Lettre d’Information – n°90 – Mars 2015



 

                               

L'AGENDA

 

2 / 3 au 17 / 6

 

Jean-Bernard Pommier joue l'intégrale des Sonates de Beethoven

 


DR

 

S'il est un marathon dans le répertoire pianistique, c'est bien l'intégrale des Sonates de Beethoven. Jean-Bernard Pommier relève le défi de les jouer en huit séances dans le cadre intimiste de la salle Gaveau. Cette somme l'accompagne depuis ses débuts. Et l'exercice de l'intégrale, Jean-Bernard Pommier s'y livre régulièrement, comme il en fut pour les Sonates de Mozart ou les pièces de Mendelssohn, de Schumann et de Chopin. Il a choisi d'aborder les Sonates du maître de Bonn non pas à travers le prisme de la chronologie, mais en associant à chaque fois une pièce de la période dite de jeunesse, une pièce appartenant à celle de la maturité et une œuvre de la dernière phase créatrice, permettant ainsi de mettre en relief les évolutions et les subtilités harmoniques d'une sonate à l'autre. Par exemple, le programme du concert du 11 avril rapprochera-t-il les sonates op. 13, « Pathétique », op. 26, « Marche funèbre », op. 79, « alla Tedesca », et op. 101. Ces concerts seront donnés par paire, en mars, avril, mai et juin. Il faut aller écouter cet autre grand Monsieur du piano français que les salles parisiennes n'honorent pas toujours à sa juste valeur.

 

Salle Gaveau, les 2, 4 mars, 11, 13 avril, 27 mai, 4 juin, 15 et 17 juin 2015, à 20H30.

Réservations : Billetterie Salle Gaveau, 45-47, rue La Boétie, 75008 Paris ; par tel.: 01 49 53 05 07; en ligne : www.sallegaveau.com   

 

8, 10, 13, 15, 17  / 3  &  21, 24, 26, 28, 30 / 4

 

La Ville morte et ses effluves musicaux inouïs

 

 

Inspiré de « Bruges-la-Morte », un roman, porté à la scène, du poète et dramaturge belge Georges Rodenbach, La Ville morte est une œuvre majeure de Erich Wolfgang Korngold (1897-1957). Entre rêve et réalité, atmosphère décadente et aspiration à la vie, quelques personnages y sont hautement burinés : le peintre Paul, l'actrice Marietta, en laquelle il voit sa femme Marie réincarnée. La musique est d'une veine imaginative intarissable, favorisée par une orchestration scintillante et des effluves mélodiques empruntant autant aux derniers romantiques, comme Richard Strauss, qu'aux musiciens de la modernité viennoise du début du XX ème siècle, dont Korngold sera un des champions, aux côtés de Schreker ou de Zemlinsky. Elle maintient l'illusion, ménage l'allégorie et la fantasmagorie. Ses multiples thèmes récurrents, tel celui de la ville de Bruges, étant, à la différence des Leitmotive wagnériens, destinés à instaurer des climats plus qu'à véhiculer les sentiments des personnages. La ligne vocale est flamboyante, digne de Puccini. La présente production, dans la régie de Philipp Himmelmann, initiée par l'Opéra de Nancy en 2010, y sera reprise, comme à l'Opéra de Nantes. La direction sera assurée dans les deux cas par Thomas Rösner, à la tête de la même distribution. 

 

Opéra de Nantes, le 8 mars 2015 à 14H30, et les 10, 13, 15, 17/3 à 20H.

Opéra de Nancy, les 21, 24, 28, 30 avril 2015, à 20H et le 26/4 à 15H

Réservations : A Nantes : Théâtre Graslin, Place Graslin, 44000 Nantes ; par tel. : 02 40 69 77 18 ;  en ligne : www.angers-nantes-opera.com

A Nancy : Billetterie, 1 rue Sainte-Catherine,  54000 Nancy ; par tel. : 03 83 85 33 11 ; en ligne : opera@opera-national-lorraine.fr  ou  www.opera-national-lorraine.fr

 

11 / 3

 

A la découverte de JS. Bach au CRR 93

 


CRR 93 site d'Aubervilliers

 

Dans le cadre de la thématique «  Mémoire et Création » de sa présente saison, le Conservatoire à Rayonnement Régional du 93, Aubervilliers La Courneuve, donnera un concert autour d'œuvres de JS. Bach. Coordonné par Béatrice Garcia-Presle, professeure de piano, il proposera au public de découvrir le Cantor sous ses diverses facettes : Bach « pédagogue » avec les petites pièces pour clavier destinées aux apprentis pianistes, Bach « Inspirateur » à travers des pièces de compositeurs des périodes suivantes, jusqu'à Chopin, Bach « religieux » à travers ses chorals, Bach « précurseur », ou encore Bach « indémodable » lorsque le jazz réinvente ses œuvres. A cet effet seront réunies les classes de piano, de musique de chambre, de polyphonies vocales et de chant, mais aussi l'orchestre à cordes Sérénade du CRR. 

 

Auditorium du CRR 93, 5 rue Édouard Poisson, 93300 Aubervillers, le 11 mars 2015, à 19H.

Entrée libre. Réservations conseillées par tel. : 01 48 11 04 60 ou 01 43 11 21 10 ; en ligne reservations@crr93.fr

 

17 & 18 / 3

 

Jos van Immerseel en terres tchèques

 


Anima Eterna Brugge / DR

 

L'orchestre Anima Eterna Brugge, dirigé par son fondateur et mentor Jos van Immerseel, s'en revient à Aix-en-Provence et à Dijon au milieu de leur tournée franco-belge de printemps. Ils ont mis au point un programme tchèque : La Moldau, extraite de « Ma Patrie », de Smetana, la Symphonie N° 9, « du Nouveau Monde » de Dvořák, et la Sinfonietta de Janacek. Nul doute que les rythmes slaves et les tonalités exubérantes de ces pages seront portées à l'incandescence par un chef qui aime faire table rase des traditions. Ces concerts seront au demeurant l'occasion de fêter les 70 ans du maestro belge, infatigable chercheur, animé d'une exigence quasi scientifique et d'un immense souci de virtuosité instrumentale. Au fil des ans, il a conduit son orchestre sur des sommets interprétatifs que beaucoup lui envient. A noter que ce programme sera capté pour le disque par le label Outhere, qui sort en ce moment un autre album consacré à la musique française, autour de la clarinette de Debussy, Pierné, Milhaud et Poulenc.

 

Grand Théâtre de Provence, le 17 mars 2105, à 20H30.

Auditorium de Dijon, le 18 mars 2015, à 20H.

Réservations : A Aix : 380, avenue Max Juvénal, 13100 Aix-en-Provence ; par tel.: 04 42 91 69 70 ; en ligne : lestheatres.net

A Dijon : Billetterie, 11 Boulevard de Verdun, 21000 Dijon ; par tel.: 03 80 48 82 32 ; en ligne : opera-dijon.fr

 

18 / 3

 

Ivo Pogolerich : un récital attendu

 


© Antonio d'Amato

 

Le pianiste Ivo Pogorelich se fait très rare. Raison de plus pour courir à la salle Gaveau écouter son prochain récital. De la race des anticonformistes, tenaillé par le souci de perfection au point de ne se concentrer que sur quelques pièces mûrement rodées, le pianiste croate a toujours soulevé les passions. Dès son apparition au Concours Chopin de Varsovie, où il déchaînera l'ire de Martha Argerich qui reconnaîtra son génie, puis « découvert » par Karajan, à Salzbourg, lors d'un concert en matinée de son Festival de Pâques, durant les années 1980, où il donnera une exécution mémorable de Gaspard de la nuit de Ravel, il rejoindra vite l'écurie du label Deutsche Grammophon pour quelques disques hors du commun. Puis ce fut brusquement le silence. Il ne le rompra que bien des années plus tard. Une sorte de renaissance. Il se produira à Paris, ce printemps, dans quatre pièces emblématiques chez lui : la Fantaisie en Ut majeur de Schumann, Après une lecture de Dante de Liszt, les Variations Paganini de Brahms et Petrouchka de Stravinsky. 

 

Salle Gaveau, le 18 mars 2015, à 20H30.

Réservations : Billetterie Salle Gaveau, 45-47, rue La Boétie, 75008 Paris ; par tel.: 01 49 53 05 07; en ligne : www.sallegaveau.com

 

21 / 3

 

Journée européenne de la Musique Ancienne à Royaumont

 


Graindelavoix / DR

 

Le 21 mars, jour anniversaire de la naissance de JS. Bach, a été choisi pour illustrer la Journée Européenne de la Musique Ancienne. La Fondation Royaumont organise une suite de trois concerts aussi originaux que passionnants. A 15 H, « Fenêtres sur cour(s) » présentera l'organettiste Guillermo Pérez et son ensemble Tasto Solo dans une expérimentation instrumentale autour du corpus de tablatures des chansons conservées dans le Coadex de Buxheimer (ca. 1640) avec la reconstruction d'une pratique privilégiant claviers et harpes. A 17H30, la claveciniste Jean Luc Ho, Premier Prix du CNSMDP et soliste et continuiste dans de nombreux ensembles, comme le Concert Spirituel, interprétera sur deux instruments différents les Partitas I et V de JS. Bach, au programme de son CD à paraître sous le label Nomade. Enfin, à 20H 45 l'ensemble belge Graindelavoix, en résidence à Royaumont, dirigé par Björn Schmelzer, abordera des chants sacrés de la Chapelle Palatine de Palerme au XIIe siècle. Un programme totalement original qui fera dialoguer les traditions catholique (italo normande), orthodoxe (Grèce byzantine) et musulmane (dynasties chiites, populations sunnites et pratiques soufies). Graindelavoix propose une révolution esthétique hors norme basée sur l'assimilation de nouvelles vocalités et d'approches inédites au cœur même de la tradition.  

 

Abbaye de Royaumont, le 21 mars 2015 de 15H  à 20H 45.

Réservations : par tel. : 01 34 68 05 50 ; en ligne : www.royaumont.com

 

27 - 31 / 3

 

La XXX ème Semaine sainte en Arles

 

 

C'est à un programme exceptionnel que nous invite la Semaine sainte en Arles pour fêter son jubilé de perle. A la chapelle du Méjan, le 27 mars, l'ensemble Les Paladins dirigé par Jérôme Corréas donnera les Leçons de ténèbres de François Couperin. Écrites pour les religieuses de Longchamps, pour des voix de soprano, le compositeur disait que « toutes espèces de voix peuvent les chanter ». L'ensemble Coro Gabriel s'illustrera dans une soirée de « Polyphonie de Sardaigne », leur terre natale, avec des pièces accompagnées, entre autres, de la cetera, guitare sardo-corse à 16 cordes. Le Concert Spirituel conduit par son mentor Hervé Niquet s'attachera à faire revive la « Spiritualité du Grand Siècle », autour de Jean-Baptiste Lully, Louis Le Prince et Marc-Antoine Charpentier, dans le cadre des commémorations du 300ème anniversaire de la mort de Louis XIV, et ce avec uniquement des voix féminines (29/3). Pour le concert de clôture, le 31 mars, l'ensemble Costello, formé de musiciens des « Siècles », et la soprano Julia Doyle fêteront « L'Europe musicale à la fin du XVII ème siècle », sur des musiques de Tarquinio Meruja, Dario Costello, Alessandro Scarlatti, Johann Pachelbel, Dietrich Buxtehude, John Blow et Henry Purcell.

 

Chapelle du Méjan, Place Massillon, Arles, les 27, 28 et 31 mars 2015, à 20H30 et le 29/3 à 11H.

Réservations  :  Association Le Méjan, BP 90038, 13633 Arles cedex ; par tel.: 04 90 49 56 78 : en ligne : mejan@actes-sud.fr

 

18, 20, 22, 24, 26 / 4

 

Dardanus à l'Opéra de Bordeaux

 

 

Des tragédies lyriques de Rameau, Dardanus (1739) pâtit sans doute d'une intrigue mythologique quelque peu naïve et factice, quoique bien construite et introduisant une large part de merveilleux. Mais elle ne leur cède en rien musicalement : elle contient une musique de choix, de la plus grande variété, et à bien des égards affirme une modernité qui la place devant des œuvres comme Hippolyte et Aricie ou Castor et Pollux. En particulier dans les interludes spécifiquement symphoniques, beaux prétextes à l'imagination chorégraphique. La nouvelle production bordelaise sera mise en scène par Michel Fau. Raphaël Pichon, à la tête de son ensemble Pygmalion, en assurera le volet musical : une étape importante dans le développement de cette formation, et point d'orgue de leur résidence à Bordeaux. C'est aussi un challenge essentiel pour ce jeune chef hyper talentueux en terres baroques. Enfin, la distribution est plus qu'attractive.

 

Opéra national de Bordeaux, les 18, 20, 22, 24 avril 2015, à 20H, et le 26/4 à 15H

Réservations :Grand Théâtre, Place de la comédie, 33000 Bordeaux ; par tel. : 05 56 00 85 95 ; en ligne : www.opera-bordeaux.com

 

 

La saison 2015/2016 de l'OnP : Oser le bonheur

 


Stéphane Lissner © Elisa Haberer

 

Pour la première saison entièrement concoctée de sa main, Stéphane Lissner fait fort. Le projet artistique réalise un subtil équilibre entre nouvelles productions et reprises. L'appel à des metteurs en scène qui comptent sur la scène internationale : les Klaus Guth, Stefan Herheim, Calixto Bieito, Alex Ollé, Romeo Castellucci, Alvis Hermanis, Katie Mitchell. La confirmation que la porte reste ouverte à des régisseurs consacrés tels que Krysztof Warlikowski, Dmitri Tcherniakov, Damiano Michieletto Laurent Pelly, Olivier Py, Robert Wilson, Robert Carsen, Benoit Jacquot. Côté chefs d'orchestre, outre le directeur musical Philippe Jordan, pour seulement quatre spectacles d'opéra, on verra à la manœuvre Marc Minkowki, Patrick Lang, Alain Altinoglu et Daniel Oren, et le retour de Alain Lombard et surtout de Esa-Pekka Salonen, et de nouveaux venus comme Ingo Metzmacher. Chez ceux appelés à diriger l'opéra italien, si des noms connus apparaissent comme Fabio Luisi et Daniele Callegari, des talents émergents se verront confier les rênes, tels Daniele Rustioni ou Giacomo Sagripanti ; encore qu'on espère l'implication en ce domaine de personnalités marquantes telles que Minkowski précisément qui a montré une belle empathie avec l'opéra ultramontin. Et que dire, pour enrichir le panel, de chefs, chéris à Aix ou à Milan, comme Daniel Barenboim et Simon Rattle, et pourquoi pas le retour de l'incontournable Valery Gergiev. Car cette saison 2015/2016 est nul doute le premier jalon, fort brillant, d'une tenure s'inscrivant dans le durée : on parle d'une intégrale des opéras de Berlioz, qui serait couronnée par Les Troyens, et une focale grande ouverte sur Wagner par exemple. On murmure déjà la possibilité d'un nouveau Ring ! L'ambition est de faire de l'OnP plus qu'une scène qui compte au niveau international, la première, estime son ardent directeur. Pourquoi pas. L'idée du « festival permanent », naguère choyée par Lissner, alors en charge du Châtelet, retrouve toute sa vigueur. Peu de directeurs de maison d'opéra ont la chance de disposer de deux scènes comme le sont Bastille et Garnier pour oser leurs projets.

 


© N. Hodee / OnP

 

L'opéra italien se tire la part du lion. Il est symptomatique que les festivités s'ouvrent,  en septembre, par Madama Butterfly, un beau clin d'œil à la continuité, la régie légendaire de Bob Wilson n'étant plus à louanger. On verra donner la « Trilogie » de Verdi, avec de nouvelles productions de Il Trovatore et de Rigoletto, et la reprise de La Traviata ; mais aussi d'Aïda, vue par un Olivier Py pas toujours très inspiré, comme de Il Barbiere di Siviglia, et de l'Elisir d'amore, décortiqué par un Pelly diablement en verve, que le couple Alagna-Kurzak portera encore à l'incandescence. Enfin, le Don Giovanni conçu par Michael Haneke, pour la dernière fois à Bastille, Lissner lui-même pensant que ce spectacle est plus à l'aise à Garnier, pour lequel il a été conçu. L'opéra français est représenté par la reprise de Platée dans le fameuse et irrésistible pochade imaginée par Pelly, et celle de Werther tel que suprêmement peint par Benoit Jacquot, puis de La Damnation de Faust due à Alvis Hermanis et dirigée par Philippe Jordan, et de La Voix humaine de Poulenc, couplée avec Le château de Barbe-Bleu de Bartok, un rapprochement inédit, pas si hasardeux pourtant. Enfin, le secteur germanique verra les reprises de Der Rosenkavalier et de Capriccio de Strauss, et trois premières : Die Meistersinger von Nürnberg, enfin de retour scéniquement à l'Opéra de Paris, dans la production créée par Stefan Herheim pour le Festival de Salzbourg 2012, et sous la baguette de Philippe Jordan ; une prestation attendue, avant qu'il ne la réédite à Bayreuth en 2017. Puis de Moïse et Aaron, là encore un formidable challenge (Castellucci-Jordan), et la création  parisienne, sinon française de Lear de Aribert Reimann, Bo Skhovus assurant le rôle titre créé par Dietrich Fischer Dieskau à Munich.

 

 

Deux spectacles méritent encore une attention particulière: une soirée reconstituant la création en 1892, au Théâtre Mariinki de l'opéra Iolanta de Tchaikovski et de son  ballet Casse Noisette. Pour l'occasion, outre l'équipe Tcherniakov-Altinoglu, on convoquera plusieurs chorégraphes et les forces combinées du lyrique et du ballet de l'OnP. Et la création française de Vol retour de Joanna Lee, à l'Amphithéâtre Bastille. La programmation des concerts n'est pas moins singulière, destinée qu'elle est à mettre en miroir le Moïse et Aaron de Schoenberg avec d'autres de ses compositions, telles que les Gurrelieder qui seront dirigés par Jordan, à la Philharmonie de Paris, les Variations pour orchestre op. 31, Pierrot lunaire et le Quatuor à cordes op 10. Enfin, les récitals à Garnier présenteront la fine fleur : Natalie Dessay, Elina Garanča, Diana Damrau, Renée Fleming et René Pape. Osons donc sans complexe une immersion à l'Opéra de Paris !

 

Jean-Pierre Robert.

***

 

PAROLES D'AUTEUR

 

Haut

 

Georges MIGOT: l'esthétique et le style

 

 

         Cet article propose une étude des caractères esthétiques et stylistiques du compositeur français Georges Migot, un artiste méconnu du XXe siècle, à l'instar de maints créateurs parmi ses contemporains qui se sont tenus pour beaucoup en marge des mouvements dits d'avant-garde, et que l'on redécouvre progressivement au fil des ans. Quelques éléments biographiques ainsi que les étapes déterminantes de sa formation intellectuelle et artistique seront exposés au préalable, permettant de situer une riche personnalité à l'œuvre prolifique qui, à l'écart aussi des débats de son époque, s'est forgée un langage tout à fait original.

 

 

Éléments biographiques - formation

 

Né le 27 février 1891 à Paris, Georges Migot est mort le 5 janvier 1976 à Levallois. Il a été très tôt attiré par la musique, et notamment la musique religieuse. Sa mère rapporte qu'à l'âge de 2 ans, à l'écoute d'une pièce religieuse, son fils avait eu cette réflexion : « la Musique pleure ». Son père était pasteur et médecin, ceci expliquant indéniablement la profonde foi du compositeur ainsi que le nombre de pièces religieuses dans son œuvre. C'est aussi de son père qu'il héritera du goût de la peinture qu'il pratiqua. Celui-ci était en effet féru de cet art et s'y adonna également. Pour sa formation de musicien, Céleste Marchal, une proche de la famille Migot, jouera un grand rôle et marquera toute sa vie. Son décès en 1944 affectera profondément et durablement Migot. Elle fut son premier professeur de piano et décela rapidement les dons exceptionnels de son élève. Elle s'avèrera aussi un véritable guide culturel et intellectuel. Son protégé dira d'ailleurs d'elle : « Elle a fait ce que je suis ».

 

Georges Migot entra au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dès 1909. Il fut autorisé par le directeur d'alors, Gabriel Fauré, à assister comme auditeur à toutes les classes instrumentales. Il prenait parallèlement des cours privés d'harmonie avec Jules Bouval et de contrepoint avec Jean-Baptiste Ganaye. En 1913, il intégra les classes de composition de Charles-Marie Widor, de contrepoint et fugue d'André Gédalge, d'histoire de la musique de Maurice Emmanuel. Mais il interrompra ses études à la fin de cette même année, pour effectuer sa formation militaire puis en raison de la guerre. Il travailla donc d'une manière autonome durant cette période. Il reprendra son cursus au Conservatoire après la guerre, mais pour une année incomplète, en 1920-21. La célèbre pianiste et pédagogue Nadia Boulanger suivit attentivement le début de sa carrière, supervisant notamment sa préparation du Prix de Rome. Ses tentatives pour obtenir de concourir se soldèrent toutefois par des échecs, à l'instar d'autres grands noms. Il sera en revanche récompensé à plusieurs reprises pour ses œuvres, recevant en l'espace de trois années le Prix Lépaulle pour son Trio pour violon, alto et piano en 1919, le Prix Halphen pour le Quintette ''Les Agrestides'' en 1920, enfin en 1921 le Prix de la Fondation Blumenthal pour la pensée et l'art français. En 1958, comme un couronnement de sa carrière bien qu'il ait encore dix-huit années de création devant lui, la SACEM lui attribuera le Grand Prix de la musique française pour l'ensemble de son œuvre.

 


Georges  Migot en 1922 / DR

 

Deux personnalités marqueront son orientation esthétique. Henry Expert, son condisciple au conservatoire, spécialiste de la Renaissance qui aura une part active dans l'édition de la musique de cette période, le confortera dans sa conviction d'une musique linéaire(1), Maurice Emmanuel l'influencera dans l'utilisation de la modalité. Migot, ne souscrivant guère aux modèles dominants d'alors, et surtout ne voulant pas se soumettre à un dictat artistique, avait toutefois très tôt posé les fondements de son langage. Dès les années 1920, un critique américain, Irwin Schwerke, affirmait ainsi l'originalité et la singularité de Migot, parlant à son sujet de « Groupe du Un ».

 

 

Un artiste multiforme

 

Immense musicien, Georges Migot se montra également talentueux dans d'autres domaines, s'érigeant aussi philosophe-esthéticien, poète et peintre. Une très grande érudition (entre autre une connaissance approfondie du monde antique) ainsi qu'un ardent amour de l'homme, de la nature humaine, le situent d'ailleurs à l'égal  des plus grands humanistes de la Renaissance. Un tempérament en outre tourné vers la spiritualité voire le mysticisme faisait dire au musicologue  Marcel Beaufils qu'il était « un homme de son temps accordé aux dimensions mystiques du Moyen Âge »(2).

 

Migot est ainsi l'auteur de plusieurs ouvrages se rapportant à la musique, à l'architecture, ainsi que de quelques écrits d'orientation philosophique. Dès 1920 parurent ses Essais pour une esthétique générale, réflexion d'esthéticien portant principalement sur l'architecture et la sculpture qui témoigne déjà de la singularité de sa démarche. Trois recueils consacrés exclusivement à la musique, les Appoggiatures résolues et non résolues, verront le jour dans la décennie suivante, respectivement en 1922, 1923 et 1931. Trois des quatre volumes des Écrits de Georges Migot suivront en 1932. Le quatrième, qui établit une seconde mouture augmentée des Essais… de 1920, sera édité en 1937. Même si elles se rapportent davantage à sa première période de production, ces deux séries d'ouvrages posent déjà bien les assises d'un langage que la maturité confirmera et approfondira dans ses orientations essentielles. Six ans avant la mort du musicien, en 1970, sera publié un opuscule d'ordre philosophique intitulé Kaléidoscope et Miroirs - Matériaux et inscriptions, présentant une succession de pensées aphoristiques(3) relevant de la métaphysique et de la psychologie(4). Hormis ces ouvrages, de très nombreux articles ont jalonné la carrière du compositeur, destinés à des revues ou supports des conférences et cours qu'il a donnés à différentes occasions.

 

Également peintre, Migot se consacra d'ailleurs jusqu'en 1918 davantage à cet art qu'à la musique. Si cette dernière fut dans toute la suite de sa carrière son expression prééminente, il n'en délaissa pas pour autant la palette, s'adonnant aussi à la gravure sur bois. Attestant donc aussi de dons de versificateur, il fera imprimer deux recueils de poèmes dont l'un, La retraite ardente, sera mis en musique.

 

Esthéticien et théoricien, Migot l'était donc foncièrement, tant vis à vis de l'art en général que de sa propre œuvre de compositeur. Il avait en effet incontestablement besoin d'expliquer sa position de créateur et sa propre musique, sans pour autant que celle-ci apparaisse comme un système. Bien au contraire est mis en évidence dans ses écrits un art épris de liberté tout en témoignant d'orientations esthétiques et stylistiques parfaitement conscientes et définies. Mais au-delà de sa production personnelle, Migot a cherché à travers son argumentaire théorique à expliquer ce qu'il considérait comme la véritable musique, le chemin à suivre dans l'évolution de la composition, en une perspective assez inaccoutumée. Sans doute aussi, quelque peu hors des sentiers battus, craignait-il que sa musique soit mal comprise (alors qu'il fut beaucoup joué durant les deux premières décennies de sa carrière), tout en étant intimement persuadé que ses positions esthétiques étaient les seules voies envisageables pour la musique du futur, vision que l'on peut certes considérer comme intransigeante, mais vision d'un créateur authentique et sincère.

 

Sa production musicale est considérable, résultat de quelques soixante-dix années de labeur, mais aussi fruit d'un homme doté d'une immense capacité de travail. Tous les genres sont représentés à travers des œuvres faisant appel aux effectifs les plus variés : pièces instrumentales de chambre, allant de l'œuvre pour un instrument seul au dixtuor, pièces symphoniques, œuvres incluant la voix, de la monodie (un des apports très originaux de Migot) à l'œuvre chorale, a cappella ou non. Et chez ce musicien intensément croyant, une partie des œuvres appartient au domaine religieux, liturgique et paraliturgique, dont le cycle des oratorios dits « christiques » constitue un élément essentiel, à l'instar de sa Passion qui offre avec ses autres oratorios un renouvèlement fondamental du genre au XXe siècle.

 

 

Le fondement esthétique

 

Georges Migot est donc apparu dès ses débuts comme un solitaire, réfutant les idéaux en vogue, même si quelques-unes de ses conceptions peuvent l'y rattacher. Si ses premières œuvres portent l'empreinte fauréenne, transparaissant surtout dans le caractère fluide et mouvant de l'écriture, il affirmera rapidement un style très personnel s'affranchissant des tendances d'alors.

 

Un double point fonde son langage : nationalisme esthétique et ancrage dans le passé. Migot se pose en effet en héritier d'une tradition spécifiquement française qu'il a très tôt revendiquée, en cela reflet d'une époque aux aspirations nationales croissantes (je ne parle, bien sûr, que de ce qui concerne les traditions musicales), cela dans de nombreux pays européens. Portant son regard jusqu'aux temps reculés du Moyen Âge, il unifie en un geste la période allant de l'ère médiévale jusqu'à l'orée du classicisme. « Voici d'où je viens : de nos trouvères et troubadours, de nos luthistes, de notre XVIe s., de Titelouze, Grigny et J-M. Leclair, de J-Ph. Rameau, et de tous ceux qui depuis près de 1000 ans représentent le génie français de la musique »(5), écrivait-il en 1932, précisant quelques années plus tard : « par-delà le classicisme du XVIIIe s., allons à la Renaissance, au plain-chant, à la chanson populaire, à la mélopée antique pour prendre l'état d'esprit, la Grâce nécessaire, si nous voulons trouver dans l'infini de la sensibilité humaine une forme nouvelle qui nous corresponde »(6) .

 

Les quatre compositeurs cités ne sont pas mentionnés au hasard car chacun d'eux, à des degrés divers, affiche une prédilection pour l'écriture horizontale. Les deux premiers surtout dont les œuvres révèlent beaucoup d'affinités avec le langage polyphonique renaissant, mais aussi l'harmoniste Rameau. Si son art procède en effet d'une technique verticale, il n'en dénie pas pour autant l'importance de la mélodie et est réputé pour ses lignes de basse recherchées. Migot se réclame ainsi d'esthétiques fondées sur la mélodie : « Une conception linéaire de la musique, telle semble devoir être l'esthétique musicale future. De la sorte, nous irions vers la complète indépendance des lignes superposées sans le style fugué, sans la vérification verticale fournie par l'harmonie », consigne-t-il dans le premier Cahier de ses Appogiatures(7). Il veut ainsi rejoindre l'esprit de la libre polyphonie renaissante. Mais les superpositions de notes ne sont pas fortuites, comme en argue le musicologue Jacques Viret : « Migot contrôle conjointement les deux composantes du discours et recherche avant tout un mode de relation en quelque sorte ''oblique'' entre elles, se refusant absolument à sacrifier l'une au profit de l'autre. »(8)

 


Georges Migot à sa table de travail, 1937 / DR

 

Georges Migot affirme donc un profond désir d'ancrage dans la tradition française, ne montrant aucune volonté de rupture avec ce qui le précède même s'il regarde au-delà du romantisme et du classicisme, convaincu que l'histoire musicale ne peut s'écrire que dans la continuité, dans le respect des œuvres du passé. Ne dit-il pas que « le Futur est visible par la lumière du passé auréolant le Présent »(9), alléguant également qu'« une œuvre est nouvelle non parce qu'elle supprime toute continuité d'avec les œuvres qui la précédèrent mais parce que se dégage d'elle une communion qui renouvelle le sens de ces œuvres précédentes »(10). Sa démarche ne fut cependant pas celle d'un ''retour à'', faisant du néo-médiéval ou du néo-renaissant. Il s'est agi pour lui de saisir l'esprit qui gouverna à ces différentes esthétiques, intégrant leurs composantes pour forger un langage totalement original et ressortissant parfaitement de son époque, le XXe siècle. « Une tradition n'est pas un ''pastiche'' mais un aspect nouveau d'une éternité », peut-on d'ailleurs lire dans l'un de ses écrits(11). Cet ancrage dans le passé est pour lui une nécessité absolue et une condition de son geste créateur.

 

 

La clé de son langage : l'intervalle

 

Langage d'essence linéaire donc, il faut en voir la clé dans le concept d'intervalle : « J'affirme que la ligne, même dans sa plus petite fragmentation que constitue l'intervalle compris dans le passage d'une note à l'autre, demeure le moyen le plus expressif de la musique », c'est ce qu'il note dans le 2e cahier des Appogiatures....(12). Migot rallie de fait une certaine pensée ''primitive'', tout autant antique et médiévale que renaissante, en ce sens que c'est le rapport mélodique qui l'intéresse avant tout, et non pas la note en tant qu'objet autonome, esthétique que l'autrichien Anton von Webern sera le premier à radicaliser, mais dont d'autres seront également à sa suite les tenants, tels les acteurs de la musique concrète, ou plus près de nous ceux de la musique spectrale. Il ne faut néanmoins pas imaginer que Migot n'accorde pas d'importance au timbre, donc aux propriétés du son considéré isolément. Il s'est en effet montré dès ses débuts un coloriste tout à fait original, un découvreur de sonorités inédites, mais ceci toujours subordonné à une vision linéaire, ou plus précisément intervallique, de son art.

 

La ligne musicale n'est donc pas pour lui une succession de notes, mais un assemblage d'intervalles, objets « virtuels » d'une certaine manière, qui sont la matrice de son invention mélodique, générant chacun le travail du timbre et des durées. Il faut bien comprendre l'art de Georges Migot dans ce sens. On peut avancer aussi que sa vision harmonique est dépendante, non pas de la note qu'elle souligne, mais de l'intervalle qu'elle sous-tend. Elle s'affranchit ainsi de toute fonctionnalité. Sa musique ne peut pour ces raisons s'écouter d'une manière ''globale''. Il faut en discerner toutes les lignes internes pour la comprendre, pour en saisir le sens, tout comme pour la polyphonie renaissante. Il faut appréhender sa musique en profondeur, en une perception intervallique tant dans le sens horizontal que vertical, et non comme un effet de masse, une résultante sonore. Sur cette notion d'intervalle, le musicien insistera d'ailleurs davantage encore dans son dernier ouvrage d'esthétique paru en 1970, quelques années avant sa mort, montrant par là même que son évolution n'avait fait que le fortifier dans cette conviction : « La musique réalise sa gloire lorsque, par delà l'audience des sons, elle apparaît dans les intervalles qui les séparent »(13). Son ultime oratorio De Christo initiatique, composé en 1971, sorte d'idéal absolu, en est un parangon. Migot rejoint bien ainsi les conceptions ''harmoniques'' de la polyphonie de ses origines à la Renaissance qui relèvent d'un entendement intervallique et non pas ''accordique''.

 

 

Le mélos migotien

 

La musique n'est ainsi pas représentée chez Georges Migot par les sons pris en eux-mêmes, mais par l'espace entre chacun d'eux. Migot accole en outre volontiers à son art le qualificatif de ''spatial'' plutôt que celui de ''plastique'', signifiant que celui-ci est pour lui espace et non temps, mais aussi qu'il est avant tout attaché à son évolution spatiale et non temporelle, dont attestent ses conceptions du rythme exposées plus loin. C'est donc la ligne sonore dans sa plasticité qui intéresse avant tout le musicien, obéissant en cela à des préoccupations d'ordre pictural, ce qui n'est guère étonnant chez un artiste également peintre. Cela conduit à examiner un trait stylistique essentiel, l'allure bien particulière de ce que l'on peut désigner comme le mélos migotien.

 

Pour en comprendre l'essence, il faut remonter vers une source, la ligne grégorienne, dont Migot veut s'approprier la vocalité et surtout la liberté, tout à la fois d'ordre mélodique et rythmique, et pourrait-on ajouter aussi d'ordre harmonique, puisque nul sentiment ''accordique'' ne sous-tend l'arabesque plain-chantesque. L'absence de tout centre tonal, ou plutôt modal, affirmé, en renforce la souplesse, la mélodie migotienne ne semblant montrer aucun point d'ancrage défini, évoluant dans un espace en quelque sorte sans lois, au contraire de son ancêtre grégorienne restant soumise à ses pôles modaux. Ce mélos n'obéit ainsi à aucune contrainte, à la recherche de la seule expression intervallique. Se mouvant dans un large espace, il est extrêmement mobile et fluctuant, de contour souvent inattendu. Jacques Viret écrit d'ailleurs que « Migot substitue un ordre de succession à l'ordre usuel de rapports : pour lui les relations qui unissent les notes d'une échelle ne sont pas établies une fois pour toutes par le mode mais elles se modifient sans cesse au gré des inflexions de la ligne »(14).

 

La ductilité et l'originalité de ce mélos sont dues également à l'utilisation du mélisme, figure totalement intégrée dans le déroulement mélodique et dont on peut trouver l'origine dans la ligne grégorienne tout autant que dans l'art ornemental improvisé des luthistes de la Renaissance. Migot situe encore ici parfaitement son approche : « la broderie, l'appogiature, l'ornement, descendants du mélisme, doivent être plus que des accents rythmiques ou harmoniques : ils sont le lyrisme amplificateur de la mélodie »(15). Migot revendique d'ailleurs le lyrisme, dans son acception typiquement française, comme la condition d'une musique expressive : « Chacune de mes lignes sonores obéit au lyrisme et à la plastique. Je nomme lyrisme, l'émotion créatrice qui détermine l'élan et le tempo. Je nomme plastique, la transcription de ce lyrisme dans la matière sonore »(16).

 

Sur le plan de l'élaboration polyphonique, Migot peut user des différentes techniques inhérentes à l'écriture fuguée que sont l'imitation, le canon, le fugato, mais en conservant toujours une grande liberté. À la technique horizontale, il applique d'ailleurs le néologisme ''polynéaire'', indiquant par ce terme la superposition de lignes indépendantes les unes des autres, dans un contrepoint dit ''libéré''. Il préfère aussi le terme de ''contre-ligne'' à celui de ''contrepoint'' car il correspond mieux à l'esprit de la technique contrapuntique et surtout à sa propre écriture, ligne contre ligne et non note contre note, et désigne la ''vraie polyphonie contrapuntique''. Bien sûr le sens premier du mot avait depuis longtemps évolué, l'expression de ''contrepoint'' déterminant dorénavant l'écriture d'essence linéaire, l'œuvre musicale s'appréhendant alors comme une superposition de lignes mélodiques. Mais Migot montre ici son attachement à la justesse étymologique de la terminologie employée.

 


La Mise au tombeau, oratorio pour petit chœur mixte & quintette à vent (1949).

 Concert à la Cathédrale de Strasbourg dirigé par Marc Honegger (dédicataire) en 1969 / DR

 

 

De l'harmonie à l'harmonique

 

Ancré dans son idéal linéaire, Migot ne veut appréhender son art que dans ce sens, affirmant dans son Lexique : « Toute note d'une polyphonie doit être envisagée comme un des points du tracé d'une ligne sonore, c'est sa seule position musicale, et non pas sous l'angle de sa position dans un accord. L'harmonie est donc la science qui permet de vérifier la position d'une note dans une polyphonie en vue de son meilleur rendement sonore dans celle-ci. Ce rendement sonore varie suivant une volonté musicale ''horizontale'' et non ''verticale''. »(17) Il refuse donc toute préséance d'une pensée accordique dans son écriture. Mais ses œuvres montrent cependant bien que celle-ci existe. Les superpositions de notes ne sont pas le fruit du hasard, parfaitement entendues et maîtrisées par l'oreille du créateur, même si elles ne sont pas premières dans le processus compositionnel. En outre, l'emploi de certains agrégats, d'accords parfaits, ou autres consonances de base, a parfois un évident sens expressif ou architectural. Finalement, comme le constate Jacques Viret, « Migot contrôle conjointement les deux composantes du discours et recherche avant tout un mode de relation en quelque sorte ''oblique'' entre elles, se refusant absolument à sacrifier l'une au profit de l'autre. »(18) Cela se révèle effectivement dans les deux sens : si Migot ne veut pas conditionner le déroulement mélodique à une recherche purement harmonique ou plutôt primordialement harmonique, il n'est pas non plus question qu'une résultante harmonique aléatoire nuise à la beauté de la ligne mélodique. Mais peut-être pourrait-on dire que la rencontre harmonique sert de renforcement mélodique, ou plutôt de renforcement de l'intervalle. En outre, la superposition des différentes ''plastiques mélodiques'' génère une forme globale dont tous les composants élémentaires doivent s'appréhender en termes d'intervalle, tant dans le sens horizontal que vertical, comme on l'a précédemment souligné.

 

Migot se montre parallèlement préoccupé de l'harmonique dans le sens où la simultanéité de lignes mélodiques ne doit pas occulter la libre résonance des harmoniques. Chaque son doit bénéficier de sa plénitude physique, acoustique. Il conçoit les étagements mélodiques dans ce souci de l'harmonique, donc de la libre résonance verticale de chacune. La disposition des différents timbres dans son écriture orchestrale et de musique de chambre relève ainsi de cette préoccupation, conditionnée par ce qu'il nomme la ''loi d'aération''. Il notifie par cela que les instruments doivent être combinés de manière à « laisser naturellement résonner et sonner les harmoniques naturelles des notes écrites »(19). Inversement, il tient compte de l'influence du timbre sur les accords qui ne doivent pas être considérés d'après les seuls critères de l'harmonie. Les œuvres de ce musicien ont ainsi une coloration originale, singulière, qui n'appartient qu'à lui.

 

Migot raisonne de fait en digne héritier de Rameau(20) ou des anciens luthistes dont il se réclame, comme on l'a déjà relevé : « Avec cette polyphonie, je ne pense pas harmonie mais harmoniques, et celles-ci contrôlent la qualité de la matière sonore »(21). Il se situe d'autre part également dans la descendance de Debussy – musicien qu'il vénérait – chez qui toute règle d'enchaînement d'accords a disparu. Mais autant chez son aîné, sonorité accordique et timbre constituent l'essence de la pensée compositionnelle, autant ceux-ci ne sont pour Migot que la résultante d'une élaboration avant tout mélodique.

 

 

Le rythme

 

La rythmique migotienne est tout à fait particulière chez un artiste revendiquant la primauté de la ligne et son attachement à l'intervalle, et ne voulant pas pour cela d'une musique où le rythme vienne occulter l'entendement de cette matière première. Élément secondaire de la musique, il n'est, maintient Migot, que « la déduction, la synthèse »(22) de tous les éléments musicaux, jouant un « rôle  de ponctuation et non de mensuration »(23) de la phrase. Il précisait aussi dès 1922 : « N'étant pas enclavées dans le grillage d'une carrure rythmique, les lignes se développent, souples et variées à l'infini. C'est avec elles que, le temps n'étant plus contrôlé par des périodicités rythmiques, il est possible au musicien d'atteindre la notion d'espace, apanage des arts plastiques »(24).

 

Le rythme chez Migot apparaît donc comme négation d'un temps périodique, d'un temps pulsé, le compositeur souhaitant que l'oreille reçoive la beauté issue du seul développement spatial du mélos, et non qu'un attrait rythmique vienne se subordonner entièrement ou en partie à la perception de sa trajectoire, tout comme l'audition verticale ne doit pas masquer les déroulements horizontaux simultanés. Le rythme ne doit pas faire perdre la signification spatiale ou intervallique mais au contraire la souligner. Le rythme doit aussi faire oublier l'inexorable avancée temporelle, d'où cette plénitude qu'offre souvent l'écoute des œuvres de Migot. Il est rare qu'il s'en dégage un réel sentiment de temps pulsé, ou alors est-ce de manière ponctuelle. Tout comme le mélos migotien est affranchi de pôles modaux, il est affranchi de pôles rythmiques. On peut ici évoquer la liberté rythmique de la ligne grégorienne, où le rythme naît de la courbe mélodique naissant elle-même du mot qui la sous-tend. 

 


DR

 

La rythmique migotienne se caractérise ainsi par sa fluidité, avec la dissolution de la carrure, la fréquente alternance binaire-ternaire, la présence de nombreuses liaisons, et l'usage courant de l'anacrouse. Cela rejoint tout à fait l'esprit de Debussy, dont la musique est d'une extrême mouvance sur ce plan, tout en s'appuyant sur des modalités d'écriture différentes.

 

 

L'architecture musicale : de l'idée à la forme eurythmique

 

Si Migot se veut profondément ancré dans une tradition française – mais on a vu de quelle façon, tout en perpétuant un certain esprit, des caractères esthétiques, il la renouvelait – il ne veut en aucune façon encarter son art dans des moules anciens. Se situant encore une fois en héritier de Debussy, comme d'autres compositeurs du XXe siècle à l'instar du hongrois Béla Bartok, il asserte que « toute idée musicale, en elle, en ses possibilités de développement, contient sa forme ».(25)

 

De fait, la forme n'est pas pour Migot une finalité, valeur qu'elle a pu avoir aux XVIIIe ou XIXe siècles, mais un moyen « qui concourt avec les autres ressources de la composition à l'expression de la sensibilité »(26), et qui doit être en même temps une source de jouissance au moins égale à celle que procure le rythme, l'harmonie ou la mélodie. La forme a une signification, et une œuvre ne peut se concevoir arbitrairement à partir d'un schéma déjà établi. Migot a parfois utilisé des structures préexistantes, comme l'estampie, à l'exemple d'un épisode de son oratorio La Passion, mais de manière très libre, et dans un étroit rapport avec l'idée. Il est, quoi qu'il en soit, en opposition radicale avec les acteurs du mouvement néo-classique récupérant les formes léguées par les XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi notifie-t-il dans son Lexique(27) : « La forme est aussi nécessaire à l'idée pour s'exprimer, pour se formuler, que l'idée est nécessaire à une forme pour que celle-ci, qui est une œuvre, soit vivante. Si la pensée musicale doit trouver sa forme pour vivre et survivre, il faut ajouter que toute pensée, utilisant une forme qui lui est préconçue, disparaît, ne laissant survivre que la forme qui la contenait. On le peut constater avec tous les ''néo'', néo-gothique, néo-classicisme, néo-romantique, etc. ». Mais en même temps, l'idée ne dirige pas totalement l'œuvre en création. Il existe un ''ordre'' esthétique, qui la précède, auquel elle reste assujettie. En d'autres termes, l'idée n'organise pas le chaos mais un monde sonore régi par les canons de la ''beauté'' et s'appuyant sur les lois artistiques forgées au fil des siècles, l'idée engendrant un nouvel objet non par une révolution mais par une évolution. Migot définit sa démarche créatrice en comparant les notions de ''développement'' et de ''composition'' :

 

« Le développement c'est l'ordre ''idéel'', c'est-à-dire l'ordre imposé dans les successions et les digressions incidentes ou complétives des idées. C'est un ordre logique dans le discours musical.

La composition, c'est l'ordre 'idéal', c'est-à-dire la mise à leurs places architecturales des différentes parties constituant le discours musical : c'est un ordre esthétique. Et celui-ci commande à l'autre, dans toute œuvre d'art. Et son autorité doit être telle qu'il est permis de supprimer ou de changer de place dans l'ordre idéel (de l'idée) ce qui ne peut se soumettre à l'ordre idéal (esthétique). »

 

 

Obéissant à un ordre ou un canon esthétique, la composition organise donc le développement qui est la conséquence de la seule idée. Mais la relation est aussi transitive puisque l'idée naît elle-même sous l'égide d'un ordre esthétique. Ce concept ''d'ordre'' contient celui d'unité, auquel Migot est fondamentalement attaché, et qu'il juge indispensable à toute invention artistique, qui ne vient « ni de l'unité de la ligne, ni de la répétition d'un rythme unique, mais de l'impression de convergence que peuvent donner plusieurs unités linéaires, rythmiques ou harmoniques »(28).

 

C'est de fait le principe d'eurythmie qui gouverne son acte créateur, tel qu'il le définit en 1920(29) : « L'eurythmie c'est la volonté esthétique supérieure par laquelle s'établit la concordance entre la sensation et l'exécution. S'il y a eurythmie, c'est que tous les rythmes qui composent cette eurythmie ont un foyer commun, point de départ et de retour de ces rythmes : centre de gravitation esthétique », qu'il appelle « centre eurythmique », le rythme désignant « la réalisation d'un rapport perçu entre deux moyens concourant à la création d'une œuvre »(30). Migot rejoint assurément le sens d'un terme référant à la combinaison harmonieuse des différents paramètres mis en jeu dans un art donné.

 

 

Les périodes esthétiques

 

Si Georges Migot a établi très tôt sa directive esthétique, déterminé dans ses convictions et idéaux, on peut néanmoins diviser en trois phases sa vie créatrice. La première est en quelque sorte période de jeunesse, allant de 1905 à 1928. L'originalité stylistique est déjà là, mais les empreintes de Fauré et de Debussy aisément perceptibles. L'écriture n'est pas exempte d'un certain maniérisme qui disparaîtra par la suite. On dénote l'importance du thème de la nature et une influence bien discernable de l'Extrême-Orient, à l'exemple du Quatuor pour 2 violons, alto et piano intitulé le Paravent de laque aux cinq images de 1909, ou du cycle de mélodies titré 7 petites images du Japon, de 1917(31). À cette période, des parallèles s'imposent avec évidence dans son évolution stylistique entre sa peinture et sa musique.

 

La deuxième période est celle de la maturité et s'étend de 1929 à 1950. Migot montre alors un art se détournant de l'anecdote et pénétré d'un profond lyrisme. Le thème de l'amour prédomine, à l'instar des Poèmes du Brugnon pour voix et piano (1933) sur des textes de Tristan Klingsor, amour-passion qui souvent atteint à la ferveur mystique. C'est aussi l'époque où seront conçus le monument pianistique du Zodiaque (1932-32) et la majorité des oratorios, à l'exemple de La Passion de 1942.

 

La troisième période, qui s'ouvre à partir des années 50, ne constitue pas un retour en arrière, sorte de néo-classicisme, mais une période de « dépassement » selon le terme employé par le musicologue Marc Honegger. Elle est placée sous le signe d'un extrême dépouillement, d'une épuration d'un langage pénétré d'une spiritualité de plus en plus marquante. Elle est sans doute la plus difficile à appréhender, tant du point de vue de l'interprète que de l'auditeur. Elle est pourtant celle qui révèle l'art de Migot en son essence, comme peuvent en témoigner les 5 Monodies (sur des poèmes de Pierre Moussarié, 1968), le dernier oratorio De Christo initiatique (1972), ou encore le cycle de mélodies précédemment mentionné de La Retraite ardente (1973), sur des poèmes du musicien.

 

L'esthétique de Migot, en ses points essentiels pourrait se résumer de la sorte : un art d'essence mélodique où l'intervalle constitue le moyen expressif premier, un art où la forme est conditionnée par l'idée et la volonté eurythmique. Il faut aussi souligner un art où le symbole est récurrent, car « la musique ne peut être sans la lyre symbolique »(32), et un art révélateur du Divin car, pour Migot, « la musique est en Dieu »(33), se situant ainsi en digne descendant de Saint Augustin dont il fut un fervent lecteur, et même, en regardant plus loin dans le temps, de Platon.

 

Odile Charles*.

 

 

 

 

* Odile Charles est professeure agrégée et docteure en musicologie. Elle a suivi l'essentiel de son cursus spécialisé au Conservatoire de Montpellier où elle a obtenu diplômes et Prix en flûte traversière, chant, formation musicale, analyse, musique de chambre. Elle a fait ses études de musicologie dans plusieurs universités, successivement Lyon, Montpellier puis Paris IV, soutenant dans cette dernière institution en 2005 une thèse de doctorat sur les oratorios de Georges Migot. Un ouvrage issu de ce travail a été publié récemment aux éditions l'Harmattan (Les Oratorios de Georges Migot, des œuvres « Christiques » qui renouvellent fondamentalement l'oratorio). Elle est par ailleurs secrétaire générale de l'Association des Amis de l'œuvre et de la Pensée de Georges Migot, participant à la rédaction du Bulletin annuel où paraissent articles et documents divers autour du compositeur.

 

 

 

(1) Soit une musique fondée sur la mélodie, l'écriture à plusieurs parties se concevant alors comme une superposition de lignes mélodiques engendrant bien sûr le verticalisme, cela par opposition à une mélodie harmonisée.

(2) Cité par Jean Roy in « Georges Migot », Présences contemporaines – Musique française, 1962, p. 147.

(3) Courtes et riches sentences dont un but est de susciter la réflexion.

(4) Une partie d'entre elles concernent la musique. Parmi celles-ci : « La Musique comme la Poésie, a pour origine la voix. Si la Poésie a le Miroir, la Musique a le kaléidoscope ; par la voix qui y chante, les mots dissociés deviennent polyphonie sonore, exprimant le sens des mots sans les formuler. » (p. 58) ; « L'œuvre esthétiquement et éthiquement mauvaise peut séduire et enchanter. L'œuvre belle accorde le temps de réflexion. » « La Musique se continue dans le silence, la Matière sonore y meurt. » (p. 141).

(5) Les Écrits de Georges Migot recueillis par Jean Delaye, Paris, Les Presses modernes, Vol. I, 1932, p. 172.

(6) Appogiatures résolues et non résolues, Paris, Douce France, Cahier n° 1, p. 49.

(7) Appogiatures..., op. cit., Cahier n° 1, 1922, p. 15-16.

(8) J. Viret, « mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », Chant choral, n° 9, 1976, p. 5.

(9) Cité dans l'article de J. Viret, « Mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », op. cit., p. 8.

(10) Cité dans l'article de J. Roy, « Georges Migot », Présences contemporaines – Musique Française, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1962, p. 148.

(11) Lexique de quelques termes utilisés en musique, Paris, Leduc, 1935, p. 225.

(12) Appoggiatures..., op. cit., 2e Cahier, 1923, p. 48.

(13) Kaléidoscope et Miroirs, Toulouse, CANF, 1970, p. 112.

(14) Jacques Viret,« Mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », op. cit.,  p. 7.

(15) Lexique..., op. cit., p. 131.

(16) Appoggiatures…, op. cit., 3e Cahier, 1931, p. XI.

(17) Lexique…, op. cit., p. 100.

(18) J. Viret ,« Mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », op. cit., p. 5.

(19) Appoggiatures..., op. cit., 3e Cahier, p. 48.

(20) Migot vénérait ce musicien auquel il a consacré un ouvrage.

(21) Écrits…, op. cit., Vol. I, p. 180.

(22) Appoggiatures..., op. Cit., 3e Cahier, p. XI.

(23) Appoggiatures..., op. Cit., 2e Cahier, p. 22.

(24) Appoggiatures..., op. Cit., 1er Cahier, p. 18.

(25) Lexique…, op. cit., p. 78.

(26) Appoggiatures…, op. cit., 1er Cahier, p. 56.

(27) Lexique…, op. cit., p. 94.

(28) Appogiatures…, op. cit., 1er Cahier, p. 52.

(29) Essais pour une esthétique générale, Paris, Figuière, 1920, p. 80.

(30) Essais pour une esthétique générale, op. cit., p. 79.

(31) Ces mélodies ont été composées au plus tard en 1917, mais les sources ne permettent pas de les dater avec plus de précision.

(32) Articles et Conférences, « Musique et spiritualité », fév. 1953, 17e fasc., p. 12.

(33) Kaléidoscope…, op. cit., p. 140.

 

 

***

REPÈRES PÉDAGOGIQUES

Haut  

A PROPOS DE LA PSYCHOPHONIE

Brigitte Delzenne, psychophoniste et chef de chœur

 

 

 

« Pour moi, la psychophonie c'est savoir écouter, savoir observer, prendre en compte la globalité de l'être pour ensuite avoir un regard plus fin. Mes moyens d'action sont la voix chantée, le travail du souffle et de la posture, la voix parlée. J'étais musicienne : apprentissage de  la trompette puis du piano au conservatoire de Lille, bac musical. Je ne savais où aller ensuite. Je me suis inscrite en  psychologie à la faculté. Juste en face se trouvait le C F M I (Centre de formation aux intervenants en milieu scolaire). Comme j'avais l'habitude d'animer des colonies de vacances, que j'aimais les enfants et que j'avais le niveau requis, je suis entrée au C F M I . Durant ces deux années on a travaillé l'histoire de la musique, la culture musicale, l'analyse, l'instrument, l'improvisation,  toutes sortes de répertoires et le chant.  C'est là que j'ai découvert la psychophonie. »

(Brigitte Delzenne)

 

 

Laurence Renault Lescure : C'était inscrit au programme des études ?

 

Brigitte Delzenne : Non, mais il se trouve que le professeur de chant était aussi psychophoniste. Là j'ai découvert un monde à la fois de peurs et de bien être. La musique était présente dans notre vie de famille, le chant était présent dans ma vie depuis ma naissance. A la maison, on chantait. On chantait parce que mes parents chantaient : ma mère jouait du piano, les enfants jouaient du violon, de la guitare et du piano. Tout le monde chantait, c'était un rituel aux repas de famille du dimanche. Je crois que le fait de chanter fait partie de nos cellules.

 

L R L : La créatrice de la psychophonie, Marie-Louise Aucher, définissait sa méthode comme une « prise de conscience unifiée »

 

B D : Oui. C'est bien sur un travail sur notre façon de respirer, notre posture etc… Mais c'est une prise de conscience de soi avec tout un travail sur notre émotionnel, nos deuils nécessaires.Durant les stages de chant, pendant mes études, je ne parvenais pas à mettre des mots sur mes émotions. A mon sens les études de psychophonie nécessitent une thérapie personnelle. Pour moi, cela m'a aidé à prendre ma place réelle dans ma famille et dans ma vie. C'est un long chemin, un long parcours qui n'est pas terminé. Les outils que la psychophonie m'a donnés je les donne aux autres pour qu'ils découvrent qui ils sont.

 

L R L : Parlons de ces outils.

 

B D : Ce sont avant tout des vocalises qui touchent certaines parties du corps, selon les recherches effectuées par Marie-Louise Aucher. Ses recherches en tant que professeur de chant l'avaient amenée à obtenir une sorte de cartographie sonore du corps de ses élèves chanteurs aussi bien comme récepteurs qu'émetteurs. Le psychophoniste en séance peut vérifier la qualité de réception des sons qu'il envoie dans le dos de son élève sur une échelle de quatre octaves.

 


Marie-Louise Aucher / DR

 

L R L : Comment cela s'opère t il ?

 

B D : C'est tout un dispositif qui permet d'obtenir ce qu'on nomme le « cliché des sons ». L'élève laissant son corps totalement détendu appuie ses bras et ses mains sur le piano qui sert d'amplificateur des résonances. C'est à l'écoute des harmoniques qui se dégagent après l'émission des sons, que je chante, que je peux déceler les zones fragiles ou abimées sur lesquelles on pourra travailler.
Cela peut être un organe qui fonctionne mal, une émotion mal gérée, un trouble énergétique. Ce qui est intéressant c'est que les zones altérées reconnues grâce à ce cliché des sons se retrouvent les mêmes dans la voix de l'élève quand il redevient émetteur.

 

L R L : Marie-Louise Aucher décrit cela avec beaucoup de détails dans son ouvrage « L' Homme Sonore »*. Cela semble quand même un peu mystérieux, non ?

 

B D : C'est tellement précis qu'il vaut mieux le vivre pour le comprendre réellement.

 

L R L : Ayant montré les premiers résultats de ses recherches à un ami médecin, le  professeur Martiny, celui ci n'avait pu s'empêcher de faire le rapprochement avec les descriptions des méridiens d'acupuncture  qu'on trouve  dans l'ouvrage de Soulié de Morant.  Il avait cependant dit à Marie-Louise Aucher de continuer à chercher par elle-même. Elle disait lui être très reconnaissante de l'avoir ainsi obligée à poursuivre ses recherches sans modèle. Plus tard  elle a publié les croquis de ses recherches comparés aux planches d'acupuncture et c'est passionnant. Cala date des années 1960 et c'était assez révolutionnaire pour l'époque.

 

B D : Certes. Ce travail va en effet beaucoup plus loin qu'un travail corporel, et touche le corps énergétique.

 

L R L : Dans la méthode on parle de « cocon énergétique »…

 

B D : Ce terme recouvre une liaison de tout le corps comprenant sa base, son tronc, sa tête… Il faut que tout cela soit relié. Il y a des personnes qui sont bloquées tout en haut. Elles vivent comme si elles n'avaient pas de pieds, pas d'ancrage au sol. Il faudra reprendre cet ancrage pour remonter peu à peu. Le « Cocon » est une enveloppe sans aspérité ni faille. Corps et âme sont reliés. C'est complexe, on peut en parler pendant des heures. La vocalise « laÏeau », par exemple, va relier le vaisseau gouverneur et le vaisseau conception (les deux vaisseaux extraordinaires de la médecine chinoise) réalisant ce qu'on nomme « la petite circulation énergétique ».

 

L R L : La vocalise se définit d'ordinaire comme une formule mélodique chantée sur des voyelles. Les vocalises de Marie-Louise Aucher sont souvent construites sur des mots images.

 

B D : Oui. « La belle eau », « Miam…», «  Il fait beau /chaud » sont des paroles évocatrices, parfois même à double sens. « Miam…» peut être l'évocation de quelque chose de bon à manger (quelque chose qui fait saliver) mais si je pense à quelque chose que je n'aime pas du tout, ma bouche va se déformer, mon niveau salivaire va être perturbé, la couleur de ma voix va être modifiée.

 

L R L : Il y a une relation entre l'image mentale et le timbre vocal.

 

B D : Bien sûr ! Je le sais pour l'avoir vécu.

 

L R L : Dans le travail avec les chorales j'ai remarqué que les vocalises proposées sont toujours transposées en montant vers l'aigu pour reprendre dans le grave pour toutes les voix.

 

B D : En effet le grave aide à construire les aigus. Beaucoup de gens arrivent avec des a priori du genre : « je ne peux pas monter plus haut ». Moi, je me suis rendue compte durant mes études que j'avais pu élargir mon potentiel. Je ne fais que suivre les chanteurs dans leur ascension. Il faut que chaque personne se rende compte par elle même qu'elle est capable d'aller plus loin dans les graves comme dans les aigus. En ce qui concerne le rôle des graves je m'appuie sur mon expérience personnelle d'instrumentiste à vent où on travaille les graves pour faire sortir les aigus. Comme j'avais cette expérience cette façon de faire m'a tout de suite intéressées. Bien sûr tous les psychophonistes n'utilisent pas cette façon de travailler. Au début de mes études de chant je n'avais pas de registre grave, mais je n'avais pas ouvert la région du bassin. Chaque étendue de la tessiture correspond à une zone du corps. C'est une des particularité de ce travail : chaque note correspond à une zone corporelle. Il faut noter que les hommes étant directement dans leur bassin, il faut transposer une octave en dessous. Sauf pour les contre ténors. Marie-Louise Aucher a réalisé des planches anatomiques extrêmement précises et on se sert de ces planches.

 

L R L : Cette rencontre vibratoire se fait sur la base du LA 440 ?

 

B D : Ne serait-ce que parce que je me sers d'un piano ! Mais j'ai un élève chanteur baroque qui transpose très naturellement la technique quand il travaille ses textes. Quand je travaille, j'observe beaucoup, j'écoute. J'écoute la façon qu'a la personne de se tenir, de respirer, de regarder. Rien qu'à sa façon d'entrer dans la salle j'ai déjà une cartographie de son état général et je me dis qu'il va me falloir proposer un travail sur telle ou telle zone : les lombaires, le cou, les épaules…

 

 

L R L : Un peu à la manière d'un ostéopathe ?

 

B D : Je crois que je suis plus une « clairaudiante ». Pendant les vocalises j'entends autant que je vois. La vocalise terminée je sais ce que je dois faire et sur quelle zone. Il n'est d'ailleurs pas rare que la personne elle-même m'indique par geste ou en la nommant la zone en question.

 

L R L : A quoi servent tous ces rouleaux et ces ballons que je vois là ?

 

B D : Avec ces ballons on fait beaucoup de choses. Par exemple, on prend conscience de la respiration abdominale lorsque le ballon qu'on tient devant soi pousse sur le ventre et que le jeu est justement de repousser le ballon avec le ventre. C'est très important de retrouver cette respiration où le ventre se bombe à l'inspire. Même chose avec les lombaires ou les dorsales, suivant la position que l'on donne au ballon. Le ballon peut aussi servir à travailler sur son équilibre. On peut s'allonger sur le ballon… Marie-Louise Aucher faisait souvent appel aux animaux. Je peux m'étirer comme un  chat et chanter ainsi. On se sert aussi de bâtons tenus à chaque bout pour travailler l'ancrage.

 

L R L : Toute une technique très kinesthésique en somme.

 

B D : Oui, mais on laisse toujours un temps d'écoute intérieure. Par exemple si on travaille sur les pieds et qu'on débute, disons, par le droit ; après le travail de massage avec les rouleaux on restera un petit moment à l'écoute des sensations de ce pied avant de passer au pied gauche. On peut guider cette écoute. Certaines personnes disent ne rien sentir, d'autres remarquent des sensations : plus lourd, plus chaud, plus gros, plus large…en comparaison avec l'autre pied. Je n'oriente jamais les sensations. La personne peut nommer ou non ce qu'on a ciblé, parfois même autre chose.

 

L R L : Cette « conscience du corps », comme la nommait Mosche Feldenkrais*, n'est pas une chose évidente de prime abord. Cela peut prendre un certain temps.

 

B D : C'est très variable d'une personne à l'autre. Bien sûr un professeur de yoga rentrera très vite dans son ressenti, mais ce n'est pas évident pour tout le monde. Ce n'est d'ailleurs pas la verbalisation qui est importante, c'est être à l'écoute de soi qui est important. D'ailleurs on ne sait pas toujours nommer ce que l'on ressent. On avance de façon très individuelle car tout cela est très intime. Il ne peut y avoir de programme dans un travail sensoriel. Il ne peut y avoir d'échéance désignée, il faut juste accueillir. On avance avec ce que l'on voit. Le praticien est dans l'écoute,  dans l'attention, la patience.

 

L R L : Il en faut de la patience. Quel a été le record ?

 

B D : Pour moi, 4 ou 5 ans!

 

L R L : Tous ces exercices peuvent- ils trouver leur place dans le travail avec des choristes ?

 

B D : J'avoue que je suis frustrée de ne pouvoir le faire réellement à mon goût par manque de temps et de local. J'aimerais tant proposer une heure de véritable travail vocal aux choristes.

 

L R L : Il y a quand même le travail sur les vocalises qui sont répétées de nombreuses fois. Ce n'est pas seulement pour les mémoriser toutes ces répétitions ?

 

B D : Les vocalises nourrissent le sensoriel. Plus on les répète plus on a de ressenti. C'est une perpétuelle source de découverte. Au fur et à mesure elles permettent d'aller plus haut, plus bas, plus fort. La répétition nous apprend à découvrir nos sensations, nos émotions, nos corps, nos voix. Il y a une phrase des chinois qui dit qu'il faut faire 1000 fois une posture pour la comprendre. Je dirais qu'il faut faire 1000 fois une vocalise pour l'intégrer tout simplement.

 

L R L : De même qu'il y aurait beaucoup à dire encore sur le cliché des sons et les relations avec la médecine chinoise, il y a encore beaucoup à dire sur la description du travail respiratoire. Marie-Louise Aucher décrit avec extrême précision toutes ces respirations différentes : cérébrale, abdominale, costale, claviculaire… La respiration olfactive a particulièrement retenu mon attention.

 

B D : Cette respiration est très profonde. Dans un premier temps elle va réveiller le diaphragme. L'air en entrant dans les narines va mettre en vibration les cils olfactifs. Marie-Louise Aucher faisait humer à ses élèves des Huiles Essentielles qu'elle fabriquait elle-même. Cela peut réveiller des souvenirs. Dans le chant cela peut donner un son plus riche. L'olfactif est un sens teinté de souvenirs, une sorte de banque de données qui se constitue peu à peu.

 

L R L : On pense à ce merveilleux film sorti il y a peu : « Marie Heurtin », dans lequel l'enfant sourde muette et aveugle se sert de son sens olfactif pour se relier au monde qui l'entoure*. Ce sens olfactif n'est-il pas un peu occulté dans notre éducation, dans notre société ?

 

B D : Oui, mais quand on dit « je ne peux pas le sentir » c'est bien de l'olfactif, non ?

 

L R L : A propos de sens, Marie-Louise Aucher insistait aussi sur le tact dont elle prétend que nous ne l'utilisons que grossièrement par « manque d'entrainement musical sonore ». Là aussi on peut faire référence au film sorti en salle en décembre : « La famille Bélier »* et à cette très jolie séquence où le père, sourd de naissance, pose ses doigts sur le cou de sa fille pour entendre la chanson qu'elle interprète. C'est bien là un mode de connaissance sympathique qui nous change un peu des apprentissages par concepts intellectuels.

 

B D : Cela rappelle le travail avec les sourds où on se sert du toucher sur le piano ou les tambours et où le tact nourrit la réception des sons. Souvent quand je reçois deux personnes je les fais travailler dos à dos. C'est très enrichissant de sentir la vibration de l'autre. Là, on est complètement dans l'exercice «  émetteur récepteur ».

 

 

L R L : Qui vient travailler en psychophonie ?

 

B D : Parfois c'est une forte motivation pour chanter qui pousse les gens à venir me voir. Ce ne sont pas forcément des chanteurs. La voix est aussi un outil de la vie. Ce peut être des problèmes vocaux : une corde vocale abimée, un débit trop saccadé qui nuit à la communication dans le travail, une voix mal placée qui se fatigue, des « j'aime chanter mais je n'ose pas », « je veux chanter mais je chante faux », et puis des gens envoyés par des thérapeutes que je ne connais pas.

 

L R L : C'est vrai que pour Marie-Louise Aucher l'homme ne pouvait se réaliser totalement qu'en posant sa voix parlée et sa voix chantée.

 

B D  : Parlant de sa méthode, elle disait : « les sons sont notre moyen et notre but ».

 

 

Propos recueillis par Laurence Renault Lescure.

 

 

 

 

* Marie-Louise Aucher, « L'homme Sonore »,  Epi éditeur, 1988

 

Mosche Feldenkrais, « L'évidence en question » (traduit de l'anglais), Editions L'Inhabituel, 1997

 

« Marie Heurtin », film de Jean Pierre Améris, avec Isabelle Carré et Ariana Rivoire, distribué par Diaphana France. Sorti le 12 novembre 2014.

 

« La famille Bélier », film de Éric Lartigau, sorti en décembre 2014

 

x

x   x

 

Quelques éléments complémentaires

 

 

Brigitte Delzenne intervient aussi en milieu scolaire du CP au CM 2, pour des ateliers d'éveil vocal et musical. Chaque année des projets de spectacles sont montés en aboutissement de ce travail. Brigitte en profite pour mêler enfants, ados et adultes dans ces projets musicaux comme, par exemple, un conte de Noël musicalisé. Car pour elle quel que soit l'âge de la personne, l'objectif reste le bien être individuel et la communication avec l'autre à travers la musique.

 

Comment se former à la psychophonie ?

 

Il y a trois degrés initiaux :

 

- Découverte des vibrations en relation avec le corps

- Les richesses qui nous habitent

- Synthèse de l'être dans sa globalité

 

Entre chaque niveau un temps d'arrêt permet l'intégration des informations. Ce temps, à l'origine fixé à 9 mois, maintenant peut être raccourci à 6 mois. On peut à partir de ces trois niveaux devenir soit animateur soit praticien. Les animateurs n'interviennent que dans des groupes, les praticiens travaillent

aussi en individuel.

 

Seul l'IFREP (Institut de Formation, de Recherche et d'Évaluation des Pratiques médico-sociales) est reconnu habilité à délivrer la marque Marie-Louise Aucher.

Et en particulier l'IFREPmla, Institut de Formation et de Recherche Européen en Psychophonie Marie-Louise Aucher (www.ifrepmla.eu).Toute une biographie peut être consultée sur internet. Citons, pour mémoire, l'excellent ouvrage de Marie Jo Cardinal et Annie Durieux « Bien dans ma voix Bien dans ma vie. La psychophonie une thérapie vocale », paru en 2004 au Courrier du Livre.

 

Il existe aussi des enregistrements de chansons « à la découverte du corps vivant » pour une belle approche sensorielle avec les petits. Une importante partie des applications de la psychophonie sur le chant prénatal et le travail avec les petits n'a pas été traitée dans cet entretien.

 

 

LRL

***

 

    FESTIVALS! LA SEMAINE MOZART A SALZBURG

Haut

 
© Salzburg Tourismus 

 

Mozart d'abord, mais pas seulement Mozart, tel est le fil rouge de la Mozartwoche ainsi que la conçoivent ses actuels responsables, Marc Minkowski et Matthias Schulz. Pour sa troisième année de programmation, la marque imprimée par le chef français est indéniable et la manifestation salzbourgeoise, fondée en 1956, offre des couleurs éclatantes, souvent inédites. Son credo artistique commence à porter ses plus beaux fruits dans le domaine scénique. Après Lucio Silla en 2013, Orfeo ed Euridice, l'an passé, voici avec Davide penitente un pas supplémentaire franchi dans l'innovation, aussi bien qu'un habile hommage à la tradition équestre de la ville. Rien ne saurait être figé, estime-t-il. Déranger quelque peu la tradition ne messied pas ! Le public ne se fait pas prier puisque le taux de remplissage des salles avoisine 90%. Pour le 259 ème anniversaire de la naissance du génie salzbourgeois, on pouvait entendre l'intégrale des quatuors de la maturité et des concertos de violon, comme un florilège de sonates pour piano, de concertos et de symphonies. Aux côtés de Mozart, on honorait, ce mois de janvier, Franz Schubert dont étaient joués l'ensemble des symphonies et son opéra Alfonso und Estrella ; mais aussi le compositeur Eliot Carter. Les meilleurs interprètes sont là, Nikolaus Harnoncourt, András Schiff, Louis Langrée, Piotr Anderszewski, le Quatuor Hagen, Mitsuko Uchida, Fazil Say, ou la chanteuse Diana Damrau. On note une solide présence française, Laurence Equilbey, Pierre-Laurent Aimard, Gautier Capuçon, Julie Fuchs ou le ténor Stanislas de Barbeyrac ; mouvement qui devrait s'amplifier l'an prochain avec la venue de Renaud Capuçon, des sœurs Labèque, des Ebène et des Vents français.

 

 

Un étonnant spectacle lirico-équestre

 

Wolfgang Amadé MOZART : Davide Penitente. Cant  ate KV 429. Précédée de Adagio et fugue KV 546 et de Maurerische Trauermusik, KV 477. Christiane Karg, soprano, Marianne Crebassa, mezzo soprano, Stanislas de Barbeyrac, ténor. Salzburger Bachchor. Les Musiciens du Louvre Grenoble, dir. Marc Minkowski. Chevaux & Cavaliers de l'Académie équestre de Versailles, régie : Bartabas.

 


© Matthias Baus

 

Le pari était audacieux. L'idée somme toute logique : donner à entendre la musique de Mozart sur un spectacle équestre, dans un lieu dédié à cet art, la Felsenreischule, le Manège des rochers, où depuis le XVII ème siècle se perpétue une tradition inhérente à la ville de Salzbourg, et immortalisée, entre autres, dans la célèbre gravure représentant « l'école équestre d'été » de August Franz Heinrich Naumann. L'évidence de la présence du cheval, on la trouve partout à Salzbourg, ses fontaines, dont la plus fameuse, celle de la Place de la Résidence munie de ses quatre demi chevaux ailés, l'abreuvoir aux chevaux, au bas du Monschberg, et bien sûr cet endroit dédié qui servait de salle d'exercices, la Felsenreitschule, aménagée au flanc même de la montagne. C'est le prince archevêque Wolf Dietrich qui, dès 1607, imagina cette monumentale construction. Ses successeurs, tous aussi férus d'équitation, n'eurent de cesse de magnifier cet art. Et dans les temps plus récents, depuis la création du Festival de Salzbourg, ce lieu unique donnera naissance à des spectacles théâtraux et opératiques mémorables : Les deux Faust de Goethe, La Flûte enchantée due à Jean-Pierre Ponnelle, le Saint François d'Assise de Messiaen réimaginé par Peter Sellars, La Damnation de Faust vue par la Furia dels Baus, L'amour de loin de Kaija Saarihao, jusqu'à ces Soldats de Zimmermann où Alvis Hermanis introduisit des chevaux en fond de scène. Marc Minkowski dont on sait la passion pour les équidés, et son complice Bartabas, les placent au cœur même du spectacle. Pourquoi ? Parce que selon le chef d'orchestre, « les chevaux sont une part de l'histoire culturelle, de l'art et de l'éducation musicale depuis des temps immémoriaux ». Et de remarquer que les lieux de spectacles équestres sont dès le XVIII ème également des endroits de création opératique et musicale, comme à Versailles ou dans la salle du Cirque Olympique (1793-1862), voire du Cirque d'Hiver à Paris qui vit naguère se produire l'Orchestre Pasdeloup. Un retour aux sources à Salzbourg donc. Le cheval entend-t-il la musique ? Assurément, répond Bartabas, à travers le filtre que constitue le cavalier, alors que « le cheval est un être qui possède le rythme et dispose d'une mémoire aiguisée tant visuelle qu'auditive ». Marc Minkowski a choisi d'illustrer ainsi la cantate Davide penitente, KV 469, adaptation de la Messe en C, KV 427, conçue par Mozart pour un concert de la « Société viennoise des veuves et orphelins ». Pour l'occasion il y adjoindra des textes de l'italien Saverio Mattei. On sait peu de choses de cette composition. Elle n'est mentionnée dans la Correspondance que dans une seule lettre de Leopold Mozart à sa fille Nannerl du 12  mars 1785. Dans la mesure où la pièce ne dure que 45', on a décidé d'y adjoindre d'autres morceaux : l'Adagio et fugue KV 546, et La Musique funèbre maçonnique, KV 477, outre deux courtes pièces, en tant qu'intermèdes (la marche des Prêtres de La Flûte enchantée, et l'andante de la symphonie KV 96). La tonalité du spectacle est solennelle, donnée d'emblée par l'Adagio et Fugue, qui au demeurant sert de moment d'échauffement des chevaux, et restera sombre et et recueillie du fait du contexte musical religieux.

 


© Matthias Baus

 

L'aspect visuel apporte à cela une nuance importante. En effet, afin de disposer d'une plus grande profondeur de champ que ne le permet habituellement la plateau qui se signale surtout par sa largeur, et ainsi de permettre aux chevaux et à leurs cavaliers de disposer d'un espace significatif, on a recouvert la fosse d'orchestre. Ce qui a eu pour conséquence d'affecter les forces musicales ailleurs : dans les innombrables loges creusées à même le rocher. Idée là encore plus qu'audacieuse, mais finalement géniale. Sur les trois rangées des loggias en arcades, et blottis deux par deux, les Musiciens du Louvre Grenoble ainsi que les chœurs et les trois solistes vocaux forment un tapis musicale concluant l'horizon. Du point de vue acoustique la réussite est nette : un telle disposition ne souffre pour l'auditeur aucune difficulté. La seule est sans doute pour les musiciens eux-mêmes qui ont du fil à retordre pour s'entendre entre eux, et pour le chef qui juché sur un podium, décentré à gauche, dirige à distance cette armée d'anges. Le risque que l'attention soit trop concentrée sur les chevaux, au détriment de l'écoute de la partition, est largement tempéré par la beauté esthétique présidant à cet agencement des forces musicales. On a autant de plaisir à savourer la chorégraphie équestre qu'à admirer ce mur sonore, tout aussi magistralement enveloppés que sont musiciens, chœurs et solistes par les éclairages envoûtants, variant les atmosphères, bleutées ou rougeâtres, imaginés par Bertrand Couderc. Sans doute les contraintes du lieu ont-elles construit le spectacle. Elles l'ont en tout cas inspiré. Car la régie de Bartabas créé une chorégraphie fluide, aérienne, extrêmement variée, où se succèdent cavalcades d'ensembles et évolutions en nombre plus restreint. Elle propose un concept dramaturgique ouvert : ne cherchant pas à raconter une histoire, elle offre la magie d'une abstraction et en appelle à l'émotion esthétique. On n'est pas prêt d'oublier le solo du cavalier montant un destrier blanc immaculé en contrepoint à l'aria de la mezzo-soprano « Lungi le cure ingrate », ou encore ce vrai duetto voix/cavalier durant l'aria de la soprano « Tra l'oscure ombre funeste », traduite par une étonnante cadence calée sur la colorature. L'élégance caractérise toutes ces figures souples qui mêlent habilement mouvements d'allégresse et instants de spiritualité. Le véritable Pas de deux de Bartabas et de sa monture « Le Caravage », sur la Musique funèbre maçonnique, restera un instant d'intense réflexion. Les 10 cavalières, leurs deux collègues masculins et les superbes Lusitanos et autres Criollos enchantent les yeux et l'esprit. Le Bachchor Salzburg aussi, comme les solistes dont le distingué ténor Stanislas de Barbeyrac, déjà merveilleux Tamino au Festival d'Aix en 2014. Marc Minkowski tire de ses Musiciens du Louvre Grenoble les plus expressives sonorités mordorées, en particulier dans les solos des vents, la flûte de Florian Cousin, les hautbois de Claire Sirjacobs, la clarinette de Francesco Spendolini, et le basson de Marije Van der Ende.

 


Bartabas & « Le Caravage » / © Matthias Baus

 

 

Une autre rareté opératique de Schubert

 

Franz SCHUBERT : Alfonso und Estrella, D 732. Opéra en trois actes. Livret de Franz von Schober. Mojca Erdmann, Toby Spence, Markus Werba, Michael Nagy, Alastair Miles, Benjamin Hulett, Mayumi Sawada. Salzburger Bachchor. Mozarteumorchester Salzburg, dir. Antonello Manacorda. Version concertante.

 

 


Mojca Erdmann, Toby Spence & Markus Werba © Wolfgang Lienbacher

 

Le premier grand opéra que Schubert mit sur le métier, en 1822, Alfonso und Estrella, dépasse le simple singspiel, par ses proportions imposantes, et le pur mélodrame en l'absence de dialogues parlés. Il est conçu dans la veine héroïco romantique qui sera également celle de sa dernière tentative pour la scène, Fierrabras, deux ans plus tard. Tiré d'un livret de Franz von Schober, il traite, dans l'Espagne du VIII ème siècle, des amours contrariés de deux jouvenceaux dont les pères sont ennemis : Alfonso, rejeton du roi de Leon, Froila, et Estrella, fille de l'usurpateur Mauregato. Un vilain, nommé Adolfo, pimente les choses puisque courtisant aussi la belle avant de se voir éconduire. Après de longues digressions, tout finit bien par une union méritée, la réconciliation des ennemis d'hier et l'accession d'Alfonso sur le trône. L'opéra ne sera pas donné du vivant de Schubert, sa création n'intervenant qu'en 1858, à Weimar, grâce aux efforts de Liszt qui dirigera l'orchestre. Il ne s'imposera pas plus après, laissant à l'œuvre une unique carrière au concert. C'est que l'intrigue imaginée par Schober, l'ami trop attentionné, est assez peu théâtrale - encore moins que celle de Fierrabras - et ne s'encombre pas de substrat psychologique. Mais on suit sans trop de mal le fil des ces amours contrariés, un peu dans le style du « Comme il vous plaira » de Shakespeare, et de ces rivalités chevaleresques usant des paramètres obligés de l'opéra romantique, avec ses chœurs de chasseurs, ses imprécations de vengeance et d'impétueux déchaînements militaires. L'action progresse non en courtes scènes, mais sous forme de vastes tableaux enchaînant airs, précédés de courts récitatifs, duos et ensembles. Les finale des actes sont suffisamment différenciés et abondamment développés pour donner du grain à moudre aux interprètes. Le sel de cette œuvre on le doit à la musique de Schubert. La veine mélodique est souvent suave, comme il en va de de l'air d'Alfonso, au II ème acte, conçu comme un Lied orchestré, ou au contraire marquée par de significatifs écarts d'amplitude, tels que le montrent les arias confiées aux deux pères. Le discours se distingue aussi par les subtiles couleurs qu'apporte l'écriture pour les bois, la plupart du temps doublés, et utilisés pour des effets dramatiques certains. Ainsi de la flûte piccolo lors de l'intermède ouvrant le dernier acte. Les cuivres et les percussions ne sont pas moins fort sollicités.

 

Malgré de sévères coupes-sombre, la présente exécution donne une idée exacte de cette partition rare. Antonello Manacorda, naguère Ier violon du MCO, puis responsable du département musique de chambre de l'Académie Européenne de Musique d'Aix, et qui a travaillé avec Claudio Abbado, drive l'orchestre du Mozarteum Salzburg et en obtient une belle fluidité, en particulier dans la section des bois et les solos instrumentaux agrémentant les airs. Maintenant une tension palpable de bout en bout, il sait pointer les moments spécifiques, par exemple le prélude qui ouvre le III ème, proprement cataclysmique dans ses sonorités tranchantes. Le Bachchor de Salzbourg montre, encore une fois au lendemain du spectacle Mozart, un souci de fine articulation, notamment dans les passages véhéments. La distribution est, à une exception près, de qualité. Un brelan de voix grave domine les débats : Markus Werba, hier turbulent Papagno dans La Flûte enchantée d'Harnoncourt, campe un Froila à la faconde intarissable. Son ennemi Mauregato est, avec Michael Nagy, doté d'une formidable pointure, là aussi excellemment projetée, en particulier dans la grande scène précédant le dénouement, aux harmonies grandioses, et enluminé par un magnifique solo de violoncelle. Enfin Alastair Miles campe un Adolfo noir et effrayant. Le ténor clair et fort bien conduit de Toby Spence offre à Alfonso une aura superbe, alliant douceur et héroïsme. Las, la composition d'Estrella que présente Mojca Erdmann, reste en-deçà : voix de petit gabarit, à la sonorité perçante, dépourvue de charisme. On a peine à imaginer que le rôle fut créé par la soprano qui incarnait la Léonore de Beethoven.

 

 

Mozart en quatuors : la quintessence

 

Ils ont tout juste pris quelques cheveux blancs et un peu d'embonpoint, sauf la belle Veronika, mais ils sont au faîte de leur art. Le Quatuor Hagen donnait en deux séances les Six Quatuors dédiés à Haydn. Que du bonheur, ajouté au plaisir de les entendre dans le cadre historique de la Grande salle du Mozarteum. Après un silence de quelque neuf ans, Mozart revient au genre du quatuor à cordes en 1782, juste après le succès de L'Enlèvement au Sérail, mais aussi une crise morale importante. La publication des « Six quatuors russes » de Josef Haydn, la même année, a-t-elle joué un rôle ? Admiratif de son aîné, Mozart va s'investir dans une série de six œuvres, où bénéficiant de l'expérience de celui-ci, il s'affirme, et « y infuse son propre cœur » (J. & B. Massin). Mozart parle de ses «  six fils », fruits d'« un un long et laborieux effort ». Le premier, KV 387, semble le plus ardu. Les Hagen abordent l'allegro vivace de manière retenue, car sous la joie de vivre perce vite l'assombrissement. Le Menuetto lui aussi se colore singulièrement d'un Trio d'un tragique déclamatoire. Dans l'andante s'affirme le méditatif au travers de la belle cantilène du premier violon de Lukas Hagen. Le jeu d'une pureté solaire de cet interprète nimbera toutes ces exécutions. A commencer par celle du Quatuor suivant KV 421 (1783), en Ré mineur, dont l'intensité tragique s'impose dès les premières mesures de l'andante moderato. Les cordes exploitées dans le grave en soulignent le pathétique. Si l'andante apporte un espace de répit optimiste, le Menuetto s'affirme plus farouche dans l'interprétation hautement pensée des salzbourgeois qui ne cherchent nullement la facilité. Leur souveraine plasticité distingue encore l'allegretto final, bâti sur le schéma de variations à partir d'un thème de sicilienne, dont une magistrale à l'alto. Il en émane un gaité communicative. Le Quatuor KV 428 (1784) affirme ici toute sa rigueur et cette alternance, si innée chez Mozart, de l'enjoué et du grave, que ce soit dans l'allegro initial, opposant un thème mystérieux et un second d'une allégresse décidée,  ou au finale que les Hagen enluminent de ppp envoûtants et d'une finesse du trait proprement inouïe. A l'andante, le premier violon tresse une romance d'une intime gravité. La scansion si particulière du menuetto encadre un Trio affirmant une infinie tendresse.

 


© Wolfgang Lienbacher

 

La deuxième séance rapprochait les quatuors KV 458, 464 et 465, composés en l'espace de trois mois, de novembre 1784 à janvier 1785. Mozart sera admis officiellement dans la Franc-Maçonnerie en décembre 1784, et le ton de ces œuvres s'en ressent. Quoique qualifiés par Leopold de « plus faciles » que les précédents, leur apparente simplicité ne doit pas faire conclure à un manque d'intériorité. Bien au contraire. Le quatuor KV 458, en Si bémol majeur, qui traduit le « sentiment de bienfaisance morale » (Girdlestone), ne se résout pas à son début enjoué, qui lui fit donner, un peu hâtivement, le sous-titre de «  La chasse ». Car la note sombre arrive dès le troisième thème d'une profondeur abyssale, entonné par le Ier violon, là encore lumineux de Lukas Hagen. La belle rythmique du menuet, agrémentée d'un Trio fort dansant, contient cependant l'ardeur de la pièce jusque là perçue. L'adagio perce l'âme avec ses silences évocateurs et surtout la sonorité grave du cello de Clemens Hagen. Le finale sera décidé, empli de rythmes de danse auxquels l'auditeur n'offre nulle résistance. Les Hagen décryptent toute l'impénétrabilité du Quatuor KV 464, dont les allusions franc-maçonnes sont plus qu'évidentes. Ainsi en est-il, à l'allegro initial, du thème lancé piano par le Ier violon, auquel répond un unisson forte des quatre instruments. Les choses seront inversées au Menuet suivant, la réponse, ici piano, du Ier violon piano ouvrant une nouvelle phase du dialogue de l'initiation. Le Trio médian a cette étrange allure de l'aspiration vers un horizon nouveau. L'andante, sur le schéma du thème et variations, se signale par son cantabile et le traitement innovant réservé à chacun des quatre protagonistes, en particulier le violoncelle dont le bourdonnement sera repris par chacun, l'alto, puis le second violon, et enfin le 1er violon. Le Quatuor KV 465 fait figure de récapitulation des six opus, de synthèse d'un formidable parcours, où tout semble se libérer du génie mozartien. Il signale aussi l'aboutissement atteint par les quatre présents interprètes, qui va bien au-delà de la pure perfection du jeu et même de la finesse instrumentale de chacun. C'est d'intériorité qu'il faut parler, comme du Praeludium adagio, à la limite de l'atonal, qui ouvre le premier mouvement - d'où le surnom de « Quatuor des dissonances » - ; de limpidité et de dépouillement du discours, comme à la section allegro qui coule de source ; d'intensité - qui ne cherche pas à être trop aisément abordable et va de pair avec le refus de toute facilité - à l'andante cantabile, qui touche le pathétique ; d'extrême souci de la dynamique, comme dans l'intimité d'un menuetto tout de candeur, que le Trio parsème de cris allègres ; enfin de flair absolu pour traduire les oppositions entre joie et douleur au finale, et d'esprit telle cette joyeuse coda d'opéra bouffe qui clôt cette somme. Une rare expérience que ces deux concerts !

 

 

Nikolaus Harnoncourt et les Viennois pensent Schubert

 


© Wolfgang Lienbacher

 

Les concerts des Wiener Philharmoniker sont des temps forts de la Semaine Mozart. Même si le public n'est pas, dans ce cas, le même que celui des autres manifestations, plus remuant, moins concentré. Le premier concert d'une série de trois était dirigé par Nikolaus Harnoncourt. Une sorte d'événement alors surtout que le programme était constitué  uniquement de partitions de Schubert. A la tête d'une formation restreinte, type « Mozart », placée devant le rideau de fer, pour une meilleure proximité avec l'auditoire, et disposée de manière originale, avec contrebasses à l'extrême gauche, cellos devant, violons divisés, et cuivre et timbales sur le côté droit, Harnoncourt débute par l'Ouverture pour le Mélodrame Die Zauberharfe (La Harpe enchantée), D 644. Cette pièce - qui servira aussi d'Ouverture à la Musique de scène de Rosamunde - est abordée de manière dramatique et très lente. Le chef s'en explique dans son récent ouvrage, « La parole musicale » (cf. NL de 11/2014) ) : « faire éclore la magie de cette musique naissant d'idées musicales radicalement différentes au gré de très forts contrastes », influencée qu'elle est par « une vision très picturale, liée aux histoires de fantômes de E.T.A. Hoffmann ». De fait, le rendu mêle l'effrayant et le mystérieux. Le maître prend ensuite la parole, comme il aime à le faire pour donner deux ou trois clés de compréhension, maniant le paradoxe, à la satisfaction de la salle : il s'explique sur les indications de dynamique et le distinguo chez Schubert entre « crescendo », « decrescendo » et « diminuendo », sans doute peu saisissable par l'auditeur lambda. Puis annonce quelques éléments concernant le 6 ème symphonie qui va suivre : sa date de composition, 1817/1818, contemporaine de l'arrivée de Rossini à Vienne, et le fait que Schubert se dit alors qu'il pouvait composer de la musique selon la même manière ironique... La Sixième Symphonie, D 589, vérifie le credo d'Harnoncourt en matière d'« écriture riche de dynamiques » (op. cité), ce qui ne veut pas dire de précipitation ; au contraire, les tempos restent très mesurés au premier mouvement et pas seulement dans la première séquence adagio, solennelle, comme à l'andante suivant, pris de nouveau très lent au fil de ses variations. Mais le scherzo, fort scandé, montre soudain son exubérance, incisif, laissant place à un vaste trio, marqué « Piú lento », sonnant comme une volée de cloches atténuée. L'allegro moderato final manie l'ironie du vrai-faux pastiche d'un opéra de Rossini, dans sa profusion de thèmes et ses effets de surprise, outre ses innombrables combinaisons instrumentales. Le concert se concluait par la Symphonie N° 7, D 759, dite « Inachevée », dont le début de composition, 1822, est contemporain de l'opéra Alfonso und Estrella. Une affaire très grave entre les mains du chef autrichien, hautement pensée, sur le thème de la vie et la mort. Harnoncourt professe le retour à l'original, idée parfaitement distincte, selon lui, de celle d'une soi disant fidélité à l'œuvre. Il est essentiel, plutôt, de se dégager de modes d'interprétation dont les strates se sont accumulées, notamment à la suite et du fait de Brahms qui a réorchestré des passages entiers des symphonies de son aîné, puis au fil des interprétations « modernes » dont au passage il égratigne les représentants : « Parmi les chefs qui dirigeaient l'Inachevée, je ne pourrais en citer aucun qui ait eu un message personnel à délivrer dans cette musique » (op. cité) Les deux volets de cette symphonie, seuls mouvements restant d'un vaste projet non mené à terme, Harnoncourt les joue avec la foi du croyant et l'expérience d'une vie. L'ambitus est très large, étirant le tempo à l'extrême dans l'Allegro moderato, au fil des reprises du thème-épigraphe, dit « d'ensevelissement », et d'un développement solennel. Ralentissant encore le timing à l'Andante suivant. La composante rythmique, très travaillée, n'est pas pour autant négligée. Les Viennois jouent comme des anges. Le caractère peu nombreux de la phalange préserve de tout effet massif, qui ressort de la gravité du propos et rend les contrastes dynamiques d'autant plus frappants. Cette exécution, pour astreignante qu'elle soit dans son intériorité - l'auditoire est devenu on ne peut plus discret -, laisse un sentiment d'élévation et d'immensité, celui d'une alchimie singulière qui scelle une expérience unique. Car c'est le privilège des très grands que de côtoyer l'Éden.

 

 

Trilogie viennoise par András Schiff et son orchestre

 


András Schiff & la Cappella Andrea Barca © Wolfgang Lienbacher

 

La  traditionnelle matinée offerte, dans la grande salle du Mozarteum, par András Schiff et sa Cappella Andrea Barca était consacrée à la trilogie Beethoven, Schubert, Mozart. Dans cet ordre. Le Premier Concerto de piano, op. 15  de Beethoven, achevé en 1801, doit beaucoup à Mozart et à ses grandes partitions confiées au genre concertant. Mais le compositeur de 31 ans y affirme déjà une patte toute personnelle, ne serait-ce que dans un traitement solide de la dynamique et une écriture non moins robuste pour l'instrument soliste. L'aspect quasi martial de la ritournelle qui ouvre l'allegro con brio manifeste un entrain non dissimulé, dont András Schiff ne mégote pas la flamboyance. Tout comme dans la partie pianistique, fort percussive, découvrant un monde de fantaisie qu'enlumine la sonorité claire et nette du Bechstein joué – un instrument de 1921 sur lequel le grand Wilhelm Backaus donna d'innombrables concerts. La cadence, celle de Beethoven, sera presque assénée. Le largo et son premier thème mémorable, Schiff le nurse avec attention, sans exagérer son poids expressif, et la péroraison du clavier sera chambriste. Le finale allegro scherzando oscille entre vision fantasque et manière de grand classicisme. Le mouvement progresse là encore avec une belle vigueur et s'emballe même. L'orchestre, conduit par le Konzertmeister Erich Höbarth, déploie de savantes sonorités, en particulier aux bois. Il sera le héros de la pièce suivante, la Cinquième  symphonie de Schubert, D 485. Une des plus populaires des symphonies dites de jeunesse (1816), de par sa simplicité formelle et son effusion lyrique. András Schiff mise sur son immédiat « appeal » : ce charme si irrésistiblement viennois qui procède d'une solide articulation mâtinée d'un art des transitions tout en douceur entre phrases, et d'élégance. Celle-ci va distinguer tout aussi bien l'Andante dont le deuxième thème est pris large mais sans excès de lenteur. Le développement s'achemine sans heurt, le chef laissant même un instant ses musiciens aller seuls leur chemin.  Le Menuet est décidé, qui n'est pas sans rappeler la Symphonie  KV 550 de Mozart. Il s'offre un Trio presque paresseux ici, réellement dans le style paysan. L'allegro conclusif est fort vif, grâce aux sonorités chaudes et colorées d'une phalange décidément de classe ! Une interprétation dans la manière d'un Karl Böhm, loin des interrogations métaphysiques d'un Harnoncourt la veille. Le concert s'achevait par le Concerto de piano K 482 de Mozart. Ce 22 ème, qui date de 1785, reprend la coupe exacte d'une pièce précédente, déjà marquante, celle du Concerto N° 9, K 271, dit « Jeunehomme ». András Schiff en livrera une exécution mémorable, jamais autant en affinité qu'avec ce compositeur. L'allegro initial est affirmé, au long de sa myriade de thèmes grandioses, au sein desquels s'insinue une note plus sombre, à la clarinette notamment. La cadence, due au pianiste lui-même, est ornementée à partir du premier thème et progresse dans l'esprit de la floraison citée. L'andante découvre un univers de tension émue que le chef laisse, là encore, à son orchestre le soin d'exprimer. L'entrée du piano, si douce, fait place à des variations du soliste qu'agrémente un concertino des bois où perce l'étincelle du génie. Le finale a cette insouciance du trait qui s'assombrit soudain lors d'une brève séquence d'extrême gravité ; et dans la cadence, de son cru, Schiff mêle adroitement les deux types de sentiments. Sous l'œil de deux collègues dans la loge d'avant-scène, Mitsuko Uchida et Markus Hinterhäuser, le pianiste hongrois aura livré la quintessence de son art. De Mozart aussi, le vrai.

 

Jean-Pierre Robert.

***

    L'ŒIL ÉCOUTE

Haut

 

La Folle journée : Passion Musiques

 


Un public déjà passionné ! © Max Roger

 

La XXI ème édition de La Folle journée de Nantes aura affirmé son succès public et artistique. Le concept avait pourtant quelque peu changé avec un thème plus large et fédérateur, dédié à « Passions de l'âme et du cœur ». Qui se voulait très rassembleur et visant autant à intéresser un plus large auditoire qu'à introduire des œuvres plus difficiles d'accès ou délicates à insérer dans un programme de thématique  concentrée. Le taux de fréquentation, de l'ordre de 90 %, pour 154 000 billets vendus sur les 170 000 proposés, des 350 concerts payants, 31 gratuits, outre les 47 conférences, toutes à guichet fermé, autorise l'optimisme. Aussi les prochaines saisons seront-elles bâties sur le même mode : « la Nature » en 2016, « la Danse » en 2017 et « l'Exil » en 2018. Le thème de cette année permettait de couvrir le plus large spectre, de la Renaissance à la période moderne !

 

Pourquoi, quant à notre propre aventure musicale, ne pas remonter le temps ! En commençant par Olivier Messiaen. Son Quatuor pour la fin du temps en appelle au fond à une certaine passion, celle de la vie spirituelle. Les circonstances de sa composition et de sa première exécution, en 1941, dans l'enfer d'un camp de prisonniers, sur des instruments de fortune, fournissent une clé de lecture essentielle. Inspiré de l'Apocalypse et de la « figure de l'ange qui annonce la fin du temps », il propose une sorte de repos de l'âme à travers ses huit mouvements, alternant solos, de violoncelle (« Vocalise pour l'ange qui annonce la fin du temps », divinement joué par Raphaël Pidoux), de clarinette (« Abîme des oiseaux » dont Philippe Berrod va chercher le son au tréfonds de l'instrument) ou de violon (« Louange à l'immortalité des Jésus », sous l'archet inspiré de Marina Chiche), ou séquences d'ensemble des quatre protagonistes. Devant une salle comble, cette exécution aura constitué un pur moment de grâce, là où jaillit l'étincelle de la perfection. Gidon Kremer et sa Kremerata Baltica,  réunissant de jeunes musiciens de Lettonie, de Lituanie et  d'Estonie, ici dirigés par Andris Poga, se produisaient pour la première fois à Nantes et devant de nombreux collègues musiciens, dans trois pièces peu connues ici. Fratres de Arvo Pärt (*1935), est une méditation violonistique à travers des cadences singulières et un discours incantatoire découvrant une perspective rare de l'espace sonore. La « Chaconne à la mémoire de Jean-Paul II », extraite du Requiem polonais pour cordes de Krzysztof Penderecki (*1933), allie douceur et charisme, à l'image de la personnalité de son dédicataire, mais aussi profonde souffrance. Enfin, la symphonie de chambre N° 1 op. 145 de Mieszyslaw Weinberg (1919-1996), dont le langage est à mi chemin entre l'idiome de Prokofiev et celui de Chostakovitch, mérite d'être découverte. Connaissant ses classiques (allegro, andante), il fait la part belle au rythme (allegretto, sorte d'intermède dansé), et à l'humour (presto final) alignant des traits tranchants et grinçants que n'aurait pas renié l'auteur de Lady Macbeth de Msensk ! Pour savourer tout autre chose, et de fort contemporain, on aura fait un saut dans une concert de fado. Mais un fado revu et corrigé par Antonio Zambujo & friends. S'il se réfère au monde d'émotion imaginé par la grande Amalia Rodrigues, Zambujo s'en éloigne par sa volonté de modernité, que traduit avant tout un jeu amplifié et des arrangements pour guitare, guitare portugaise, clarinette,  contrebasse et trompette. La guitare portugaise en prend une sonorité stratosphérique, bien éloignée de la séduction intime qui en émane dans les soirées des boîtes spécialisées de Lisbonne. Après quelques morceaux, on se fait à cette manière qui ne manque pas d'appeal, et plait au public.

 


Michel Corboz © Max Roger

 

La passion vue à la période romantique, on la devait d'abord à Brahms. Son Troisième Quatuor pour piano et cordes op. 60 ne passe pas pour le plus abordable. A 9H15 du matin, on salue l'endurance du public, sage comme une image. Entre élans vite réfrénés et sombres accents, il n'est pas toujours aisé de suivre les méandres de la pensée brahmsienne. Mais Marie-Catherine Girod et le Quatuor Prazak dénouent avantageusement les longues digressions de l'andante et savent faire bondir le scherzo. Avant ils auront donné le Quartettsatz de Mahler, là encore bien peu connu, et atypique dans la production du compositeur. Car on y perçoit la dette de celui-ci envers les romantiques de par un thème très ample, mélancolique, sans cesse travaillé. De Brahms encore, le Trio Wanderer donnait le Trio N° 1 op. 8, dans sa version originale : une vision que caractérisent les digressions d'un fougueux jeune musicien, et qu'il remaniera à la fin de sa vie, pour une plus grande concision, « sans se renier », remarque dan sa courte présentation Jean-Marc Phillips-Varjabédian. « Un cri d'amour à Clara (Schumann) » dit-il encore. Tout est ici enfiévré dans les quatre mouvements dont seul le scherzo semble avoir la même configuration que dans la version définitive. Ailleurs, les développements sont intenses, comme il en est de la longue cantilène de l'adagio ou du finale avec ses moult redites. Les Wanderer jouaient aussi le Trio pour piano No 6 de Beethoven, op 70 n°2 : une pièce un peu à part, dédiée à Marie Erdödy, l'amour unique du compositeur. De fait, le premier mouvement prend la forme d'une conversation amoureuse, comme le finale est une déclaration enflammée. Hasard ou coïncidence le Tio N° 5 op . 70 N°1 de Beethoven dit « Les Esprits » était joué par le jeune Trio Les Esprits. Là encore un pur moment de bonheur, devant tant de joie à jouer ensemble et de cheminer avec la musique de Beethoven, en particulier au largo d'une profondeur inouïe, nanti de pianissimos éthérés. Le pianiste Adam Laloum est un chambriste accompli, dans la lignée de Menahem Pressler. Il interprétait les Études symphoniques op. 13 de Schumann, avec beaucoup de pédale et de sforzendos retentissants. Cette pièce ardue avait du brio, mais pas tout à fait sa vraie intensité. Il n'importe, un grand du piano est devant nous. Pour finir avec Beethoven, Luis Fernando Pérez, délaissant un moment sa chère musique espagnole, proposait la Sonate op. 31 n° 2, « La Tempête », formidablement articulée et bien pensée, quoique le demi queue dans la modeste salle de 80 places sonnait bien trop à l'étroit. Comme dans « La mort d'Isolde » de Wagner, transcrite par Liszt, dont les enjolivements dans les grands climax saturaient en pareille occurrence, de même que l'Étude n° 12 de Scriabine, on ne peut plus tempétueuse.

 


Anne Queffélec © Max Roger

 

De la période dite classique on a entendu des pièces de CPE Bach par l'Akademie für Alte Musik Berlin : le concerto pour flûte Wq 22, sorte de concerto grosso que les merveilleux instruments anciens de cet ensemble mettent vraiment en valeur. Puis deux Sinfonia fort enlevées, à la grande joie d'un auditoire conquis. Zhu Xiao-Mei jouait une sélection de Préludes et fugues du Clavier bien tempéré de JS. Bach. Un toucher tout en rondeur, peu de pédale, une confidence ; et quelques notes accrochées. Un choix de Contrapunctus extraits de  L'Art de la Fugue complétait ce concert, réfléchi et ému. Passion Bach, certainement! L'immense Michel Corboz était là pour défendre la Messe en sol mineur BWV 235 de Bach. Appelée « missa brevis », car ne comportant qu'un Kyrie et un Gloria, ses textes proviennent de cantates antérieures. Avec ses 14 instrumentistes et le chœur réduit de son Ensemble Vocal Instrumental de Lausanne, Michel Corboz distille la quintessence, faisant intervenir en solistes, trois des membres du chœur. La voix du contre ténor Jean-Michel Fumas n'a pas la ductilité de ses illustres confrères. Le Dixit Dominus de Haendel est à travers les mains du chef suisse, une expérience unique entre toutes, douceur des interventions chorales, bien détachées, sûreté des solos vocaux et instrumentaux, geste clair et ému. La passion du cœur et de l'âme, qui mieux que Claudio Monteverdi l'a traduite en musique ! L'ensemble La Venexiana donnait un florilège de pièces vocales dont le poignant Lamento Della Ninfa. Ces interprètes, chanteurs et instrumentistes, leur donnent des couleurs infinies, les voix d'hommes surtout, et le « stile concitato » en ressort magnifié. Avec ce que cela comporte d'excès dans la prosodie, jusqu'à une certaine parodie dans la restitution des affects dont la déclaration de flamme dissimulée par le truchement de sous-entendus narquois ou libidineux. On terminera ce voyage musical nantais par des Sonates de Scarlatti interprétées par Anne Queffélec, une icône céans. La grande dame du piano prend d'abord la parole, si simplement, pour lancer quelques pistes de réflexion. Auteur de 555 sonates pour clavier, Domenico voit sa veine créative littéralement exploser à la mort de son maître. Ces « exercices », dédiés à Barbara d'Espagne, véhiculent « ombre et lumière » à travers une incroyable inventivité rythmique. Au piano moderne, s'opère « un changement de caractère, et elles acquièrent des couleurs nouvelles ». Il faut admirer  ici la liberté de la forme et pas y voir « seulement de l'électricité »! Et surtout s'imprégner de la devise du musicien « Montres-toi plus humain que critique ». Le choix opéré par Queffélec ne conduit pas vers les sonates les plus « mécanicistes », comme naguère Horowitz, mais autour d'une succession de pièces, certes rapides, mais chantantes aussi comme la bien nommée sonate K. 32, dite « Aria ». La manière de la pianiste est dépouillée et raffinée, un brin plus sérieuse que celle de son jeune collègue Alexandre Tharaud. Pourquoi cette artiste n'est-elle pas appelée à se produire dans les salles parisiennes ?

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

La Belle au bois dormant qu'on n'attendait pas

 

Ottorino RESPIGHI : La Belle au bois dormant. Conte musical en trois actes.  Livret de Gian Bistolfi, d'après le Conte de Charles Perrault. Gaëlle Alix, Lamia Beuque Marie Cubaynes, Peter Kirk, Jaroslaw Kitala, Sunggoo Lee, David Oller, Rocio Pérez, Nathanaël Berga. Le Balcon, dir. Vincent Monteil. Mise en scène : Valentina Carrasco. Théâtre de l'Athénée.

 


© Alain Kaiser

 

Il n'est sans doute pas étonnant que Respighi ait été séduit par le conte de Perrault pour en tirer un opéra. En fait, il se servit de cette trame d'abord pour un spectacle destiné à un théâtre de marionnettes, et en vint à composer bien plus tard un « vrai » opéra, créé en 1922. Celui-ci sombrera vite dans l'oubli comme la Princesse dans les vapeurs du sommeil. Mais l'Opéra National du Rhin l'en tira opportunément il y a peu, dans une production confiée à son Opéra Studio. C'est celle-ci qui vient d'être présentée au Théâtre de l'Athénée, dont le directeur est toujours prêt à dénicher la perle. Fort attrayante, elle focalise sur le côté onirique du conte. La mise en scène de Valentina Carrasco joue à la fois le fantastique et le décalé, dans une approche toute de finesse, aidée par une décoration qui mise sur la fantaisie. Des toiles ventées sur un plateau nu, quelques accessoires essentiels, des personnages-animaux en apesanteur, des projections vidéo en fond de scène et au devant, pour installer un décor sylvestre, enchantent l'œil. Guidée par l'exiguïté du plateau, la régisseuse déploie sans peine des trésors d'imagination pour constamment animer les scènettes qui se succèdent dans une réelle fluidité. Au final, des images fantastiques qui ne séduisent pas que les enfants, fort nombreux lors de la soirée à l'Athénée. Même si fonctionnant avec un effectif réduit de quelques cordes, bois et et cuivres, la petite musique de Respighi sonne avantageusement sous les doigts des musiciens de l'ensemble Le Balcon, dirigé par Vincent Monteil. Elle installe vite cet univers chatoyant qu'affectionne l'auteur des Pins de Rome. La distribution est valeureuse. Même si çà et là la justesse d'intonation n'est pas toujours au rendez-vous, la jeunesse et l'engagement font plaisir à voir. Comme l'allégresse admirative d'une salle comble.

 


© Alain Kaiser

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

La Salle Gaveau commémore la création du Trio de Ravel

 

Fière idée d'avoir convié à la Salle Gaveau le public mélomane qui fit une salle comble à un concert commémorant la création du Trio de Maurice Ravel. C'est en effet en ce même lieu, un siècle, plus tôt, le 28 janvier 1915, que la pièce fut dévoilée sous les doigts d'Alfreo Casella, Gabriel Willaume et Louis Feuillard. Un sommet de complexité dira-t-on, qui il est vrai donna du fil à retordre à son auteur, « une longue période de gestation consciente », en cette période de conflit. Œuvre de pure beauté plastique surtout, à travers ses quatre mouvements : un « modéré », singulière entrée en matière, d'un ton presque déchirant ; l'énigmatique « Pantoum » ; .puis la « Passacaille », séquence lente, obsessionnelle dans sa répétition de la même courte phrase, parangon de virtuosité d'écriture, enfin un « Final » qui sonne quasi orchestral. Denis Pascal, piano, son fils Aurélien Pascal, cello, et Svetlin Roussev, violon, en livrent une exécution intense. Elle avait été introduite par des extraits de la Correspondance, lus par Marie-Christine Barrault ; tout comme pour les autres morceaux inscrits au programme. D'abord les Valses nobles et sentimentales, créées en 1911 également à Gaveau, dont les sonorités âpres déchainèrent à l'époque la réprobation de l'auditoire. Ravel, dans cette « chaine de valses », affirme son credo d'alors : « créer un milieu libre », celui de la Société musicale indépendante qu'il promouvait. L'exécution de François Dumont est immaculée, mais presque trop sage. Des extraits de « Sillages » de Louis Aubert séparaient les deux pièces de Ravel. Ce musicien et ami en Pays basque (1877-1968)), livre ici une composition très arpégée, sorte de ruissellement sonore qui comporte aussi sa touche de mystère. En seconde partie, la Sonata a tre, op. 62 d'Alfrdo Casella (1883-1947), sa dernière pièce chambriste (1938), révèle un compositeur sensible et inspiré. Délaissant la voix, si privilégiée par ses contemporains ultramontains, il affirme un style se rapprochant des romantiques allemands. Dans une lettre à Madame Dreyfus, sa marraine de guerre, Ravel dit son admiration pour une œuvre dont le final, « tempo di giga », empli d'allégresse, s'en réfère aux baroques italiens, Vivaldi en particulier. Les « Pagine di Guerra » op. 25 du même Casella, écrites en 1915, pour piano à quatre mains, traduisent l'effroi ressenti par celui-ci devant de les horreurs de la Grande guerre. Dans une rythmique digne de Prokofiev ou de Bartok. C'est aussi, selon Ravel, alors une occasion de brandir un  manifeste contre « la coterie nationale » des biens pensants de la musique ! Du Tombeau de Couperin (créé par Marguerite Long, toujours à Gaveau, le 11 avril 1919, et à propos duquel Ravel explique dans une de ses lettres que « l'artiste se chamaille avec l'homme de guerre »), François Dumont donne une exécution d'une grande délicatesse au fil des quatre morceaux joués, dans cet ordre : Forlane, Prélude, Menuet, Rigaudon. Marie-Josèphe Jude et Michel Beroff, interprètes affairés de la dernière pièce de Casella, le seront également d'une exécution transcendante de La Valse qui clôt le concert, fantasque, rageuse et emportée. Une soirée riche d'émotions artistiques, grâce aux talents conjugués de musiciens experts et du beau récit de Marie-Christine Barrault.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Les Fêtes vénitiennes : un feu d'artifice

 

André CAMPRA : Les Fêtes vénitiennes. Opéra ballet en un Prologue et trois Entrées. Livret d'Antoine Danchet. Emmanuelle Negri, Élodie Fonnard, Rachel Redmond, Émilie Renard, Cyri Auvity, Reinoud van Mechelen, Sean Clayton, Marc Beekman, Marc Mauillon, François Lis, Geoffroy Buffière. Scapino Ballet Rotterdam. Orchestre et Chœurs des Arts Florissants, dir. William Christie. Mise en scène: Robert Carsen. Théâtre de l'Opéra Comique.

 


© Vincent Pontet

 

André Campra (1660-1744), surtout célébré pour sa musique sacrée, a donné au théâtre quelques perles sous forme d'opéra ballets, dans la ferme intention de réveiller une production qui avait tendance à s'endormir sur ses lauriers tragiques et pompeux, et l'audacieuse ambition de concilier les styles italien et français. La comédie lui ouvrant de nouveaux horizons, il allait donner ses lettres de noblesse au genre de l'opéra-ballet. Après l'Europe galante (1697) et Le Carnaval de Venise (1699), Les Fêtes vénitiennes installent définitivement, en 1710, un type de spectacle attrayant, mêlant la danse à la déclamation lyrique et constitué de diverses actions  indépendantes, dites « entrées », accolées les unes aux autres, dans la manière du pur divertissement. Le succès est foudroyant, au point que Campra et son astucieux et prolixe librettiste Danchet inventent des combinaisons aussi variées que la soif de nouveauté du public l'exige. On reprendra sous des formes diverses ces Fêtes vénitiennes pendant quelque cinquante ans. Dans le cas présent, les trois entrées n'ont en commun que le prétexte de se dérouler à Venise, pendant le carnaval. « Le Bal », d'abord, où un Prince se travestit dans les habits de son valet afin de séduire une belle ; « La Sérénade et les Joueurs » ensuite, qui voit un Don Juan se berner lui-même à force de multiplier les conquêtes à la manière bêta d'un Falstaff, qui trop embrasse mal étreint ; enfin, « L'Opéra », une parodie du genre où les artistes jouent leur propre débat amoureux aidé par un spectateur zélé. Un Prologue allégorique ouvre le fil de ces historiettes où la Folie triomphe de la Raison, dans ce qui va être la recherche débridée des plaisirs. Un tel canevas ne peut que fertiliser l'imagination d'un metteur en scène. Robert Carsen en a à revendre. Il va enluminer cette production créée à l'Opéra Comique. Un groupe de touristes débarque sur la Place Saint Marc, un jour du carnaval. Surgit un géant, l'âme de la fête. Dans ses flancs on déniche moult costumes d'époque que vont endosser nos banaux contemporains. Et les voilà parés pour jouer les Entrées à venir. La Raison, une bonne sœur en cornette, voit triompher La Folie et ses appels aux plaisirs. Chacune des trois entrées sera prétexte à une débauche de clins d'œil : le Prince du « Bal » campé en Doge, les deux maîtres de musique et à danser se disputant comme chiffonniers la primauté de leur art ; Léandre-Don Juan faisant son entrée sur une gondole, des dames aguicheuses dévoilant de leurs robes à panier des tables de jeu, déchaînant des joutes douteuses rythmées par la Fortune, ceinte d'une roulette de casino, ou encore une armée de moutons bêlant, faisant tapisserie lors du tableau bucolique de « L'Opéra », interrompu par le dieu Borée descendant des cintres pour déchaîner les vents de la tempête ... La régie ne cesse de libérer l'inventivité, parodique, irrévérencieuse, voire crûment érotique, dans la meilleurs veine fluide du metteur en scène canadien. Et ce n'est pas le moindre de ses mérites que d'unifier ce qui a priori est composite. Tout cela s'inscrit dans des décors en trompe l'œil évoquant la Sérénissime et des costumes chatoyants et éclairages suggestifs où domine la couleur rouge vif, celle de la passion et des fêtes les plus endiablées. Créant un ravissement esthétique qui ne connaît pas de cesse.

 


© Vincent Pontet

 

La force du spectacle doit tout autant à son achèvement musical. William Christie, c'est un vrai gage d'authenticité, à qui l'on doit naguère la redécouverte du compositeur aixois. Celui qui fait le lien entre Lully et Rameau, a commis une musique moins placide que celle du premier et moins rigide que ne l'écrit le second. En émane une verve qui ne se limite pas aux passages confiés à la danse, mais éclate dans de courts airs qui suivent des récitatifs raffinés. Elle est vive, truffée de percussions les plus diverses, jusqu'aux castagnettes, avec des cordes abondantes, et sollicitant les bois. Elle exhale souvent un lyrisme hypnotique. Christie obtient de ses Arts Florissants des sonorités irisées, une rythmique enlevée ou retenue. Il favorise chez ses choristes et chanteurs une déclamation naturelle, remarquant combien « le chant dans Les Fêtes est parfaitement calqué sur les paroles » chez « un amoureux de la langue... qui évite les vocalises excessives d'un style italien mal assimilé ». Il n'empêche, plusieurs protagonistes n'hésitent pas à entonner la langue de Dante, et d'autres, à l'occasion, manieront l'hyperbole aux limites de la préciosité ; dramaturgie oblige ! La distribution puise dans « Le Jardin des Voix » : ils sont jeunes et radieux, maîtrisant à merveille les accents particuliers de ces pages par une diction toujours intelligible. Comme le fait d'endosser les habits de personnages différents au fil du Prologue et des diverses Entrées. On en détachera les sopranos Emmanelle de Negri, Émilie Renard et Rachel Redmond, les ténors Reinoud van Mechelen et Cyril Auvity, la basse François Lis. Marcel Beekman, hier Platée vu par le même Carsen, force le trait en maître de musique, et plus tard de chant, à la limite de l'histrion. Quant à la chorégraphie de Ed Wubbe, elle combine subtilement modernité et académisme dans un élan irrésistible, entrainant les danseurs du Scapino Ballet de Rotterdam dans des excès contrôlés d'une franche drôlerie. Les intermèdes dansés qui émaillent les trois Entrées ne sont pas si substantiels qu'on pourrait le penser, car de courte durée. Laissons le denier mot à Bill Christie : « les auditeurs doivent quitter le théâtre avec la sensation d'avoir vécu un moment de grâce ». Rien de plus juste ce soir !

 


© Vincent Pontet

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Quand Esa-Pekka Salonen fait scintiller la musique de Ravel

 

Maurice Ravel n'a jamais été aussi à l'aise que lorsqu'il pense à l'enfance, sa fraicheur, son innocence mais aussi ses peurs. Ma Mére l'Oye, « Pièces enfantines pour piano à quatre mains », de 1908, a été orchestrée en 1911, et créée à Paris l'année suivante. Sous forme d'un ballet commandé par Jacques Rouché. Il a la simplicité de l'épure, mais le travail d'orchestre est extraordinairement recherché, car comme le relève Roland-Manuel, « on n'atteint bien au simple que par le moyen du complexe ». L'ordre des tableaux a été modifié pour l'occasion, reliés par de subtiles transitions, et Ravel les fait précéder d'un Prélude et y ajoute la séquence de « La Danse du rouet » . Esa-Pekka Salonen, à la tête d'un Orchestre de Paris galvanisé par le lieu et la joie d'être ainsi dirigé, communique ce sentiment d'abandon qui parcourt chacune des pièces. Le tempo est mesuré, comodo, créant une atmosphère tour à tour ensoleillée (« Pavane de la Belle au bois dormant », et son délicat contrepoint), et délicieusement théâtrale (« Les Entretiens de la Belle et de la Bête »). Les miracles de l'orchestration ravélienne n'ont pas de secret pour ce fin musicien qui modèle la pâte sonore de ses deux bras, enveloppant d'un geste aérien ses musiciens. Le crescendo final qui conclut l'Apothéose du « Jardin féérique » est pris de très loin, ppp et lent,  s'enflant doucement dans un mouvement irrésistible. On aura admiré les solistes, Vincens Prats  à la flûte, le hautbois de Michel Benet, sans parler du contrebasson de Armei Liebold dans les « Entretiens ». Tout est ici lumineux, proprement féérique. Ces mêmes qualificatifs s'appliquent à l'exécution de L'Enfant et les sortilèges. Cette « Fantaisie lyrique en deux parties », créée à Monte Carlo en 1924 sous la baguette de Victor de Sabata, s'inspire lointainement d'Andersen. La collaboration entre Colette et le musicien ne sera pas des plus des aisées, Ravel se montrant distant, aux dires de la poétesse dans son « Journal à rebours » (1941). De « l'enchanteresse » et de « l'illusionniste » (Roland-Manuel), c'est la première qui s'effacera. Mais au final quel génial résultat ! Pour habiter des scènes au contenu si ténu, qui s'enfilent à la vitesse de la pensée, Ravel a conçu une musique scintillante de couleurs, mais où affleure très vite une note grave. L'enfant sage de Ma Mère l'Oye est devenu démon. Il y a bien du menaçant dans ces objets qui parlent, la pendule affolée, l'arithmétique vengeresse, et même ces deux tasses de Wedgwood devisant en vrai-faux anglais, et ces chats miaulant leur sérénade ; de quoi effrayer le gamin « Tu parles aussi, sans doute ? » lâche-t-il au Chat. Et soudain tout bascule dans un mouvement salvateur : les objets se font un devoir de venir en aide à l'Enfant qui les a pourtant martyrisés. Esa-Pekka Salonen déploie une palette de coloris inouïe et la souplesse qui distingue chacun de ses gestes, confère au débit une vraie élasticité. Ses chanteurs sont parfaitement achalandés : Hélène Hebrard donne à l'Enfant sa belle résolution, ses angoisses aussi. Sabine Devieilhe émerveille : tour à tour Le Feu (les acrobaties de ce rôle enfin asservies), La Princesse et Le Rossignol. La poignante tirade de La Princesse qu'enlace la flûte de Vincens Prats restera un moment de pur bonheur. Elodie Méchain, de son beau timbre grave, distingue les parties de La Mère, de La Tasse chinoise et de La Libellule. François Piolino joue spirituellement l'Arithmétique, Le Petit vieillard ou la Théière, et Jean-François Lapointe campe une désopilante Horloge comtoise ou un Chat altier. Une fois encore, les solistes de l'Orchestre de Paris font montre de leurs qualités, dont la petite flûte de Anaïs Benoit ou l'alto de Ana Bela Chaves. Le seul bémol viendra des conditions acoustiques en salle : les voix sont complétement réverbérées, les paroles, souvent peu intelligibles, ressortissant d'un magma sonore. Une désagréable situation qu'il faudrait corriger au plus vite.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Tamerlano esthétique et stylisé

 

Georg Friedrich HAENDEL : Tamerlano. Opéra en trois actes. Livret : Nicola Francesco Haym. Christophe Dumaux, Jeremy Owenden, Sophie Karhäuser, Delphine Galou, Ann Hallenberg, Nathan Berg, Caroline D'Haese. Les Talens  Lyriques, dir. Christophe Rousset. Mise en scène : Pierre Audi. Théâtre de La Monnaie.

 


Christophe Dumaux, Sophie Karthäuser, Delphine Galou © Berndt Ülhig

 

Suivant de peu Giulio Cesare, Tamerlano n'en a peut-être pas la somptuosité, mais possède une vis dramatica qui l'égale, voire le dépasse. Le fidèle librettiste Nicola Francesco Haym s'inspire non pas du Bajazet de Racine, mais de celui d'Agostino Piovene. Quoique le plus piquant soit que ce dernier ait adapté une tragédie française, « Tamerlano ou la mort de Bajazet », commise en 1675 par un épigone du grand Racine, un certain Jacques Pradon. Christophe Rousset voit dans Tamerlano « un chef d'œuvre incontestable du divin saxon... par l'audace d'une trame très serrée, un orchestre réduit, élevé au rang de moteur dramatique, des formes et des structures innovantes ». De fait, les récitatifs y sont particulièrement soignés, préludant à des arias da capo d'une inventivité qui n'a pas de cesse. Mais il y a là encore bien d'autres spécificités, tels un étonnant trio au II ème acte, au cours duquel Bajazet et sa fille offrent vaillamment leur vie à un Tamerlano assoiffé « de massacres et de sang ». Et surtout le finale de l'opéra, suite de récitatifs accompagnés et d'ariosos qui accélèrent le continuum dramatique et élèvent cette scène du suicide de Bajazet au rang d'une des plus grandes réussites du musicien ; laquelle est suivie d'une déploration des autres personnages, pour satisfaire aux canons du lieto fine, quoique ici inscrit dans un cadre résolument tragique. Le spectacle de La Monnaie saisit d'emblée par l'interprétation musicale. Christophe Rousset y nurse une sonorité intimiste, que rend palpable le jeu perlé de ses Talens Lyriques. Il favorise  un discours fluide qui n'est pas sans contrastes, car se voulant au plus près des affeti des personnages ; ainsi des traits rageurs des cordes bardant l'aria de colère de Bajazet. La souveraine mélodie haendélienne se savoure, les bois prolongeant un corpus de cordes substantiel. La sonorité du théorbe enlumine maintes pages et le continuo est sensible. Surtout Rousset ménage un accompagnement plus raffiné que démonstratif pour mieux laisser s'épanouir les voix, où la plus fine inflexion reste perceptible jusqu'aux arêtes les plus tranchées. Sa distribution, exceptionnelle, n'a pas de mal à déverser les belles volutes vocales haendéliennes. Le contre ténor Christophe Dumaux, hier en deuxième ligne dans le fameux plateau vocal du Giulio Cesare de Glyndebourne, aujourd'hui au faîte de son art, offre la froide passion qui anime ce tyrannique seigneur tartare façon XVIII ème, et un chant immaculé. Le beau timbre de ténor, justement pas trop héroïque, de Jeremy Owenden fait son miel des tortures que s'inflige Bajazet, qui met en scène un suicide annoncé, à l'idée savamment entretenue. Les arias torturées de ce monarque altier et père inflexible laissent passer le frisson de la déraison. Asteria est avec la cantatrice belge Sophie Karthäuser un parangon de force de caractère comme de vocalité accomplie : finesse de la ligne de chant, justesse des intonations, réserve de puissance font de cette artiste un choix naturel ici. Sophie Galou, Andronico, allie la beauté d'un timbre clair de mezzo-soprano à une prestance de jeune premier : le vrai savoir faire rigoureux qu'exige ce type de rôle travesti, cher au Saxon. Une autre grande incarnation. Ann Hallenberg, altière Irène, et Nathan Berg, sympathique Leone, complètent un cast frôlant l'idéal.

 


Scène finale (au centre : Jeramy Owenden) © Berndt Ülhig

 

Dans ce qui est une reprise, adaptée aux dimensions du plateau de la Monnaie, initiée en 2002 au Théâtre baroque de Drottningohlm, Pierre Audi a cherché l'épure. Loin des transpositions et autres relectures auxquelles aiment à s'adonner bien de ses collègues pour sembler donner à Haendel un goût de modernité, Audi joue à fond la carte d'un retour assumé à l'original. Ainsi, outre le fait qu'il était impératif à Drottningholm d'utiliser le décor XVIII ème de son fameux théâtre en bois, avec ses perspectives et ses enfilades, inscrit-il sa mise en scène dans un espace entièrement nu, peuplé d'un unique accessoire, une chaise en guise de trône, et dont seuls des réchauffements de lumière modifient l'aridité. Il mise sur la spatialité, la géométrie presque : chaque position d'un personnage ou d'un échange entre plusieurs d'entre eux permet de saisir les sentiments qui les animent. Récitatifs et arias dévoilent les affeti, voire le tréfonds des âmes, jusqu'à leurs limites extrêmes, de tendresse bien sûr, de dureté aussi ; voire de brutalité parfois, chez un Bajazet vieillissant entêté dans sa logique de mort, doté d'un singulier esprit d'implacabilité, de rudesse vis à vis de sa propre fille, ou un Tamerlano, jeune tyran pervers, d'apparence insensible, mais habité de sentiments ambivalents. En tout cas de résolution chez tous. Ainsi encore d'Andronico, partagé entre devoir et amour. La gestique de chacun, extrêmement précise, est étudiée à un rare degré de signification. Là aussi le mot de fluidité vient à l'esprit, mais pour un théâtre buriné du dedans, donnant à ce huis clos à six personnages une formidable intensité. Souvent pendant une aria, voit-on une action muette se dérouler en fond, donnant à comprendre ce qui se trame. L'ultime tableau tire sa force de n'être pas spectaculaire, dans la manière dont Bajazet met en scène son suicide et, ultime provocation, en rend coupable son ennemi Tamerlano : se dépouillant pour apparaître torse nu, il va peu à peu investir ce trône qui lui est dû, alors que la dernière aria déchaîne fureur, tourments et désespoir. Si l'on ajoute que l'art du maintien et la grâce des figures XVIII ème pare cette lecture d'élégance, on a une idée de la puissance d'une régie qui n'a pas besoin d'artifice pour livrer le sens caché des choses. 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

La piété discrète de Dvořák

 

Antonín DVOŘÁK : Stabat Mater. Texte de Jacopone da Todi. Ilse Eerens, Renata Prokupić, Magnus Staveland, Florian Boesch. Collegium Vocale Gent. Orchestre des Champs-Elysées, dir. Philippe Herreweghe. Théâtre des Champs-Elysées.

 


Philippe Herreweghe / DR

 

Frappé d'un triple deuil, la disparition coup sur coup de ses enfants, Anton Dvořák se met à composer en 1877 un Stabat Mater dont il avait le projet depuis quelques temps. Achevé en peu de mois, il ne sera créé qu'en 1880. Contrairement au Requiem, achevé dix ans plus tard, le Stabat Mater exprime non pas tant le sentiment religieux qu'un mysticisme hérité de la tradition tchèque, voire une vision panthéiste. De l'ombre vers la lumière, de la douleur à l'espérance. Quelque élément fantastique y affleure même et on est loin de la pompe religieuse empruntée aux baroques. Ce chant de douleur de la Vierge, dont Dvořák suit fidèlement le texte latin de Jacopone da Todi, exhale ici une humanité proche de l'imagerie populaire, à l'opposé de la conception baroque démonstrative, même tchèque comme chez Zelenka par exemple. La musique offre les mélismes du premier Dvořák, et il ne faut pas s'attendre aux couleurs si séduisantes des œuvres ultérieures. Non que celles-ci ne soient pas présentes. L'orchestre est large, avec quatre cors, trois trombones et les bois par deux, mais il est utilisé avec parcimonie, en rapport avec l'intériorité du propos, et une simplicité touchante. On discerne deux parties parmi les dix mouvements. Les deux premiers sont les plus développés, installant un climat sombre que scande le martèlement des timbales, non sans une certaine emphase parfois dans les oppositions entre séquences, et entre passages purement symphoniques, peu nombreux, et interventions du chœur et des solistes. Puis sur le verset « Eja, Mater », le chœur  entonne une façon de marche funèbre obstinée. Viennent ensuite des morceaux confiés aux solistes, plus courts : ainsi de la basse (« Fac ut ardeat ») sur l'accompagnement des trombones, qui se fera moins véhémente lorsque le chœur pianissimo dialogue avec elle. Peu à peu un chemin de lumière émerge, au fil des autres chœurs et de passages de solos, comme l'air du ténor (« Fac me vere tecum fiere ») sur un mouvement de passacaille, et là encore original quant au contrepoint des voix féminines, ou le duo soprano-ténor qu'illumine la petite harmonie, ou encore le solo de l'alto (« Inflammatus »), section andante, seule concession peut-être à la manière grandiose baroque et ses vocalises. Le final « Quando corpus morietur » révèle une grande complexité d'écriture, dont une fugue savante. Il conclut de manière jubilatoire cette déploration mariale, le dernier mot revenant à un orchestre apaisé. La douleur est acceptée, le deuil transcendé. Philippe Herreweghe aime les défis et se tenir à distance du grand répertoire. Sa vision est grande sans être emphatique, fervente et recueillie, superbement nuancée dans l'organisation des éléments sonores, des chœurs en particulier. Il faut dire qu'il fait de son Collegium Vocale de Gand un instrument d'une extrême finesse dans l'émission, d'une vraie rigueur dans l'intonation. Ces voix pacifiées, privilégiant souvent le mode de la confidence, apportent une aura de recueillement. Des quatre solistes émérites, on détachera la mezzo Renata Prokupić, d'une intensité vraie.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Un revigorant Voyage Beethoven

 


Leif Ove Andsnes / DR

 

Le « Beethoven Journey » du pianiste Leif Ove Andsnes a donc fait escale à Paris, une des dernières étapes de ce singulier marathon entamé il y a quatre ans, consistant à donner l'ensemble des concertos pour piano. Un programme peaufiné au fil de nombreux concerts à travers le monde et de séances d'enregistrement des disques, parus récemment chez Sony. La première de deux soirées donnait à entendre les concertos Nos 2, 3 et 4. Le piano est disposé de front, couvercle enlevé, au milieu d'une phalange d'une quarantaine de musiciens. Le ton chambriste s'impose dès les premières mesures du Deuxième concerto, favorisé par l'acoustique feutrée du Théâtre des Champs-Elysées. Il est clair qu'on a affaire à un Beethoven différent des exécutions habituelles, dégraissé des strates d'une certaine tradition symphonique grandiose. La surprise viendra tout autant de la conception de la partie de piano elle aussi dégagée de bien des habitudes interprétatives rigoristes. Ce concerto, de 1801, en réalité le premier composé, dont son auteur dira à l'éditeur Hofmeister « je ne le considère pas pour un de mes meilleurs », affirme déjà un style très personnel. A l'allegro con brio, énergiquement rythmé, le soliste va se frayer un chemin résolu. En particulier lors de la cadence déjà amplement développée. L'adagio « con gran espressione » découvre des pages d'émotion, auxquelles Andsnes imprime une extrême sérénité et le Mahler Chamber Orchestra  une chaude sonorité. L'allegro final s'avèrera bondissant. On tient déjà là les caractéristiques de la conception du pianiste-chef : une sonorité intimiste, qui n'est pas sans manier des contrastes fort marqués en termes de dynamique, un jeu pellucide. Elles se confirment et s'amplifient même dans le  Concerto N° 3, op. 37 (1804). Ici l'orchestre sera légèrement plus fourni, puisque deux clarinettes font leur apparition, un seconde flûte, deux trompettes et surtout les timballes. Andsnes met ces dernières en exergue dès la ritournelle introductive du « con brio » liminaire, de même que lors de la récapitulation orchestrale précédant la cadence, donnant une grandeur insoupçonnée à cette entrée en matière, comme durant le dialogue avec le soliste qui se poursuit jusqu'à la fin du mouvement. La cadence, Andsnes la joue avec une simplicité déconcertante tout en assemblant ses divers éléments à priori disparates. C'est que depuis le début de cette pièce, le piano a acquis une position plus prééminente qu'elle ne l'était dans l'œuvre précédente. Le largo nous fait atteindre les cimes grâce au jeu éthéré du pianiste norvégien. Il nimbera le rondo final de traits alertes enluminés par un accompagnement non moins joyeux, et le conclut d'une cavalcade presto d'un communicatif entrain. Le Quatrième Concerto op. 58, en sol majeur, de 1806, démontrera encore s'il en était besoin cette vision libérée. On a parlé des frontières de l'abstraction de la pensée bethovénienne à propos de cette pièce, très construite, aux climats étranges, sans cesse changeants. On perçoit durant cette exécution le souci de naturel dans l'assemblage des divers fragments et thèmes et une volonté de se démarquer d'une manière trop formatée de jouer comme de concevoir la vêture symphonique. Le court andante est bien ici la page sublime qu'elle doit être, sur le schéma de question-réponse, entre un orchestre affirmatif dans ses traits si tranchés et un piano qui progresse à patte de velours jusqu'à ce que les deux protagonistes se rejoignent dans une conclusion d'une impalpable douceur. Le vicace final profuse une joie sans mélange, qu'agrémente une cadence hautement pensée (du pianiste lui-même ?) et une péroraison rien moins que glorieuse. Leif Ove Andsnes montre qu'il sait faire la part des choses entre la retenue du Deuxième concerto et les fanfares du Quatrième, même si les paramètres fondamentaux restent les mêmes. Le MCO, qui n'alignait pourtant pas ce soir-là ses premiers couteaux, lui procure un écrin de choix.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Un dialogue solitaire avec Beethoven d'une rare intelligence

 


DR

 

Deuxième épisode de cette Intégrale des concertos pour piano de Beethoven, ce marathon pianistique entrepris par le pianiste norvégien Leif Ove Andsnes, au Théâtre des Champs Elysées, accompagné par le Mahler Chamber Orchestra, dirigé du piano, avec ce soir les Concertos n° 1 & n° 5.  Une mise en miroir d'une grande pertinence puisqu'elle permet d'apprécier, au-delà des différences notables, toute la parenté de ces deux œuvres, les accents spécifiquement beethovéniens discernables dans le premier concerto, ne faisant que se confirmer, s'amplifier et se magnifier dans le cinquième. Une parenté que l'interprétation du pianiste scandinave ne cessera de mettre en avant, insistant sur a liberté du ton, sur une vision plus romantique que classique, rendant évidente la filiation entre les deux œuvres. Des œuvres composées pourtant à dix ans d'intervalle (1800 & 1809), dans des climats bien différents, avec des effectifs instrumentaux également différents et des influences différentes. Le Premier concerto, créé par le compositeur à Vienne en 1800, où l'on sent l'influence de Mozart et de Haydn, le Cinquième et dernier concerto, composé dans un climat de guerre en 1809, créé en 1811, plus abouti, plus spécifiquement beethovenien par sa liberté et sa modernité annonçant le Romantisme. Si le Premier fait encore appel à un effectif typiquement mozartien, le Cinquième étoffe l'instrumentarium, le piano s'y fait plus orchestral, le dialogue avec l'orchestre se resserre, le ton se libère et laisse apparaitre l'improvisation dès la cadence initiale, tandis que l'ampleur symphonique du discours s'affirme. Une unité retrouvée directement imputable à l'interprétation du pianiste scandinave, originale, libérée, d'une rare intelligence qui ne manquera pas d'en surprendre d'aucuns… Un jeu pianistique virtuose, vif, aéré, limpide et souple, dynamique mais sans dureté, un accompagnement parfaitement équilibré, en phase avec l'instrument soliste malgré une direction quelque peu rudimentaire ! Un grand moment de piano !

 

Patrice Imbaud.

 

Beau travail d'orchestre

 


DR

 

Le Chamber Orchestra of Europe a été créé il y a une trentaine d'années (1981) à partir de l'Orchestre des Jeunes de l'Union Européenne, et est constitué de jeunes musiciens dont la valeur, à l'évidence, n'attend pas le nombre des années. Un orchestre jeune et vivant, reconnu pour la qualité de ses pupitres comme de ses interprétations qui lui valurent une reconnaissance internationale. Devant être dirigé initialement par Symon Bychkov, indisponible, c'est finalement à Emmanuel Krivine qu'échut la baguette pour cette soirée romantique et quasi familiale associant Brahms et Schumann. Le Concerto pour violon (1878-1879) de Brahms, œuvre majeure et incontournable du répertoire violonistique, dont le violoniste américain, Joshua Bell, donna une interprétation un peu maniérée mais efficace, mariant avec le plus grand bonheur une virtuosité sans faille et la sonorité magnifique de son Stradivarius « Huberman » de 1713. Un premier mouvement tout en nuances, riche en couleurs, agrémenté d'une cadence personnelle, un deuxième comme un lied sans parole initié par la cantilène du hautbois, un final plein d'allant, de tension et de virtuosité. Une œuvre, réputée injouable du fait des difficultés techniques lors de sa création, dont Joshua Bell donna une interprétation apollinienne, magistralement accompagné par l'orchestre sous la direction précise, attentive et complice d'Emmanuel Krivine, constamment à l'écoute. Une lecture parfaite au plan de la forme mais un peu plate, sans ce petit quelque chose d'indéfinissable, de dionysiaque, qui fait le propre des grandes interprétations. En bis une transcription empruntée à Schumann comme un pont tendu vers la Symphonie n° 2 de ce compositeur qui concluait la soirée. Une symphonie composée en 1845 au sortir d'une crise dépressive, créée en 1846 par Mendelssohn à Leipzig. Une composition au caractère ambigu alternant dynamisme et douleur, chef d'œuvre romantique qui parle à l'âme. Une œuvre cyclique faisant la part belle aux vents, qu'Emmanuel Krivine dirigea de manière totalement limpide, à la fois fluide et tendue, grave sans effusion, très intériorisée, avant de conclure sur un finale triomphant, élégant et solennel témoignant du bien être retrouvé. Une belle soirée.

 

Patrice Imbaud.

 

 

L'Orchestre Philharmonique de Vienne et Rafael Payare : Une bien étonnante rencontre

 


DR

 

Traditionnel passage des Wiener Philharmoniker au Théâtre des Champs-Elysées, ce concert était initialement prévu sous la direction prestigieuse de Lorin Maazel, malheureusement disparu en juillet dernier. L'Orchestre Philharmonique de Vienne a donc, et ce, de manière assez étonnante, choisi de remplacer le chef américain par une nouvelle étoile montante de la direction d'orchestre, inconnue de beaucoup, le jeune chef vénézuélien, Rafael Payare. Agé de 34 ans, Rafael Payare étudia la direction d'orchestre avec José Antonio Abreu, fondateur du dispositif « El Sistema ». Ancien corniste du l'Orchestre Simon Bolivar, lauréat du concours Malko en 2012, il a depuis quelques années dirigé quelques une des plus glorieuses phalanges dont le Philharmonique de Vienne qu'il conduit, ce soir, pour la troisième fois, et collaboré avec de célèbres maestros dont Gustavo Dudamel, Claudio Abbado ou Daniel Barenboïm. Un choix audacieux cependant pour la mythique phalange viennoise qui incarne, depuis plus de 170 ans, la grande tradition musicale comme l'atteste le programme très classique de ce soir, Symphonie n° 8, dite « Inachevée » de Schubert et Symphonie n° 4 de Tchaïkovski. Une rencontre qui semblait pour beaucoup, à tord ou à raison, relever du mariage de la carpe et du lapin… L'entrée sur scène fut d'emblée surprenante, silhouette fluette, légèrement voûtée, chevelure abondante, démarche décidée, avec dans l'allure une énergie palpable et un petit quelque chose faisant penser aux caricatures de Gustav Mahler. Une gestique qui confirma cette impression, claire mais assez agitée et extravertie, énergique voire électrique, pour une lecture des œuvres, avouons-le, originale mais assez caricaturale, efficace et hardie, certes, mais tout sauf élégante ! Une Symphonie inachevée de Schubert d'une cohérence incontestable dans l'interprétation, avec le dessein délibéré de mettre en avant la douleur plus que l'amour…Le phrasé est ici lourd, angoissant et dramatique, mêlant vrombissement des cordes graves aux appels plaintifs de la petite harmonie et aux cris des trombones. Schubert ne disait-il pas qu'il y avait dans cette œuvre composée en 1822 comme une impossibilité à chanter l'amour, ce dernier se changeant immédiatement en douleur. Plus discutable, la vision de la Symphonie n° 4 de Tchaïkovski, premier épisode de la trilogie de fatum, une prestation qui touchera aux limites du supportable pour nos oreilles…Un premier mouvement caricatural, outrancier dans ses nuances, un deuxième à l'inverse beaucoup trop sage, un troisième assez fade où manque tout envoûtement, et un finale barbare, aux allures de barnum, mené de façon assourdissante poussant l'orchestre dans ses derniers retranchements, ce qui nous valut de nombreux dérapages des cuivres, bien indignes pour une phalange de cette notoriété…Une rencontre donc assez contestable qui, à défaut de souvenir impérissable, nous laissera cependant quelques acouphènes ! Un jeune chef fougueux à suivre avec des protections auditives… Et des Wiener Philharmoniker à retrouver en ce même lieu en avril prochain…

 

Patrice Imbaud.

 

 

Gustavo Dudamel : El Magnifico !

 


DR

 

Après l'élève, il y a quelques jours au Théâtre des Champs-Elysées, voici le maitre, Gustavo Dudamel dans la grande salle de la toute nouvelle Philharmonie de Paris. Autre lieu, autre maestro, pour une toute autre prestation, car s'il faut bien avouer que notre impression avait été assez mitigée pour le concert de l'Orchestre Philharmonique de Vienne sous la direction de Rafael Payare, ce soir, l'adhésion fut totale et le ravissement sans réserve pour ce concert de l'Orchestra Sinfonica Simon Bolivar, sous la baguette de son directeur musical Gustavo Dudamel. Un programme là encore assez classique, la Symphonie n° 5 de Beethoven et des extraits symphoniques tirés du Ring de Wagner. Un enchantement donc, où interviennent sans aucun doute la qualité superlative de l'orchestre, bien meilleur ce soir que les viennois, la direction inspirée de Dudamel et la superbe acoustique de la Philharmonie. Une acoustique à la fois nette qui ne permet pas le moindre faux pas, et enveloppante comme souhaitée par son architecte. Reste à prévoir encore quelques réglages concernant la diffusion du son, pour un résultat optimal qui devrait séduire le public parisien. Une direction inspirée, assagie, sans partition, témoignant de l'important travail de répétition. Un orchestre splendide, engagé, répondant à la moindre sollicitation de son chef, une sonorité à la fois ample faisant valoir la cohésion de l'ensemble et analytique rendant justice à la virtuosité des différents pupitres et à la richesse de l'orchestration. Une Symphonie n° 5 dynamique, toute en nuances, parfaitement en place, au phrasé chargé d'expressivité, suivie en deuxième partie d'extraits symphoniques tirés de l'Anneau du Nibelung. Si l'Entrée des dieux au Walhalla manquait un peu de solennité, le Voyage de Siegfried sur le Rhin fut une merveille de lyrisme et de fluidité, la Mort de Siegfried, un effrayant moment de tension et de désolation sur fond de cordes graves, de tubas wagnériens et de martèlement de timbales. Les Murmures de la foret mirent en avant l'excellence de la petite harmonie, avant de conclure sur la célébrissime Chevauchée des Walkyries où pas un cuivre, pourtant chauffé à blanc, ne dérailla. En bis, une poignante Mort d'Isolde, animée d'un sentiment d'urgence avant que le ciel ne s'ouvre, libérant les deux amants, et le public ravi ! Magnifique, une soirée qui restera assurément dans les mémoires !

 

Patrice Imbaud.

 

 

Duel de divas au Théâtre des Champs Elysées.

 


Simone Kermes & Vivica Genaux au Schleswig Holstein Festival 2014 / DR

 

Un concert original construit autour de la rivalité bien connue entre deux des plus grandes divas du XVIIIe siècle, Francesca Cuzzoni et Faustina Bordoni. Un duel réactualisé, ce soir, pour les besoins de la mise en situation, par deux stars du chant baroque d'aujourd'hui, la soprano allemande Simone Kermes et la mezzo américaine Vivica Genaux. Un duel, ou plutôt une association scénique, qui prend tout son sens à l'occasion de la sortie prochaine de leur dernier disque chez Sony Classical, intitulé « Rival Queens ». Francesca Cuzzoni, la soprano, naquit à Parme en 1696, Faustina Bordoni, la mezzo, à Venise, un an plus tard. Leurs débuts furent identiques, se produisant ensemble dans l'Ariodante de Pollarolo en 1718. Ces deux divas furent des interprètes privilégiées de Haendel à Londres où l'opéra italien faisait fureur. Cette rivalité entre les deux chanteuses culmina au soir du 6 juin 1727, où à l'occasion de l'Astianatte de Bononcini, l'ambiance monta dans la salle comme sur la scène, majorés par l'opposition entre tories, partisans du Roi, et whigs, soutenant le Prince de Galles, jusqu'au moment malheureux où les deux divas en arrivèrent à un sévère et féroce crêpage de chignon !  Puis le théâtre de Haendel périclita pour être finalement dissous, laissant place à son rival, l'Opera of the Nobility. La Cuzzoni finit sa carrière dans la misère en fabriquant des boutons pour survivre… Autre destin pour Faustina Bordoni, fortement estimée par Haendel, elle épousa le compositeur Johann Adolf Hasse en 1730 et regagna avec son époux la cour de Dresde où Hasse était Kapellmeister. Elle reçut Bach, chanta avec Frederic II à Postdam, puis retourna définitivement à Venise en 1763. Pour le concert de ce soir les deux chanteuses avaient choisi un large florilège d'airs baroques, particulièrement virtuoses, capables de servir au mieux la différence des timbres, la technique vocale et la complémentarité des tessitures. Des œuvres de Haendel, Hasse, Ariosti, Porpora, Giacomelli, Torri et Pollarolo, particulièrement bien servies par la Capella Gabetta, sur instruments anciens. Pour Simone Kermes, le timbre cristallin, la souplesse de la ligne de chant et le legato. Pour Vivica Genaux, la technique vocale sans faille, la qualité des ornementations, mais un vibrato omniprésent qui finit à la longue par lasser. On retiendra également une belle complémentarité des timbres et l'entrain de la mise en situation, accrocheuse, parfois un peu lourde frôlant le mauvais goût ! Un récital qui ne se fixe pas d'autre but que de divertir. Pari totalement réussi.  Et une surprise de taille au moment des « bis » généreusement offerts par les deux chanteuses : Ambiance rock et disco dans la salle de l'avenue Montaigne, avec des standards de Queen « We will rock you » et Abba « Gimme, gimme, gimme », accompagnés par un orchestre baroque dans tous ses états, des chanteuses dansantes et gesticulantes et une salle debout pour une standing ovation prolongée, tapant des mains et des pieds Un triomphe et une belle soirée. Un moment musical à prolonger au disque.

 

Patrice Imbaud.

 

Elena Rozanova : Charme et Élegance

 


DR

 

Un cadre idéal que la salle Gaveau pour ce concert de musique de chambre donné par la pianiste russe Elena Rozanova, à la tête de l'Orchestre de chambre de Novossibirsk. Un orchestre célèbre pour son école de cordes dont sont issus les plus grands violonistes actuels comme Vadim Repin ou Maxim Vengerov, associé pour l'occasion à une pianiste talentueuse appartenant à la légendaire école russe de piano, ancienne élève de l'école Gnessine et du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, lauréate de la fondation Cziffra et du Concours Long-Thibaud… Voila qui promettait une belle soirée. En première partie la Caprice-Valse, Wedding cake de Camille Saint Saëns, brillante valse pour piano et cordes, écrite en 1885 par le compositeur français en guise de cadeau de mariage pour son amie Caroline de Serres, suivie de Souvenir de Florence de Tchaïkovski, pour ensemble à cordes, datant de 1890 dans sa version initiale. En deuxième partie, le Concerto pour piano n° 1 de Chopin, dans un arrangement pour orchestre à cordes. Un choix de programme particulièrement judicieux quand on sait le peu d'affinité que le pianiste franco polonais avait pour les grandes prestations publiques, lui préférant volontiers l'ambiance chaleureuse et intime des salons ou des petites salles, comme celle de ce soir. Un concerto célèbre, écrit en 1830, une œuvre de jeunesse,  créé à Varsovie comme un adieu à la Pologne que Chopin ne reverra plus. Toutes occasions d'apprécier le jeu brillant chargé d'émotion d'Elena Rozanova, la souplesse de son toucher, la délicatesse et l'élégance de son phrasé. En bref, une très belle interprétation qui tint toutes ses promesses, parfaitement soutenue par les cordes sibériennes, d'une voluptueuse sonorité. Une pianiste et un orchestre qu'on aimerait voir plus souvent sur les scènes parisiennes… A défaut, signalons trois enregistrements récents d'Elena Rozanova, en duo avec le violoniste Svetlin Roussev, ou en solo dans deux disques consacrés à Rachmaninov et aux ballets russes.

 

Patrice Imbaud.

 

 

Un Requiem de Verdi sans émotion

 

Guiseppe VERDI : Messa da Requiem. Maija Kovalevska, Ildiko Komlosi, Dmytro Popov, Nikolay Didenko. Orfeon Pamplones. London Philharmonic Orchestra, dir. : Vladmir Jurowski.

 


© Shella Rock

 

Une œuvre célèbre mais délicate d'interprétation que cette messe de Requiem de Verdi. Une composition effectuée en deux temps, une première partie en 1869 (Libera me) pour célébrer la mémoire de Rossini, et une seconde plus tardive, datant de 1874, écrite pour le premier anniversaire de la mort d'Alessandro Manzoni, grande figure de l'unification italienne, poète et ami de Verdi. Une œuvre délicate se situant au carrefour de la musique sacrée et de la musique profane. Hans von Büllow y voyait, avec pertinence, un « opéra en habit ecclésiastique » soulignant ce nécessaire syncrétisme, cette double facette expliquant toute la subtilité indispensable à l'interprétation, qui se doit, idéalement, d'associer ferveur religieuse et théâtralité opératique. Une œuvre monumentale, traversée par la fureur divine, associant l'éclat des cuivres, la force apocalyptique de son Dies Irae (Jour de colère) mais également des moments d'introspection, de lyrisme, de prière d'une humanité implorante face à la mort. Une supplication et une foi qui s'expriment par la voix des solistes face au déchainement orchestral. De la réussite de cet amalgame délicat, entre voix et orchestre, entre sacré et profane, dépend le succès de cette immense tragédie opératique… Hélas, ni égrégore, ni émotion dans cette prestation au Théâtre des Champs-Elysées. Un manque de tension et d'intérêt qui bien vite lassa l'auditeur. Une œuvre qui parut sans cesse fragmentée, voire caricaturale dans ses excès orchestraux. Une fureur instrumentale à laquelle ne résista pas le quatuor vocal dont les voix parurent constamment forcées : Maija Kovalevska au timbre criard, Ildiko Komlosi au vibrato gênant, Dmytro Popov sans grâce dans l'Ingemisco. Seule la basse de Nicolay Didenko sembla plus convaincante dans le Confutatis. Le chœur espagnol Orfeon Pamplones, en revanche, fut excellent de bout en bout, de l'Introït jusqu'au Libera me final. On a connu Vladimir Jurowski et le Philharmonique de Londres sous de meilleurs jours.

 

Patrice Imbaud.

 

 

Angelika Kirschslager sans voix face aux Rückertlieder !

 


DR

 

La foule était venue nombreuse dans le grand auditorium de la Maison de la Radio pour écouter la mezzo soprano autrichienne dans des lieder mahlériens rarement donnés en concert. Les Rückertlieder constituent, sans contexte, un des sommets dans la production mahlérienne du lied. Entre 1901 et 1904 Gustav Mahler mettra dix poèmes de Friedrich Rückert en musique dont cet ensemble de cinq lieder qui ne forment pas véritablement un cycle contrairement aux Kindertotenlieder du même auteur. Il s'agit en effet de pièces bien distinctes à la fois par leur thème, comme par leur orchestration, le dernier « Liebst du um Schönheit » étant dédié à Alma. Les Rückertlieder illustrent un moment de bonheur et de sérénité dans la vie du compositeur, tout en restant teintés d'une certaine mélancolie, comme en témoigne « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je me suis retiré du monde) auquel Mahler s'identifiera. Un concert comprenant également l'ouverture de Ruy Blas de Felix Mendelssohn et Ma Patrie de Bedrich Smetana. Un programme copieux, intéressant, original défendu par un « National » au mieux de sa forme sous la baguette expérimentée de Pinchas Steinberg. Hélas notre déception fut grande devant la prestation d'Angelika Kirschlager. Certes le timbre est beau, mais la ligne de chant maniérée, l'émission et la projection insuffisantes et les graves inexistants… Faute de voix on se plut à apprécier la belle performance du National qui sut faire sonner admirablement les différents timbres de la riche orchestration mahlérienne. Le Ruy Blas de Mendelssohn et Ma Patrie de Smetana, avec sa célèbre Moldau, bénéficièrent du même élan favorable, tous pupitres confondus, laissant la salle conquise.

 

Patrice Imbaud.

 

 

Les Berliner Philharmoniker à la Philharmonie de Paris : L'excellence, tout simplement !

 


DR

 

Il est de ces réputations qui jamais ne se ternissent au fil des ans. L'Orchestre Philharmonique de Berlin fait, à l'évidence, partie de ces phalanges mythiques qui ont su rester fidèles à cette réputation depuis plus de cent ans (fondation de l'orchestre en 1882) sous des baguettes aussi prestigieuses que Hans von Büllow, Arthur Nikisch, Wilhem Furtwängler, Herbert von Karajan, Claudio Abbado et aujourd'hui Simon Rattle. C'est dire que chacun des passages à Paris des Berliner Philharmonikers est un véritable évènement médiatique et musical expliquant la foule des grands soirs à la Philharmonie de Paris qui les recevait pour la première fois dans sa nouvelle et magnifique salle ouverte tout récemment. Un programme taillé sur mesure, centré sur la Symphonie n° 2 de Gustave Mahler précédée d'une pièce contemporaine, Tableau, d'Helmut Lachenmann (*1935) pour faire bonne figure et replacer l'orchestre dans la modernité musicale. Tableau, une pièce d'une dizaine de minutes du compositeur allemand, composée en 1988, savant amalgame entre musique et silence, entre connu et inconnu, entre tradition et modernité, entre sons, bribes de gamme, accords, sons atones soufflés, frottés ou frappés, vibrations ou puissants clusters, définissant un nouvel espace musical, une nouvelle écoute où la virtuosité langagière reconnait son impossibilité à parler, comme un premier pas dans la recherche de formes de communication dépourvues d'illusions…Un constat assez pessimiste, qu'on retrouvera d'ailleurs chez Mahler, mais qui ne sembla pas, entamer le moral de la salle. La Symphonie n° 2 de Gustav Mahler, dite « Résurrection » pour soprano, alto, chœur mixte et orchestre faisait donc suite, avec une certaine logique, à cette pièce contemporaine. Cette symphonie s'inscrit dans la continuité de la Première symphonie puisqu'il s'agit du héros de Titan qu'on enterre pour assister ensuite à sa résurrection, mais elle s'en distingue par une recherche du monumental marquée par l'introduction du chœur et de voix solistes. Composée très rapidement sous l'emprise d'une force «  venue d'ailleurs » qui le soulève, Mahler se compare à un instrument de musique dont joueraient « l'esprit du monde, la source de toute existence ». Elle se compose de cinq mouvements : la « cérémonie funèbre » (Totenfeier),  un andante moderato, un scherzo tiré du lied « Des Antonias von Padua Fischpredigt » appartenant au « Wunderhorn », « Urlicht » (la lumière originelle) pour voix d'alto, Lied tiré également du « Wunderhorn », et d'un finale pour voix solistes, chœur et orchestre, inspiré d'un texte de Klopstock et dont Mahler eut la révélation lors des funérailles de Hans von Büllow. Pour Mahler composer une symphonie c'est « créer un univers avec tous les moyens à sa disposition ». Dans le premier mouvement le héros est porté en terre après un combat contre la vie et le destin alternant épisodes austères et sereines éclaircies dans une épopée chaotique. Le deuxième mouvement correspond à un intermezzo d'une grande fraicheur traduisant un moment de bonheur avant le tourbillon burlesque et chaotique du scherzo, la fanfare étant ici explosion dissonante, vision de jugement dernier. Dans le quatrième mouvement, s'élève  la voix touchante de la foi naïve laissant sourdre la lumière originelle. Enfin le Finale avec le « Grand Appel » des cuivres en coulisses, le chant du rossignol qui gazouille sur les tombes, puis l'entrée pianissimo et retardée au maximum du chœur sur l' « Auferstehen » de Klopstock, conclut cette œuvre magistrale. Expression finale de sa confiance dans la capacité de l'homme à modeler son propre destin : «  Avec des ailes que je me suis moi-même conquises, dans un brûlant élan d'amour, je m'envolerai vers la lumière invisible à tout œil, je meurs afin de revivre ». Unies dans une même ferveur les voix clament le mot « Auferstehen » (tu ressusciteras) avant de laisser la parole à l'orchestre dans un éclat sauvage et explosif inoubliable. La Deuxième symphonie est probablement celle qui porte la spiritualité mahlérienne à son niveau le plus élevé. De cette monumentale symphonie, on retiendra l'interprétation très extravertie, très contrastée, dynamique et tendue, voire effrayante de Simon Rattle, dirigeant sans partition, mais surtout l'excellence de l'orchestre tous pupitres confondus. Une véritable leçon de musique rendant grâce à la complexité et à la beauté de l'orchestration mahlérienne. Sans insister sur la qualité exceptionnelle des cordes graves et des cuivres qui sont une véritable marque de fabrique, on signalera les très belles prestations du Chœur de la Radio Néerlandaise et de Magdelena Kožená qui nous gratifia d'un « Urlicht » incontestablement céleste ! Une soirée d'exception pour un orchestre d'exception ! Bravo !

 

Patrice Imbaud.

 

Céline Frisch, clavecin à Orsay

 


© Céline Frisch

 

Pablo Valeti étant souffrant, le programme de l'ensemble Café Zimmermann a été changé au dernier moment et on lui a substitué un récital de Céline Frisch, cofondatrice de cet ensemble. Ce fût un ravissement d'écouter cette claveciniste dans un programme aussi classique avec les Préludes et Fugues BWV 846, 847, 848, 849, 858, 859, 860, et les Toccata BWV 912 & 914, si souvent joués. On connaît les affinités qu'a cette musicienne avec la musique et Bach en particulier, qui lui a valu de nombreux éloges. Depuis 1999 elle a fondé l'ensemble Café Zimmermann qui enthousiasme à chaque apparition. Là nous avons eu le plaisir de l'avoir seule et c'était un vrai grand moment de pur musicalité. Précision, force, intelligence étaient au rendez-vous. Mise à part sa tenue un peu étrange tout était bien en place. Pour une fois dans l'auditorium, il régnait un silence impressionnant ; les auditeurs étaient très attentifs et personne ne s'est assoupi ! Le charme du clavecin sous les doigts de cette interprète opérait.

 

Les concerts au Musée d'Orsay reprennent à partir du 19 mars jusqu'au mois de juin pour une série de cinq concerts intitulée « Drôles de Dames ». Ce sont des portraits de quelques grandes figures féminines qui ont marqué la scène musicale du XIXème et du début du XXème siècle. Qui se souvient de Maris Vasnier, Claire Croiza, Georgette Leblanc ou de Marya Freund ! Elles ont donné leurs lettres de noblesse à la mélodie ou au lied. Christine Schäfer, Suzanne Graham, Véronique Gens, Hermine Haselböck, Julie Fuchs rendront hommage à leurs aînées.

 

Stéphane Loison.

 

Anastasya Terenkova à Orsay : éblouissant !

 


DR

 

Depuis près de dix ans, Anastasya Terenkova se produit sur les scènes du monde entier et chaque fois c'est une pluie de louanges pour cette jeune pianiste de 34 ans. Il faut dire que sa formation est assez exceptionnelle : à Moscou dans la fameuse classe « Gnessim » d'où sont sortis Kissin, Berezovsky…puis au CNSMDP chez Pludermacher, et Rouvier…Elle est lauréate de nombreux concours internationaux. Dans la série « Back to Bach », cette magnifique idée pour illustrer  comment Bach a été arrangé par de grands artistes tels que Kempff, Rachmaninov, Busoni, cette jeune femme, fluette, longiligne a interprété les arrangements de ces pianistes, avec sûreté, fermeté, intelligence et élégance. Elle est impressionnante à voir jouer. La légèreté de son toucher, qui rappelle celui de Berezovsky, entraîne une force, une subtilité dans l'interprétation de ces œuvres. A l'époque romantique, la transcription était un genre favori des pianistes. Elle permettait de redécouvrir des œuvres méconnues ou délaissées. Rachmaninov a fait la transcription de la Partita pour violon n°3 BWV 1006. Anastasya Terenkova l'a si bien interprétée que lorsque le Prélude s'est terminé, le public, conquis, a applaudi à tout rompre, moment assez impromptu dès lors qu'une pièce n'est pas complètement exécutée. La douceur du jeu du Prélude en si mineur BWV 855A arrangé par Siloti, contrairement à l'interprétation baroque d'Alexandre Tharaud, était d'un grand romantisme. La pianiste enchaîna avec l'arrangement par Bach du célèbre concerto pour hautbois d'Alessandro Marcello, arrangé en concert pour clavier BWV 974 par JS. Bach  : là son interprétation était totalement baroque. Il en fût de même avec la Suite anglaise en sol mineur BWV 808, n° 3,où précision, clarté, sens du détail, du rythme, étaient assez impressionnants. Avec la Toccata BWV 564 c'est un déluge de sons qui termina ce concert éblouissant.

 

Stéphane Loison.

 

Récital Romain David au Recollets

 


DR

 

Voilà dix ans que l'association « Les Pianissimes » existe avec pour objectifs : dynamiser le concert classique, diversifier son public, soutenir les jeunes talents. Les concerts se déroulent à Paris dans la magnifique salle du Couvent des Récollets, et en région lyonnaise. Son point d'orgue est le Festival à Saint Germain au Mont d'Or. Ce lundi, le pianiste Romain David a offert un programme très original. Brillant pianiste, passionné de musique de chambre il a participé à la création de l'ensemble Syntonia en 1998. Les disques de cet ensemble ont été salués par la critique. Il est assez rare de pouvoir l'entendre seul et ce fût un vrai grand plaisir que ce récital. Offrir du Granados après Scarlatti, c'était un enchaînement judicieux et aux auditeurs il en a donné les raisons. Expliquer ce qu'il va jouer est une très bonne idée et le public a apprécié. Même si Scarlatti est né à Naples, la même année que Haendel ou Bach, il a fait toute sa carrière en Espagne. Il peut être considéré comme un musicien espagnol. Granados, un siècle plus tard, fait partie du renouveau de la musique espagnole. Il y a quelque part une filiation. L'interprétation de ces œuvres était magistrale, légèreté chez Scarlatti (sonates K162, K1, K474 et K141), tout en profondeur dans les « Goyescas » de Granados écrites en hommage à Goya et ses dessins. Romain David osa interpréter des œuvres très mineures mais sympathiques de Jules Massenet (Valse folle, Valse très lente, Toccata), une curiosité. En final d'apothéose il joua deux œuvres de Franz Liszt et deux œuvres de Frédéric Chopin. Avec Liszt c'était la brillance pianistique dans les difficultés résolues, avec Chopin, dans la belle 3ème Ballade, il en fit entendre tout le caractère chantant, poétique, et  comme souvent chez ce compositeur, des relents d'angoisse. Romain David est un pianiste trop rare en récital et c'est bien dommage.

 

A noter que le prochain concert des « Pianissimes », au Couvent des Récollets à Paris, aura lieu le mercredi18 mars à 20h : Anne Le Bozec, piano, et  Marc Mauillon, baryton, s'y produiront Autour de la mélodie française à l'époque de 1914-18.

 

Stéphane Loison.

 

« Les Passions de Haendel » par l 'orchestre « Le Palais Royal »

 


© Martin d'Hérouville

 

Pendant 1h30, dans la superbe salle de l'ancien Conservatoire, l'orchestre  sur instruments anciens « Le Palais Royal », sous la direction de Jean-Phlippe Sarcos, la mezzo Charlotte Mercier et le baryton Clément Dionet ont interprété des extraits d'opéras de Haëndel : de Rinaldo, Serse, Esther, Ariodante, Teseo, Orlando, Salomon, Apollo e Dafne, Giulio Cesare, Amadigi di Gaula. Chaque morceau s'enchaînait avec justesse et précision, comme une grande œuvre de Haëndel. Le largo et la gavotte du Concerto Grosso op.3 n°2 étaient intégrés à cette « œuvre », superbement « composée » par Jean-Philipp Sarcos. L'ensemble « Le Palais Royal » se produit régulièrement dans les plus grands festivals. Il s'attache à mettre la musique classique au cœur de la cité. Il a créé et animé différents programmes pédagogiques et solidaires. Il joue pour la transmission de la musique aux étudiants des grandes écoles et universités et offre des concerts caritatifs pour les plus démunis. Les musiciens du « Palais Royal » se mobilisent tout au long de l'année aux côtés d'adolescents issus de territoires culturellement défavorisés lors de concerts pédagogiques innovants : les concerts « coup de foudre ». On a pu apprécier à la fin de la première partie du concert le chœur de ces jeunes venus de tous les horizons. Que dire de l'interprétation de cette « œuvre ». L'orchestre sonne bien, le chef d'orchestre y met toute la fougue nécessaire pour le diriger, peut-être un peu trop, certains musiciens étant un peu décontenancé par la battue. On a pu apprécier la qualité des hautbois (Yanina Takubson, Nathalie Petibon), la belle prestation du basson d'Antoine Pecqueur dans le concerto grosso, du violoncelle de Jennifer Hardy. Le clavecin, trop éloigné, était difficilement audible. Tami Troman, le premier violon, avait du mal au début du concert à être dans la dynamique, avec des attaques imprécises. Les deux chanteurs étaient peut-être un peu « légers » pour de tels airs. Mais tous ces petits détails ne privaient pas du vrai plaisir de l'écoute, et l'idée de Jean-Philippe Sarcos d'avoir ainsi fait une suite avec des morceaux et airs de Haëndel donnait envie de connaître les œuvres dans leur entier. C'était le but recherché et c'est réussi. Un « dièse » avec le programme, magnifiquement bien conçu !

 

Les prochains concerts de « Les passions de Haëndel » sont :

Le 15 avril, à 16H, Concert « coup de foudre » à Rouen

Le 16 avril, à 16h et 20h30, Concert public et « coup de foudre », Le Bouscat

Le 30 mai, à 16h et 20h30, Concert public et « coup de foudre », au Festival Baroque de Froville

Pour tous renseignements sur cet orchestre : www.le-palaisroyal.com

 

Stéphane Loison.

 

Un concert Mozart étonnant à plus d'un titre

 

Le quatuor Cambini © Palazzetto Bru Zane

 

Il est assez rare d'entendre en concert une transcription d'un concerto pour piano, ici le n°12 en la majeur K 414, interprété sur instruments anciens. Le piano forte sur lequel joue Kristian Bezuidenhout provient d'une collection particulière et a été restauré par Olivier Fadini. Osons faire un peu d'histoire. Il date de 1790, est signé du facteur Franz Baumbach à Vienne. Son étendue est de cinq octaves et il est muni de deux grenouillères. Le diapason est à 430 Hz. La caisse est en noyer teinté façon acajou. De mécanique viennoise, l'instrument est équipé de marteaux reconstitués à l'identique des originaux. Ils sont garnis de deux couches de peau de chèvre naturelle, appliquée à la main sans tension pour favoriser un timbre chaleureux et des sonorités délicates. Comme il était d'usage tout au long du XVIIIème siècle, les cordes sont en fer phosphoreux. De fabrication Stephen Birkett (Canada), elles favorisent, là encore, chaleur du timbre et des sonorités harmonieuses. Ce type de piano forte était couramment joué par Mozart, Haydn, Beethoven… La petite histoire du présent instrument est mêlée à la grande Histoire. Il aurait appartenu à l'abbé Bremond qui a accompagné Louis XVI à l'échafaud ! La famille des héritiers de l'abbé aurait gardé un bouton, arraché au vêtement du roi avant sa décollation … L'abbé Brémond fût, semble-t-il, en relation étroite avec la famille royale, et l'hypothèse de l'achat du piano par Marie-Antoinette n'est pas à exclure.

 

C'est en jouant la sonate n°14 en ut mineur K.457 que Kristian Bezuidenhout nous a fait découvrir les sonorités étranges et chaleureuses de ce piano forte. Âgé de 36 ans, ce pianiste, né en Afrique du Sud, a étudié en Australie et aux États-Unis. Il s'intéressa très tôt aux claviers anciens, clavecins et pianos forte. Il a accompagné de nombreuses productions d'opéras baroques et joue régulièrement avec des orchestres qui interprètent la musique du XVIIIème siècle. L'écoute de cette sonate au piano forte perturbe totalement notre mode d'écoute et notre jugement. La finesse, la légèreté, la subtilité de cette interprétation nous entraîne loin des versions pour piano que nous connaissons. C'est une vraie découverte que nous avons fait ici, tellement différente de l'écoute des sonates enregistrées par cet artiste. Car l'enregistrement d'un CD ne donne pas cette impression que nous avons eue dans cette salle où l'acoustique est étonnante. La puissance du piano forte est souvent décuplée dans les enregistrements. Le quatuor Cambini - Paris a interprété, toujours sur instruments anciens, le Quatuor « Les dissonances », N°19 en ut mineur, K465. Cet ensemble s'est fait connaître dans les années 2007. Chacun des musiciens qui le composent a joué dans des orchestres « baroqueux ». On doit à ce quatuor d'avoir fait revivre des œuvres de Hyacinthe Jadin (1776-18OO) et de Félicien David (1810-1876) injustement oubliées. Il vient d'enregistrer les Quatuors de Mozart dédié à Haydn, dont ils jouent ici le Sixième. L'introduction lente, seul exemple dans les quatuors de Mozart, a donné son titre à l'œuvre. Bien sûr, les « dissonances » de ce quatuor, les audaces harmoniques, ont été très largement utilisées depuis par tous les compositeurs romantiques et combien dépassées depuis lors. Moins tendues en raison d'un diapason bas, les cordes en boyau qui sont montées sur leurs instruments sonnent mystérieusement, avec ce début tension-atténuation. Julien Chauvin, le premier violon, avec une belle énergie s'est joué des difficultés que pose ce quatuor et a mené ce chef d'œuvre brillamment avec ce petit plus qu'on remarque, annonciateur des compositions romantiques qui vont éclore quelques années plus tard.

 

Kristian Bezuidenhout, au piano forte et le Quatuor Cambini-Paris se sont retrouvés, pour la première fois pour interpréter ce que Mozart appelait un « concerto de poche » : la transcription pour quatuor à corde du concerto N° 12 en la majeur K 414. Mozart a fait ce genre de transcription à but commercial. Il pouvait vendre ainsi la partition moins chère. Sachant le faible niveau des arrangements pour les instruments à vent, il pouvait être parfait pour une petite formation. Là encore ce « quintette » était tout à fait nouveau pour nos oreilles habituées au concerto avec grand orchestre et soliste au premier plan. Voilà une magnifique découverte et une interprétation de belle qualité. On ne remerciera jamais assez le travail que fait Les Pianissimes pour mettre un coup de jeune dans le classique !

 

Stéphane Loison

***

 

L'ÉDITION MUSICALE

Haut

 

FORMATION MUSICALE

 

Elsa et Latif CHAARANI : Abdou et le joueur de flûte.  Conte musical pour voix d'enfants, flûte, orchestre à cordes et percussion. Partition chant et piano. Dhalmann : FD0386.

Conçue pour des voix d'enfants de 7 à 9 ans (CE1), cette œuvre a été créée au Conservatoire de Strasbourg le 9 juin 2011 et a été nommée aux Prix de l'Enseignement Musical 2014, catégorie "Spectacle Jeunes Elèves". On notera toute la finesse et la variété des procédés mis en œuvre : tonal, modal, rythmes divers, mais le tout avec un souci pédagogique et une connaissance de l'écriture pour voix d'enfants tout à fait remarquable. Quant au thème du conte, nous ne le déflorerons pas ici, mais il séduira également certainement les jeunes interprètes et leurs professeurs.

 

 

 

Anthony GIRARD : Le langage musical de Beethoven dans la Grande fugue.  Billaudot : G9433B.

On est heureux de retrouver un cahier d'analyse musicale d'Anthony Girard : on en connait la qualité et la pertinence. Mais il est normal que les publications soient espacées quand on sait la somme de travail et de réflexion que demande un tel ouvrage. A. Girard s'est attaqué cette fois-ci à la fameuse « Grande fugue ». Ce travail est passionnant de bout en bout, à commencer par l'analyse de la « cellule génératrice » qui ouvre cette étude. Cinq parties se succèdent : analyse des idées musicales, les fugue rigoureuses, la forme de la grande fugue, le rythme, le langage harmonique ; le tout replacé, bien évidemment, dans le langage de Beethoven. Outre le plaisir qu'on aura à réécouter la Grande Fugue avec une oreille neuve, on ne pourra qu'être conquis et passionné par la redécouverte que nous en aura procuré Anthony Girard.

 

 

MUSIQUE CHORALE

 

Max d'OLLONE : Sous-Bois  sur un poème de Philippe Gille pour chœur (SATB) et orchestre. Conducteur. Symétrie : ISMN 979-0-2318-0636-6.

Max d'Ollone (1875-1959) est un compositeur français trop peu connu dont l'œuvre mérite pourtant d'être tirée de l'oubli. Sous-bois est le quatrième des chœurs écrits dans le contexte particulier du concours pour le Prix de Rome. Sous-bois est une œuvre de jeunesse écrite en 1897, certes contrainte par les règles du concours mais cependant très intéressante par sa fraicheur et la qualité de son écriture. Souhaitons vraiment que les œuvres de Max d'Ollone soient de nouveau disponibles et surtout exécutées. Un enregistrement sur disque compact de Sous-bois est disponible sous le label Ediciones singulares. On peut en écouter un extrait sur le site de l'éditeur.

 

 

 

Christian GUINGUENÉ : Cantate sur des noëls anciens.  Version chœur, soliste ad libitum et orgue. Chanteloup-musique : CMP010.

Cette œuvre en deux parties devrait être adoptée avec enthousiasme par des chœurs n'ayant pas forcément de grands moyens techniques : l'ensemble sonne fort bien et ne présente pas de grande difficulté. Doit-on dire facile ? Oui, mais sans « facilité ». L'auteur connait manifestement à la fois son public et son métier ! La partie d'orgue ne demande pas non plus ni un gros instrument ni un interprète virtuose. Et pourtant, elle aussi « sonne » très bien et suscite la joie nécessaire en la circonstance. Bref, il s'agit d'une œuvre destinée aux nombreux « concerts de Noëls » de beaucoup de chorales et qui devrait leur procurer un succès bien mérité.

 

 

 

Bruno ROSSIGNOL : Exsurgens autem Maria  pour chœur mixte SATB a cappella. Delatour : DLT 2382.

Créée à l'abbaye de Pontigny pour la fête de la Visitation, cette œuvre est bâtie entièrement sur les versets 39 à 45 de l'évangile selon Saint Luc, narrant cet épisode de la visite faite par Marie à sa cousine Elisabeth. L'ensemble n'offre pas de difficulté spéciale. L'écriture est d'une grande clarté, privilégiant la compréhension du texte latin. C'est une œuvre à la fois simple et lumineuse qui devrait séduire beaucoup de chorales.

 

 

 

OPERA

 

GLUCK : Orphée et Eyrydice.  Version Paris1774. Partition chant et piano. Bärenreiter : BA2282-90.

Cette publication est dotée d'une traduction allemande par Hans Swarowsky. La réduction pour piano, d'après le Urtext des éditions complètes de Gluck, est de Jürgen Sommer. La partition de direction est également disponible mais le matériel d'orchestre est en location. La préface de Yuliya Shein, traduite par Genevève Geffray, donne toutes les indications nécessaires pour comprendre l'histoire mouvementée de cette partition qui représente une étape fondamentale dans l'évolution de l'opéra français en cette fin du XVIII° siècle. L'ensemble est publié avec le soin habituel apporté par l'éditeur à ce type d'édition.

 

 

 

CHANT

 

Davide PERRONE : For now.  Versions soprano ou mezzo-soprano et 4 instruments (Flûte, violon, percussions et piano). Delatour : DLT2367.

Il s'agit d'une version avec instrument de l'œuvre dont nous avons rendu compte dans la Lettre de février dernier.

 

 

 

ORGUE

 

Éric LEBRUN : Petit livre d'orgue pour Mesnil-Saint-Loup. 12 courts préludes sur des mélodies grégoriennes. Chanteloup-musique : CMP013.

Ces douze courts préludes ne sont nullement inabordables. Construits sur des « tubes » du répertoire grégorien, mélodies trop oubliées en France aujourd'hui en raison d'une application pour le moins abusive de la réforme liturgique, ils constituent en fait de courtes méditations pour introduire à la prière. Éric Lebrun a également le mérite d'avoir mis en regard de quatre de ces préludes le texte luthérien illustré par J.S. Bach. Si un petit nombre de ces pièces demandent un instrument à trois claviers, la plupart peuvent être interprétés sur deux et même un seul clavier. Il n'est pas besoin de souligner la qualité des œuvres de l'auteur. Les lecteurs de L'Education Musicale seront sensibles à la dédicace du Salve Regina : « A ma très chère amie Francine Maillard, à l'occasion de son anniversaire, dans le souvenir de Jean Maillard »

.

 

 

Nicolas CHEVEREAU : Fantaisie de Noël  pour orgue. Difficile. Delatour : DLT2487.

Entièrement bâtie sur des chants de Noël étrangers (il nous semble abusif d'attribuer au XVI° siècle français le Veni Emmanuel, paraphrase des antiennes « O » de l'Avent), l'ensemble comporte une introduction et quatre parties ayant chacune une couleur spécifique. Il y faudra un instrument brillant, même si la partition est dépourvue de toute indication de registration. Mais faut-il s'en plaindre ? L'ensemble est séduisant et assez virtuose.

 

 

 

Davide PERRONE : For after  pour orgue. Assez difficile. Delatour : DLT2369.

Prévue manifestement pour un instrument à trois claviers pédalier, l'œuvre se déroule selon un schéma ABCB'AD. L'auteur le précise dans une introduction qui décrit bien l'ensemble de la pièce et qu'on pourra lire sur le site de l'éditeur.

 

 

 

Nicolas CHEVEREAU : Toccata  pour orgue. Difficile. Delatour : DLT2491.

Cette toccata demande un instrument (deux ou trois claviers) qui ait du coffre ! Trois moments dans cette toccata : une partie tout à fait « toccata » dans la plus pure tradition de cette forme, puis un 6/8 plus méditatif qui déroule une jolie mélodie pour revenir à une dernière partie allegro qui termine « con bravura » cette œuvre séduisante qu'on pourra écouter dans son intégralité sur le site de l'éditeur ou sur You tube interprétée en première audition par Thomas Gonder à l'orgue de la Cathédrale St James de Toronto.

 

 

 

Johannès BRAHMS – Paul STERNE : Finale from Symphony n° 1  pour orgue. Delatour : DLT2370.

Difficile techniquement et demandant un instrument important, cette œuvre, comme les autres du même auteur, n'est pas une simple transcription mais une véritable réécriture de l'œuvre originale. On pourra juger du résultat en écoutant intégralement ce Final sur le site de l'éditeur ou sur You tube, ce qui permettra à l'interprète d'affiner les indications de registration données par l'auteur.

 

 

 

PIANO

 

Bruno ROSSIGNOL : Mouvements perpétuels  pour piano. Delatour : DLT2383.

Ces six pièces comportent chacune un titre évocateur qui les apparente davantage à des préludes. La difficulté d'exécution est variable, de facile à difficile. La cinquième pièce, Chronophagie, dont le nom est tout un programme, est vraiment difficile à deux mains. C'est pourquoi l'auteur en présente une version à quatre mains qui la rend plus facilement exécutable. L'ensemble est tout simplement de la bonne musique qu'il faut se hâter de découvrir.

 

 

 

FLÛTE TRAVERSIERE

 

Claude-Henry JOUBERT : Touloulou  pour flûte avec accompagnement de piano. Fin de 1er cycle. Lafitan : P.L.2884.

Il ne s'agit point, cette fois, d'une pièce en « kit », même si la fantaisie est ici bien présente. L'œuvre raconte en effet une histoire, qui permet aux interprètes de mettre en valeur leurs différentes qualités rythmiques et mélodiques, en un mot : musicales. Rythmes syncopés et tendres mélodies se succèdent au gré des rebondissements de l'intrigue. Le tout est écrit avec tout le talent qu'on connait à l'auteur !

 

 

 

CLARINETTE

 

André DELCAMBRE : Plaisanterie  pour clarinette et piano. Elémentaire. Lafitan : P.L.2838.

Cette très agréable pièce en forme ABA avec une coda se déroule avec une désinvolture un peu narquoise qu'il faudra bien faire ressortir dans l'interprétation… On peut penser, par moment, à certaines pièces de Poulenc… Bref, voici une bien plaisante plaisanterie !

 

 

 

Olivier DARTEVELLE : Le petit poucet  pour clarinette et piano. 1er cycle. Sempre più : SP0133.

Cette pièce décrit le début du conte : le père bucheron qui coupe les arbres et conduit ses enfants dans la forêt. L'ensemble est intéressant. L'ambiance est inquiétante à souhait. Piano et clarinette concourent à créer cette atmosphère à la fois un peu brutale et oppressante. Le tout devrait beaucoup plaire.

 

 

Octave JUSTE : Insecta  Trois brèves sonatines pour clarinette seule ou clarinette et piano. I – Dictyoptères. 2ème cycle. Sempre più :SP0121.

En fait, il s'agit de trois fois trois pièces, chaque « sonatine » comportant trois mouvements dédiés chacun à un insecte. Pour ceux qui l'ignoreraient, la famille des Dictyoptères contient le Termite (pressé et affamé), la Mante religieuse (lente et inquiétante) et la Blatte (rapide et perfide).  Si l'ensemble peut être interprété par une clarinette seule, il gagnera beaucoup à ne pas se priver de l'accompagnement de piano, qui est loin d'être anodin. Il y a, dans tout cela beaucoup de caractère et de diversité qui devrait beaucoup plaire. Au fait : Octave Juste est le pseudonyme fort bien trouvé de Pierre-Yves Rognin.

 

 

 

Octave JUSTE : Insecta  Trois brèves sonatines pour clarinette seule ou clarinette et piano. II – Coléoptères. 2ème cycle. Sempre più : SP0122. III – Hyménoptères. 2ème cycle. SP0123.

Voici donc les deux autres « sonatines » : dans le même esprit, la première nous entraine au royaume du Bousier (laborieux et méticuleux), de la Coccinelle (gracile et fragile) et du Lucane cerf-volant (crépusculaire et spectaculaire). La dernière est consacrée à la Guêpe (virevoltante et piquante), à la Fourmi (précise et concise) et à l'Abeille (indispensable et vulnérable). Chaque pièce tient scrupuleusement compte du caractère indiqué et excite à la fois la sensibilité et l'imagination. L'ensemble est très réussi et mérite de séduire professeurs et élèves.

 

 

 

Pascal PROUST : Le petit Kopprasch du clarinettiste.  25 études pour clarinette de moyenne difficulté. Sempre più : SP0145.

Pour les lecteurs non avertis, signalons que le « Kopprash » est un recueil d'études bien connu des cornistes… Pascal Proust s'inscrit donc dans cette succession avec des études qui ciblent chacune une difficulté précise, mais elles n'en sont pas moins de la vraie musique. Il faut bien travailler la technique… et l'auteur rend ce travail plutôt agréable.

 

 

 

Philippe RIO : Romance et Espièglerie  pour clarinette et piano. Fin de premier cycle. Lafitan : P.L.2751.

Précisons bien qu'il s'agit d'une seule et unique pièce, mais comportant alternativement romance et espièglerie. L'ensemble est très frais, aussi agréable que varié, et devrait combler à la fois le clarinettiste mais aussi le pianiste qui n'est pas un simple accompagnateur mais un vrai partenaire.

 

 

SAXOPHONE

 

Alain FLAMME : Le marché d'Ali Baba  pour saxophone alto et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2816.

On pouvait craindre que ce marché ne devînt un bazar orientalisant : il n'en est rien. La pièce fait preuve d'une fantaisie de bon aloi qui permettra au jeune saxophoniste de développer tous ses talents rythmiques et mélodiques. La partie de piano reste très accessible même lorsqu'elle prend sa part mélodique : il s'agit bien de musique d'ensemble et non d'accompagnement. L'ensemble devrait être bien agréable à interpréter.

 

 

 

René POTRAT : Au fil des temps  pour saxophone alto et piano. Elémentaire. Lafitan : P.L.2854.

Voici une pièce joliment atonale qui déroule « au fil des temps » un discours à la fois rythmique et mélodique très séduisant. Il faudra que pianiste et saxophoniste s'écoutent mutuellement pour en tirer tous les bienfaits. Mais n'est-ce pas cela la musique d'ensemble ?

 

 

 

Davide PERRONE : Ailes  pour quintette de saxophones. Niveau moyen. Delatour : DLT2437.

Il s'agit de la version pour quintette de saxophones de l'œuvre dont le compte-rendu figure dans la lettre n° 69 d'avril 2013.

 

 

 

TROMPETTE

 

Marc-Antoine DELATTRE : La danse du roi Léon  pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2936.

Avec un minimum de moyens, cette pièce fait preuve d'une belle originalité. Trompette et piano dialoguent avec vigueur, le trompettiste tape du pied (en mesure, bien évidemment) : le roi Léon utilise tous les moyens à sa disposition pour cette danse endiablée. Il y aura à la fois beaucoup de plaisir et de profit à en tirer pour les jeunes interprètes.

 

 

 

René POTRAT : Le vaillant cavalier  pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2852.

Les pianistes ne pourront pas ne pas penser à un certain « Cavalier sauvage » de R. Schumann, également écrit à 6/8… Mais notre vaillant cavalier ne manque pas d'originalité et il est vrai que la séquence noire/croche évoque bien le galop du cheval ! Vaillant, le trompettiste devra l'être jusqu'au bout. Quant au pianiste, il lui faudra galoper de concert, même si sa partition n'est pas très difficile dans un sol mineur (avec escapade en ré mineur dans le passage médian) sans équivoque. Bref, les deux interprètes devraient prendre beaucoup de plaisir à cette chevauchée même si la partition ne dit pas qui est le cheval et qui est le cavalier…

 

 

 

TROMBONE

 

Alain GUIGOU : Romantica  pour trombone et piano. Elémentaire. Lafitan : P.L.2869.

Voici une pièce qui mérite bien son nom : le trombone devra faire preuve d'un romantisme de bon aloi pour interpréter cette œuvre qui lui permettra, vers la fin, de terminer sinon en fanfare, du moins dans une veine assez triomphale.

 

 

COR

 

Rémi MAUPETIT : Johan  pour cor fa ou mib et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2874.

L'écriture rappelle ces petites pièces que Schumann intitulait « mélodie ». Ce titre conviendrait bien ici : le cor déroule une grande mélodie de style choral que le piano accompagne en monnayant l'harmonie. Tout ceci est par ailleurs fort agréable et devrait faire le bonheur des jeunes interprètes : la partie de piano est vraiment très abordable.

 

 

 

PERCUSSIONS

 

Laurent VIEUBLE : Timbre Poste.  Recueil de courtes pièces faciles, pour claviers de percussion, seul ou à deux. Facile. Dhalmann : FD0443.

Cet ensemble de pièces pourra se distiller tout au long du cycle 1. Chacune explore en priorité un demaine de difficulté. Professeur et élève peuvent avantageusement dialoguer.

 

 

Sylvie REYNAERT : Footing Rock.  Percussions corporelles à deux voix. Assez facile. Dhalmann : FD0460.

Cette œuvre originale fait donc appel au corps ou à des accessoires divers comme des casseroles. Cette économie de moyen permet de se centrer uniquement sur la précision rythmique mais n'empêche pas, bien au contraire, la recherche de timbres spécifiques. Il s'agit d'un travail tout à fait intéressant.

 

 

 

Jean-Luc RIMEY-MEILLE : La dialectique volatile.  Timbales. Difficile. Dhalmann : FD0468.

Ecrite pour cinq ou six timbales, cette histoire pleine d'humour suppose aussi l'intervention parlée de l'instrumentiste. Une certaine liberté de timbre est laissée à l'interprète, ce qui permettra des recherches fort intéressantes. La préface de l'auteur donne toutes les indications nécessaires à la bonne interprétation de l'œuvre.

 

 

 

Thierry DELERUYELLE : Chat perché.  Pièce en deux mouvements pour percussions et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2862.

Cette pièce se présente en deux mouvements : le premier pour caisse claire, le deuxième pour xylophone. La partie de piano n'est certes pas pour débutant mais n'est pas très difficile : elle est très importante par le caractère, le rythme et les couleurs qu'elle communique à l'ensemble.

 

 

 

Michel NIERENBERGER – Bernard ZIELINSKI : La belle aventure  pour caisse claire/cymbale et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2916.

Il ne faudra pas négliger la partie de piano dans cette « belle aventure ». L'ensemble est plein de vie, de rythme, de surprises. Il s'agit donc d'une pièce bien séduisante qui demandera une bonne connivence entre les deux interprètes.

 

 

 

ORCHESTRE

 

Gabriel FAURÉ : Pavane  pour orchestre op. 50, édité par Robin Tait. Urtext. Bärenreiter : BA 7887.

On est heureux de découvrir cette très belle édition de la version pour orchestre seul de la célèbre Pavane de Gabriel Fauré. On lira avec beaucoup d'intérêt la préface de Robin Tait, traduite par Nicolas Southon, qui retrace tout l'historique des deux versions de la Pavane. Même si la version orchestrale est la première, celle avec chœurs sur un texte de  Robert de Montesquiou ne la suit que de quelques semaines. Signalons que le matériel d'orchestre est également disponible à la vente.

 

 

 

David LAMPEL : 5 pièces  pour orchestre. Moyen. Delatour : DLT2439.

Transcription des cinq pièces pour piano à quatre mains recensées dans la lettre n° 70 de mai 2013, cette version orchestrale fait appel à un ensemble symphonique important (au moins cinquante musiciens) mais de niveau moyen. Elles sont écrites dans un style néo-classique et mettent en valeur pupitres et solistes.

 

 

 

Daniel Blackstone.

 

***

 

LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE

Haut

 

Irina KIRCHBERG, Alexandre ROBERT (dir.) : Faire l'art. Analyser les processus de création artistique, 1 vol L'HARMATTAN (www.harmattan.fr), 2014, 206 p. -  21 €.

Ce livre regroupe 9 communications présentées le 17 mai 2013, lors d'une journée d'études à l'Université Paris-Sorbonne organisée par l'École doctorale « Concepts et Langages » et l'Observatoire Musical Français, à l'initiative de Danièle Pistone. Elles sont présentées grâce aux soins attentifs d'Irina Kirchberg et d'Alexandre Robert. À partir d'enquêtes sur le terrain, d'observation, d'interviews, mais aussi de fonds d'archives conservés à la BNF (Paris) et dans une discothèque (Bruxelles) et de l'examen des matériaux, des chercheurs en Sciences Sociales et en « sociomusicologie » abordent le problème de la création artistique ou de la genèse de chaque travail créateur. Les disciplines concernées sont : les Arts plastiques avec les artisans d'art à l'œuvre, et la musique contemporaine sous l'influence des commanditaires. Elles permettent de retracer le parcours de la création de l'œuvre jusqu'à son interprétation actuelle, avec l'exemple d'une pièce de clavecin de Jacques Champion de Chambonnières présentée dans la longue durée… jusqu'au Rock and Roll. Le dénominateur commun concerne la « dimension processuelle des actes créatifs », le passage du « stade profane » au « stade professionnel », mais aussi le rôle de l'historicisation pour la compréhension de l'œuvre. Parmi les questions posées, figurent : « L'artiste est-il saisissable ? »  « Y a-t-il au départ une inspiration fulgurante ? »  « Comment pénétrer au cœur du processus de création ? » Il s'agit, en effet, de dépasser les limites de l'esthétique en général, musicale en particulier. Cette publication a le grand mérite de tenir compte du tout dernier état de la question. Au-delà de Theodor W. Adorno, de la culturologie de Ferdinand de Saussure, elle prend en considération le « nouveau faire musical » dans les années 1960 ; les recherches d'Antoine Hennion au sujet de l'amateur aujourd'hui (2000), d'Umberto Eco à propos de l'œuvre ouverte (1965) et, plus récemment, de P. E. Menger relatives au travail créateur (2009) et surtout l'artiste en action (sociologie de la pratique artistique) selon Eric Villagordo (2012). Ce dernier estime que : « Ce quadrillage thématique permet de dégager quatre grands pôles entre lesquels peuvent naviguer les différentes approches des processus de création et des formes du faire — socialisations, interactions, temporalité, historicité — et n'a pas, bien sûr, l'ambition de constituer un système interprétatif globalisant. » Les actes créatifs sont donc envisagés dans la double perspective : musicologique et sociohistorique, relationnelle et dynamique.

 

Édith Weber.

 

Gilles CANTAGREL : Passion baroque. Cent cinquante ans de musique en France. 1 Vol  FAYARD (www.fayard.fr), 2015, 245 p. - 15 €.

De lecture agréable, d'une plume alerte, ce livre destiné au grand public cultivé ne décevra pas les spécialistes. Gilles Cantagrel, lui-même passionné de musique « baroque » et fin connaisseur, la divise en trois périodes esthétiques bien délimitées : Premier baroque-naissance d'un art nouveau (1600-1650) ; Le baroque médian (1650-1700) ;  Baroque tardif et apothéose (1700-1750). Cette étude couvrant un siècle et demi commence avec la création à Rome (1600) du premier Oratorio La représentation de l'âme et du corps d'Emilio de Cavalieri, avec le lancement de la basse continue, et s'arrête avec la disparition de cette technique et à la mort de J. S. Bach (1750). Le répertoire concerne les formes vocales : oratorio, air, madrigal, cantate, passion, puis concert spirituel, musique grégorienne latine, choral allemand, psaume français, musique anglicane. L'auteur aborde donc la musique vocale allant de la Réforme au siècle des Lumières (Aufklärung) en passant par la Contre-Réforme et le Rationalisme, sans oublier les formes instrumentales cultivées en Italie, Allemagne, France, Espagne : luth, clavecin, orgue, chaconne, passacaille, suite de danses, variations, prélude et fugue, toccata faisant appel à la virtuosité et bénéficiant des progrès de la facture instrumentale (orgue, tempéraments divers, violon). Les hauts-lieux de la musique baroque : cours princières, théâtres, « maisons d'opéra », églises sont évoqués par rapport à la vie quotidienne et illustrent l'histoire événementielle. L'histoire des sensibilités et mentalités religieuses est reflétée par les goûts aussi bien dans les cours princières ou royales selon les circonstances que dans les églises selon le déroulement de l'année liturgique. Le grand mérite de Gilles Cantagrel est d'avoir situé un si vaste répertoire couvrant l'espace « européen » dans la longue durée, et surtout — en tenant compte des particularismes nationaux et locaux — d'avoir replacé les compositeurs et leurs œuvres dans les contextes historiques et confessionnels : Catholicisme (France, Italie, Espagne), Luthéranisme et Réforme (Allemagne, France, Pays-Bas), Anglicanisme (Angleterre), suivis de la Contre-Réforme (catholique) associée aux influences du Concile de Trente (1545-1563) et aux effets de la Guerre de Trente Ans (1618-1648). L'auteur signale également le rôle des humanistes dans la perspective du retour à l'Antiquité, la prima et la seconda prattica, le stile concitato (Claudio Monteverdi), le parlar cantando, le bel canto... Il traite ensuite l'esthétique du « Baroque médian » autour de Henry Purcell (1659-1695), Nikolaus Bruhns (1665-1697), Nicolas Lebègue (1631-1702), Nicolas de Grigny (1672-1703) et Georges Muffat (1653-1704), entre autres, et les divers tempéraments d'Andreas Werckmeister (1645-1706). Toutefois, comme il le rappelle, le terme « classicisme » convient mieux pour la musique française que l'expression « baroque médian » valable pour la musique allemande. Pour qualifier les manifestations de l'esthétique baroque, il insiste sur les affects, mouvements de l'âme, expression individuelle (y compris la poésie à la première personne dans la mouvance du Piétisme), recherche du pathétique et surtout de l'émotion, ainsi que la traduction musicale figuraliste de la douleur (plaintes, larmes). Elles sont en conformité avec les idées de Marin Mersenne (1588-1648), René Descartes (1596-1650), John Dryden (1631-1700), Francesco Geminiani (1687-1762), Johann Joachim Quantz (1697-1773), Jean-Jacques Rousseau (1712-1768). Ses considérations sont étayées de judicieuses citations de ces derniers et d'analyses musicales concernant la situation des œuvres et l'expression des passions baroques. Elles portent également sur « le mouvement et la danse », l'art de bien dire (rhétorique et éloquence) et même les proportions numériques et la numérologie... Gilles Cantagrel a résumé ainsi le rôle de la musique baroque : « En l'absence de toute narration et de tout argument, la musique fait plus qu'imiter, plus que décrire. Elle exprime l'homme, elle explore les tréfonds de son âme et le traduit, à son insu parfois. » (p. 63).

La Chronologie par villes, année après année, est un modèle du genre. Elle rend compte des événements : publications (traités, œuvres musicales, créations), fondation d'Institutions ; théoriciens, compositeurs, professions (organistes, chefs, cantors, postes officiels dans ces hauts-lieux artistiques), formations instrumentales. Si la date de naissance de Wolfgang Amadé Mozart (1756) est bien signalée, en revanche, pour l'année 1685, celles de JS. Bach (à Eisenach), de Georg Friedrich Haendel (à Halle), Domenico Scarlatti (à Naples), peut-être évidentes, sont toutefois absentes, de même que, dans la Bibliographie sélective, certains ouvrages de référence : par exemple, sur Schütz (première monographie française d'André Pirro), ou encore sur la Réforme, le Concile de Trente. Cette imposante chronologie (p. 171-225) est d'un intérêt capital : autant de faits, de noms, de créations, de tendances esthétiques replacés dans leurs contextes historiques justifiant pleinement le titre générique : Passion baroque et étant de nature à passionner les mélomanes pour Cent cinquante ans de musique en Europe.

 

Édith Weber.

 

Élisabeth-Marie GANNE : Louis GANNE et le sang des Arvernes, 1 vol. Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), 2014, BDT0010, 290 p. - 35 €.

Le sous-titre, qui pourrait intriguer les lecteurs, rappelle que « vingt siècles sépareront les guerriers de l'Arverne gauloise déferlant furieusement sur le Romain, de la création de la Marche Lorraine par le petit père Ganne, comme on surnomme affectueusement l'homme si peu militaire d'aspect ou de disposition. » (4e page de couverture). Pour présenter Louis Ganne (1862-1923) — dont le nom en gaulois de la région signifie Chef —, Élisabeth-Marie Ganne, qui n'a pas connu son grand-père, a judicieusement puisé dans les sources d'archives : correspondances, témoignages d'époque, souvenirs relatés par son père et manuscrits conservés à la Bibliothèque de l'Opéra.

En 12 chapitres allant de son Entrée dans la vie jusqu'à La dernière Aubade, accompagnés d'une Généalogie, d'un imposant Catalogue Louis Ganne, et d'une iconographie significative (photos, acteurs, programmes, pages de titre, affiches), l'auteur fait revivre ce personnage hors du commun dans le cadre de ses multiples activités ; elle brosse un vivant tableau psychologique et le rend très présent. Elle évoque la vie du jeune orphelin dans le bocage bourbonnais, la Guerre de 1870, son entrée au Conservatoire où il suit notamment les cours d'harmonie de Théodore Dubois, de composition de Jules Massenet, sera l'élève de César Franck et commencera à diriger la Société France Fanfare, à composer, à enseigner l'orgue et à donner des « concerts de brasserie ». La chanson Père la Victoire, marquant un tournant dans sa carrière, aboutira en 1892 à la Marche lorraine (En passant par la Lorraine avec mes sabots…) qui connaîtra une immense popularité : preuves de son engagement patriotique. Il dirigera également le Nouveau Théâtre, rue Blanche, composera des œuvres lyriques, par exemple: Phryné, La Princesse au Sabbat (1899), Les Saltimbanques, Hans le Joueur de flûte (1905/6)… De 1902 à 1904, il est Président de la SACEM où, ardent défenseur de la musique française, il rencontre de nombreux compositeurs et éditeurs ; en 1905, il fonde l'Orchestre Ganne  à Monte-Carlo. Il meurt à Paris, le 13 juillet 1923. Écrite en un style enlevé et d'une plume alerte, cette monographie situe le lecteur dans le monde artistique du dernier quart du XIXe et du premier quart du XXe siècle. Élisabeth-Marie Ganne a le mérite d'avoir rectifié de nombreuses erreurs et fausses légendes, de poser des questions si pertinentes que le lecteur voudra immédiatement en savoir davantage, et de présenter de façon si vivante ce « petit monsieur français vif-argent tout droit sorti du monde agité du spectacle ». À lire d'un seul tenant.

 

Édith Weber.

 

Paolo CRIVELLARO : Die Norddeutsche Orgelschule. Aufführungspraxis nach historischen Zitaten. Repertoire, Instrumente, Stuttgart, CARUS Verlag (www.carus-verlag.com ), 2015, CV 60.010, 208 p. – 68 €.

Cet ouvrage concerne l'école d'orgue nord-allemande et, en particulier, les critères d'interprétation, le répertoire et les instruments. Les judicieuses remarques de Paolo Crivellaro s'appuient sur des citations historiques (traités, types de notations…), donc authentiques. Un survol esthétique donne lieu à un rappel du Stylus Antiquus, du Stylus modernus et des influences italienne et française. L'auteur traite ensuite la pratique dominicale aux cultes et aux offices où l'organiste interprète des pièces d'orgue en soliste, accompagne le chant d'assemblée, réalise la basse continue. Puis il aborde les genres spécifiques : œuvres reposant sur un cantus firmus (mélodie de choral bien connue des fidèles), œuvres avec ostinato, tablatures, préludes de chorals, fantaisies, fugues, formes liturgiques diverses, sans oublier les sources profanes.

Pour préparer un récital en Allemagne du Nord et prévoir un programme adapté, les organistes français, trouveront de précieux renseignements sur la facture d'orgue (claviers, pédaliers, accouplements) et les principaux facteurs : Friedrich Stellwagen, Arp Schnitger… ; sur les différents tempéraments en usage ; sur les tempi à retenir dans le cadre du Stylus phantasticus selon Athanasius Kircher (1601 ou 1602-1680), philosophe, physicien, théoricien et prêtre et Johann Mattheson (1681-1764), compositeur, théoricien et érudit ; ou encore sur l'emploi de la pédale et le choix de l'instrument (orgue, régal, clavecin). Les interprètes bénéficient également de solides conseils sur l'articulation, les particularités des jeux et les diverses possibilités de registration historiques, ainsi que sur les diminutions, les accents, l'ornementation en général (trilles, mordants, arpèges) et l'ornementation improvisée (non notée).

Quant au répertoire, il concerne les compositeurs célèbres appartenant de l'école d'orgue nord-allemande, de Samuel Scheidt (1587-1654) jusqu'à Nicolaus Bruhns (1665-1697) et, parmi les moins connus : Melchior Schildt (1592-1667) et Johann Adam Reincken (baptisé en 1643-1722), avec, pour chacun, mention de leurs compositions et des orgues contemporains pour lesquels elles ont été conçues. L'importante nomenclature permet donc de préparer d'intéressants programmes de concert et, en connaissance de cause, de les interpréter sur des instruments de grande valeur. Ce volume — à la fois historique, technique, pratique, esthétique et organologique — est encore complété par différents Index : Noms propres, Matières, Lieux, et constitue donc un remarquable outil pour les professeurs, organistes et concertistes et spécialistes de musique baroque.

Édith Weber.

 

 

Jon LAUKVIK (éd.) : Orgelschule zur historischen Aufführungspraxis . Teil 3 : Die Moderne, Stuttgart, CARUS Verlag (www.carus-verlag.com ), 2014, CV 60.006, 351 p. – 80, 50 €.

Chez le même éditeur, ce deuxième volume concerne les critères d'interprétation de la musique d'orgue allemande et française à l'époque « moderne ». Sept chapitres réalisés par sept auteurs proposent un parcours chronologique commençant avec l'esthétique néoclassique représentée en Allemagne par Paul Hindemith (1895-1963), Hugo Distler (1908-1942), Johann Nepomuk David (1895-1977) et Kurt Hessenberg (1908-1994). Ces compositeurs sont introduits par Armin Schoof, professeur et concertiste international. Après quelques précisions biographiques, les interprètes et concertistes trouveront de précieux renseignements sur la composition des instruments pour lesquels les œuvres ont été pensées, un aperçu du répertoire avec indications des registrations d'époque, des citations de quelques incipit, et toutes les précisions indispensables (tempo, dynamique, indications métronomiques, phrasés), parfois, source hymnologique des mélodies de chorals et quelques portraits (compositeurs aux claviers).

La musique française du XXe siècle est abordée avec des œuvres de Marcel Dupré (1886-1971), Maurice Duruflé (1911-1986), Jehan Alain (1911-1940), Olivier Messiaen (1908-1992) et même Darius Milhaud (1892-1974). À noter : l'œuvre d'Olivier Messiaen faisant l'objet d'un important chapitre rédigé par trois auteurs qui évoquent sa « catholicité », ses particularismes esthétiques (tempo, durée, rythme, polyrythmie, demi-valeur ajoutée, métrique antique, articulation, modes à transposition limitée) et introduisent de nombreuses œuvres (p. 110 à 209), y compris les chants d'oiseaux, les sources grégoriennes ou encore les œuvres posthumes. Hans-Ola Erichson, Anders Ekenberg et Markus Rupprecht ont signé cette remarquable introduction au grand maître français. La contribution de Jeremy Fisell concerne Marcel Dupré ; celle de Hans Fagius, Maurice Duruflé. Guy Bovet introduit les éditions de Jehan Alain révisées par sa sœur, la regrettée Marie-Claire Alain (1926-2013), dotées d'un important appareil critique et la comparaison si instructive avec ses manuscrits ; il met l'accent sur la facture plutôt « romantique » des instruments (première moitié du XXe siècle) par leur intonation et leur idéal sonore (cf. l'orgue de J. Alain à Romainmôtier, Suisse), et propose des analyses succinctes. Arnold Schönberg (Variations, op. 40) et Zoltan Kodaly (Épigramme) font aussi l'objet d'analyses descriptives.

Le répertoire des 60 dernières années (chapitre VII) aborde les œuvres pour orgue classées par difficulté progressive et concerne des compositeurs  moins connus : Jean-Pierre Leguay (né en 1939), Giorgy Kurtag (né en 1926), Ernst Krenek (1900-1991), Gilbert Amy (né en 1936), Mauricio Kagel (1931-2008)… : 27 au total (p. 245-332), présentés avec des commentaires ponctuels. En conclusion, les exigences de la musique « contemporaine » vis-à-vis de l'orgue sont abordées : elles varient d'une époque à l'autre et d'une région à l'autre, et peuvent marquer une rupture dans la tradition. Aux XXe et XXIe siècles, il n'y a pas de normalisation de la facture, chaque compositeur a sa conception personnelle du son : tempérament mésotonique (ou non), couleurs spécifiques, sons aliquots, flexibilité dynamique, tuyaux en chamade… Les professeurs, organistes et concertistes sauront tirer bénéfice de la liste alphabétique par compositeurs et des nombreuses suggestions d'œuvres publiées (p. 343-348) à découvrir et à interpréter. Un Index (Noms et Matières) illustre l'ampleur insoupçonnée du répertoire et de la pratique organistiques « modernes » selon l'intitulé mais, en fait, largement ouverts sur la musique de « notre temps ». L'utilité de cet ouvrage didactique si révélateur du répertoire organistique « moderne » n'est pas à démontrer.

Édith Weber.

 

Brice GÉRARD : Histoire de l'ethnomusicologie en France (1929-1961). Paris, L'Harmattan (www.harmattan.fr ), 2014, 363 p. 37, 50 €.

En France, l'Ethnomusicologie a été lancée dès 1926 par André Schaeffner. Cette future discipline concerne d'une part la tradition orale et sa réception, d'autre part l'exploitation des fonds organologiques groupant des instruments de diverses provenances géographiques. Elle mise sur l'identité culturelle, les patrimoines, les langages musicaux en fonction des spécificités nationales. Elle fait appel, entre autres, au comparatisme, à l'ethnographie, aux monographies. Toutefois, les recherches ont commencé avec l'exploitation des « notes de terrain », des résultats d'enquêtes suivis, grâce aux progrès techniques, de la constitution d'archives sonores (Musée de l'Homme, Musée ethnographique du Trocadéro) et des films ethnographiques. Sa « disciplinarisation » s'est effectuée dans des institutions parisiennes telles que l'EPHE, le CNRS, l'ORSTOM et l'Institut de Musicologie de la Sorbonne où, vers 1958, son directeur, le Professeur Jacques Chailley organisait une réunion mensuelle (le vendredi) à laquelle participaient, selon leur présence à Paris, Constantin Brailoiu (Roumanie), Alain Daniélou (Inde), Tran Van Khê (Viet Nam) et des musicologues parisiens, suivis de Nelly Caron et des membres du CEMO (Centre d'études de musique orientale). Ces séminaires en Sorbonne et à l'École Pratique des Hautes Études étaient complétées par des rencontres, les Colloques de Wégimont (Belgique) dès 1954 et des échanges de correspondances.

Parmi les principaux « acteurs » figuraient alors des muséologues et les spécialistes tels que Claudie Marcel-Dubois et Maguy Andral (folklore, ethnomusicologie de la France) ; Mireille Helfer (Tibet, Népal…), Gilbert Rouget (Congo), Bernard Lortat Jacob et Jacques Cheyronnaud (France), Simha Arom (Afrique Centrale), entre autres… Ils s'inspiraient notamment des idées de Marcel Maus (anthropologue), Marcel Griaule (ethnologue), Paul Rivet (médecin et ethnologue), Georges Balandier (ethnologue et sociologue), Claude Lévi-Strauss (fondateur du structuralisme), Georges Henri Rivière (muséologue), Jean-Jacques Nattiez (littéraire et sémiologue)…

Le parcours chronologique illustre l'évolution de la discipline, allant de l'ethnographie et de l'ethnologie musicale (1929-1949) vers l'ethnomusicologie (1950-1961, cf.  titre du livre). Ce très large état de la question jusqu'en 1961 — avec documents révélateurs, bibliographie circonstanciée et actualisée (2015), une remarquable Liste de liens vers les archives sonores (p. 343-345) et un Index des personnes citées particulièrement révélateur — donnera incontestablement « accès à la connaissance des musiques découvertes à travers le monde ».

 

Édith Weber.

 

Xavier HASCHER, Mondher AYARI et Jean-Michel BARDEZ (dir.) : L'analyse musicale aujourd'hui. Music Analysis Today, Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), 2015, BDT0005, 478 p. - 35 €.

Depuis plusieurs décennies, les critères de l'analyse musicale ont évolué considérablement et « aujourd'hui », « Today » (c'est-à-dire vers 2014-15), la Collection « Pensée musicale » propose un bilan des tendances représentées par 23 auteurs. Les débats (en français et en anglais) présentent les différentes étapes de la recherche depuis la set theorie de Célestin Deliège et le premier Congrès d'analyse musicale (Colmar) en 1989, à travers l'analyse formalisée, l'analyse modélisée, l'analyse des musiques contemporaines, des musiques populaires modernes jusqu'à l'analyse post-schenkérienne.

Les recherches interdisciplinaires, plus en plus croisées, associent de nombreuses préoccupations : historiques, sociologiques, esthétiques, philosophiques, cognitivistes, herméneutiques, heuristiques, ethnologiques et anthropologiques (cf. p. 8). Ce vaste constat, à lui seul, illustrait, d'un côté, l'ampleur de la démarche et des réflexions toujours en mutation et, de l'autre côté, des « signes de transition » de la tradition vers des paradigmes (cf.  texte anglais, p. 18sq) faisant de l'analyse une authentique discipline universitaire. Les 23 communications de spécialistes internationaux (anglais, américains, estonien, canadien) et de nombreux universitaires français sont regroupées autour de quatre pôles : L'analyse en question (analyse cognitive) ; Perspectives et rétrospectives théoriques (modélisation du timbre, représentation graphique…) ; Nouveaux chemins, nouveaux territoires (modélisation cognitive des musiques de tradition orale, voix chantée rock… et même les « compositrices ») ; L'analyse en action (à partir d'œuvres allant de Beethoven et Debussy… jusqu'à G. Kurtag et H. Pousseur). Pas de synthèse à la fin de l'ouvrage, mais l'Avant-Propos… « Des mutations de la pensée analytique (J.-M. Bardez) et la Préface « Between Yesterday and Today »… en tiennent lieu.

Publié avec le soutien de l'Équipe d'accueil : Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques, à la fois rétrospectives et perspectives, bilan et reflet des spéculations de nombreuses écoles (américaine, anglaise, française), cet imposant volume (avec tableaux, exemples musicaux, indications bibliographiques, copieux Index) fera repenser l'analyse musicale la plus récente qui, en fait, — depuis le siècle de Rameau jusqu'au XXIe siècle — n'a pas encore dit son dernier mot.

 

Édith Weber.

 

 

Joseph Colomb : Janacek en France. De l'indifférence à la reconnaissance. 1 Vol Les éditions de l'ïle bleue, 2014, 564 p, 35 €.

 

Cet imposant ouvrage est celui d'un mélomane, non d'un musicologue. D'un amoureux de la musique de Janacek. Un amoureux qui emporté par sa passion pour son sujet, ne ménage pas la critique...des critiques musicaux, trop frileux à son goût, trop lents à déclarer leur intérêt, sinon leur enthousiasme, pour un musicien essentiel du XX ème siècle. Ce livre qui n'a pas pour titre « Janacek et la France », mais « Janacek en France », se propose de décortiquer les étapes de la réception française de la musique de ce compositeur. L'étrange destin « français » de Leos Janacek est retracé à travers un parcours qui voit alterner espoirs et déceptions quant à la perception de l'œuvre du morave chez nous. Joseph Colomb s'est livré à un travail titanesque de recherches qui lui aura coûté une dizaine d'années de labeur. Un vrai flair de détective lui a permis d'accéder à des archives nombreuses, ici comme en Tchéquie. Son jugement est souvent impitoyable envers les pionniers qui avec les moyens alors à leur disposition, ont pourtant donné une première image du musicien. Comme Guy Erismann dans son livre « Janacek ou la passion de la vérité » (Seuil, 1980). Il est certain que rétrospectivement, son ouvrage parait daté, ne serait-ce que parce que l'auteur n'a pas eu accès à la Correspondance du musicien, source aujourd'hui considérée comme essentielle. Si le ton exagérément sentencieux agace parfois, on reste admiratif devant l'ampleur du travail, à l'appui d'une thèse inscrite dans un cheminement très séquencé, au point que l'aboutissement, la reconnaissance enfin acquise, semble ne plus délivrer l'aura qu'une longue attente lui aura disputée. L'intérêt du livre est de disséquer les étapes de la conquête de la musique de Janacek dans l'hexagone : des premiers contacts (1908-1918), salués par exemple par Romain Rolland, puis d'une période de désillusion, «  sans lendemain » (1928-1940), malgré de notables avancées, grâce à l'action, par exemple, de la Chorale des Institutrices de Prague, de Pierre Monteux ou d'Alfred Cortot qui fit jouer le Concertino pour piano en 1931, et grâce aux premières retransmissions radio de concerts. Après les années d'oubli, durant la période de la seconde guerre mondiale, ce seront les premières découvertes lyriques (1945-1969), grâce à l'action de Rafael Kubelik ou du musicologue Antoine Goléa, et ces « cinq opéras pour la première fois en France », Jenufa à Strasbourg en 1962, De la maison des morts, en 1966 à Nice, La petite renarde rusée, L'Affaire Makropoulos, en 1966, et Katia Kabanova à L'Opéra de Paris en 1968. Les frémissements distinguent la période 1970-1987, comme à Nancy, ces années qui voient aussi la « conversion de Boulez » à la cause janacekienne. La reconnaissance est définitivement acquise à partir de 1988, durant ces années qui voient la grande explosion discographique. L'adoption est scellée avec, en 2005, un festival Janacek à l'Opéra national de Paris et le renouveau de l'édition. Ce long et chaotique cheminement interroge : Pourquoi Janacek est-il resté tant méconnu ? « Est-ce parce qu'il allia nationalisme populaire et modernité au sein d'une ''petite-nation'' », comme le suggère Milan Kundera ? La difficulté de la langue tchèque n'y est-elle pas pour beaucoup, sans parler du manque de curiosité ? Ce voyage aura permis de saluer l'action de quelques figures engagées, venant d'Europe centrale, puis peu à peu de musiciens français (comme Jean Périsson qui assura la création de Katia Kabonova à Paris). Une autre originalité de la démarche est de l'avoir inscrite dans son contexte, l'environnement historique, musical notamment – de manière presque trop documentée, à la limite de l'éparpillement -, ou les circonstances socio-politiques, et de l'avoir analysée à travers le prisme d'institutions témoins, à Lyon et à Paris. Reste que ce que l'auteur fustige de rendez-vous manqués, ne l'était sans doute pas pour tous et ne manifestait pas toujours nécessairement de l'indifférence. Le livre se referme sur plusieurs annexes d'une importance capitale car inédites, telles que quelques appréciations livrées par des interprètes comme la chanteuse Hélène Garetti ou la pianiste Sarah Lavaud ; un historique des créations françaises des musiques de Janacek et une discographie française.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Philippe Entremont : Piano ma non troppo. Souvenirs. 1 Vol. Editions de Fallois, Paris, 2015. 140 p., 16€.

 

Philippe Entremont est un homme qui s'épanche peu et un pianiste discret à l'aune du battage médiatique ambiant. A l'automne d'un carrière remarquable, il se livre pourtant. De bonne grâce et avec une forme d'absence d'ego qui fait plaisir à lire. Né d'une mère pianiste et d'un père chef d'orchestre, il deviendra l'un puis l'autre. Témoin des grands, telle Marguerite Long, qui lui « fichait le trac », on savoure quelques portraits de musiciens, qui ont le mérite de la concision : de chefs, comme Eugène Ormandy qui « conçoit le concerto comme une conversation », Leonard Bernstein qui « a montré au monde qu'on pouvait être magnifique sans être précis », Pierre Boulez, Igor Stravinsky encore, qu'il a connu sur le tard de la carrière du maître. On dévore des instants précieux consacrés aux musiciens qu'il aime : Ravel, « au premier rang », dont la musique n'est pas toujours bien restituée. Comme il en est plus généralement de la musique française, celle de Ravel est mal enseignée. « Parce qu'il est interprété plutôt que lu », alors qu'en suivant attentivement les recommandations du compositeur, « il est possible de surmonter tous les obstacles que recèle sa musique ». Haydn, ensuite, si difficile à jouer, Brahms, « un ami qui m'encourage au dépassement », Mozart bien sûr, ou encore Villa-Lobos.  Son amour du piano l'amène à quelques réflexions personnelles sur sa manière au clavier, avant tout intuitive (« Je joue large ») et les pièges de l'usage immodéré de la pédale, « une facilité qui n'apporte rien ». Devenu aussi chef d'orchestre, « un métier de plaisir autant que de passion », formé « par imprégnation » en côtoyant les grands, c'est plus l'orchestre que la direction d'orchestre qui l'intéresse. Car avec les musiciens on élargit la couleur. Si la gestique est fondamentale, le rôle du regard ne l'est pas moins, et «  il vaut mieux faire entendre que donner à voir »! On fera son profit de vérités essentielles. Comme celle-ci encore : «  le bon goût réside avant tout dans la vérité de l'intention, la sincérité du geste et la bonne tenue des paramètres techniques ». Il n'y a rien de nostalgique dans ces « Souvenirs », parce qu'ils sont vrais et s'inscrivent dans le cours d'une vie chargée de sens. Les « trois aventures essentielles » que conte Philippe Entremont, à New York, puis à Vienne et en Israël, ont été des points cardinaux d'une vie dévouée à son art. Car «  jouer du piano, c'est d'abord ouvrir son cœur à la surprise ».

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Jean-Yves Clément. Alexandre Scriabine. 1 Vol Actes Sud. Collection Classica, 2015, 208 p, 18,50€.

 

A l'occasion du centenaire de sa mort, Jean-Yves Clément nous propose cette courte et agréable biographie d'Alexandre Scriabine (1872-1915) comme une première approche de ce pianiste et compositeur russe, encore mal connu du grand public, personnalité atypique, volontiers mystique, véritable passeur, assurant la charnière entre les mondes du XIXe et du XXe siècle, repoussant résolument toutes les limites expressives et formelles entre romantisme total et modernisme radical. Un œuvre conçue comme un véritable parcours initiatique, comme un long cheminement de l'Autre à Soi, où on se plait à reconnaitre, dans les compositions de jeunesse, les influences de Chopin, Liszt, Schumann, avant d'aborder aux rives de la maturité avec des œuvres plus originales, denses, d'une qualité extrême comme les dernières Sonates, le Poème de l'Extase, Prométhée ou le Poème du feu. Une musique qui à partir de la Sonate n° 5 consumera la forme, l'espace, l'harmonie, le rythme, pour tendre vers le cosmos musical, vers le silence, l'inaudible, l'ineffable et le rêve. Artiste-dieu créant un nouveau monde, influencé par Schopenhauer, Nietzsche, il est Prométhée et Dionysos, sa vie se confond avec la création pure jusqu'au point ultime où musique et silence se consument, unis dans la mort. Un itinéraire artistique passionnant que l'auteur nous invite à retrouver en suivant le fil conducteur des dix sonates pour pianos du compositeur russe. Issu d'une famille aristocratique dont la noblesse remonte au Moyen Age, Scriabine fait son apprentissage musical auprès de sa mère qui reconnait rapidement ses dons exceptionnels. Suivant la tradition familiale, il entre à l'école militaire de Moscou, puis au Conservatoire de musique de Moscou où il a pour condisciple Rachmaninov. Un accident neurologique, entraînant une paralysie partielle du poignet droit, mettra rapidement fin à ses espoirs de pianistes virtuose. Il sera compositeur, le piano restant son instrument privilégié. Il épouse, en 1897, la pianiste Vera Ivanovna Issakovitch, compose son Concerto pour piano et devient à 26 ans le plus jeune professeur du Conservatoire de Moscou. En 1901, Scriabine quitte Moscou, démissionne du Conservatoire et amorce une période de surabondance créatrice. En  1905, il quitte sa femme pour vivre avec sa maitresse Tatiana de Schloezer. Son œuvre, étalée sur une trentaine d'années, le guide, au travers de la danse, du rêve, de l'ivresse, vers l'extase finale. Elle comprend des œuvres pour pianos (Mazurkas, Préludes, Études, Poèmes et Sonates) et des compositions orchestrales d'une stupéfiante modernité (Divin Poème, Poème de l'extase et Prométhée) qui lui apporteront la gloire. A partir de 1911, l'œuvre du compositeur russe se recentre sur le piano avec le monument musical que constituent ses dernières sonates. Sa musique devient un appel vers un autre monde, une musique vers un au-delà de toute musique, vers Le Mystère et Vers la flamme. Prophète d'une nouvelle musique pour un nouveau monde, Scriabine meurt le 27 avril 1915 à Moscou, laissant une œuvre parmi les plus originales de toute la musique.

 

Une biographie facile de lecture, centrée sur les œuvres du compositeur russe plus que sur sa vie, agrémentée d'un index, d'une bibliographie et d'une discographie pour ceux qui souhaitent approfondir leur connaissance de ce compositeur hors normes. Un livre passionnant, didactique, indispensable en cette année anniversaire de la mort de Scriabine. Une occasion pertinente de s'attarder sur les autres volumes de la Collection Classica/Actes Sud qui fête ses dix ans d'existence.

 

Patrice Imbaud.

 

REVUE

 

Tempo Flûte. Revue de l'Association d'histoire de la flûte française, n°11 (www.tempoflute.com ), 1er Semestre 2015, 64 p. (Abonnement un an : membre actif France 16 €, étranger 20 €), 8 €.

Outre l'information concernant les parutions récentes (disques, partitions et livres), ainsi que des offres discographiques, les amateurs comme les spécialistes de la flûte trouveront de précieux renseignements techniques et organologiques sur « Les flûtes Abell et les étapes de leur fabrication » ; « la clé de Sol # fermée » (selon Th. Böhm) ; sur les répertoires (Charles-Marie Widor, Joseph Hartmann Stuntz), sur la pratique du répertoire baroque, grâce à la vaste expérience de Jean-François Alizon exposée dans son livre de 2014 (éd. L'Harmattan – cf. Lettre d'information, Janvier 2015) ou encore sur l'actualité : Philippe Bernold nouveau professeur au CNSMD depuis 2014 et l'inégalable Maxence Larrieu — élève de Jean-Pierre Rampal, à l'occasion de ses 80 ans et qui a formé des générations de flûtistes français et suisses — ayant fait l'objet de nombreuses célébrations (États-Unis, Japon…, Nice, le 24 octobre 2014). Cette Revue s'impose par sa remarqauble conception, par la solidité et la diversité des contributions, la qualité exceptionnelle des illustrations (étapes de fabrication, 8 documents sur la clé de Sol #, des flûtistes, affiches, programmes…). Elle s'adresse aux instrumentistes comme aux mélomanes.

 

Édith Weber.

***

 

LE BAC DU DISQUAIRE

 

Haut

 

Sainte Thérèse d'AVILA : Chemin de prière. 1CD JADE (www.jade-music.net ): CD 699 839-2.

À l'occasion du cinquième Centenaire de la naissance de Sainte Thérèse d'Avila (1515-1582), les Éditions JADE poursuivent leur série consacrée à ses pensées. Les pages — retenues par le Père Carme Didier-Marie Golay O. C. D., dites par Marie-Christine Barrault qui s'investit totalement dans son rôle — sont ponctuées d'intermèdes musicaux extraits, entre autres, du CD Sancta Mater Teresia (par les Carmélites de Pécs), avec également la participation du Chœur des Moines de Silos et du Chœur Exaudi de Cuba. Les auditeurs trouveront les extraits du Livre du Château intérieur, du Livre de la vie, du Chemin de perfection, ainsi que trois Exclamations. Quant aux destinataires des lettres, il s'agit de son frère Lorenzo et du Père Jérôme Gratien. La lectrice révèle les conditions de sa « préparation » en ces termes : « Je m'imprègne du texte. J'ai essayé de saisir en profondeur ce que disait Sainte Thérèse d'Avila » et elle précise que « le texte ici est une traduction… c'est toujours difficile… une traduction ». Elle prépare les citations avec crayon, stabilo et signes divers, marque les pauses et les arrêts pour rendre les textes « au plus près de la pensée de Thérèse » : ce n'est pas le moindre mérite.

 

Édith Weber.

 

Lycourgos ANGELOPOULOS et le Chœur Byzantin de Grèce. COLLECTOR. 1CD JADE (www.jade-music.net ) : CD 699 844-2. TT : 61' 07.

La Série Collector se poursuit avec un hommage à Lycourgos Angelopoulos, né en 1941 à Pyrgos, dans le Péloponnèse et décédé à Athènes, le 18 mai 2014. Bien connu en tant que fondateur (1977) et directeur du célèbre Chœur Byzantin de Grèce, il a réalisé pour les Éditions JADE quatre enregistrements marqués par un grand souci d'authenticité historique et esthétique. Au cours de sa carrière, il a été protopsalte de l'Église Sainte Irène (Athènes) et a enseigné la musique byzantine dans plusieurs Conservatoires. En 1994, le Patriarche œcuménique Barthélémy Ier lui a confié l'Office de Protopsalte de l'Archevêché de Constantinople. Son Chœur Byzantin de Grèce, de rayonnement international, a participé à plus de mille concerts, liturgies et autres manifestations. Le programme de ce disque est très représentatif des grandes formes de la musique byzantine : Stichère (de sticheron, stichos : verset ; hymne monostrophique chantée entre les versets d'un Psaume), Tropaire (de troparion : mode, ton ; brève prière), Kondakion (ce qui est placé avant), Exapostilaire (hymne)… Certaines pièces sont de Romanos le Mélode (mort peu après 555) et de Petros Lampadarios (1730-1778). Par la rigueur et la fidélité à la tradition byzantine, cette remarquable compilation des Éditions JADE retiendra l'attention.

 

Édith Weber.

 

Complies cisterciennes à l'Abbaye de Fontfroide. Livre de Job. 1CD JADE (www.jade-music.net ) :CD 699 845-2. TT : 69' 32.

Les Complies (du latin completorium signifiant : achever, terminer) correspondent à la dernière prière à la fin du jour, c'est-à-dire après le coucher du soleil. Placé sous la direction de Jaan-Eik Tulve, cet enregistrement (1995) du Chœur Grégorien de Paris comprend les Complies (Ad completorium), d'après l'Office retranscrit « tel qu'il fut chanté autrefois à l'Abbaye de Fontfroide », avec des extraits de Psaumes, l'hymne bien connue Te lucis ante terminum et le grand Salve Regina « chanté sur le ton cistercien ». La deuxième partie concerne de brèves lectures cantillées provenant du Livre de Job, avec antiennes, répons en alternance avec les versets, puis, selon la tradition : introït, graduel, Alleluia, offertoire et communion (avec tintements de cloches). Comme le souligne le texte de présentation, les répons Si bona suscepimus et Paucitas dierum meorum « enregistrés pour la première fois à notre connaissance, ont été restitués d'après les manuscrits anciens ». À noter, entre autres, dans ce parcours méditatif et très prenant, les ornements et mélismes traduisant musicalement le désespoir de Job. Le programme très intériorisé bénéficie de beaux effets de résonance grâce à l'acoustique très réverbérante de l'Abbaye de Fontfroide.

 

Édith Weber.

 

Othmar SCHOECK : SommernachtSonate pour clarinette basse et orchestre. Penthesilea-Suite. Besuch in Urach. Rachel Harnisch, soprano. Bernhard Röthlisberger, clarinette. Orchestre Symphonique de Berne, dir. Mario Venzago. 1CD MUSIQUES SUISSES (www.musiques-suisses.ch) : MGB CD 6281. TT :  61' 58.

Poursuivant sa série consacrée aux musiciens suisses, le Label de la Migros met à l'honneur Othmar Schoeck (1886-1957) qui, en 2013, avait d'ailleurs fait l'objet d'une excellente biographie par le musicologue suisse Beat Föllmi (cf. Lettre d'information, octobre 2013). Chef d'orchestre et compositeur, il est né à Brunnen en 1886 et mort à Zurich, le 8 mars 1957. Ce disque commence aux accents d'un intermède pastoral de caractère descriptif (dirigé par Luc Balmer) : Sommernacht (Nuit d'été), d'après la poésie de Gottfried Keller (1819-1890), créé en 1945 à Berne, dans une esthétique à la fois tournée vers le passé et le présent (1945). Plus ancienne, sa Sonate pour clarinette basse et orchestre, en trois mouvements : Gemessen (mesuré), Bewegt (animé) et encore Bewegt, date de 1928. Interprétée par Bernhard Röthlisberger (clarinette basse), elle est dédiée à Werner Reinhart, clarinettiste amateur, industriel et célèbre mécène. Composée entre 1923 et 1925, la Penthesilea-Suite s'inspire de l'œuvre éponyme du dramaturge allemand Heinrich von Kleist (1777-1811). Selon le texte de présentation, Schoeck n'était pas satisfait « de son choix du piano comme instrument d'accompagnement, mais ne s'est jamais décidé à effectuer le moindre changement dans la partition. » Willy Burkhard l'a arrangée pour orchestre de chambre, puis Andreas Delfs en a réalisé un arrangement pour orchestre. La Suite porte délibérément l'empreinte du langage musical autour des années 1925 : ragtime, dissonances voulues... Pour sa Visite à Urach (Besuch in Urach) datant de 1948, faisant l'objet du premier enregistrement CD en sa version orchestrale de 1951, Othmar Schoeck s'inspire du texte d'Eduard Mörike (1804-1875) lui rappelant ses promenades de jeunesse. Cette mélodie avec piano, dans le sillage de Richard Wagner et Richard. Strauss, a été orchestrée par le compositeur. La voix de Rachel Harnisch (Soprano) déclame le texte poétique de caractère romantique planant au-dessus d'un accompagnement orchestral particulièrement évocateur. Ce disque enregistré en 2014 par l'Orchestre Symphonique de Berne, avec en solistes Rachel Harnisch et Bernhard Röthlisberger, placés sous la direction de Mario Venzago, rend un vibrant hommage à Othmar Schoeck.

 

Édith Weber.

 

Johann Sebastian BACH : Une PASSION  Et ils me cloueront sur le bois. Ensemble Akadêmia dir. Françoise Lasserre. 2CDs ADF-BAYARD MUSIQUE (www.adf-bayardmusique.com ) : 308435.2.  TT.: 50'43+54'56.

Depuis un certain temps, les éditions discographiques associent volontiers textes littéraires lus (récits ou poésies) et œuvres musicales. En effet, poème et musique peuvent largement contribuer à décrire ou renforcer des atmosphères diverses et également à traduire de nombreux sentiments. C'est le cas de l'œuvre : Une Passion (J. S. Bach)  Et ils me cloueront sur le bois (poème dramatique de Jean-Pierre Siméon), dirigée par Françoise Lasserre, à la tête de l'excellent Ensemble Akadêmia. Le poème est dit par la comédienne Clotilde Mollet bien connue par son imposante carrière cinématographique. Les principaux épisodes de la Passion du Christ sont évoqués en deux CDs représentant en quelque sorte « la trace sonore du spectacle » (Festival de musique de La Chaise-Dieu). Pour les non-germanistes, le texte allemand de Picander (alias Christian Friedrich Henrici) est sous-tendu et éclairé par les commentaires français. Le premier CD concerne le pressentiment : « Il va mourir », depuis le complot jusqu'à l'arrestation de Jésus. La voix de Clotilde Mollet, à la fois mystérieuse, calme et si suggestive, plonge immédiatement l'auditeur dans le drame de la Passion encore renforcé émotionnellement par les accents de l'introduction et du Chœur si expressif, puis énergique de la Passion selon saint Jean : « Herr, unser Herrscher », suivi du complot et du récit recréant la fraîcheur nocturne à Béthanie. Au Choral si interrogatif : Bien-aimé Seigneur Jésus, qu'as-tu commis, quel est ton crime ? (Saint Matthieu) succèdent les accents du Choral de la Passion selon saint Jean, O grosse Lieb (O grand amour). Après le lavement des pieds s'enchaînent la trahison, la Cène et l'annonce du reniement de Pierre, l'arrivée au Mont des Oliviers et l'arrestation. Le second CD évoque la comparution devant Caïphe, le reniement de Pierre, le suicide de Judas, la condamnation de Jésus, son supplice et son chemin de croix, sa crucifixion et sa mort aboutissant à la mise au tombeau. L'enregistrement — coproduction Akadêmia et Festival de La Chaise-Dieu — a eu lieu en l'Église Saint-Genès-les-Carmes (Clermont-Ferrand) en août 2014. Cette confrontation poético-musicale résulte d'un « Dialogue fructueux entre la musique baroque et la littérature contemporaine » ; elle permet de saisir la « bouleversante humanité du Fils de l'homme » et de mieux revivre le récit de la Passion.

 

Édith Weber.

 

 

Agostino STEFFANI : Niobe Regina di Tebe. Opéra en trois actes. Livret de Luigi Orlandi, d'après Les Métamorphoses d'Ovide. Musique additionnelle de ballet de Melchior d'Ardespin. Philippe Jaroussky, Karina Gauvin, Amanda Forsythe, Christian Immler, Aaron sheehan, Terry Wey, Jesse Bblumberg, Colin Balzer, José Lemos. Boston Early Music Festival Orchestra, dir. : Paul O'Dette & Stephen Stubbs.  3CDs Warner classics : 0825646343546 .TT.: 79'03+68'17+75'44.

 

On doit à Cecilia Bartoli, dans son album « MissIon », d'avoir tiré de l'oubli Agostino Steffani (1653-1728). Ce curieux personnage, autant musicien que diplomate, fut très tôt appelé dans les cours allemandes dont celle de Munich. C'est durant son séjour dans la capitale bavaroise qu'il écrit son opéra Niobe Regina di Tebe, qui y fut créé en 1688. La trame est tirée du Livre VI des « Métamorphoses » d'Ovide et la morale en est que l'orgueil précède la chute. Elle narre les destinées tragiques des deux souverains de Thèbes, Niobe, fille de Tantale, et Anfione, engendré par Jupiter soi-même. Pour avoir bravé les dieux, la puissante Niobe, pourtant dotée d'un grand sens politique, voit ses enfants emportés par la Parque. Anfione se tuera de désespoir. Diverses incidentes dramatiques corsent le récit. Le pouvoir de la musique dont est épris Anfione, n'en est pas la moindre. Le style de Steffani dans cette œuvre aux proportions gigantesques, est à mi chemin entre Francesco Cavalli, dont il possède une vivacité toute italienne, et Georg Friedrich Haendel pour sa rigueur germanique. La musique en est extrêmement riche dans l'instrumentation et l'harmonie, faisant la part belle à un attirail orchestral brillant dont des trompettes et une panoplie de percussions baroques. Elle est aussi d'un extrême raffinement dans le traitement de la basse continue et des cordes. Elle est truffée de passages de divertissements dont l'écriture est calquée sur la danse française : les « ritornello » entre scènes ou concluant les actes. Les arias, relativement courtes, sur le schéma da capo, suivant des récitatifs concis eux aussi, sont souvent agrémentées de parties instrumentales solistes, dont la flûte à bec, et d'accompagnement chambriste avant que le ripieno assure la conclusion. Ainsi rarement l'orchestre dans son entièreté intervient-il tout au long de l'air. Les parties vocales sont ardues, dans l'aigu en particulier. Surtout, Steffani ménage de saisissants contrastes dans la conduite de l'action musicale. Et on ne compte pas les morceaux originaux telle que la Sinfonia introductive avec sa batterie de trompettes engageantes, ou celle qui ouvre l'acte II et son basson concertant. Outre une « tempête » aussi incisive que violente.

 

La présente exécution, saisie dans la foulée de concerts du Bremen Festival en 2013, qui eux-mêmes faisaient suite à des exécutions scéniques lors du Festival de musique ancienne de Boston en 2011, est enthousiasmante. Dans le rôle particulièrement exigeant  d'Anfione, créé par le castrat Clementin Hader, Philippe Jaroussky ajoute un diamant brut à sa couronne. Le chant est tout sauf désincarné, d'un suprême velouté dans le medium, si intense dans la douceur élégiaque (« Cher asile de paix », quasi hypnotique dans ses inflexions, au legato ineffable pour décrire l'harmonie des sphères à l'étude de laquelle s'adonne ce roi éclairé), dans la poésie lyrique (« Come padre », dont les épanchements procèdent d'ornementations sans fins) ; ou dans la bravoure (« Je m'élève jusqu'au étoiles »), engagé, au souffle inépuisable. Le dernier air, d'une étonnante modernité au demeurant, voit le chanteur faire expirer son personnage au fil de bribes de texte, de volutes de musiques d'une étonnante réalité. Karina Gauvin, Niobe, dote toutes ses arias d'une prestance assurée (« L'aveugle Fortune », furieusement ornementée de vocalises), d'une sonorité pleine et attrayante (« Je serre un dieu aimant »), ou d'une séduction proprement irrésistible (« Amami). L'ultime air de désespoir de la reine devant la perte d'Anfione est poignant autant que grandiose dans la force de la déploration. Une équipe de chanteurs plus habiles les uns que les autres les entourent, montrant quel degré d'accomplissement préside aux interprétations du Boston Early Music Festival. Christian Immler, Tiresia, offre un timbre de basse claire et s'avère glorieux. Le contre ténor Terry Wey, Creonte, déploie une belle agilitá, et une voix aux couleurs mordorées. Celle ensoleillée et ductile de Amanda Forsythe, Manto, ou du ténor Colin Balzer, Tiberino font flores de la jeunesse de ces amoureux. Pas une seule faille ne dépare un cast qu'on sent assemblé avec grand soin. L'interprétation orchestrale n'est pas moins réussie. Les co directeurs musicaux du Boston Early Music Festival Orchestra, Paul O'Dette et Stephen Stubbs déploient un discours d'un grande sensibilité et d'une rare rigueur dans le détail. Le souci d'authenticité les a conduits à revenir aux sources, nombreuses, pour présenter une exécution historiquement informée. L'un et l'autre tiennent les parties de théorbe et de guitare baroque. La manière est toujours vivante, souvent même d'une contagieuse folie dans ces envolées orchestrales bardées de percussions, ou dans l'accompagnement des arias, adossées à une rythmique de danse. Si on ajoute une prise de son fort soignée côté clarté et finesse de restitution, on n'a nulle peine à comprendre l'importance de cette parution.

 

Jean-Pierre Robert.

 

Domenico SCARLATTI : « Ombre et lumière ». 18 Sonates pour piano. Anne Queffélec, piano. 1CD Mirare : MIR 265. TT.: 77'.

 

Pour son premier disque, en 1970, Anne Queffélec se lançait dans les Sonates de Scarlatti. Pari audacieux, et gagné ! Elle revient aujourd'hui à ses premières amours. Et parmi les 555 sonates de clavier du maître napolitain, qui n'a jamais si bien chanté l'Espagne, elle nous offre un nouveau bouquet de 18 pièces, entre « Ombre et lumière ». La réussite n'est pas moins éclatante !  Elle confie que son approche « est celle d'une amoureuse, pas d'une spécialiste ». C'est vrai qu'on sent l'empathie autant que la technique dans ces morceaux qu'on a trop souvent catalogués d'exercices mécaniques. Elle leur rend leur vraie nature. Au delà même du divertissement, les sonates ouvrent des perspectives  insoupçonnées pour peu qu'on y regarde de près : le charme de la peinture des goûts espagnols, des climats plus solaires que rébarbatifs,  des ornementations d'une originalité incroyable, et une singulière facilité d'écoute pourtant. Dans son choix, Anne Queffélec a cherché à ne pas lasser par une enfilade de pièces brillantes. Certes elles sont là, où se livre un éclat scintillant (les sonates K 103 ou K 425), voire le sautillement de la sonate K 145 et ses grupettos interrogateurs, ou encore la sémillante sonate K 551 donnant à entendre comme une volée de cloches. Elle a intercalé celles qui ouvrent une part de rêve : le beau cantabile de la sonate K 144, à l'appeal chopinien, la poignante sonate K 109, distillant une mélancolie plus grave que triste au fil de ses phrases répétées et travaillées à l'envi ; ou encore la nostalgique K 481, et enfin cette sonate K 32, dite « Aria », qui exhale un chant méditatif. La sonate K 27, la pièce fétiche qui l'accompagne depuis les origines clôt cet album de sa résolution optimiste, et qui « s'en va sur la pointe ds pieds » disait-elle à son public nantais, en janvier dernier. Un jeu merveilleusement limpide montre combien il y a là de fluidité, toute différente de la mécanique glaciale, fût-elle souple et huilée, qu'y apportait Horowitz. Car la façon de répétition, pas fastidieuse, qui enrichit le flux musical par ses fines digressions, entre autres caractéristiques, installe ces pièces au rang de miniatures essentielles de la littérature pianistique. Ce que la riche sonorité du Steinway D, pas seulement dans le registre grave, restitue idéalement. Laissons la parole à l'avisée pédagogue et inspirée pianiste. « Elle est contagieuse, la liberté de Scarlatti, dans son inventivité rythmique et mélodique étourdissante qui grésille, fourmille, gambade, puis tout à coup bondit, descend des tréteaux, se pose, confidence à soi-même, imploration, pure désolation, ô solitude, automne, hiver, les quatre saisons de Scarlatti dont dans ses sonates ». Un disque indispensable.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Johann Sebastian BACH : Matthäus-Passion BWV 244. Version de 1736. Mark Padmore, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Topi Lehtipuu, Thomas Quasthoff, Christian Gerhaher. Mitglieder des Rundfunkchor Berlin. Rundfunkchor Berlin. Knaben des Staats-und Domchors Berlin. Berliner Philharmoniker, dir. Simon Rattle. Régie : Peter Sellars. 2DVDs + 1 Blu Ray : BPHR 140021 (disponible sur la Online Shop du Berliner Phlhamonioer : https:// shop.berliner-philharmoniker.de) ;  TT.: 1:19:00+1:56:00.  

 

C'est à une expérience rare que nous convient Sir Simon Rattle et son complice Peter Sellars : une version « théâtralisée » de la Passion selon Saint Matthieu de JS. Bach, captée live à la Philharmonie de Berlin en avril 2010. La régie de Peter Sellars va bien au-delà d'une simple mise en espace : Elle est une « ritualisation », pour reprendre ses propres termes. La disposition particulière de la salle berlinoise, plaçant le public autour des exécutants, forme opportunément un environnent vivant, la foule des anonymes. On retrouve nul doute le vrai sens de l'évocation du mystère de la Passion du Christ. Sellars mêle intimement musiciens et chanteurs, le double orchestre, les deux chœurs et les solistes vocaux et instrumentaux. Il insuffle le mouvement fluidifiant la narration. Il raconte une histoire qui se vit intensément, presque au présent, au fil des récitatifs et même des arias qui plus que des instants de réflexion, en enrichissent le cours, tant sont unis consubstantiellement texte et musique. Comme on le constatait de visu, lors d'une reprise au Festival de Lucerne en septembre 2014 (cf. NL de 10/2014), par delà la couleur instrumentale et la plastique vocale, s'impose une nouvelle forme d'expressivité. Ainsi du deuxième aria de la soprano, joyeuse, qui dialogue au sens propre avec les deux hautbois ; ou encore de la célèbre aria « Erbarme dich mein Gott », de la mezzo soprano, délivrée à genoux aux pieds du violoniste. On est là bien plus loin que dans une posture de dialogue voix/solo instrumental. La captation par les ingénieurs et techniciens du « Digital Concert Hall » est à la hauteur de l'événement, et le magnifie : caméras balayant le chœur et ses évolutions parmi les musiciens d'orchestre, sur l'aire de jeu au centre du podium, ou focalisant sur certaines gestiques ou attitudes des solistes. A cet égard une mention particulière va au rôle de l'Évangéliste, ce « passeur », qui dans la conception de Peter Sellars, enrichit encore ce statut pour devenir le pivot de l'œuvre : tout s'explique à travers lui et tous s'expriment, pensent, vis à vis de lui. Un exemple : durant l'aria de la basse (« Gerne will ich ») qui suit l'épisode de Jésus «  Mon Père détourne cette coupe », si surpris, alors que le chanteur esquisse un sourire consolateur sur le mot « Gerne » ; ou encore le passage du « baiser de Judas », une image inouïe lors que l'Évangéliste prend la tête du pauvre bougre, dan un geste presque d'amour, et semble lui parler doucement.

 


Mark Padmore © Andreas Knapp

 

L'interprétation est un sans faute, qui fait dire au chef Rattle que c'est « la chose la plus importante que nous n'ayons jamais faite ici ». Mark Padmore, un Évangéliste proche de l'idéal, semble inscrire dans le marbre une vision singulièrement enrichie par la patte de Sellars. Il en va de même des prestations des autres solistes : Camilla Tilling, soprano, Topi Lehtipuu, ténor, Christian Gerhaher, Jésus, et surtout de Magdalena Kožená, mezzo/Marie-Madeleine, proprement bouleversante, et dont les diverses interventions dépassent la pure émotion ressortant d'un chant épanoui. Quant aux arias de la basse, ils diffusent à travers la voix de Thomas Quasthoff une bonté innée et une lumière intérieure. Les Chœurs (de la radio de Berlin et les Enfants du Dom de Berlin) ne font pas que s'acquitter d'une partie chorale exigeante, ils la transfigurent, Sellars s'en tenant à des gestes plutôt discrets ici, privilégiant des attitudes hautement significatives, et même des interventions parmi le public. A la tête de ses Berliner, en fait d'une double phalange de solistes, Sir Simon Rattle conçoit ce Grand Œuvre avec une force de conviction qu'on a plaisir à voir, poussant les contrastes, en particulier dans les parties de chœurs ménagées rapides, voire tranchées à l'occasion. Ses solistes, les premiers violons de Daishin Kashimoto et de Daniel Strabawa, la flûte de Emmanuel Pahud, la Querflute de Florian Aichinger, le hautbois d'Albrecht Meyer, le hautbois d'amour de Christoph Hartmann, et de caccia de Dominik Wollenweber et d'Andreas Wittmann brillent des plus belles sonorités ; sans oublier l'orgue d'Andrea Marcon, rien moins, et la gambiste Hille Perl. Une interprétation assurément hors du commun. 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Geog Philipp TELEMANN : « Quatuors Parisiens ». Extraits des « Six quatuors à violon, flûte, viole et basse continue » : Sonate en la majeur, Sonata seconda en sol mineur, concerto en sol majeur. Extrait des « Nouveaux Quatuors en six Suites » : Quatuor n°6 en mi mineur.  Les Ombres. 1CD Mirare : MIR 255. TT. 56'.

 

Gerog Philipp Telemann s'en vint à Paris à l'automne de 1737, dans l'intention de découvrir la richesse de la vie musicale et d'y rencontrer ses collègues français, notamment officiant au Concert Spirituel. Il y restera huit mois et écrira à cette occasion six quatuors pour une formation originale, de flûte, violon, viole de gambe et basse continue. Il en profitera pour revisiter six autres quatuors écrits à Hambourg en 1730. Ils seront publiés en 1740 dans la capitale française, avec les Six nouveaux quatuors, en un corpus appelé les « 12 Quatuors parisiens ». Dans son texte introductif, Gilles Cantagrel remarque que ces pièces sont « sans prétention à se plier à quelque manière française », mais composées dans les goûts réunis, tel que prôné par Couperin. Les six Quadri de 1730 épousent le schéma de la sonate d'église, en quatre mouvements alternés, lent-vif-lent-vif. Trois de ces pièces sont ici interprétées : la Sonate en la majeur et la « Sonata seconda » en sol mineur qui découvrent une ambiance tour à tour apaisée (« soave » de la première, « largo » de l'autre) ou souplement rythmée (vivace final des deux) ; outre le plus atypique « Concerto » en sol majeur qui en trois parties, mêle encore plus étroitement séquences rapides et lentes, avec une pointe de dramatisme. Les musiciens des Ombres, la flûte en particulier, enluminent ces musiques de belles inflexions. Tout comme dans le sixième des Nouveaux Quatuors, bien parisiens ceux-ci : il offre pas moins de six mouvements et toujours la flûte concertante. Le Prélude « A Discrétion » est une sorte d'Ouverture à la française dans la manière de Lully, richement dotée dans ses divers rythmes variant l'atmosphère, pimentés de traits de violon dans le goût italien. Les autres mouvements empruntent à la danse et font leur miel de la liberté française que Telemann n'a pas de mal à faire sienne, fort de l'inventivité qu'on lui sait  coutumière déjà sous d'autres cieux. On savoure ces séquences «Gai », « Gracieusement », ou encore « Distrait » pas spécialement indolent mais plutôt espiègle. Ces exécutions valent par la qualité instrumentale de tous et pas seulement de la flûte de Sylvain Sartre, comme par la sensibilité du phrasé et l'intelligence des contrastes. Un enchantement!

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Frédéric CHOPIN : Concerto pour piano N° 2 en fa mineur, op. 21. Impromptu N° 3 en sol bémol majeur, op. 51. Ballade N° 4 en fa majeur, op. 52. Berceuse en ré bémol majeur, op. 57. Trois Mazurkas, op. 50. Polonaise héroïque en la bémol majeur, op. 53. Nelson Freire, piano. Gürzenich Orchester Köln, dir. Lionel Bringuier. 1CD Universal Decca : 478 5332. TT. : 64'36.

 

Le prétexte de ce disque Chopin est assurément l'exécution du Deuxième concerto pour piano. On sait que le compositeur s'y montre meilleur pianiste qu'orchestrateur ; encore que cette remarque soit bien exagérée. Car si la coulée orchestrale, au demeurant mieux travaillée que dans le Premier concerto, fait son miel de mélodies belliniennes, Chopin y installe un charme aussi rêveur que brillant qui n'appartient qu'à lui, et enchâsse le piano, en prolongeant les modulations. C'est vrai dès le maestoso, amené avec vivacité ici par Lionel Bringuier, pour une entrée éclatante du soliste. La partie de celui-ci va révéler ensuite des hardiesses harmoniques fort nouvelles pour l'époque. La vision de Nelson Freire déconcerte quelque peu, en particulier dans le développement qui s'attarde malgré de subtils échanges piano/petite harmonie. Du chant d'opéra que constitue le Larghetto, Freire distille la souple mélodie sans sentimentalité, grâce à un jeu extrêmement fluide, usant de contrastes dynamiques comme d'un révélateur. La section déclamatoire introduit une once de tragique, non pesant toutefois. La reprise se fait aisée, avec  sa mélopée du basson. Le finale vivace, sur un rythme de Mazurka et des traits de cordes sul ponticello, offre au pianiste chilien l'occasion de faire montre d'un manière qui ne cherche pas à solliciter le texte ; alors que la coda, un brin nostalgique, récapitule un cheminement enchanteur. Une exécution grande manière que, mis à part le mouvement lent, distance cependant celle souverainement pensée de Krisztian Zimerman, dans son fameux « Voyage »  (DG). Un mini récital centré sur les opus 50 et 60, complète le CD. On y entend l'Impromptu N°3, op.51, frémissant, la Ballade N°4, op 52, alliant rêve et passion dévorante, que Freire rend palpable jusqu'à la violence dans les passages agitato et la conclusion enflammée. La Berceuse op 57, ensemble de variations parsemées d'innombrables digressions, liquide comme un eau claire, de la main droite, sur la douce scansion de la main gauche. Les Trois Mazurkas op. 50, Freire en dévoile la subtilité du langage harmonique (N°1), l'aristocratie féminine dans son léger alanguissement ( N°2), et le côté divertissement improvisé de la 3 ème où un motif éclatant apporte une note chevaleresque. Enfin la Polonaise Héroïque op 53, de 1836, que Freire se refuse à prendre à une vitesse d'enfer, au début du moins, déploie ses appâts : crescendos puissants, mais sans excès, 2ème thème bien détaché et faisant résonner le grave du piano, section héroïque centrale montant la pression alors qu'il la relâche opportunément lorsque la main droite va tresser la cantilène. La coda sera néanmoins dévastatrice.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Piotr Ilyich TCHAIKOVSKY : Iolanta. Opéra lyrique en un acte. Livret de Modest Tchaikovsky, d'après la pièce de Henrik Hertz, «  La fille du Roi René ». Anna Netrebko, Serguey Skorokhodov, Alexey Markov, Vitalij Kowaljow, Luka Debevec Mayer, Lucas Meachem, Junho You, Monika Bohinec, Theresa Plut, Nuska Rojko. Slovenian chamber Choir. Slovenian Philharmonic Orchestra, dir. Emmanuel Villaume. 2CD Universal DG : 479 3969. TT.: 68'25+24'41.

 

Ultime œuvre scénique de Tchaikovski, précédant de peu la Sixième Symphonie « Pathétique », Iolanta reste atypique. De par sa durée, un seul acte, réparti en neuf scènes. Sa création eut lieu en une même soirée, en 1892, au théâtre Mariinski, laquelle comptait aussi celle du ballet Casse-noisette. Son sujet ensuite et la façon dont il est traité : un drame intimiste de la reconnaissance, celui de la fille aveugle du roi René de Provence, au XV ème siècle, ignorante de sa cécité parce que celui-ci la lui a cachée. Retrouvant la vue, elle devient « voyante » des beautés de la création et des félicités de l'amour du beau chevalier de Vaudémont, qu'elle avait depuis longtemps reconnu à sa voix, c'est à dire avec le cœur. Il y a dans cet opéra une  portée symbolique. À l'aune de cet échange « Que signifie voir ? » demande Iolanta ; « Concevoir la lumière divine » répond Vaudemont. Dernière originalité : la musique, qui comporte pas ou si peu de Leitmotive, contrairement à Eugène Onéguine ou à La Dame de pique, est d'une vraie luminosité mélodique. Si y transparait le ton mélancolique inhérent à la manière de Tchaikovski (en particulier lors du duo d'amour, morceau central de l'opéra ), elle sait s'avérer fiévreuse dans ses climax, presque enflammés. « Une musique qui rend heureux » déclare Anna Netrebko qui s'est prise de passion pour cet opéra. Elle l'a déjà joué à Baden-Baden avec Valery Gergiev, puis donné en concert lors d'une tournée européenne en 2012, durant laquelle a été effectuée cette captation live. Elle est la star de cette exécution. Si la voix est désormais très large et donne par endroit le sentiment d'une vision un brin mature pour incarner la toute jeune fille émerveillée, quelle intensité et quel sens de la couleur ! Elle est entourée d'une distribution en majeure partie russophone. La quinte aiguë tendue du ténor Serguey Skoro, Vaudemont, libère une passion à fleur de peau qui rachète un timbre pas toujours flatteur. Le duo entre les deux protagonistes constitue un moment choisi de beau chant russe. Le baryton mâle de Alexey Markov, Robert, et la basse fort chantante de Vitalij Kowaljow, René, montrent ce que ces artistes développent d'empathie pour les glorieuses inflexions tchaikovskiennes. Le chœur de chambre de Slovénie, peu sollicité par la partition, la défend avec sûreté. Comme Emmanuel Villaume à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Slovénie. Sans doute moins idiomatique que celle de Valery Gergiev, dans un CD gravé naguère avec ses forces du théâtre Mariinski (Philips), sa lecture n'en est pas moins ardente et habile à faire scintiller la riche expressivité mélodique d'un opéra décidément inclassable.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Alexandre SCRIABINE : Complete Etudes. Étude op.2 N° 1. Douze Études op. 8. Huit Études op. 42. Étude op. 49 n°1. Étude op. 56 n° 4. Études op. 65. Sonate N° 7 « Messe Blanche ». Andrei Korobeinikov, piano. 1CD Mirare : MIR 218. TT. 71'.

 

Musicien atypique, Alexandre Scriabine a confié une partie importante de sa production au piano, qui au fur et à mesure de ses compositions, voit son langage se modifier, de la manière post romantique à l'atonalité, le menant bien en avance sur son temps. Le présent disque d'Andrei Korobeinikov (*1986) fait suite à un premier album Scriabine, consacré aux Sonates n° 4, 5, 8 et 9, paru en 2008, et présente l'ensemble des Études. Les 12 Études op. 8 (1894) montrent déjà une recherche  pianistique hors norme, au fil d'une collection de pièces aux indications évocatrices : la n°2 « A cappricio, con forza », la n°4 « Tempetuoso », manifestes emphatiques de la manière polyrythmique de l'auteur. La 5 ème « Brioso » comme la suivante « Con Grazia » rappellent Chopin, cette dernière avec une immédiate séduction. La virtuosité téméraire apparaît dans la N° 7, « Presto tenebroso », que distinguent les arpèges agités de la main gauche, ou à la 9 ème « Alla ballata » et ses cascades d'octaves et d'accords, vrai déchaînement d'énergie. Si la 8 ème et la 10 ème apportent des moments de répit plus lyriques, l'ultime, « Patetico », est si rageuse qu'on a pu la comparer à l'Étude Révolutionnaire de Chopin. Dans les huit Études op. 42, de 1903, on note une sérieuse évolution du langage et un abandon de la tonalité. La première fournit un parfait exemple d'une des marques de Scriabine, la superposition de rythmes. La 5 ème, « Affanato » est obsessionnelle, avec ses grondements dans la basse. Ce qui se poursuit dans la N° 6, « Esaltata », course à l'abîme. La 8 ème, curieusement, alterne lyrisme et hiératisme. Les deux brèves Études op 49 n°1 (1905) et op. 56 n° 4 (1908) préfigurent les Visions fugitives de Prokofiev, et pour la seconde, les tonalités du Poème de l'extase que l'auteur compose au même moment. Les trois Études op 65, de 1912, après le poème pour orchestre Prométhée, forment comme les mouvements d'une sonate. Elles sont très exigeantes pour l'interprète, eu égard à l'irrégularité du discours qui a totalement abandonné toute référence tonale, et à une frénésie dans le troisième morceau, comparable aux débordements orchestraux du Poème de l'extase ou du Poème du feu. Le disque s'achève par la Sonate n°7 op 64 dite « Messe Blanche », de 1912. D'un seul tenant, elle trace des transes de mysticisme, annonçant le fameux « Mystère » que Scriabine concoctait, aboutissement de ses recherches sur le son et la couleur, et qui ne verra pas le jour. On distingue à peine la ligne directrice, si ce n'est une alternance de furie et d'apaisement. Les paquets de notes assénées, les carillonnements d'accords dans l'aigu mènent au sonorisme. Andrei Korobeinikov sent cette musique et nous fait toucher du doigt que l'essentiel ici n'est pas l'aridité de la technique, même si la force digitale est bien là. Plus encore on est frappé par la clarté des plans et l'équilibre qu'il maintient entre ces déchaînements pianistiques. Son Steinway est idéalement capté.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Paul HINDEMITH : Sonates pour Cor & piano, violoncelle & piano, trombone & piano, violon & piano, trompette & piano. Alexander Melnikov, piano, Isabelle Faust, violon, Teunis van der Zwart, cor, Alexander Rudin, violoncelle, Gérard Costes, trombone, Jeroen Berwaerts, trompette. 1CD Harmonia Mundi :HMC 905271. TT.: 71'.

Paul Hindemith a écrit quelques 30 sonates pour les instruments les plus divers. Les cinq réunies sur ce disque appartiennent à sa seconde période créatrice qui s'ouvre en 1935 par la Sonate pour violon. C'est aussi l'époque durant laquelle le compositeur est en butte à la critique de l'establishment politique qui cataloguera sa production de «  musique dégénérée ». A ce même moment, Hindemith se lance dans la rédaction d'ouvrages théoriques, comme « Unterweisung im Tonsatz »/ Initiation à l'écriture musicale. Chacune de ces sonates constitue un portrait de l'instrument joué. La Sonate pour violon offre une coupe en deux mouvements et un climat intime : le « Ruhig bewegt » a une écriture tonale quoique la thématique donne une impression déconcertante ; ce qui valut à l'auteur de vives attaques. L' introduction amplement lyrique du « Langsam » prélude à une section dansante, très vivante, avant que le discours revienne à la manière première. La Sonate pour trompette (1939) est un savant faire-valoir de cet instrument au son glorieux, en particulier dans le « Mit Kraft » (avec force) expressif, dans l'extrême tessiture élevée du registre. La partie centrale, sorte d'intermède, est plus calme, exploitant la flexibilité de la trompette et la douceur d'émission de celui qui la joue. Enfin la « Trauermusk », lente et inspirée, sonne comme un cri , alors que le choral «  Alle Menschen müssen sterben » (Tous les hommes doivent mourir) se déploie grandiose ; en écho aux préoccupations de Paul Hindemith devant la montée de l'intolérance nazie. La Sonate pour trombone (1941) est une fière étude des possibilités relativement restreintes de l'instrument. A travers ses quatre mouvements enchaînés, dont les deux médians, « allegretto grazioso » et « Allegro pesante », sont au deuxième degré de l'ironie, ce dernier intitulé «  La chanson du querelleur » s'achevant sur un lourd point d'orge sonnant comme un KO. La sonate pour cor, de 1943, n'est pas moins descriptive des sautes d'humeur que peut procurer cet instrument. Enfin la Sonate pour violoncelle (1948) dédiée à Gregor Piatigorsky, brillante, est de style concertant. La «  Pastorale » est complexe dans l'usage de la forme sonate. Au scherzo, chacun des deux protagonistes trace un thème différent. La « Passacaglia », introduite par les arpèges du piano, est on ne peut plus virtuose pour un dialogue comme forcené, exigeant beaucoup du celliste. Les cinq interprètes sont éblouissants et le pianiste Alexander Melnikov est la cheville ouvrière de cette anthologie. Une entreprise des plus originales et enrichissantes, à porter au crédit de la politique éditoriale audacieuse du label Harmonia Mundi.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Gabriel DUPONT : Poème pour piano et quatuor à cordes. Journée de printemps pour violon et piano. Les Heures dolentes, La Maison dans les dunes  (extraits). Marie-Catherine Girod, piano. Quatuor Pražák. 1CD Mirare : MIR 238. TT.: 78'.

 

Gabriel Dupont (1878-1914) est peu à peu tiré de l'oubli. Comme Nicolas Stavy, la pianiste Marie-Catherine Girod en est fervente avocate. Le quintette intitulé « Poème » (1911), l'une de ses dernières partitions, réunit piano et quatuor à cordes dans une composition monumentale, un peu sur le mode du Concert de Chausson. Son premier mouvement « Sombre et douloureux » est tourmenté, écrit dans une texture serrée, emporté dans un tourbillon de quelques quinze minutes. Là se vérifie la remarque de Vladimir Jankélévitch qui voit dans la musique de Gabriel Dupont le « dialogue de l'homme seul avec la mer seule » (''La Musique de l'ineffable''). Une lueur d'espoir se fait jour au détour d'une phrase, mais le drame, vite, revient et emporte tout. Cette lueur réapparait et s'installe dans le « Clair et calme » suivant, correspondant à un mouvement lent, pour ce qui est du chant des cordes sur des accords malgré tout inquiétants du piano. Tant de joie réfrénée éclate enfin au « Joyeux et ensoleillé » final, à travers le chant radieux du clavier et une scansion des cinq instruments sautillant comme dans une danse. C'est l'affirmation d'une certaine idée mélancolique du bonheur dans une progression vive entrecoupée de moments d'apaisement. Une singulière pièce, magnifiquement jouée par Marie-Catherine Girod et les Pražák, ceux-là même qui l'avaient révélée au public lors de de La Folle journée de 2013. Vient ensuite un choix de pièces pour piano extraites des deux cycles, « Les Heures dolentes » (1903-1905) et « La Maison dans les dunes » (1907-1909), assemblées adroitement. Ce sont des pages de quelque journal intime, d'une grande introspection (« La maison du souvenir »), ou habitée d'une joie pudique( « Du soleil au jardin », « Coquetteries »), d'une liquidité toute debussyste, ou d'un calme nonchalant (« Après-midi de dimanche »). On y trouve aussi l'art de la mélodie délicatement arpégée (« Une amie est venue avec des fleurs »), du chant sobre et serein (« Mélodie du bonheur ») ou de la tendre effusion (« Des enfants jouent dans le jardin » où perce au fil du discours les notes de « Nous n'irons plus au bois »). Le disque se referme sur « Journée de printemps » pour violon et piano, une suite en deux parties (1901) : « Au matin », d'un lyrisme généreux et d'une belle faconde dans la partie de piano sur un geste ample du violon ; et « Au soir », plus mélancolique, description d'un paysage apaisé où Gabriel Dupont s'affirme comme un maitre de la couleur. Une bien beau disque et une interprétation totalement accomplie.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Henri DUTILLEUX : Métaboles. « Sur le même accord ». Symphonie N° 1. Christian Tetzlaff, violon. Orchestre de Paris, dir. Paavo Järvi. 1CD Erato : 0825646242443. TT. : 56'55.

 

L'inclassable classique de la musique moderne française, Henri Dutilleux, bénéficie d'une solide tradition interprétative à l'Orchestre de Paris. Depuis Charles Munch et Serge Baudo, en passant par Daniel Barenboim, jusqu'à Paavo Järvi, il est peu de saisons où on ne l'ait pas honoré. Les œuvres gravées sur ce CD sont des exécutions de concert captées à la salle Pleyel en 2012 et 2013. Elles offrent un intéressant parcours pédagogique à travers l'art de compositeur. La Première symphonie, de 1951, ouvre un monde de rêve, de saveurs nocturnes, par le truchement d'une orchestration pourtant fournie. La « Passacaille » et son ostinato de cordes montre une dette envers Serge Prokofiev, mais la tapisserie irisée desdites cordes ppp dans les dernières pages signale déjà un style bien personnel. Le Scherzo chemine sur le mode du perpetuum mobile aux cordes graves dont l'idée s'étend aux autres groupes d'instruments, vivement, pour atteindre des sortes de zébrures débouchant sur un accord grandiose. On admire ici la clarté rythmique favorisée par Paavo Järvi. Le chef ne jouera pas trop lentement  l'« Intermezzo », pourtant marqué « lent », longue digression des cordes aiguës, introduisant des visions stratosphériques, qu'on retrouvera dans les œuvres postérieures du maître. Le finale complète la réflexion. De nouveau les références à Prokofiev et à  Bartok s'imposent, dans les changements de rythmes, outre les effets d'irisation sonore. L'énergie se dissout dans un calme serein s'enfonçant peu à peu dans le silence. Järvi drive son orchestre en tirant des couleurs mirifiques et par une articulation superbement maitrisée de la part de tous les pupitres. Commande de l'Orchestre de Cleveland, Métaboles, de 1965, est une sorte de concerto pour orchestre en 5 patries s'emboitant les unes dans les autres, telle l'idée de la métamorphose d'un sujet sans cesse modifié. Particulièrement saisissants, le kaléidoscope de « Obsessionnel », scintillant de mille feux, ou les irisations de « Flamboyant », faramineuse récapitulation d'une somme où perce l'hommage à Messiaen, voire même à Alban Berg. Là encore l'interprétation de Paavo Järvi et de ses forces parisiennes est immaculée. Enfin, « sur le même accord », « Nocturne pour violon et orchestre », de 2001 et révisé en 2002, a été écrit pour Anne Sophie Mutter, qui l'a créé à Londres en 2002. D'un seul tenant, et court, moins de 10', le morceau alterne passages vifs et lents, associant l'énergique au lyrique. Le thème initial de six notes est soumis à de multiples variations. Le soliste est on ne peut plus sollicité, dans  le registre grave du violon en particulier. Christian Tetzlaff en offre une exécution  intense.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

« Du bist die Welt für mich ». Franz LEHAR : extrais de Paganini, Frasquita, Das Land des Lächelns, Guidita. Emerich KALMAN : extraits de Gräfin Maritza. Robert STOLZ : extraits de Liebeskommndo, Das Lied ist aus. Extraits d'opérettes de Werner Richard HEYMANN, Richard TAUBER, Hans MAY, Paul ABRAHAM, Ralph BENATZKY, Mischa SPOLIANSKY, Eduard KÜNNEKE.  Erich Wolfgang KORNGOLD : extrait de Die tote Stadt. Jonas Kaufmann, ténor. Avec Juila Kleiter, soprano. Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, dir. Jochen Rieder. 1CDSony classical : 8888375412 ; TT. : 61'23.

 

Sur les traces de Richard Tauber, de Hubert Marischka, Joseph Schmidt, ou de Jean Kiepura, Jonas Kaufmann revisite les territoires de l'opérette, ces machines à rêves du Berlin des années 1925-1935, mais aussi de Vienne d'où ce genre a gagné ses titres de noblesse. Il n'est pas le seul aujourd'hui parmi ses collègues à se lancer dans cette aventure. Il faut dire que ce domaine est énormément gratifiant. Franz Lehar offrit au genre ses plus beaux fleurons, avec des titres comme Paganini, Frasquita, et surtout Le Pays du soutire. Comment résister à cet air « Dein ist mein ganzes Hertz » (traduit communément par « Je t'ai donné mon cœur ». Le ténor l'inonde de volutes enchanteresses. Dans Gräfin Maritza, Emerich Kalman est aussi irrésistible lorsqu'il confie au chanteur « Gruss mir Wien », véritable déclaration d'amour à la ville reine de l'opérette. Robert Stolz renouvellera le genre. Puis viendront des musiciens comme Ralph Benatzky (1884-1957) et sa fameuse Auberge du cheval blanc, un succès qui fera date et les beaux soirs de Broadway et des salles de cinéma, par sa simplicité non fabriquée, même si la coulée musicale n'est pas toujours du plus haut niveau. Du moins met-elle en valeur la voix qu'on aime et attend, celle du ténor. D'autres perpétueront le charme, à défaut de rester au mieux de l'inspiration : Paul Abraham (1892-1960), Werner Richard Heymann (1896-1961), Eduard Künneke (1885-1953), ou Mischa Spoliansky (1898-1985), et même Richard Tauber lui-même qui s'y essayera, dans Der singende Traum. Le présent disque trace cette fabuleuse histoire comme il est un hommage de son interprète à ces devanciers dont l'illustre  Tauber précisément. Le « Wundertenor » munichois se régale et nous régale. On a parlé de l'emprise du chant du ténor américain Tauber ; on peut en dire tout autant de celui de Jonas Kaufmann. D'abord le soleil dans la voix, tel jadis un Fritz Wunderlich qui s'adonna aussi à ces gemmes de la musique, avec ici sans doute plus d'héroïsme et une pointe de sophistication, absente de la manière de son confrère. Le charme ensuite, tour à tour confident, séducteur on ne peut plus, qui sait manier la quinte héroïque (comme dans cette pièce de Künneke, « Das Lied vom Leben des Shrenk » d'une véhémence d'accents digne du chant de la forge de Siegfried). Kaufmann est à l'aise dans ces changements d'ambiance survenant brusquement à l'intérieur d'une courte pièce, recréant leur côté irrésistible. Car ces mélodies faciles se prêtent aux pianissimos éthérés, qui lui sont chers, ménageant d'impalpables falsettos, comme aux débordements d'énergie dans le haut du registre, de tête ou de poitrine, qu'on sait être si naturels chez lui. On admire, s'il était encore besoin, une diction gourmande de la langue allemande. Le récital est pimenté de quelques duos, avec l'excellente soprano Julia Kleiter, dont le Duett de La Ville morte de Erich Wolfgang Korngold, qui clôt le disque. A priori curieusement, mais parfaitement en situation car Korngold insuffle ici une atmosphère étrange de par des harmonies vaporeuses et le chant extatique de la partie de ténor, pas si éloignée de celle des autres titres précédents. L'Orchestre de la radio de Berlin, saisi dans un lieu mythique de la capitale allemande, le Rundfunk-Zentrum, procure, sous la houlette de Jochen Rieder, l'écrin choisi pour ces musiques où fleurent bon les rythmes de valse. Chapeau bas !

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

« Laborde Rameau ». Jean-Benjamin LABORDE : Trois Recueils de Chansons (extraits). Jean-Philippe RAMEAU : Deuxième concert. Pièces de Francesco PETRINI et de Jean-Baptiste FORQUERAY. Maïlys de Villoutreys, Trio Dauphine. 1CD Evidence : EVCD008. TT : 72'.

Jean-Benjamin Laborde (1734-1794) et Jean-Philippe Rameau (1683-1764), le maître et l'élève, associés sur le même enregistrement. Rameau dont on connait le génie et la hardiesse compositionnelle, Laborde, un de ces petits maîtres de l'ancien régime, compositeur reconnu en son temps, courtisan et fermier général, qui périra sur l'échafaud. Un programme centré autour des Trois Recueils de Chanson de Laborde, avec accompagnement de harpe, violon et clavecin, complété par  la Sonate III pour harpe seule de Francesco Petrini (1744-1819) et les portraits en musique de Jean-Baptiste Fourqueray (Première Suite) et Jean-Philippe Rameau (Deuxième Concert). Un disque de musique galante qui permet de souligner l'importance de la chanson sous l'ancien régime, à la cour, comme au sein du peuple. La chanson, genre musical très développé au XVIIIe siècle, galante bien sûr chantant naïvement l'amour, mais également formidable outil politique par la satire qu'elle véhicule dans les guinguettes parisiennes. Le Trio Dauphine constitué de Claire Izambert (harpe) Marie Van Rhijn (clavecin) Maud Giguet (violon) assisté de la soprano Maïlys de Villoutreys nous livre, de ce répertoire galant, une lecture pertinente, tout à fait aboutie, où le timbre un peu acidulé, l'élégance et la souplesse de la ligne de chant se marient subtilement au trio instrumental d'une qualité superlative. Un très beau disque charmant et délicat et une belle prise de son.

 

Patrice Imbaud.

 

 

Wolfgang Amadé MOZART. Six Quatuors à cordes dédiés à Haydn. Quatuor Cambini-Paris. 3 CDs Ambroisie-Naïve : AM 213. TT.: 3H32.

Il est peu fréquent d'avoir la chance d'enregistrer d'un seul tenant l'intégrale des six Quatuors à cordes que Mozart dédia à son ami Joseph Haydn. Une chance méritée et parfaitement assumée par le jeune Quatuor Cambini-Paris qui nous régale de ce très beau coffret de trois CDs. Un ensemble de six quatuors à cordes, composés entre 1782 et 1785, fruit d'un long et laborieux effort, ambitieux par ses audaces harmoniques et sa complexité contrapuntique. Des œuvres qui portent  en elles tout ce qui touche Mozart au plus profond de lui, comme le Quatuor des Dissonances composé au lendemain de son initiation maçonnique en 1784 ou le Quatuor n° 15, composé pendant la première grossesse de sa femme Constance. Écrits également comme un gage d'amitié, comme une reconnaissance de Mozart à l'égard de Joseph Haydn, maître reconnu de ce genre musical. Différents climats et sentiments mêlés sont développés dans ce cycle, tour à tour joyeux, solaire, méditatif, initiatique, mystérieux ou optimiste. Les Cambini-Paris (Julien Chauvin et Karine Crocquenoy, violons, Pierre-Eric Nimylowycz, alto et Atsushi Sakaï, violoncelle) nous en livrent une magnifique interprétation, sur instruments d'époque, d'une grande clarté, faisant valoir une sonorité ronde et chaude. La lecture est, ici, particulièrement intelligente et convaincante, lumineuse, fluide, juste dans l'esprit comme dans la note, témoignant de l'important travail d'amont et de la cohésion de l'ensemble. Un enregistrement de référence !

 

Patrice Imbaud.

 

 

Wolfgang Amadé MOZART : Quatuor à cordes n° 15, K 421. Felix MENDELSSOHN : Quatuor à cordes  n° 2, op13. Chiaroscuro Quartet. 1CD APARTE : AP092. TT : 57'06.

Après le succès de leur deux premiers CDs consacrés à Mozart /Schubert (AP022) et Beethoven /Mozart (AP051), le Quatuor Chiaroscuro (clair obscur) poursuit, dans ce troisième opus, son exploration des quatuors à cordes que Mozart dédia à son ami Joseph Haydn, avec le Quatuor n° 15,  cette fois associé au Quatuor n° 2 de Felix Mendelssohn. Le Quatuor n° 15, K 421, est probablement le plus dense fonctionnellement des six quatuors à cordes dédiés à Joseph Haydn. Écrit dans une tonalité mineure, il fut composé pendant la première grossesse de sa femme Constance, en 1783. A la fois introspectif, douloureux, parfois déchirant, cantabile, dissonant, calme et serein, il explore toute une palette de sentiments très contrastés, allant de l'effroi le plus abrupte à la douce berceuse consolatrice. L'interprétation des Chiaroscuro est une fois de plus très originale, tendue, sans complaisance, bien loin de la musique de salon. Une lecture sombre, fragmentée animée d'un sentiment d'urgence, avec des attaques très marquées et une sonorité âpre dans le premier mouvement, immédiatement suivie, dans le deuxième, d'une longue cantilène qui ne parvient pas à faire disparaitre totalement l'inquiétude latente, atténuée  cependant par le menuet faussement gaillard du troisième, avant que l'Allegro final ne parvienne à nous rassurer définitivement par sa succession de variations d'une lumineuse clarté. Le Quatuor N° 2 de Mendelssohn est une œuvre de jeunesse, composée à l'âge de 18 ans, comme un hommage à Beethoven qui venait de disparaitre (1827). Il s'agit d'une œuvre grave, solennelle, mélodieuse, délicate, mais également véhémente et dramatique. Là encore tout un florilège de sentiments que les Chiaroscuro parviennent à rendre parfaitement. Une interprétation véritablement habitée qui rend compte au plus près de toute la richesse expressive de ces deux quatuors, dans une mise en miroir pertinente. Un troisième disque très réussi.

 

Patrice Imbaud.

 

 

« Fin de siècle ». Ernest CHAUSSON : Concert pour violon, piano et quatuor à cordes. César FRANCK : Sonate pour violon et piano. Rachel Kolly d'Alba, violon. Christian Chamorel, piano. Spektral Quartet Chicago. 1CD APARTE : AP102. TT : 68'51.

Fin de siècle, une expression commune définissant une période de l'histoire européenne (1880-1890) mais surtout un état d'esprit, mélange de sentiments mêlés, que nul mieux que Schopenhauer ne parvint à définir, un sentiment unissant mélancolie et espoir, dépression, puissance perdue, mysticisme, désillusion de grandeur, originalité voire excentricité. Le présent enregistrement nous donne à entendre deux œuvres majeures de musique de chambre appartenant à cette époque et évoquant cet esprit de mélancolie désabusée, mêlant beauté et déliquescence, douleur et apaisement. La Sonate pour violon et piano (1886) de César Franck, probable modèle de la Sonate de Vinteuil dont la petite phrase de cinq notes parcourt la Recherche du temps perdu (Un amour de Swann) de Marcel Proust. Une sonate qui représente un idéal esthétique qui libère les différentes sortes de mémoire, évoquant un amour tumultueux, un lien avec le passé, une prise de conscience d'une réalité oubliée, un univers éternel échappant au temps, inaccessible à l'intelligence, où la musique permet d'exprimer ce que le langage ne peut dire, l'indicible. Un vaste programme, complexe, nécessitant une interprétation parfois véhémente, ailleurs voilée, faite de nuances, de couleurs, de ressenti, de non dit, que le jeu conjoint de Rachel Kolly d'Alba et Christian Chamorel parvient tout à fait à rendre. Le Concert pour violon, piano & quatuor à cordes (1889-1891) ainsi que l'Interlude, extrait du Poème de l'Amour et de la Mer d'Ernest Chausson poursuivent dans cette optique. Là encore, amour, tourment, fièvre et extase, tous sentiments s'exprimant dans une conversation en musique d'une merveilleuse fluidité. Une interprétation digne d'éloges, sensuelle, délicate et raffinée. Un disque coup de cœur !

 

Patrice Imbaud.

 

 

Benjamin BRITTEN, Erich Wolfgang KORNOLD. Concertos pour la main gauche. Nicolas Stavy, piano. Orchestre National de Lille, dir. Paul Polivnick. 1CD HORTUS 710. Collection « Les musiciens et la Grande Guerre ». Vol n° 10. TT : 57'07.

Paul Wittgenstein était déjà un pianiste reconnu à Vienne lorsqu'il perdit son bras droit au début de la Grande Guerre, lors d'une offensive menée en Pologne. Blessé et capturé par la Russie, il décide lors de sa convalescence de poursuivre, à la fin de la guerre, sa carrière de pianiste, en utilisant son seul bras gauche. Il commande ainsi plusieurs concertos pour piano à différents compositeurs comme Benjamin Britten, Paul Hindemith, Erich Wolfgang Korngold, Serge Prokofiev, Richard Strauss  ou encore Maurice Ravel. Le Concerto pour la main gauche de Korngold (1924) est une œuvre évoluant d'un seul tenant, d'une tonalité fluctuante et d'une étonnante modernité. Luxuriante, héroïque, elle s'apparente à un poème symphonique où le piano est singulièrement orchestral, expliquant ainsi les difficultés d'exécution, dialogue et lutte avec l'orchestre. Les Diversions pour la main gauche de Britten (1940) sont une pièce comprenant un thème et 11 variations pleines de vie et de lyrisme, très contrastées tantôt sereines et méditatives, tantôt impétueuses et frénétiques. Pour un pianiste jouer de la seule main gauche n'est pas une simple fanfaronnade, puisque cela implique que cette seule main assure le jeu, à la fois sur les graves et sur les aigus, d'où les déplacements périlleux de l'interprète sur le clavier. Par ailleurs pour les pianistes la morphologie de chaque main est séparée en deux, au niveau non pas du médius, mais de l'index pour des raisons quasiment géométriques et physiologiques. Pour la main gauche, le pouce se trouve en position d'équilibre, jouant le chant aigu accompagné par les autres doigts assurant une basse mouvante plus chargée. Cela expliquant qu'à l'inverse de la main gauche, il existe peu d'œuvres composées pour la seule main droite ! Nicolas Stavy et l'Orchestre national de Lille nous donnent de ces deux œuvres magnifiques, peu connues du grand public, une vision rayonnante où l'oreille oublie le handicap et la virtuosité pour se concentrer sur la seule émotion. Superbe !

Patrice Imbaud.

 

 

Carlos GRÄTZER. Martin MATALON. Karol BEFFA. Nicolas BACRI. Modern Trumpet Concertos. Eric Aubier, trompette. 1CD Indésens : INDE071. TT : 69'25.

Un disque particulièrement intéressant et didactique qui présente quatre concertos pour trompette et orchestre, enregistrés ici en première mondiale, de quatre compositeurs contemporains, Karol Beffa (*1973), Martin Matalon (*1958), Nicolas Bacri (*1961) et Carlos Grätzer (*1956). Quatre compositions bien différentes qu'on pourrait toutefois classer suivant deux esthétiques bien distinctes, « tonale » pour Beffa et Bacri, « avant gardistes » pour Matalon et Grätzer. Une classification, avouons le, quelque peu artificielle. Des œuvres toutes composée entre 1996 et 2005. Le Concerto pour trompette de Karol Beffa repose sur un thème initial très lent d'où émergent progressivement les ponctuations violentes de la trompette, évoluant jusqu'à l'explosion, avant de retourner au premier thème et à l'extinction finale. Trame V de Martin Matalon s'intéresse au timbre de la trompette qui peu à peu se dévoile, intimiste, ludique, fragile, tranchant, dramatique, enfin puissant et naturel, avant de s'éteindre au lointain. Le Concerto pour trompette de Nicolas Bacri établit un dialogue fort entre la trompette et l'orchestre, dans un mélange de violence et de paix. Aura « Par delà les résonances » de Carlos Grätzer conclut ce beau disque sur un jeu de miroir, de correspondances divergentes ou convergentes entre la trompette et l'orchestre, poussées jusqu'à l'extrême limite de l'instrument. La virtuosité d'Éric Aubier parait, ici, également sans limites ouvrant aux différents compositeurs une palette infinie de possibles. Un disque original qui sort des sentiers battus, à écouter absolument !

Patrice Imbaud.

 

 

« In the mood for tuba ». Thomas Leleu, tuba. Orchestre Sinfonica de Lara, dir. Tarcisio Barreto Ceballos. 1CD FONDAMENTA : FON-1402015. TT : 71'31.

Une curiosité à ne pas manquer que ce disque totalement consacré au tuba, joué par la jeune star mondiale de cet instrument, Thomas Leleu. Une façon particulièrement pertinente de faire mieux connaitre cet instrument un peu grotesque, volontiers considéré comme un gros pachyderme relégué au fond de l'orchestre… Et pourtant… Il suffit d'écouter cet enregistrement pour comprendre tout le potentiel expressif, toute l'émotion et toutes les couleurs que peut dispenser cet attachant instrument, sous des doigts experts comme ceux de Thomas Leleu. Instrument original pour un programme qui ne l'est pas moins. Des œuvres encore inédites au disque comme Convergences de Jean-Philippe Vanbeselaere, composée pour tuba, trio de jazz et orchestre symphonique, Fables of tuba et Tango pour Claude de Richard Galliano,  auxquelles s'ajoutent le Concerto pour tuba de Vaughan Williams, une transcription de « Mon cœur s'ouvre à ta voix » extrait de Samson et Dalila de Saint-Saëns, l'Intermezzo extrait de la Cavalleria Rusticana de Mascagni, ou encore Romance de Mendez, Tristorosa de Villa Lobos, Czardas de Monti et Les Valseuses de Grappelli. Un programme éclectique qui fait éclater les frontières et les genres. Une interprétation hors du commun par sa virtuosité, par la palette infinie de ses couleurs, parfaitement servie par l'Orchestre Sinfonica de Lara dirigé par Tarcisio Barreto Ceballos, tous deux issus du Sistema vénézuélien, et par une prise de son d'une rare présence. Bref, un « must » indispensable qui vous fera considérer le tuba autrement.

 

Patrice Imbaud.

 

 

Philippe HERSANT. Vêpres de la Vierge Marie. Maitrise Notre Dame de Paris. Alain Buet, Robert Getchell. Les Sacqueboutiers. Olivier Latry, Yves Castagnet, orgue, dir. Lionel Sow. 1CD Label Maitrise Notre Dame de Paris 004. TT : 76'45.

Un disque enregistré en « Live » lors du concert de clôture du cycle de musique sacrée célébrant le 850e anniversaire de la cathédrale Notre Dame de Paris, en 2013. Commande de « Musique Sacrée à Notre Dame de Paris » au compositeur contemporain Philippe Hersant (*1948). Cette création contemporaine répond, en miroir, aux Vêpres de Monteverdi, qui avaient ouvert cette saison anniversaire. Deux œuvres incontournables, celle de Monteverdi, indiscutable tournant de l'histoire de la musique, et celle de Philippe Hersant, comme un point d'orgue de cette saison 2013, ancrant la cathédrale dans le XXIe siècle. Une œuvre sacrée contemporaine comprenant trois grandes parties, introduite chacune par une toccata instrumentale. La première partie correspondant à l'Invitatoire, l'Ave Maris Stella et au Psaume 121, la seconde partie au Psaume 126 et au Cantique de Saint Paul aux Éphésiens, la troisième au Magnificat. Une composition nécessitant un grand effectif vocal avec chœur d'enfants auquel s'associent cloches, cuivres anciens, deux solistes et deux orgues, dans une architecture mouvante capable de spatialiser le son, donnant par cela un rôle important à l'espace, favorisant comme le souhaitait Saint Bernardin de Sienne « la venue de l'Éternité dans le temps, l'Impalpable dans le tangible, l'Immensité dans la mesure… ». On regrettera toutefois que la prise de son ne soit pas à la hauteur de l'enjeu et ne puisse rendre compte efficacement de cette spatialisation du son voulue par le compositeur. Une belle œuvre toutefois, en demi-teinte, correspondant à l'office du soir d'où peut-être cette coloration crépusculaire, en clair obscur, témoignant d'une ferveur toute intériorisée, se concluant sur l'Amen du Magnificat où resplendit enfin toute la lumière de la foi et du culte marial, auréolant l'image de la Vierge Marie. Une belle hymne à la mère de Dieu qui s'élève comme une prière…qu'on aurait souhaité peu être plus véhémente !

 

Patrice Imbaud.

***

MUSIQUE ET CINEMA

 

Haut

BAFTA 2015

 

En compétition pour la meilleure musique de film :

Birdman - Antonio Sanchez
Interstellar - Hans Zimmer
The Grand Budapest Hotel - Alexandre Desplat
Une merveilleuse histoire du temps - Johann Johannsson
Under the Skin - Mica Levi

The best film music is : The Grand Budapest Hoteld'Alexandre Desplat

 

Les British Academy Film Awards 2015 avaient sélectionné cinq compositions, sensiblement les mêmes que pour les Oscar. Disons le tout net : la plus originale est celle d'Under Skin. Le film n'ayant pas eu un grand succès. C'est celle de l'excellent réalisateur Wes Anderson qui a été récompensée. Quand un film marche auprès du public et de la critique, en principe, il a des chances d'avoir plusieurs prix. Que dire du travail de composition d'Alexandre Desplat ? Un petit thème très simple (Desplat n'est pas un mélodiste) et un succession de variations, avec bien sûr la présence du cymbalum pour faire folklorique (on est en Hongrie !) On est loin de Maurice Jarre qui aimait cet instrument dont on ressent parfois l'influence dans les arrangements. Un Bafta pour un thème d'à peine une minute, c'est une belle récompense. Mais peut-être les thème folkloriques « S'Rothe-Zäuerli », « Linden Tree », « Kamarinskaya » ou « Moonshine » lui ont-ils été attribués. Il est vrai que cette répétition fonctionne correctement avec le film. La musique ne phagocyte pas le film, c'est ce qu'a dû demander le réalisateur. Allez voir The Grand Budapest Hotel et n'écoutez pas la BO sur CD mais celle de Under Skin de Mica Levi (Chez Milan) !

 

CESAR 2015

 

En compétition pour la meilleure musique de film :

 

Bande de Filles - Para One

Bird People - Béatrice Thiriet

Les Combattants - Hit' N' Run

Yves Saint Laurent - Ibrahim Maalouf

Timbuktu - Amine Bouhafa

 

Le choix des musiques est pour une fois de qualité et très divers : Pour Bande de Filles Céline Sciamma s'est adressée de nouveau à Para One. Il a écrit une musique techno hip hop, sur le mode répétitif, avec balafon ; musique intéressante. Para One, de son vrai nom Jean-Baptiste Laubier, est DJ mais aussi réalisateur. Il avait déjà composé pour Céline Sciamma la musique de Naissance des Pieuvres.

 

La BO de Bird People est une belle musique, originale par sa conception et écrite par une compositrice de grand talent et pour le cinéma et pour le concert. Thiriet est la compositrice attitrée de Pascale Ferran (Lady Chatterley, Petits Arrangements avec les Morts, L'Age des Possibles).

 

La musique pêche dans Les Combattants, film qu'on a beaucoup apprécié à tout point de vue. C'est une musique pseudo techno-rock de peu d'originalité et qui n'apporte pas grand chose à cette histoire. Un style pas loin de cette musique pour l'image qu'on appelait avant « la musique au mètre ».

 

Celle de Yves Saint Laurent, malgré tout le talent de ce trompettiste-compositeur, est faible par rapport au film. Ibrahim Maalouf ne trouve pas la couleur pour ce biopic d'une réalisation terriblement académique. Elle ne fait que plomber l'ambiance, elle est très easy listening, même assez anachronique. Disons qu'elle ne dérange pas.

 

Notre préférence va pour la musique de Timbuktu d'Amine Bouhafa, en totale adéquation avec le film et qui apporte plus encore que ce que l'image montre. N'est-ce pas ce qu'on doit demander à la musique d'un film ?

 


Amine Bouhafa, César de la Meilleure Musique / DR

 

Et le César de la musique a été attribué à : Timbuktu d'Amine Bouhafa (cf. NL de janvier 2015). La realisation n'a rien d'exeptionnel, le montage n'est pas très bon, le scénario bien mince, mais avec une photo et des cadrages magnifiques et une superbe musique, le film est touchant, émeut et devient un bon film.

 

 

ENTRETIENS

 

Franck Sforza, compositeur

 


DR

 

Compositeur autodidacte, atypique, la quarantaine, passionné de musiques en tout genre (il a écrit, entre autres, pour le tour de chant de Jean Claude Dreyfus), de jazz en particulier, Frank Sforza est, à force de conviction, un compositeur reconnu dans le monde du court-métrage. Souvent récompensé il est aujourd'hui dans plusieurs commissions pour l'aide aux courts-métrages. Il nous a reçu dans son studio.

 

Comment devient-on compositeur de musique de film ?

 

Dans mon cas c'est plutôt comment on devient musicien, car j'ai commencé très tard à faire de la musique, à dix neuf ans. J'avais écouté Jean Jacques Goldman qui avait un super saxophoniste, Philippe Delacroix Herpin, dit Pinpin. Sur « Petite  fille » il a fait une impro qui m'avait impressionné. Comme j'ai raté mon bac, mes parents m