini, Antonio Vivaldi) ;
anglaise (Henry Purcell) et françaises (François Couperin : Le Rossignol en Amour, transcription)
et, plus proche de nous : Thierry Huillet (né en
1965), avec la commande des Passions
créée en 2010 sous le titre : Folies !,
avec des associations de timbres inédits. L'Orchestre Baroque de Montauban
comprend des violons (premier, deuxième), alto, violoncelle, flûtes à bec,
théorbe et guitare baroque, contrebasse, basson et clavecin. Cependant, toutes
les œuvres au programme n'ont pas le titre de Folia, par exemple : la Sonate en trio en Fa majeur n°7 de Telemann et celle en Si b majeur de Sammartini et les Chaconnes de Marcello et de Purcell (pour 3 flûtes à bec et basse
continue sur un ground).
JS. Bach est représenté par une transcription extraite de la Cantate des Paysans (BWV 212) à la
louange du Chambellan. Comme pour leur
enregistrement de Jean Gilles, les interprètes font preuve d'une rare capacité
d'adaptation à des esthétiques si variées et réussissent pleinement à recréer tant d'atmosphères différentes, en
conformité avec les intentions des compositeurs des XVIIe-XVIIIe siècles et du
XXIe siècle. Comme le rappelle Jean-Marc Andrieu, l'œuvre de Thierry Huillet « est donc une invitation aux voyages dans l'espace
et dans le temps, les couleurs, les rythmes, les mélodies, les sonorités sont
autant de paysages qui nourriront votre imagination » : tel est aussi
le cas de ce disque original. Invitation à ne pas manquer : divertissement
assuré. Édith Weber. Mikolaj ZIELENSKI : Ortus de Polonia. Offertoria totius anni et Communiones totius anni, K 617.
Cécile Dibon-Lafarge, Cyrille Gautreau,
Paulin Bündgen. Ensemble « Les Traversées
Baroques », dir. Étienne Meyer. 1CD (www.lecouvent.org )(www.outhere-music.com ) : K617248.
TT. : 59'39. Peu de
renseignements nous sont parvenus sur le musicien polonais Mikolaj
Zielenski (v. 1550-v.1615), organiste et, jusqu'en
1615, maître de chapelle à Lowicz, pour l'Archevêque Wojciech II Baranowski, primat de
Pologne. Dans son texte d'introduction, Alain Pacquier
rappelle : « C'est en 1611 que l'imprimeur vénitien Giacomo Vincenti publia les Offertoria totius anni et Communiones totius anni de Mikolaj Zielenski. » Ce volume comprend « 55
compositions : pour la plupart des offertoires destinés à deux chœurs que
le compositeur décrit dans sa préface comme disposés dans un nouveau mode,
ainsi que deux communions, le psaume Domine
ad adiuvandum et le Magnificat (seule composition destinée à trois chœurs) et enfin
sept autres textes ». Ces pièces qui suivent le calendrier liturgique en usage
en Pologne sont destinées à la Messe. Étienne Meyer, chef de chœur de l'École Maîtrisienne Régionale de Bourgogne (Dijon), à la tête de
L'ensemble « Les Traversées Baroques » (fondé en 2008) — avec le
concours, en solistes, de Cécile Dibon-Lafarge. Cyrille
Gautreau, Paulin Bündgen… —
ont le mérite de recréer ces pages baroques parmi lesquelles figurent, entre
autres : Mirabilis Deus (Offertoire),
Mitte manum tuam (pour la Communion), Adoramus te, Christe (chant d'adoration), Salve festa dies
(hymne du dimanche de Pâques), Gloria et divitiae (Psaume 112/111). L'interprétation fait preuve
d'un paysage vocal exceptionnel, d'une rare plénitude, d'un parfait équilibre
entre les voix et d'une grande musicalité. Des pièces de Gabrieli et de
Palestrina/Bassano montrent l'influence italienne subie par ce très grand
musicien dont l'œuvre est encore à découvrir. M. Zielenski :
un grand nom dans l'histoire de la musique polonaise prébaroque. Édith Weber. Johann Sebastian BACH : L'art du Choral. Camerata Baroque Daniel Meylan, orgue. 1CD HORTUS (www.editionshortus.com ) : HORTUS 112. TT : 66' 54. Faisant suite au
disque Psaumes de la Réforme (Hortus 064, 2009), Daniel Meylan propose une sélection de Chorals pour orgue de Jean Sébastien
Bach, qu'il interprète à l'Orgue Ahrend de l'Église
des Jésuites à Porrentruy (Suisse). Ils sont judicieusement précédés de leur
version vocale par La Camerata Baroque (ensemble
fondé en 1992) qui s'impose par sa justesse d'expression et son atmosphère
adaptée à chaque texte. Cette confrontation est particulièrement
instructive ; le disque à finalité liturgique est accompagné d'un
remarquable livret avec de brèves analyses des 14 Chorals pour les temps de l'Église, extraits des quatre Recueils :
Clavierübung dritter Teil,
Orgelbüchlein,
Chorals de Leipzig et de Schübler. Le programme commence par le Choral Allein Gott in der Höh sei Ehr (Gloria), BWV 715, et se termine par le Trio éponyme (BWV 664). L'Avent et Noël sont représentés par Nun komm, der Heiden Heiland (BWV
659) et In dir
ist Freude (BWV
615) ; la Passion, par Christ lag in Todesbanden (BWV
625) ; Pentecôte, par Komm Gott, Schöpfer Heiliger Geist (BWV
667) ; la sainte Cène, par Schmücke dich, o liebe Seele
(BWV 654). Ce disque comprend encore, entre autres, le Credo : Wir glauben all' an einen Gott (BWV 680), le
célèbre « Choral du Veilleur » : Wachet auf, ruft uns die Stimme (BWV 645). Cette sélection, très représentative
de la spiritualité luthérienne, illustre « les différentes formes
architecturales pratiquées avec tant de maîtrise par J. S. Bach » ;
il en est de même de Daniel Meylan qui — en tant qu'organiste et chef — a
recréé avec tant d'intériorité et d'émotion ces Chorals bien connus, encore
chantés de nos jours et représentant l'apanage et l'identité de l'hymnologie
protestante. Édith Weber. « BACH ».
Claire-Marie Le Guay, piano. 1CD MIRARE : MIR264.
TT : 58' 27. Les œuvres de J. S.
Bach prévues pour clavecin peuvent être interprétées au piano, même si
l'instrument n'existait pas de son temps ; le résultat sonore est
différent, éloigné de la sonorité parfois métallique du clavecin, et ce
parti-pris d'interprétation a le mérite de mettre
mieux en valeur la structure des pièces,
approfondissant le discours musical : c'est le cas des deux disques
du Label MIRARE réalisés respectivement par Claire-Marie Le Guay et Rémi Geniet. Claire-Marie Leguay est, depuis 2001 professeur au CNSMDP, depuis 2008
directrice artistique de l'Association « Jeux de Miroirs » et
concertiste internationale. Son programme comprend six œuvres faisant appel à
la virtuosité et à une grande maîtrise technique. L'Allegro du Concerto italien (BWV
971) est interprété avec élan, un jeu très égal mettant en valeur les
différents plans sonores ; l'Andante,
avec un tempo raisonnable ; le Presto,
enlevé avec une remarquable précision d'attaque. Le Capriccio sur le départ du frère bien-aimé en Si b Majeur (BWV 992)
concerne Johann Jakob (1682-1722), frère aîné de Jean Sébastien, engagé en
Suède, à la Cour de Charles XII, comme hautboïste de la Garde d'honneur. Il
évoque la tristesse des proches, les adieux, décrit le cor du postillon, les
coups de fouet et se termine logiquement par une Fugue interprétée avec transparence grâce au jeu non legato. La Sinfonia n°11 en sol mineur (BWV 797), bénéficiant d'une rare minutie,
s'impose par ses qualités expressives. La Partita
n°1 en Si b Majeur (BWV 825), appartenant à la Clavierübung (Exercices pour clavier), composée pour
la récréation de l'âme (zur Ergötzung des Gemüts), reprend la structure classique de la
Suite : Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Gigue, avec deux Menuets
interpolés que Bach intitule « Galanterie » ; elle traduit les
différentes atmosphères tour à tour gracieuse, tendre, galante, baroque,... si
bien ressenties par l'excellente pianiste qui interprète encore avec grande
concentration l'Invention n°14 en Si b
Majeur (BWV 785) et conclut son enregistrement avec la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur (BWV 903) composée en
1720 après la mort de Maria Barbara. Selon Gilles Cantagrel,
« la Fantaisie est bien cette
déchirante déploration, après quoi la Fugue,
d'abord mystérieuse, presque laborieuse, développe une formidable énergie pour
progresser obstinément vers une reconquête de la maîtrise de soi sur la
douleur. » Un CD impeccable, irrésistible. Édith Weber. « BACH » : Rémi Geniet, piano. 1CD MIRARE : MIR268.
TT : 78' 47. Rémi Geniet, élève de Brigitte Engerer
en piano, Lauréat de très nombreux Concours internationaux, chef d'orchestre, accompagnateur,
soliste de rayonnement international, a lui aussi retenu le piano pour
interpréter quatre œuvres redoutables de Jean Sébastien Bach. Sa Partita n°4 en Ré Majeur (BWV 828), en 7
mouvements : Ouverture, Allemande, Courante, Aria, Sarabande, Menuet et Gigue, si
souvent galvaudée, bénéficie dans cet enregistrement d'une très grande
précision de l'attaque, d'un sens aigu de la construction et d'un judicieux
usage de la pédale. Le Capriccio sur le
départ du frère bien-aimé en Si b Majeur (BWV 992) (voir ci-dessus) évoque
la réaction des amis voulant empêcher son voyage, ce qui pourrait lui arriver à
l'étranger, puis la lamentation des amis (adagiosissimo) qui prennent
ensuite congé de lui. Le voyage est évoqué par l'Aria du postillon et une Fugue
à l'imitation du cor ; toutes ces atmosphères et circonstances sont
révélées avec une rare intelligence des contextes. La Suite anglaise n°1 en La Majeur (BWV806), après le Prélude, comprend une succession de
danses et se termine sur une Gigue
transparente et bien structurée. Enfin, la Toccata
en do mineur (BWV 911) — copie de J. Christoph Bach pour le Andreas-Bach-Buch
— commence par un trait de virtuosité et se poursuit par un Adagio expressif. Tout comme le CD
précédent, une exécution impeccable et irrésistible. Édith Weber. Johann PACHELBEL : Hexacordum Apollinis. Huguette
Grémy-Chauliac, clavecin.
1CD FY SOLSTICE (www.solstice-music.com ) : FYCD
874. TT : 59' 10. Huguette Grémy-Chauliac — l'une de nos
meilleures clavecinistes françaises, concertiste internationale et
conférencière — a été à bonne école avec Robert Veyron-Lacroix
et Antoine Geoffroy-Dechaume tant pour la technique clavecinistique que pour les critères d'interprétation
authentique (XVIIe et XVIIIe siècles) et notamment à propos des ornements et
des « notes inégales ». Elle a le mérite de relancer l'intérêt pour
l'Hexacordum Apollinis (publié
en 1699) de Johann Pachelbel (1653-1706). Le titre semble se référer à la Fantaisie sur hexacorde (ut ré mi fa sol la) de Jan Pieterszoon Sweelinck
(1562-1621). L'œuvre de Johann Pachelbel comprend en introduction et en
conclusion deux Chaconnes (Ciacona) et, dans sa partie centrale, sept Airs (Aria) dans lesquels il déploie tout son talent pour les techniques
de la variation sur les plans mélodique et rythmique, ne faisant toutefois pas
appel à une virtuosité exagérée. Ses rythmes s'inspirent souvent de la
danse ; la facture mélodique coule de source, et il sait exploiter les
possibilités et sonorités du clavecin. Il est novateur par son usage de la
Basse d'Alberti interprétée à la main gauche (cf. 4e Variation de l'Aria
n°4). La Ciacona en ré mineur (plage 1), attaquée
énergiquement, donne ensuite lieu à un développement volubile, avec opposition
de claviers. L'Aria quarta (pl. 2),
de caractère plus expressif, est suivie de l'Aria tertia (pl. 3), plus déterminée. L'Aria prima (pl. 4) est plus
développée ; l'Aria quinta
(pl. 5), dans un mouvement plus modéré, est suivi de l'Arietta en fa majeur (pl. 6), interprétée sur un clavecin accordé selon le
tempérament de son contemporain, Andreas Werckmeister
(1645-1706), alors que les pièces en mineur (par exemple : l'Aria sesta (pl.
8), intitulée : Sebaldina,
en fa mineur) reprennent la « partition » proposée par J. Ph. Kirnberger (1721-1783) en tempérament inégal proche de
celui d'A. Werckmeister. L'Aria secunda (pl. 7) fait appel à un jeu
très fluide. Dans ses Chaconnes en ré
mineur (pl. 1) et en do majeur (pl. 9) Pachelbel exploite une
ornementation assez sobre, des passages de virtuosité, prouvant sa grande
technique de la variation. Huguette Grémy-Chauliac fait « admirablement sonner
l'instrument », c'est-à-dire un clavecin William Dowd,
proche de la tradition flamande et selon le « ravalement » (fin XVIIe siècle). Comme le signale Christian Pannier, il comprend 2 claviers avec accouplement à
tiroir ; 2 rangées de cordes de 8 pieds et 1 de 4 ; au clavier
inférieur : 1 registre de 8 pieds et 1 de 4 ; au clavier
supérieur : 1 registre de 8 pieds avec jeu de luth. Elle a signé un
remarquable hommage à Johann Pachelbel, qualifié par Johann Ernst Eberlin (1702-1762) de « parfait et rare virtuose » (einen perfecten und raren Virtuosen) :
c'est aussi le cas d'Huguette Grémy-Chauliac. . Édith
Weber. Jean Sébastien BACH : Variations Goldberg BWV 988.
Ensemble Tactus, dir. Jean
Geoffroy. 1CD SKARBO (www.skarbo.fr) : DSK 4147. TT : 56' 51. Une autre écoute : les Variations Goldberg (BWV 988) (d'après
la chanson Kraut und Rüben, Des choux et
des navets), interprétées par trois marimba et deux vibraphones :
pourquoi pas pour les oreilles du XXIe siècle, alors que l'œuvre était à
l'origine prévue pour un clavecin à deux claviers ? Il en résulte un autre Bach sans vulgarité, mais
correspondant à une autre forme de
perception adaptée à la mentalité acoustique de notre temps. Cette œuvre
essentiellement en Sol Majeur, éditée
en 1741 à Nuremberg, marque un point culminant dans l'art baroque de la
Variation, avec une succession de Variations
sur un thème commun, énoncé à la basse et savamment traité en canons. Avec ces
instruments, l'interprétation gagne en transparence et en couleurs sonores
variées ; les différents plans émergent avec clarté. Jean Geoffroy —
Professeur de percussion au CNSMD (Paris), à Genève et au CNSMD (Lyon),
spécialiste du répertoire pour percussion — et l'Ensemble Tactus
(percussions), de réputation internationale, réussissent à merveille dans ce
qui, au départ, aurait pu être une
gageure. Édith Weber. Jean Sébastien BACH : Passion selon Saint Jean.
Thomanerchor Leipzig. Gewandhausorchester,
dir. Günther Ramin. 2CDs JADE (www.jade-music.net ) : CD
699 848-2. TT : 65'+64'46. Depuis plusieurs
décennies, le nombre de chanteurs a beaucoup varié, oscillant de la version
très dépouillée du chœur composé simplement des solistes (La Chapelle Rhénane)
jusqu'au chœur massif traditionnel, en passant par les conceptions des
« Baroqueux ». Cette version historique (1954) de la Passion selon Saint Jean (BWV 245) est
dirigée par le célèbre organiste et Cantor de Saint Thomas, Günther Ramin
(1898-1956). Grâce au Label JADE, elle vient de sortir remasterisée
(La Source), et permet de retrouver avec bonheur la Soprano Agnès Giebel (une jeune fille, Airs), la Contralto Marga Höffgen (Airs), le Ténor
suisse Ernst Häfliger (remarquable dans le rôle si
important de l'Évangéliste), les Basses Franz Kelch
(Jésus) et Hans-Olaf Hudemann (Pierre, Pilate,
Airs) ; le Thomanerchor (Chœur de garçons)
multiséculaire et l'Orchestre du Gewandhaus, fondé à
Leipzig en 1843. Cet enregistrement leipzicois d'il y
a plus de 60 ans sur les lieux-mêmes de la composition de cette Passion constitue une solide garantie de
tradition et d'authenticité, elle s'éloigne à juste titre des conceptions par
trop dramatiques ou parfois emphatiques. Les auditeurs seront ravis d'écouter
cette version déjà ancienne mais toujours actuelle, et de se livrer ainsi à un
vrai « pèlerinage aux sources ». Édith Weber. « Claude
DEBUSSY, poète musicien. Verlaine, Baudelaire, Mallarmé ». Nadia Jauneau-Cury, soprano,
Sébastien Jaudon, piano. 1CD SKARBO (www.skarbo.fr):
DSK 2152. TT.: 63' 25. La mélodie
française — équivalent du Lied
allemand — après les Romances lancées
par Hector Berlioz, a tenté dans la deuxième moitié du XIXe siècle de nombreux
musiciens, tels que Henri Duparc, Gabriel Fauré et, par la suite, Francis
Poulenc. Ils ont puisé dans un fonds poétique important se prêtant à merveille
à être mis en musique, comme les poésies de Verlaine, Baudelaire et Mallarmé,
entre autres. Les Ariettes oubliées
(1885-1887) d'après des extraits des Romances
sans paroles (1874) de Paul Verlaine (1844-1896) figurent parmi les
premières mélodies du musicien qui réserve un sort décisif à C'est l'extase langoureuse, Il pleure dans
mon cœur ou encore Voici des fruits,
des fleurs, entre autres. Dans ce cadre, il n'est pas possible de détailler
les vingt mélodies enregistrées ici dont la soliste fait preuve d'une
excellente diction et d'une remarquable clarté. Avec sa vaste palette
expressive, Debussy accorde aux textes une importance particulière. Des Cinq Poèmes de Charles Baudelaire
(1821-1867), se dégagent Le Balcon,
évoquant souvenirs et plaisirs ; Recueillement,
traduisant la douleur. Le CD se termine sur les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé (1842-1898) : Soupir, plus mélancolique, Placet futile décrivant la Princesse ! à
jalouser le destin d'une Hébé… et Éventail,
baignant dans le rêve tendant vers le
vertige. Nadia Jauneau-Cury (Soprano) se joue à
merveille de toutes les atmosphères et rend finement toutes les nuances et
états d'âme déployés au fil des vers. Elle est admirablement soutenue par le
pianiste Sébastien Jaudon qui fait rutiler les écrins
chatoyants d'un Debussy, magicien des sonorités, ressentant les moindres
insinuations poétiques : Claude de France s'affirme vraiment comme
« poète musicien ». Édith Weber. « Vous
portez en vous une œuvre authentique ». Franziska Badertscher,
flûte, Anne de Dadelsen, piano. 1CD VDE GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 1424. TT : 75' 56. En effet, ce titre
concerne des chefs-d'œuvre de la musique suisse entre 1921 et 1989 pour flûte
et piano. À l'instar de la Collection « Musique suisse » parue sous
le label de la Migros, les interprètes ont, pour VDE
GALLO, regroupé des œuvres de sept compositeurs helvétiques d'orientations très
différentes. Le plus connu est Julien-François Zbinden
(*1917), suisse par sa formation — il est à la fois pianiste, compositeur
assez autodidacte, passionné par le jazz — et par ses responsabilités : il a été Président
de l'Association des musiciens suisses (1873-1979) et de la SUISA (1978-1991).
Il a pratiqué divers genres : opéra, musique de scène, musique de film,
mais aussi symphonie, musique chorale… proches de l'esthétique néoclassique.
Dans sa Sonatine pour flûte et piano,
op. 5 (1945), en 3 mouvements contrastés : Passionné (faisant appel à la virtuosité), Pastorale (avec une mélodie très prenante) et Presto (avec des entrées successives très rapides), la flûte
volubile égrène sa mélodie, alors que le piano assure non seulement un
accompagnement syncopé influencé par le jazz, mais aussi un fond sonore
indépendant. Parmi les musiciens
suisses moins connus en France, se trouve Werner Wehrli
(1892-1944), condisciple de Paul Hindemith, professeur de musique,
collectionneur de chansons populaires. Sa Suite
(op. 16), datant de 1921, est structurée en 5 parties : Un peu lent, Animé, Lent, Expressif et Lent. Les
interprètes ont trouvé le juste mouvement et le tempo permettant de mieux
saisir l'originalité de la partition. Raffaele
d'Alessandro (1911-1959) est représenté par
Sonate pour flûte alto et piano
(op. 68A), composée un an avant sa disparition, faisant appel à la virtuosité,
une grande indépendance des instruments, une progression dynamique toujours en
mouvement. La flûtiste Franziska Badertscher s'impose
par sa sonorité exceptionnelle ; la pianiste Anne de Dadelsen,
par sa précision d'attaque. Elles forment une belle équipe en parfaite
connivence. Jean Binet (1893-1960), compositeur genevois diplômé de l'Institut
Jaques-Dalcroze et de l'Université de Genève — après avoir collaboré à la
fondation du Conservatoire de Cleveland (Ohio) — s'est installé à Bruxelles,
puis en Suisse où ses œuvres symphoniques ont été créées par Ernest Ansermet.
Il compose en 1945 Kaval
par allusion au kaval (ou kawala),
flûte oblique (diatonique ou chromatique) appartenant aux musiques
traditionnelles, notamment des Balkans et de Roumanie. Cette pièce exige une
grande maîtrise technique (souffle, coups de langue…), de même que sa Sonatine pour flûte et piano (1952). La Grande Sonate, op. 53, écrite en 1937
par Joseph Lauber (1864-1952) — élève des
Conservatoires de Zürich, puis de Paris — est plus développée. Elle sollicite
de nombreux contrastes d'atmosphère : pathétique, pastoral, burlesque bien
rendus par les interprètes qui judicieusement respectent les tempi : Allegro moderato ; Andante con moto ; Presto. Cette belle réalisation se
termine par deux pièces brèves de René Gerber (1908-2006) — élève du
Conservatoire de Zürich, puis de l'École Normale à Paris, auprès de Paul Dukas,
Nadia Boulanger, entre autres — : la Pavane
pour flûte et piano (1963), particulièrement intériorisée et sa brève
Valse pour flûte et piano (1989),
bien scandée à la partie de piano au-dessus de laquelle évolue librement la
flûte. Assurément, chaque compositeur de ce programme typiquement
« suisse » et si varié « porte en lui une œuvre
authentique ». Édith Weber. José ELIZONDO : « Latin Romance ». Sefika Kutluer,
flûte. 1CD VDE GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 874. TT.: 59' 10. Le compositeur
mexicain José Elizondo ayant étudié aux États-Unis
est diplômé en musique et en ingéniérie électronique.
Il a été initié à la composition musicale par Peter Child et Edward Cohen, et
également à l'analyse musicale, à l'orchestration et à la direction
d'orchestre. Il est en parfaite symbiose avec la flûtiste turque, Sefika Kutluer, diplômée du Conservatoire
d'État à Ankara, qui a commencé avec grand succès une carrière de soliste à
Vienne et à Rome. Elle est mondialement connue comme la « flûte
magique ». Ce disque est édité sous le Label GALLO à l'occasion de son 40e
anniversaire. En raison de sa réputation internationale et de ses remarquables
productions discographiques (16 albums), le « Disque d'Or VDE GALLO »
lui a été décerné le 1er mai 2005 dans le cadre du Salon international du Livre
et de la Musique à Genève, et remis au Château Bioley-Magnoux (Jura vaudois), lors d'une cérémonie et d'un
concert, le 11 juin 2006. Sous le titre : Latin Romance/Romance latino, José Elizondo
convie les discophiles à un voyage haut en couleurs en Amérique du Sud. Dans
ses trois Danses latino-américaines,
il évoque l'automne à Buenos Aires, le « Pain de sucre » (d'après la
célèbre montagne de Rio de Janeiro), le coucher du soleil… Sefika Kutluer se joue de toutes
les difficultés techniques. En 11 pièces, elle recrée des paysages sonores
argentins, brésiliens et mexicains avec, tour à tour, élan, assurance,
vitalité, exubérance ou encore nostalgie, expressivité et lyrisme. Œuvre
originale et artiste exceptionnelle à découvrir. Édith Weber. Franz Joseph HAYDN : La Création.
Irmgard Seefried, soprano, Richard Holm, ténor,
Kim Borg, basse. Chœur de la Cathédrale Sainte-Edwige. Orchestre Philharmonique de
Berlin, dir. Igor Markevith.
Wolfgang Amadé MOZART : Esulate jubilate : Elisabeth Schwarzkopf, soprano. Orchestre Philharmonia,
dir.: Walter Susskind. 2CDs JADE (www.jade-music.net) : CD 699 846-2. TT : 75'
11 - 46' 29. Les Éditions JADE
viennent d'éditer la remasterisation de la version
historique (Hambourg, 1958) de La
Création dirigée par Igor Markevitch, avec le concours de solistes que
l'on réécoutera avec grand plaisir : la Soprano Irmgard
Seefried (Gabriel et Ève), le Ténor Richard Holm (Uriel), la Basse Kim Borg
(Raphaël, Adam), le Chœur de la Cathédrale Sainte-Edwige et le célèbre
Orchestre Philharmonique de Berlin. Le programme est complété par le Motet Exultate, jubilate de
Wolfgang Amadé Mozart, interprété par Elisabeth
Schwarzkopf (Soprano) et l'Orchestre Philharmonia,
sous la direction de Walter Susskind (1948). Josef
Haydn collabora étroitement, pendant deux ans environ, avec le Baron Gottfried
van Zwieten (1733-1803). Le livret s'inspire de la Genèse et des Psaumes, ainsi que du Paradise lost (1667) de John Milton (1608-1674). L'œuvre a été
créée en privé le 30 avril 1798 et, en public, en 1799. Elle connut un succès
retentissant. Le premier CD comprend la Première Partie de La Création, avec les différentes interventions du chœur et des
principaux protagonistes : Raphaël, Gabriel et Uriel
et un Chœur avec solistes. Il en sera de même dans la Deuxième Partie, avec
Récitatifs, Airs, Chœur et Trios. Le second disque : Troisième Partie,
fait alors intervenir Adam et Ève. Les six premiers jours de la création du
monde sont évoqués musicalement et donnent lieu à des récits descriptifs
faisant appel à la traduction figuraliste des images
et des idées du texte, sans négliger le souffle épique, l'impact expressif et
la portée spirituelle de La Création.
L'atmosphère générale est à l'admiration ; le chaos initial aboutit à
l'arrivée du couple Adam et Ève, au sixième jour. Ils « glorifient Dieu
pour l'éternité » (Wir preisen dich in Ewigkeit) et
remercient le Créateur. Ce n'est qu'à l'avant-dernier numéro que figure
l'allusion au péché originel. En conclusion, le Chœur avec solistes
proclame : Singt dem Herren alle Stimmen
(Que toutes les voix chantent au
Seigneur… La gloire du Seigneur est éternelle). L'ensemble se termine sur une double fugue magistrale ; la
conclusion de l'œuvre est assez abrupte. La version historique d'Igor
Markevitch révèle les conceptions esthétiques baroques en usage au milieu du XXe
siècle ; elle permet aux mélomanes avertis de retrouver des voix célèbres
et cette œuvre monumentale dont le succès ne se dément pas au cours des
siècles. Édith Weber. « Idyll und Refugium ». Patrizzio
MAZZOLA, piano. 1CD VDE-GALLO (www.vdegallo-music.com): CD 1422. TT : 77' 14. Le pianiste Patrizio Mazzola
a réalisé une anthologie inouïe avec un programme éclectique : pour la
musique allemande : Felix. Mendelssohn Richard Wagner,
Richard Strauss, et même Friedrich
Nietzsche, ou encore Richard Rosenberg (1894-1987) ; pour l'école
russe : Piotr Iliych Tchaikovsky,
Serge Rachmaninov, Igor Stravinsky, Alexandre Scriabine ; pour la musique
suisse de notre temps : Adele Bloesch-Stöcker (1875-1978), Wladimir Vogel (1896-1984) — suisse
d'origine allemande et russe —, Will Eisenmann
(1906-1992). Ce disque comprend également des pièces de Bohuslav
Martinu (1890-1959), Mikis Theodorakis (né en 1925)
et une œuvre de Patrizio Mazzola (né près de Gênes en
1956), formé en Suisse, titulaire du Prix Edwin Fischer et du Prix de la Ville
de Lucerne, soliste international possédant un répertoire fabuleux. Avec une
rare aisance, il s'adapte à tant d'esthétiques et de mentalités musicales différentes,
et confère à chacune des 29 pièces leur atmosphère spécifique. C'est en
connaissance de cause qu'il interprète un extrait de ses Paganini-Variationen datant de 2013
(plage 27). À coup sûr, cette sélection peu ordinaire suscitera la curiosité de
nombreux pianistes et mélomanes. Édith Weber. « TARAGOT & ORGEL. Musik des
Balkans, der Zigeuner und Ostjuden, aus Rumänien,
Bulgarien und Armenien ». Samuel Freiburghaus, Nehrun Aliev, Thilo Muster. 1CD VDE GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 1439. TT : 67'
04. Sous le titre Taragot & Orgel sont
regroupés des arrangements de Samuel Freiburghaus et Thilo Muster provenant de
musiques tziganes et ashkenazes et également des
Balkans, de Roumanie, Bulgarie et d'Arménie. Cette réalisation permettra de
découvrir les instruments suivants : tárogató,
taragot ou torogoata (en
français : taragote), instrument à vent d'origine
hongroise (fin XIXe s.) répandu en Ukraine et en Roumanie ; frula, instrument
en bois à 6 trous, apparenté à une petite flûte, utilisé par les bergers lors
de la tonte de leurs troupeaux ; tilinca, tube en bois ou en métal sans trou, produisant
environ 20 sons harmoniques en usage en Transylvanie, Roumaine et
Ukraine ; des percussions : cajon (en bouleau), darabukka (instrument populaire dans l'Islam), bendir (genre
de tambour sur cadre)… Les
interprètes : Samuel Freiburghaus, et Nehrun Aliev jouent chacun de
plusieurs instruments ; Thilo Muster assure la partie d'orgue qui se marie avec le taragote pour la musique de plein air à l'extérieur, alors
que l'orgue est davantage dévolu à la musique d'Église à l'intérieur. Cette
association de timbres retiendra l'attention. Le programme est davantage régi
par la libre improvisation. Les œuvres, se rattachant à des chansons et danses
populaires, sont regroupées sous le titre : Suita romanesca et se réclament de
plusieurs traditions : bosniaque, bulgare, roumaine, turque et klezmer. Ce disque s'adresse aux mélomanes les plus
curieux, aux ethnomusicologues et aux folkloristes avertis. Il s'impose par la
diversité des contextes sonores et des atmosphères tour à tour incisives,
entraînantes, envoûtantes, graves, expressives... Édith Weber. « Les ânes
rient de Marie ». 1CD VDE GALLO (www.vdegallo-music.com) : CD 1458. TT : 59'
10. Prononcez : les
« âneries de Marie ». En fait, il s'agit d'un « groupe
flamboyant qui allie fête et musicalité », avec comme objectif de
« réunir le meilleur de la musique klezmer et
composer des airs à la manière des Balkans pour amener cette tornade musicale
dans les cours ombragées, les allées fleuries…, les fêtes trépidantes ou les
parades diverses… ». Sept musiciens interprètent 13 morceaux dont les
titres sont en plusieurs langues : Les
ânes rient de Marie, Robinson (Joël
Musy), And the Angels sing ou encore Aire de Ganagobie,
entre autres. Ils sont interprétés par différents instruments : saxo
soprano, tuba, accordéon, bugle, batterie. Ces pièces sont tour à tour bien
rythmées, scandées, avec une facture mélodique orientale, volubiles, plus
graves (Der Esreg),
mélancoliques, irrésistibles (Fun Tashlikh), hautes en couleurs et entraînantes (Aire de Ganagobie),
délirantes (Foua)…
Avis aux amateurs de sensations variées. Édith Weber. Emilio de CAVALIERI : La Rappresentatione di Amina e di
Corpo. Dramma per musica
en un Prologue et trois actes. Texte en collaboration avec le Padre Agostino Mani. Marie-Claude Chappuis, Johannes
Weisser, Gyula Orendt, Mark Milhofer,
Marcos Fink. Staatsopernchor Berlin. Concerto Vocale.
Akademie für Alte Musik Berlin, dir. René Jacobs. 2CDs Harmonia Mundi
: HMC 902200.01. TT.: 1H33'. La Représentation de l'Âme et du Corps de
Emilio de Cavalieri (c.1550-1602) a été écrite en 1600. Opéra ou
oratorio ? Sans doute l'un et l'autre, avant qu'il n'existe chacun. Car la
notion d'oratorio en était à ses balbutiements, grâce à Filippo Neri, fondateur de la congrégation romaine de l'Oratoire,
et il est admis que le genre de l'opéra remonte à la Dafne
de Jacopo Peri (1598) et verra son premier ouvrage
marquant dans l'Orfeo de Monteverdi en
1607. L'œuvre est rarement jouée (quoique en janvier dernier à la Cité de la
musique avec les mêmes interprètes que ceux du présent disque), encore moins
donnée scéniquement. Mais on se souvient d'une production dans les années 1960
au Festival de Salzbourg, dans la Kollegienkirche
dont le maître autel enluminé de nuages baroques prodiguait le plus beau des
tableaux. Titrée « dramma per musica per recitar cantando », dédiée au cardinal Aldobrandini, neveu du
Pape Clément VIII, elle présente une allégorie morale, à travers le dialogue
édifiant de l'Âme et du Corps et les combats figurés que se livrent le Bien et
le Mal, le ciel et la terre, le Paradis et l'Enfer, les âmes damnées et les âmes
bienheureuses, le Temps et l'Intellect, le Plaisir et le Conseil, etc.. Ainsi
les délices trompeurs du Plaisir sont réfutés par l'Âme devant l'incrédulité du
Corps ; La Vie mondaine est aux prises avec l'Ange gardien, etc.. Le questionnement central d'Anima étant : « l'homme
sage aime-t-il les plaisirs de ce monde ou bien doit-il les fuir ? » et
« que doit-on servir : le Monde et Dieu ? » Au final, la vertu
triomphe : « Nous avons soif de monter au ciel » chantent dans un même
geste l'Âme et le Corps. Une grande « Festa »
conclut ce parcours allégorique, premier exemple d'une danse sur la scène
dramatique. On remarque que les passages confiés aux récitatifs, ou « recitar cantando », ne sont
pas des récitatifs stricto sensu puisque composés sur des vers rimés, ce qui
est proche de l'air ou de l'arioso. Ils se veulent de réalisation simple et
dépouillée par souci d'intelligibilité du texte. René Jacobs est la cheville
ouvrière de la présente réalisation qui, enregistrée en studio, fait suite à
des représentations scéniques données en 2012 au Schiller Theater de Berlin
(repli du Staatsoper Unten
den Linden). Outre l'excellent travail musicologique, qui inclut des morceaux
musicaux de Johann Hermann Schein et de Alfonso Ferrabosco,
il faut saluer la vivacité d'une interprétation qui à aucun moment ne faiblit.
Jacobs prodigue des sonorités séduisantes (le son du cetero,
sorte de théorbe) et ses cuivres sont d'un étonnante
clarté. Sans parler de la finesse des percussions ou de la transparence éthérée
des harpes jouées avec des pianissimos impalpables. L'étagement des masses
sonores, de par la présence de deux petits orchestres, avec premier plan et
lointain (chœur des Anges), ménage des contrastes saisissants. On remarque
aussi le traitement différencié du « Chœur », par exemple à l'acte
II, scène 9, gratifié d'effets d'écho. Jacobs traite habilement les timbres
instrumentaux (« Festa » finale). Celle-ci,
comme la Sinfonia qui termine chacun des deux
premiers actes, apporte une conclusion extrêmement vivante. Enfin, fidèle à son
habitude, Jacobs a recours à quelques bruitages (orage et tonnerre). Ses
chanteurs assimilent le recitar cantando
avec bonheur et offrent une superbe affiche, dont on détachera l'Anima de
Marie-Claude Chappuis et le Corpo de Johannes Weisser. Une passionnante
réalisation. Jean-Pierre Robert. Jean-Philippe RAMEAU : « Pièces pour clavecin ». Premier livre de pièces
de clavecin. Pièce de Clavessin. Nouvelles Suites de
Pièces de Clavecin. Pièces pour clavecin seul, extraites des « Pièces de clavecin
en concerts ». La Dauphine. Bertrand Cuiller, clavecin. 2CDs Mirare : MIR 266 : TT.: 151'. Formé auprès de Pierre Hantaï et de
Christophe Rousset, Bertrand Cuiller, finaliste
du Concours de clavecin de Bruges en 1998, est actuellement un des grands
tenants de l'instrument. Les présents disques comprennent une large partie de
la musique de clavecin de Rameau, pour l'essentiel écrite entre 1706 et 1727,
avant la rencontre avec l'opéra et son Hippolyte et Aricie
(1733). Le Premier livre de pièces de clavecin, de 1706, est bâti sur le schéma
de la Suite de danses, hommage à la grande tradition du clavecin français. Mais
revisité par l'auteur qui pense déjà esthétique théâtrale. Ainsi de la piquante
« Courante » ou de cette « Vénitienne » qui sonne comme une
barcarolle, si « moderne » pour son temps. Les Pièces de Clavessin, de 1724, « avec une méthode pour la méchanique des doigts », marquent une évolution
notable et manifestent un changement dans les goûts. La vie artistique ne fait
plus florès à Versailles, mais à Paris. Il y a dans ces pièces quelque chose de
moins rigide et de plus libre, voire de plus intimiste. Certes, le premier
morceau est encore tourné vers un passé rigoriste, mais les choses changent
vite et au fil des 18 pièces subséquentes, on admire la liberté de ton. Les
pièces dites « de caractère » font leur apparition, introduisant une
note de pittoresque, née de l'observation de la nature (« Le Rappel des
oiseaux » et ses changements de rythmes ; la délicate « Villageoise »
d'une inébranlable bonne humeur. Les Nouvelles Suites de Pièces de clavecin
(1726/1727) sont constituées de deux parties. Rameau se place plus que jamais
dans le sillage de Couperin, mais en enrichissant le style à sa manière : complexification
des textures, prise de distance avec le style purement français, un pas de plus
vers l'innovation que va lui offrir l'opéra : dans « Gavotte et Doubles »
on découvre un schéme du type thème et variations.
Mais sans pour autant abandonner l'art de la description. Ainsi du caquetage
inquiétant de « La Poule », à travers l'usage des divers registres de
l'instrument, ou de l'enjouée pochade que sont « Les Sauvages »,
tirés des Indes Galantes, où l'on entend tout l'orchestre, grâce au jeu
coloré de Bertrand Cuiller. « La Joyeuse » ou « La Follete » renchérissent en gaité exubérante. On décèle
même un franc humour dans « Les Cyclopes », sorte d'improvisation.
Quelques extraits des Pièces de clavecin en concerts complètent un
disque passionnant, dont « L'Agaçante », « La Timide » et
« L'Indiscrète ». Bertrand Cuiller les enlumine d'un jeu extrêmement
clair, à la fois architecturé et raffiné, et d'un entrain sans faille qui visent toujours à la plus parfaite lisibilité. L'instrument
joué, une copie d'un clavecin anonyme du XVII ème,
fabriquée par le facteur Philippe Humeau en 1977,
sonne beau dans cet enregistrement effectué à Royaumont, avec un superbe résonance dans le grave et du mordant dans
l'aigu. Jean-Pierre Robert. Georg-Phlipp
TELEMANN : « Trios & Quatuors ». Sonata II en sol mineur TWV 43/1, Sonata
en sol majeur, TWV 43/12. Sonata en la mineur
TWV42/7. Trio V en sol mineur TWV 42/1. Trio II en sol majeur TWV 42/6. Chaconne « Modéré » en mi mineur
TWV 43/4. La Rêveuse. 1CD Mirare : MIR267; TT.: 62'. Le prolixe Telemann, dont la longue
carrière lui a fait embrasser deux périodes, la fin du baroque, le Sturm und Drang naissant, aura démonté
combien il savait adapter son style d'écriture aux aspirations nouvelles. Il
saura en vrai homme d'affaires, se faire connaître en faisant éditer ses œuvres
et en offrant à une bourgeoisie émergente des pièces aisées à jouer, telles que
les recueils « Der Getreuer Musikmeister »
(L'audacieux maître de musique) ou les « Essercizii
musicali ». Cette soif de compositions se
confirme, entre autres, dans le domaine de la musique de chambre. Ses
« Quadri », ou sonates en quatuor, montrent une richesse
d'inspiration qui ne faiblit pas. Les trois opus réunis ici, pour une formation
inhabituelle, traverso, violon, viole et basse
continue, laissent à la petite flûte un rôle prédominant. Elle
sont en quatre mouvements, sur le schéma lent-vif-lent-vif. La sonate II
TWV 43/1 est quasiment de forme concertante et se signale par un largo rêveur,
surtout dans la pénétrante sonorité de Serge Saitta.
La Sonate en sol majeur TWV 43/12 offre un « soave »
où le temps semble s'arrêter car la flûte dessine un trait éthéré alors que les
basses (deux violes ici) dressent un accompagnement nonchalant. Le vivace
finale introduit un coin de fantaisie. La Sonate en la mineur TWV 42/7 est tout
aussi riche avec au premier allegro un beau sens du contrepoint et à l'adagio
suivant une partie dévolue à la viole de gambe originale dans son dialogue avec
la flûte. Le Trio en sol mineur TWV 42/1, pour violon, viole et basse continue,
écrit à Francfort en 1718, sur la même alternance de lent et de vif, se
distingue par ses deux adagios, dont le style s'inspire de la manière italienne
d'un Corelli. Le second est presque paresseux aux belles volutes du violon.
Dans le Trio en sol majeur TWV 42/6, tiré des « Essercizii
musicali », composés à Hambourg en 1727, pour
viole, clavecin obligato et basse continue, Telemann
montre son habileté à faire concerter le clavecin et la viole de gambe, en
particulier au largo : les deux instruments échangent sur le mode élégiaque
dans le meilleur style galant français. Le Presto final est, lui, dans le goût
polonais ! Enfin la Chaconne
« Modéré », une sorte de bis, développe un climat un brin théâtral.
Les interprétations de La Rêveuse sont scrupuleuses dans le choix des rythmes
et inspirées quant à la recherche de la couleur et la mise en valeur de la
polyphonie. Jean-Pierre Robert. Wolfgang Amadé
Mozart: Les cinq concertos pour violon et orchestre, K 207, K 211, K 216, K 218, K 219. Les Dissonances,
violon & direction : David Grimal. 2CDs
Production Les Dissonances (www.les-dissonances.eu)
: LD006. TT. 1H42'42 + 1DVD : IH45'52. Les intégrales au disque des cinq concertos
de violon de Mozart ne sont pas si nombreuses pour ne pas saluer celle-ci.
Alors surtout qu'elle se présente comme fort différente des lectures
habituelles. On sait David Grimal rechercher une
certaine forme d'authenticité. Dont il s'explique au demeurant dans le livret
du disque, en conversation avec le compositeur Brice Pauset.
Si on apprend peu de choses nouvelles sur ces concertos, du moins la lecture de
ces lignes enrichit-elle la réflexion sur la manière de les jouer : pas
spécifiquement « historiquement informée », encore moins fondée sur
une soi-disant fidélité, mais plus profondément basée la lisibilité du texte,
sur l'émotion qui doit passer de l'interprète à l'auditeur ; d'où des prises de
liberté en termes de tempos et d'accents, et de respiration. David Grimal joue sur des violons modernes mais utilise des
archets classiques, dans un souci de meilleure articulation. Il utilise des
cors naturels mais des bois modernes. Et joue des cadences écrites par Brice Pauset. Ces paramètres confèrent au discours une tonalité
différente de l'écoute habituelle. Ainsi dans ses cadences, Pauset
travaille-t-il habilement sur la thématique et ne cède pas aux sirènes d'une
modernité qui surajouterait à l'idée d'origine, ou « surjouerait »
comme on dit aujourd'hui. Il met en valeur le soliste sans le vouloir plus
brillant qu'il se doit (K 211/2), en appelant à l'esprit du mouvement avec
lequel la cadence fait corps (K 216/2, K
218/1). Les deux premiers concertos, K
207 et K 211 développent un discours naturel : le premier au caractère de sérénade,
un travail alimentaire de Mozart, pour le « patron » Colloredo. Le style
galant, pas spécialement mis en exergue par Grimal,
se fait déjà mois présent dans le second, car la forme française l'emporte,
toute de limpidité, même si l'orchestre a un rôle ténu. Avec le troisième, K
216, on aborde un autre braquet. Et Grimal démontre
pleinement sa manière décapante : l'allegro ne s'appesantit pas et le soliste
en ressort avec un vrai naturel. Le discours se cale peu à peu dans un tempo équanime qui ne cherche pas à s'attarder sur quelque
joliesse. A l'adagio, les cordes en sourdine préparent un écrin de choix au
soliste ; son chant se développe avec allant. Le rondo final a de la bonne humeur à revendre. La seconde partie apporte
son lot de surprises : pizzicatos des cordes, scansion dansante. Le quatrième,
K 218, dans le droit fil des pièces violonistiques de Boccherini, confère au
soliste une plus grande importance encore. Grimal
joue l'allegro très alerte et rapide, quasi presto, et est un soliste volubile.
On est bien loin d'un discours convenu. Il prend l'andante cantabile de manière
soutenue, mais cela chante tout autant sans verser dans une quelconque
galanterie. Le rondo final est facétieux. Le concerto K 219 couronne cette
belle entreprise. L'allegro « aperto » va de l'avant dans sa joyeuse
ritournelle d'entrée. Le soliste y intercale sa cantilène inaugurale avant de
se lancer dans une démarche fort alerte. L'adagio laisse entendre sa
« petite musique » joliment nostalgique et le rondo final et ses
diverses séquences sont fort subtilement ménagés : premier thème urbain,
deuxième thème plus marqué de sa « turquerie » endiablée comme
martelée aux cors, « istesso tempo »
marquant le triomphe de l'inspiration inépuisable de Mozart. On admire dans ces
interprétations la qualité instrumentale de l'ensemble Les Dissonances, un
refus de sollicitation, une volonté de clarté de la texture, des accents
volontairement non soulignés (K 218/3, K 219/2) et souvent là où on les attend
pas, une intéressante dramatisation des diverses séquences, des mouvements
lents ne s'attardant pas et des rapides débordant de vie, ne frôlant jamais la
sécheresse. En un mot la fraîcheur de jouer . Et le
soliste est plus le primus inter pares qu'une star. Jean-Pierre Robert. « The Mozart
album ». Wolfgang Amadé Mozart :
Concertos pour piano N° 17, K 453 & N° 24, K 491. Sonates pour piano K 282,
K 283, K 310. Marche K 408/1. Pièce pour piano K 33b. Allegro pour piano K 1c.
Lang Lang, piano. Wiener Philharmoniker,
dir. Nikolaus Harnoncourt.
2CDs Sony classical : 88843082532. TT.: 65'12+52'75. Rencontre improbable entre l'enfant
terrible du piano et le chef intransigeant ! Choc de générations ? Voire. La
faconde digitale du chinois est asservie en termes de clarté et de concentration
au regard du vieux lion. Le résultat ne manque pas de panache. « C'est une
incroyable inspiration pour moi »
confie Lang Lang, et Harnoncourt de renchérir :
« Il est rare de voir quelqu'un à l'esprit aussi ouvert ». De fait,
on est frappé par le naturel de la démarche, imposée indiscutablement par la
direction d'orchestre. Ainsi de l'allegro introductif du concerto K 491 que
Harnoncourt attaque façon grandiose plein d'entrain, donnant l'impression d'un
vaste dispositif orchestral, sans doute plus qu'il n'est en réalité, en raison
d'une prise de son très aérée, effectuée dans la salle dorée (vide de public)
du Musikverein de Vienne. Le soliste se fraie un
chemin au sein d'un climat sombre que renforce l'accompagnement prodigué. Il se
coule dans le caractère changeant de ce vaste mouvement. Et joue la cadence (de
Lily Krauss, revue par lui) de manière discrète. Au
Larghetto, le thème introduit par le piano, puis repris et élargi par l'orchestre, love une cantilène mémorable
de par un dialogue piano-vents aussi profond que passionné. Car Harnoncourt
différencie les climats, en particulier lors de la reprise, nimbée d'une
extrême sérénité. L'allegretto, là encore, est grave en regard du discours
instauré par le chef, mais le soliste l'éclaire au fil de variations qui vont
de l'intime au grandiose. L'impression de bonheur partagé est la même dans le
Concerto K 453, le 17 ème, dédié à la chère Barbara
Ployer : naturel de la démarche à l'allegro, auquel une légère accélération de
la part du chef achève de donner vie. Dans la cadence (de Mozart) Lang Lang sait montrer de quelle humilité il est capable en
telle compagnie, et une faculté d'adaptation au langage de Mozart. L'andante
nous fait entrer de plain pied dans le monde de l'opéra, et la dramaturgie
question-réponse (orchestre-piano) : sur le mode douloureux, le dialogue qui
s'établit entre les deux musiciens est pensé tout sauf extérieur. L'allegretto
final, Harnoncourt le prend vif mais pas brusque comme souvent. Les variations
seront pétries d'humour, celui de l'opéra bouffe. L'accord soliste-chef est
total, le pianiste distillant un jeu aérien aucunement maniéré, le chef
détachant les différentes séquences, certaine presque paresseuse, telle autre
allègre, et l'ultime presto conquérant. Rencontre heureuse. Le second CD propose un récital de sonates
pour piano, enregistré pour l'essentiel live à Londres
: les Sonates K 282 et K 283, tirées d'une série de six, composées à Munich en
1774, au moment de La Finta Gardiniera,
dans l'influence de Haydn, offrent un jeu plus affirmé de la part du pianiste
chinois. Comme dans le presto final de la seconde, fébrile. La Sonate K 282
débute par un mouvement lent et offre deux menuettos
enchaînés. Lang Lang revient ici à son péché mignon
d'un jeu d'éclat, presque dur, bien différent de celui adopté dans les deux
concertos. Cela se vérifie encore dans le Sonate K 310, composée en mai 1778, à
Paris : une agitation constante caractérise l'allegro maestoso que le pianiste
joue implacable, presque asséné. Lang Lang s'écarte
quelque peu de la discrétion qui doit prévaloir à l'« andante cantabile
con espressione », qui s'assombrit peu à peu. Le presto final, il le
conçoit de nouveau agité, voire boulé, ne mégotant pas les contrastes
dynamiques. Si on est loin du classicisme d'Alfred Brendel, la manière
intéresse cependant par son sens des proportions. Le disque se conclut par de
petites pièces, telle la Marche K 408/1 et deux morceaux de la prime jeunesse
de Mozart, dont un allegro K 1c, sans doute les premiers balbutiements d'un enfant
doué ! Enfin par un bis, le Rondo alla turca de la
Sonate N°11, hélas pris à un tempo d'enfer. Chassez le naturel... Jean-Pierre Robert. « The Chopin
Album ». Frédéric CHOPIN : Sonate pour violoncelle et piano, op.
65. Polonaise brillante op. 3. Grand duo
concertant. Étude op. 25 N° 7. Nocturne op. 15 n° 1. Auguste FRANCHOMME :
Nocturne op. 14, n° 1. Sol Gabetta, violoncelle, Bertrand Chamayou,
piano. 1CD Sony Music : 88843093012. TT.: 68'03. Ce
programme s'articule autour d'Auguste Franchomme,
le violoncelliste ami de Chopin. On sait que la Sonate pour violoncelle et
piano de ce dernier doit beaucoup à l'art du celliste. Composée en 1845/1846,
elle lui est dédiée. Elle sera exécutée lors du dernier concert de Chopin à
Paris, le 16 décembre 1848. « C'est de la musique vocale,
opératique », observe Bertrand Chamayou. A la
différence de la musique pour piano, on remarque ici une plus grande audace du
langage harmonique. L'Allegro moderato offre l'exemple d'un vrai duo
concertant. Le cello tient le premier rôle au fil
d'un discours complexe par son avalanche de motifs et ses vastes proportions
(il est aussi long que les trois autres mouvements réunis). L'équilibre est
mieux assuré dans le scherzo con brio suivant, enjoué et dynamique, sauf dans
le Trio enchâssé en son milieu, plus mélodieux, le violoncelle se faisant
tendre. Le largo, de caractère nocturne, sorte de rêve éveillé, chante sous
l'archet sensible de Sol Gabetta. Le finale, là aussi
de texture complexe, étale ses vertus : les deux partenaires dialoguent tantôt
en écho, tantôt à l'unisson. La coda presto est enivrante ici. Le Grand Duo
Concertant de Franchomme, écrit à Paris en 1832, sur des thèmes empruntés à l'opéra Robert
le Diable de Meyerbeer, déploie un style salonard et un sens imagé alors
prisé ; ce pot pourri, paraphrase de l'opéra, s'ouvre grandiose par une
introduction pianistique brillante que Chamayou
gratifie de force pédale, ce qui n'est pas sans développer une certaine dureté.
Les choses s'apaisent avec l'entrée du cello. On aura
perçu la différence des styles dans cette œuvre co
écrite, car Chopin compose plus aristocrate que Franchomme.
L'Introduction et Grande Polonaise, op. 3, a été pensée en 1829, à l'intention
du Prince Radziwill : le cello de Sol Gabetta épouse le mouvement initié par le clavier de
Bertrand Chamayou, encore que la mélopée du
violoncelle tranche sur une tapisserie bavarde du piano. Quelques courtes
pièces de Chopin complètent le CD, dans ses propres transpositions : l'Étude
op. 25 N° 7, de caractère nocturne, et le Nocturne op. 14 N° 1 dont Sol Gabetta livre le profond cantabile. Enfin, le Nocturne op.
14 N° 1 de Franchomme est doucement élégiaque. Les
deux « vieux amis » qu'ils sont à la ville font assaut de talent pour
défendre ce répertoire peu connu, pas moins attrayant, qu'ils ne sont au
demeurant pas les premiers à illustrer au disque. Au jeu viril, affirmé de Chamayou, répond celui expressif et idéalement chantant de Gabetta. Jean-Pierre Robert. Johannes BRAHMS : Serenade
N° 1 op. 11. Serenade N° 2 op. 16. Gewandhausorchester, dir. Riccardo
Chailly. 1CD Decca : 478 6775. TT.: 62' Œuvres de la première période créatrice de
Brahms, contemporaines du Premier
concerto pour piano, les deux Sérénades de Brahms ne méritent pas la
relative méconnaissance dans laquelle elles sont tenues. Elles appartiennent au
genre du divertissement hérité des
pièces célébrées à l'époque précédente, des cassations ou sérénades de Mozart
en particulier. La Première Sérénade, op 11, composée entre 1857 et 1859,
contemporaine de la Symphonie N° 104 de
Haydn, frappe par un ton plutôt léger. A l'image du premier mouvement qui
dégage un esprit, voire un humour digne du compositeur d'Esterhaza.
Riccardo Chailly le prend de manière soutenue, sinon
très vite, n'hésitant pas à pousser la cadence pour donner vie à ce long
morceau qui combine tant de choses : rythmes binaires et ternaires, invention
thématique inépuisable, tel cet appel des bois et cuivres passant de l'un à
l'autre. Le scherzo, débuté ppp, s'enfle dans une manière de danse,
alors que le Trio, gentiment scandé, fait diversion. La cantilène intime de
l'adagio est simple en apparence car le discours s'aventure vite dans des
contrées moins aisées. Le Menuetto propose un beau
dialogue basson-clarinette. Un nouveau scherzo vif, sur un thème de chasse,
digne de Haydn, s'enorgueillit d'un Trio surenchérissant en humour au deuxième
degré. Le finale est bondissant. La deuxième Sérénade, op 16, de 1859, étonne
par son instrumentarium, car il n'y a pas de violons.
La combinaison vents-cordes graves produit dès l'entrée un effet bienfaisant,
celle d'une ballade. Le babil des bois distingue le vif scherzo. « Un
Adagio de sérénades, non de symphonie, il doit couler » dit Chailly qui fait aussi le rapprochement avec Mendelssohn et
sa Symphonie Italienne. Le « Quasi Menuetto »,
car c'est un faux menuet, offre une
métrique que Brahms affectionnera plus tard. Là encore, il est joué mezzo piano
par le chef, ce qui accentue son étrangeté. Un bref Trio fantasque s'y niche
sans qu'on y prenne garde. Le rondo
final est irrésistible dans sa
dynamique, une « fausse pastorale » ,
remarque Chailly, et empli d'esprit, l'alliage
bois/cuivres et cordes graves produisant le plus saisissant effet. Riccardo Chailly qui s'est résolument penché sur ces deux pièces,
adopte une démarche empreinte de transparence, privilégiant l'économie de la
dynamique. On admire la plastique de l'Orchestre du Gewandhaus,
en particulier la délicatesse des bois. Jean-Pierre Robert. « Sokolov The
Salzburg recital ». Wolfgang Amadé MOZART : Sonates pour piano K 280 & K 332.
Frédéric CHOPIN : 24 Préludes op. 28. Grigory
Sokolov, piano. 2CDs : Universal DG : 479 4342. TT.
48'58+60'04. Grigori Sokolov est une légende vivante, de
la race des Sviatoslav Richter : un pianiste intransigeant, secret,
perfectionniste, à la recherche de la vraie émotion. Ce pourquoi il privilégie,
au disque, le direct et non le studio d'enregistrement. En un mot quelque génie
de l'instrument, au charisme certain, sans parler d'une toute aussi légendaire
générosité à l'heure des bis. Il défend un vaste répertoire qu'il sélectionne
avec soin : « Je ne joue que ce que j'ai envie de jouer », souligne-t-il.
Le présent disque, capté live au Festival de Salzbourg, le 30 juillet 2008 -
une si longue attente nul doute due à d'âpres tractations - est pur
enchantement. Les deux sonates de Mozart révèlent un son riche et un rare sens
de la polyphonie : la sonate K 280 livre toute la simplicité de son premier
mouvement, le rêve éveillé d'un adagio, proche ici d'un largo, au toucher
d'elfe, et une légèreté inouïe au presto comme suspendu, le petit bouquet de
notes revenant en boucle, martelé avec humour. La clarté de l'architecture
distingue la Sonate K 332, dont l'allegro introductif montre des accents
marqués, sans dureté pourtant. On est loin d'un Mozart galant et le discours
est d'une vraie élasticité. Comme il transporte dans une sorte de dialogue
d'opéra à l'adagio, où la main droite tiendrait la vedette. L'allegro assai
prolonge cette conversation en l'enrichissant de digressions auxquelles Sokolov
donne une vie vraiment pas banale. Le tempo rapide confère au chant toute son
expressivité et l'alacrité digitale est irrésistible. Mais le « morceau de
résistance » est indéniablement le Chopin. Les Préludes op 28, composés à Valdemosa, Solkolov en donne une
exécution sans pareil. Peu de pièces révèlent autant les différentes facettes
du style de Chopin, voire juxtaposent les divers genres pratiqués : tel prélude
exprime le nocturne, tel autre l'esprit de la ballade, tels autres encore la
fantaisie du scherzo, ou la joie du sautillement de la mazurka. Avec Sokolov
les contrastes sont poussés loin. Les préludes sur le mode lent : comme le
6ème, joué retenu, conférant à la mélancolie élégiaque une profondeur poignante,
le 9ème, un largo grandiose qu'il enrichit d'un grave bien sonnant, ou encore
le 13 ème dont l'accompagnement irrégulier de la main
gauche confère toute son originalité au chant limpide de la main droite. Les
morceaux rapides ne sont pas moins impressionnants : le 8 ème,
molto agitato, limpide comme un torrent, aux eaux enragées pourtant, le 10 ème, d'un fantasque tout romantique. Un exemple de la
dynamique extrême dont Sokolov pare son jeu est fourni par le 15 ème prélude, aux harmonies colorées, avec comme des
tintements de cloches obsessionnels, pour une ballade lugubre ; le con fuoco du 16 ème devient un feu
d'artifice sous les doigts du pianiste russe, la rythmique littéralement
transcendée. Tout comme le 24 ème et dernier, épique
torrent dévastateur agrémenté de perles d'or. Un achèvement peu commun. Les
bis, de plus d'un quart d'heure d'horloge, confirment l'art de juxtaposer
l'éclat et la détente : dans deux
« Poèmes » de Scriabine, étranges bribes de musique, visions
hallucinées, deux mazurkas de Chopin,
puis dans Les Sauvages de Rameau, nantis d'un piqué fort amusant
et pris dans un tempo très soutenu, et enfin dans le choral BWV 639 de JS. Bach
où le chant est roi. Jean-Pierre Robert. « La
clarinette française ». Francis POULENC : Sonate pour clarinette et
piano. Camille Saint-Saëns : Sonate op. 167. Claude Debussy : Première
Rhapsodie pour clarinette. André BLOCH : Denneriana.
Gabriel PIERNE : Canzonetta op. 19. Darius MILHAUD : Scaramouche.
Lisa Shklyaver, clarinette, Jos van Immerseel, pianoforte. 1CD Outhere : ZZT 358. TT.: 62' Les compositeurs français ont imaginé pour
la clarinette des pièces aussi démonstratives qu'originales. Ultime composition
d'un homme de 85 ans, la Sonate op 167 de Saint-Saëns marie le style galant et
les « idées modernes » de son époque. L'allegretto qui l'ouvre, dans
le mode serein, est magistralement écrit pour la clarinette.
L'« animato » suivant installe un agréable dialogue, un brin
académique, que son écriture originale rachète vite ; le lento, confiné dans le
registre bas de l'instrument, « clarino », développe un chant grave
et solennel, qui débouche curieusement sur des sonorités nocturnes. Le finale
est quasi vocal, exploitant l'entier registre de la clarinette et se termine
sur une sorte de da capo du premier mouvement. Claude Debussy compose sa
Première (et unique) Rhapsodie pour clarinette en 1910, pour les
épreuves des finales du Conservatoire. Il l'orchestrera un an plus tard. On y
entend déjà la veine de Jeux.
Elle est ici on ne peut plus mystérieuse et lascive. Le piano fait presque oublier la palette orchestrale,
version sans doute la plus donnée. Tandis que Lisa Shklyaver
fait montre d'une discrétion attentive. André Bloch (1873-1960), élève d'André Geldage, et qui à son tour formera Jehan Alain, est bien
oublié. Sa Donneriana, en hommage au facteur Denner, l'inventeur de la clarinette, est une pièce de
grand savoir faire. Elle déploie un ton espagnol attrayant et des rythmes
déhanchés presque jazzy. Il en émane un charme indiscutable. La Canzonetta
de Gabriel Pierné, op 19, de 1889, est une ballade délicieusement rythmée.
Francis Poulenc écrira sa Sonate pour clarinette et piano en 1963, peu avant sa
mort, pour Benny Goodman qui la créera avec Bernstein au clavier. Elle ne sera
complétée qu'en 1973, posthume donc. C'est un des morceaux les plus attractifs
du répertoire. Sa coupe en trois mouvement frôle les
cimes de l'expression : le profond « tristamente »
initial, la « Romanza » d'une mélancolie
abyssale : le « con fuoco » mordant et ses
notes aiguës projetées comme autant de pieds de nez. Enfin, Scaramouche,
conçu par Darius Milhaud pour accompagner la pièce Le médecin volant de
Molière, a d'abord été écrit pour deux pianos (1937), puis adapté par l'auteur
pour clarinette (ou saxophone) et orchestre. Jos van Immerseel
en a réalisé une transcription pour clarinette et piano. Cela sonne
parfaitement. Le « vif »
introduit l'atmosphère de la comedia del' Arte et ses espiègleries, mais dans le ton du music
hall. C'est irrésistible! Le « modéré » ou quand Scaramouche se fait
doux et mélancolique séducteur ; enfin « Brazileira »
conclut sur un rythme de Bossa Nova, une des signatures de Milhaud. Lisa Shklyaver et Jos van Immerseel
ont de l'esprit, même si un zest d'abandon supplémentaire aurait été le bienvenu.
Une anthologie fort bien défendue. Jean-Pierre Robert. « Green -
Mélodies françaises sur des poèmes de Verlaine ». Charles BORDES,
Georges BRASSENS, André CAPLET, Joseph CANTELOUBE, Emmanuel CHABRIER, Ernest
CHAUSSON, Claude DEBUSSY, Gabriel FAURE, Léo FERRE, Raynaldo
HAHN, Arthur HONEGGER, Charles KOECHLIN, Jules MASSENET, POLDOWKI, Camille
SAINT-SAËNS, Florent SCHMITT, Déodat de SEVERAC,
Josef Zygmunt SZULC, Charles TRENET, Edgard VARESE.
Philippe Jaroussky, contre ténor. Jérôme Ducros,
piano. Quatuor Ebène. 2CDs Erato : 0825646166954; TT.: 57'18+54'434. Élargissant le propos d'un précédent disque
consacré à la musique française, « Opium » (cf. NL de 5/2009),
Philippe Jaroussky investit la mélodie française à
travers les poèmes de Verlaine mis en musique par les compositeurs de la fin du
XIX ème siècle et du XX ème.
Avec l'intelligence qu'on lui connait pour composer un programme plus que
passionnant. Car l'originalité de cette anthologie fort
documentée est de rapprocher pour un même poème, les versions écrites par
plusieurs musiciens. Occasion de saisir les différences qui animent chacun et
la façon dont il s'empare de la poétique verlaisienne.
Un exemple, « Green », mis en musique aussi bien par Fauré, le plus
décidé, que par Caplet, le plus expansif, et surtout par Debussy, un sommet de
lyrisme. Ou encore « Mandoline » traité par Fauré, si mélancolique,
Debussy, au climat si différent, plus clair, avec son clin d'œil final, Poldowski, femme compositrice (1879-1932) qui y apporte une
touche extravertie dans la partie de piano. « La lune blanche » ou
l'heure exquise, l'ont faite sienne aussi bien Chausson que Massenet, qui
imagine un curieux duo (ici interprété par Nathalie Stutzmann
et Jaroussky dialoguant idéalement, encore que ce
soit la voix de la contralto qui « sonne »
le plus mâle), Poldowski, combien translucide, et
Fauré, bien sûr. On découvre également les sortilèges de « Il pleut sur mon
cœur » à travers les manières fort différentes de Fauré, de Debussy, très
enjolivé au piano, de Florent Schmitt, ou la grande manière, et de Koechlin, celui de ces trois derniers qui se rapproche au
mieux du climat raréfié de Fauré. « La chanson d'automne » voit sa
langueur existentielle être traitée aussi bien par Reynaldo
Hahn, ici dans une transcription pour voix d'alto, piano et quatuor à cordes
due à Jaroussky lui-même, que par Trenet. De «
Colombine » Poldowski livre une prosodie
décidée, collant à l'ironie discrète des vers, tandis que Brassens la souligne
encore plus ingénument. On entend au fil de ces morceaux de petites perles, ces
pièces de Ferré (« Écoutez la chanson bien douce », ou «
Colloque sentimental », lequel a d'ailleurs été adapté par Canteloube et
Debussy). Ces croisements prouvent combien la poésie a fécondé l'inspiration
musicale, cette symbiose musico-littéraire qui prévalait à cette époque bénie.
Pour la bonne bouche, on ne peut pas ne pas mentionner, car c'est un régal,
deux pochades de Chabrier : l'air de Fisch-Ton-Khan
('Qui je suis'), désopilant, ou l'Air de Poussah ('J'engraisse'). L'empathie de
Jaroussky avec ces miniatures est évidente. Au sommet
de son art, il les aborde sur le ton de la confidence poétique avec un extrême
souci de la prosodie et des caractéristiques de chacune. Le résultat est
fascinant, car outre le caractère du timbre androgyne, on savoure une ligne de
chant d'un naturel confondant, qui voit la voix se développer dans le medium
(Fauré « En sourdine », « Clair de lune »), pour un
plus grand appui sur le texte (« Prison » de Fauré encore), mise en
exergue par une prise de son intimiste. L'accompagnement de Jérôme Ducros
est attentif aux plus infimes nuances,
prodiguant une belle fluidité pianistique. Le Quatuor Ebène ajoute une
dimension supplémentaire au registre chambriste. Une immense réussite ! Jean-Pierre
Robert. Francis
POULENC : Dialogues des Carmélites. Opéra en
trois actes. Livret de Francis Poulenc d'après la pièce éponyme de Georges
Bernanos. Patricia Petibon, Sophie Koch, Véronique
Gens, Sandrine Piau, Rosalind
Plowright, Topi Lehtipuu, Philippe Rouillon,
François Piolino, Annie Vavrille,
Sophie Pondjiclis, Matthieu Lécroart,
Yuri Kissin, Jérémy Duffau.
Chœur du Théâtre des Champs-Elysées. Philharmonia
Orchestra, dir. Jérémie Rhorer.
Mise en scène : Olivier Py 2DVDs Erato : 462206 9 4.
TT: 115'+51'. Captation du spectacle donné au Théâtre des
Champs-Elysées fin 2013, ce DVD en renforce indéniablement l'impact. Au premier
chef celui de la mise en scène d'Olivier Py, son
dépouillement, sa direction d'acteurs intense, magnifiés par des plans filmés
d'une acuité souvent à couper le souffle. Nul doute contraint par la relative
exiguïté du plateau, Py concentre l'action sur une
aire réduite, que prolongent des arrières plans à haute signification. Ce qui
restitue au découpage des scènes imaginé par Poulenc tout son sens, en
focalisant sur l'intimité des échanges - père-fils, Blanche-Madame de Croissy,
lors de la scène de l'arrivée au couvent, ou durant l'agonie de la première
Prieure – et a l'avantage de renforcer la prégnance des ensembles, ces scènes
si émouvantes où sont regroupées les carmélites. Mais il évacue la foule, seulement suggérée
par de discrètes projections. Plus d'une scène atteint une force presque
insoutenable : l'agonie de la première Prieure, fichée à son lit, qu'une
disposition à la verticale achève de rendre encore plus saisissante. La main
tendue de celle-ci en direction de la novice Blanche dont la main la rejoint,
l'effleurant, est une image inouïe. N'est pas moins poignante la scène de
l'ultime rencontre entre le frère et la sœur, qui tourne à une inutile
confrontation avant de se résoudre en un profond déchirement chez Blanche,
devant une Mère Marie en sentinelle, saisie d'horreur à ce qui se dit, puis
prise de compassion. Celle encore où cette dernière rejoint Blanche dans la
maison paternelle dévastée, dont le beau lustre de cristal, symbole de la vie
séculière, est à terre, pousse loin dans le calvaire que s'impose la jeune
femme. Le dépouillement est un autre paramètre essentiel de la vision de Py : des tons de gris et de blanc, des chaises banales, des
portants se disloquant pour laisser passer une raie de lumière, ou se disposer
en forme de croix, en creux. La scène de la prison où le
trompe l'œil en fond de scène accentue l'isolement des religieuses est aussi un
fort moment chargé de sens. Olivier Py a fait le
choix d'un dernier tableau plus suggéré que naturaliste : du cercle que forment
les religieuses en bure immaculée, chacune se détache au son du couperet de
l'échafaud (moins distinctement audible que signalé dans la partition) et s'en
va dans le lointain pour s'enfoncer dans la nuit étoilée. Le surgissement de
Blanche, en noir, rejoignant Sœur Constance, souriant de reconnaissance (Elle
se souvient de «Je sais que nous mourrons ensemble, le même jour ») est
d'une simplicité plus que bouleversante. C'est que la direction d'acteurs est
hautement pensée, celle d'un croyant assurément qui place les deux novices au
cœur de ce parcours de souffrance. Sœur Constance rayonnante de joie irradiante
puisée dans une inébranlable conviction du bien faire, Sœur Blanche, traversée
de ses contradictions, mais mue par une force intérieure hors du commun. Si la
Première Prieure atteint une attitude presque théâtrale lors de la mort, la
seconde, Madame Lidoine, n'en a pas moins une passion
insoupçonnée du bien de ses « filles ». Mère Marie combine une
inflexible assurance toute religieuse et des élans de tendresse dont on ne la
croyait pas capable. Py ajoute une dimension
supplémentaire, à laquelle la prise de vue rend justice, animant les intermèdes
entre scènes de tableaux vivants d'imagerie pieuse, comme le tableau de la Cène
dont Sœur Constance figure le Christ, ou cette crucifixion où elle est aussi le
personnage central. L'interprétation musicale est de la même veine. Elle aligne
une affiche idéale, parfaitement immergée dans la prosodie de Poulenc, où
chacun en vient même à se surpasser, ô combien ! Jérémie Rhorer
drive un fastueux Philharmonia Orchestra,
privilégiant une direction très vive, anguleuse parfois, et assurant aux déflagrations
du texte leur formidable retentissement. Jean-Pierre Robert. « Un hiver à Majorque ». Frédéric CHOPIN : 24
Préludes, op. 28. Nocturnes op. 9, nos 1 &2. Mazurkas op. 17/4 et op. 41/2.
Vincenzo BELLINI: « Casta diva », transcription pour pianoforte par George
Micheuz. Aya Okuyama, pianoforte. 1CD NoMadMusic
: NMM 010. TT.: 62'01. La jeune pianiste japonaise Aya Okuyama propose un disque d'œuvres écrites par Chopin
lorsqu'il était à Majorque avec Aurore, le vrai prénom de Georges Sand. Séjour
qui au lieu d'être lumineux, fût un purgatoire pluvieux et froid et où la
tuberculose de Chopin s'est aggravée de rhumes incessants. « Ma cellule
est un cercueil » écrit-il ! Ce qui est intéressant dans ce disque,
outre la qualité de l'interprétation, c'est que la pianiste a choisi de
retrouver le son, comme disait Proust,
du piano de Chopin. Elle interprète ces œuvres sur un pianino
Pleyel de 1838 qui a était restauré par Olivier Fadini.
C'est un pianino bicorde,
dit vertical, à 6 octaves 1/2. Il sera celui que Chopin recevra à Majorque
durant l'hiver 1838-1839 pour conclure ses Préludes dédiés et commandités par
son ami facteur de piano Camille Pleyel. Il porte le numéro 6668 et est
conservé aujourd'hui au Museo Chopin de Valldemossa aux Iles Baléares. L'écoute sur ce pianino est unique : on a l'impression que ces pièces sont
réinventées, car l'instrument révèle des sonorités oubliées, transparentes, des
timbres changeants qui captivent l'oreille. Les pianistes et compositeurs de
cette époque étaient sous le charme de ce piano. On peut entendre encore sur ce
disque une transcription de George Micheuz de « Casta Diva » de Bellini. Aya Okuyama
propose aussi deux Nocturnes et deux Mazurkas. Voilà des œuvres auxquelles elle
insuffle une nouvelle vie. Ce pianino chante le chant
romantique du bel canto, fait renaître le chant romantique. Une belle
découverte. Stéphane Loison. Wolfgang Amadé MOZART : Concertos pour flûte K 313 & K 314. Magali Mosnier, flûte. Münchener Kammerorchester, dir. Daniel Giglberger. 1CD SONY Classical :
88843089752. TT : 64'49. Une bien mystérieuse histoire que celle de l'origine et de la genèse des ces 2 concerti pour flûte de Mozart, composés officiellement en 1777-1778 à Mannheim. La lettre que Mozart écrivit à son père le 14 février 1778 est assez édifiante, le compositeur détestait la flûte ( !) Faute de flûtiste de haut niveau dans son entourage, ou du fait de la facture encore balbutiante de la flûte traversière, l'histoire ne le dit pas…Toujours est |