Lettre d’Information – n°99 Janvier 2016

Lettre de Décembre 2015. Tirage : 61.195 exemplaires


L'AGENDA

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10, 29-31 / 1

 

Tutto piano au Passage du Méjan

 


Bruno Mantovani / DR

 

Le mois de janvier sera piano au Méjan. Ainsi le 10, Jean-François Heisser et Jean-Frédéric Neuburger donneront des pièces pour deux pianos et à quatre mains :  L'apprenti-sorcier de Dukas dans une transcription pour deux pianos, la Rhapsodie espagnole de Ravel pour piano à quatre mains et le Concerto pour deux pianos solos de Stravinsky, composé en 1934/1935. Par ailleurs sera créée la Sonate à deux pianos de Bruno Mantovani (*1974). Plus tard, l'espace d'un weed end et de huit concerts, les 32 sonates pour piano de Beethoven seront interprétées par 32 des élèves de la classe de piano de Marie-Josèphe Jude au CSNM de Lyon, et ce dans un ordre quasi chronologique. Un monument absolu et un événement pour le moins remarquable.

 

Chapelle du Méjan, les 10 (11H), 29 (18H30 et 20H30 ), 30 (17H, 19H & 21H) et 31 (11H, 15H, 17H) janvier 2016.

Réservations : Association du Méjan, BP 90038, 13633 Arles cedex ; par tel : 04 90 49 56 78 ; en ligne : www.lemejan.com

 

 

7, 8, 9, 10, 14, 15, 16, 21, 22, 23 / 1

 

Le Centre de musique de chambre de Paris : de l'originalité !

 

 

Un nouvel espace de concerts vient de s'ouvrir dans la capitale, dans la prestigieuse salle Cortot de l'École normale de musique : le Centre de musique de chambre de Paris que dirige Jérôme Pernoo. La philosophie en est originale puisque pensée autour de plusieurs formes de concerts, dégagés des carcans habituels. Les concerts du soir (à 20H et 21H30), chacun d'une durée d'une heure, visent à présenter les grands chefs d'œuvre du répertoire de chambre, chaque œuvre étant précédée de courtes pièces pour en préparer l'audition. Ainsi en sera-t-il, pour le mois de janvier, d'une part, du Premier trio de Brahms pour violon, violoncelle et piano, joué par le trio Les Esprits, et d'autre part, du Sextuor « Souvenir de Florence» de Tchaikovski qu'interpréteront une brochette de jeunes musiciens. Ledit sextuor sera précédé  d'un extrait des Saisons pour piano, de deux Romances pour piano et chant de l'op. 38 et Pezzo Capriccioso pour violoncelle et piano. Par ailleurs, la série « Bach & Breakfast »- concert (gratuit) petit-déjeuner (payant) -, qui a cours le premier dimanche du mois, en l'occurrence le 10 janvier, à 10H30, permettra d'entendre la Cantate BWV 115 interprétée par l'Atelier baroque de l'École Normale de Musique, continuo et direction de Jérôme Pernoo et la Maitrise de Saint Christophe de Javel.  Viendront, en février, du 4 au 20, le 15 ème Quatuor de Beethoven op. 132, le Quintette « La Truite » de Schubert, et la Cantate BWV 68 de Bach... 

 

Salle Cortot, 78 rue Cardinet, 75017 Paris, du 7 au  23 janvier 2016, à 20H et 21H30, et le dimanche 10/1 à 10H30.

Réservations : en ligne :www/centredemusiquedechambredeparis.com

 

 

14, 15, 16, 19 / 1

 

Musique de chambre au TCE : du beau monde...

 


Julia Fischer & Igor Levit /DR

 

La prestigieuse salle parisienne de l'avenue Montaigne bruissera aussi d'autres  effluves de la musique de chambre avec l'intégrale des Sonates pour violon et piano de Beethoven et celle de l'œuvre pour piano de Ravel. Il n'est pas besoin de s'attarder sur l'importance dans la production beethovénienne des Sonates pour violon et piano, un monument de sublime beauté aux dix visages dont les deux plus célèbres, « Le Printemps » et « A Kreutzer », ne sauraient cacher la forêt des pages inouïes que cèlent toutes les autres pièces. Ces dix sonates seront interprétées, dans un ordre chronologique en trois séances, par un duo ad hoc qui promet le meilleur puisque réunissant Julia Fischer, un des plus fins archets féminins du moment, et le pianiste russe Igor Levit, un artiste encore peu connu ici, aussi brillant soliste que talentueux chambriste. Quant à la musique de piano de Ravel, une merveilleuse collection de pièces isolées (Pavane pour une infante défunte, Menuet sur le nom de Haydn...) ou de cycles (Gaspard de la nuit, Valses nobles et sentimentales, Le Tombeau de Couperin...), elle aura pour serviteur Bertrand Chamayou, une des grandes pointures du clavier de la jeune génération, qui commet le challenge de la donner en une seule soirée marathon. Du frisson en perspective.

 

Théâtre des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, 75008 Paris, les 14, 15, 16  janvier 2916 (Beethoven) et le 19/1 (Ravel), à 20H.

Réservations : Billetterie, 15 avenue Montaigne, 75008 Paris ; par tel : 01 49 52 50 50 ; en ligne : www.theatrechampselysees.fr

 

 

22, 29, 30 / 1

 

L'Ensemble vocal Aedes fête ses dix ans !

 

 

Pour célébrer ses 10 premiers printemps, l'Ensemble Aedes prépare une création scénique autour de chansons de Brel et de Barbara, intitulée « Léon et Léonie », dirigée par Mathieu Romano et mise en scène par Jean-Michel Fournereau.  « Tu sais, Ce n'est pas que tu sois parti qui m'importe. D'ailleurs tu n'es jamais parti. Ce n'est pas que tu ne chantes plus qui m'importe. D'ailleurs pour moi tu chantes encore … ». Ces quelques mots de Barbara dans sa « Lettre à Jacques Brel » en disent long sur l'admiration que vouait la dame brune au « Grand Jacques ». Une admiration partagée par Brel pour Barbara. Cet hommage à deux figures sacrées de la chanson française permettra d'entendre, dans des arrangements pour chœur a cappella, entre autres, de Jacques Brel, La quête (arr. Fabien Touchard), Les fenêtres (arr. Vincent Manac'h), L'amour est mort (arr. Fabien Touchard), Voir un ami pleurer (arr. Philip Lawson), Grand-Mère (arr. François Saint Yves), L'air de la bêtise (arr. Victor Jacob), Ne me quitte pas (arr. Christophe Looten), La valse à mille temps (arr. Julien Joubert), Le tango funèbre (arr. Manuel Peskine) ; et de Barbara, Hop-là (arr. Julien Joubert), Attendez que ma joie revienne (arr. Victor Jacob), L'aigle noir (arr. Philip Lawson), Dis, quand reviendras-tu (arr Manuel Peskine), La mort (arr. Manuel Peskine) ou Gauguin (arr. Aurélien Dumont).

 

Théâtre Impérial de Compiègne, le 22 janvier 2016, à 20H45

Réservations : 3, rue Othenin, 62000 Compiègne ; par tel : 03 44 40 17 10 ; en ligne : accueil@theatre-compiegne.com  ou  http://www.ensemble-aedes.fr/agenda/246

Théâtre d'Auxerre, les 29 (19H30) et 30 janvier 2016 (11H) 

Réservations : 54, rue Joubert, 89000 Auxerre ; par tel : 03 86 72 24 24 ; en ligne : accueil@auxerreletheatre.com ou   http://www.ensemble-aedes.fr/agenda/247 & http://www.ensemble-aedes.fr/agenda/258

Puis au Théâtre Anne de Bretagne de Vannes, le 17 mars 2016, à  20h30  – http://www.ensemble-aedes.fr/agenda/248

 

 

23, 25, 27, 29, 31 / 1 & 2, 4, 6 / 2

 

Lady Macbeth de Mzensk à l'Opéra de Lyon

 

 

Chef d'œuvre de l'opéra du XX ème siècle, Lady Macbeth de Mzensk est une pièce phare dans la vaste production de Chostakovitch. Inspirée du roman de Nikolai Liadov, l'œuvre est plus satirique que tragique, sauf sans doute au dernier acte qui atteint une dimension dramatique bouleversante. Le compositeur souligne lui-même avoir voulu « créer un opéra qui ait le caractère d'une satire dénonciatrice ». C'est dire si le comique et le grotesque y sont présents. Mais sa Lady est plus à plaindre qu'à blâmer et en deviendrait presque sympathique, à la différence de son  homologue verdienne. En tout cas la musique touche l'auditeur quels que soient ses ressorts. Pour cette nouvelle production, l'Opéra de Lyon a fait appel à l'un des metteurs en scène les plus doués du moment, Dmitri Tcherniakov dont on connait l'habileté à décortiquer le tréfonds des pièces les plus délicates, russes en particulier – on se souvient de Kitège à Barcelone. Pour lui, le personnage titre est une femme d'ailleurs, précipitée dans un univers étranger, accumulant frustrations et violence rentrée. Gageons que son regard sera sans concession. La direction est confiée au maestro  Kazushi Ono et la distribution se promet d'être à la hauteur de l'évènement.

 

Opéra de Lyon, les 23, 25, 27, 29 janvier 2016, 2, 4, 6 février à 20H et le 31/1 à 16H.

Réservations : billetterie, place de la Comédie, 69001 Lyon ; par tel: 04 69 85 54 54 ; en ligne : www.opera-lyon.com

 

 

4, 5, 7, 9, 10 / 2

 

L'Orfeo de Luigi Rossi à l'Opéra de Nancy

 

 

Deuxième pièce empruntant au mythe d'Orphée, programmée par l'Opéra de Nancy-Lorraine, l'Orfeo de Luigi Rossi (c. 1597-1653) est assurément une rareté. C'est au cardinal Mazarin que l'on doit la commande de cette première vision d'opéra, voulue comme spectaculaire dans ses machineries, dues au célèbre Giacomo Torelli, et par la première prestation des voix de castrats italiens et de leurs exploits vocaux. L'œuvre créée en 1647, sombra dans un long sommeil jusqu'à ce qu'elle soit retrouvée à Rome en 1888, par Romain Rolland. De nouveau tombée dans l'oubli, elle sera redécouverte dans les ansées 1980. Cette libre adaptation de l'histoire d'Orphée et d'Eurydice, que croisent d'autres intrigues secondaires, en particulier en la personne du berger Aristée, lui aussi amoureux de celle-ci, comme semble-t-il l'est également Pluton, est prétexte à moult rebondissements, pourtant enserrés dans trois actes seulement. Pour donner vie à cette « recréation scénique française », et dans le droit fil des précédentes explorations baroques nancéennes (Vénus et Adonis de Desmarest, Il Sant' Alessio de Landi, Artaserse de Vinci), on a fait appel à des spécialistes : Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion seront à la manœuvre, un gage d'excellence, ainsi qu'une distribution mêlant talents français et italiens. Quant à la mise en scène, signée de Jetske Mijnssen, une néerlandaise qui s'est déjà frottée à l'opéra aux côtés de Guy Joosten, Peter Konwitschny ou Harry Kupfer, avant de voler de ses propres ailes, elle s'inscrira « sur les pas d'un mythe », dans un monde contemporain.

 

Opéra de Nancy, les 4, 5, 9, 10 février 2016, à 20H, et le 7/2 à 15H.

Réservations : Billetterie, 1, rue Sainte-Catherine, 54000 Nancy ; par tel : 03 83 85 33 11 ; en ligne : www.opera-national-lorraine.fr

 

 

3 au 7 / 2

 

La Folle Journée vole elle aussi au secours de la planète...

 


 

La 22 ème édition de la Folle journée de Nantes sera consacrée au thème de la nature. Après celui de « la passion de l'âme et du cœur » qui avait enflammé celle de 2015, cette nouvelle thématique on ne peut plus universelle et fédératrice devrait embrasser bien des musiques. Comme le note René Martin, « on peut dire que la musique est véritablement née de la nature et que celle-ci n'a cessé d'inspirer les musiciens à travers les âges », depuis la Renaissance jusqu'à aujourd'hui, en Europe et partout dans le monde. Il n'est dès lors pas étonnant que les sous thématiques soient nombreuses. On pense aux saisons bien sûr, avec les œuvres éponymes de Charpentier, Vivaldi, Tchaikovski, Glazounov, mais aussi de Piazzolla ou de Phil Glass (The American four Seasons), voire de Max Richter qui a détricoté celles de Vivaldi. Sans parler du Sacre du printemps ou du Voyage d'hiver... Ou aux éléments, qui de Jean-Fery Rebel à Holst (Les Planètes), de Haendel (Water music) à Takemitsu (Orion) ont donné naissance à tant de pièces illustres qui déclinent également les fleuves (la Moldau), la tempête (illustrée par Wagner et son Vaisseau Fantôme, ou Sibelius ), ou le feu (Field : L'incendie par  l'orage). A la nuit encore (La notte de Vivaldi, La nuit transfigurée de Schönberg, Clair de lune de Debussy,  Ainsi la nuit de Dutilleux... ). Aux Paysages surtout, chantés par Schubert (Le pâtre sur le rocher), Schumann (Scènes de la forêt), Janacek (Dans les brumes) ou Richard Strauss dans sa Symphonie alpestre. Cela peut aussi être vu à travers les récits de voyage, comme dans le concerto pour piano ''l'Égyptien'' de Saint-Saëns, ou « Les Heures persanes » de Koechlin. Il est possible de réagir en recourant à la clé du bestiaire et là les titres sont innombrables, qui de « La truite » au « Carnaval des animaux », s'attardent sur les oiseaux. Messiaen n'en a-t-il pas  dressé le « catalogue ». Mais il sont aussi peints par Haydn (Quatuor « L'alouette ») comme par Vaughan Williams (The lark ascending) ou Respighi (I Ucelli)... Tout cela et bien d'autres choses à entendre embrassent tous les répertoires, du piano, de la musique de chambre, du symphonique, du vocal... C'est dire l'infinitude programmatique ! Mais rien ne résiste à l'immense entreprise musicale nantaise qui au long de ces quatre jours et demi, ne se donne pratiquement pas de limite, jouant dans une dizaine de salles à la fois à la Cité des congrès ou au « Lieu unique », tout proche, devant un public plus que généreux côté taux de fréquentation et débordement d'enthousiasme.

 


©Marc Roger

 

Quelques compositeurs seront mis à l'honneur comme Olivier Messiaen dont le thème de la nature inspire toute l'œuvre. Mais aussi Tōru Takemitsu qui l'a chantée lui aussi dans les pas du musicien français. Des projets singuliers émailleront également ces journées : le taïko japonais joué par un de ses meilleurs interprètes actuels, Eitetsu Hayashi, les chants de jardins persans, les chants d'oiseaux imités de Jean Boucault et Johnny Rasse, ou le projet « Time lapse » de Ezra et Francesco Tristano mêlant les genres pour un show vivant interactif et poétique. Les participants sont fort nombreux et on note à côté des piliers de la première heure (Anne Queffélec, Boris Berezovsky, Luis Fernando Perez, le Trio Wanderer, Sinfonia Varsovia, Pierre Hantai, Voce 8...) de nouveaux venus comme Nicolas Stavy, Nemanja Radulovic, Martin Grubinger, Hervé Niquet et son Concert Spirituel, Les Esprits animaux... Par ailleurs, les actions de médiation culturelle relaieront les concerts, en direction des publics jeunes ou éloignés des salles de concert.

 

Cité des congrès de Nantes, du 3 au 7 février 2016.

Réservations : billetterie à la Cité des congrès, le 9 janvier 2016, de 9H à 20H, le 10/1 de 13 à 19H, et à partir du 11/1, tous les jours de 13 à 19H (sf samedi et dimanche) ; en ligne : www.follejournée.fr (à partir du 9/1 à 9H, et paiement par carte bancaire uniquement) ; dans les Espaces culturels E. Leclerc Atlantis et Paridis, à partir du 11/1.

 

 

9 / 2

 

Nicolas Stavy joue la Sonate de Boris Tishchenko pour piano et cloches

 


Nicolas Stavy /DR

 

Le pianiste Nicolas Stavy se produira à la Salle Gaveau en compagnie du percussionniste Jean-Claude Gengembre dans un programme original qui mêle œuvres pour piano, transcriptions pour percussions et s'achève en duo sur la Sonate N°7 pour piano et cloches de Boris Tishchenko (1939-2010). « Il y a quelques années, j'ai découvert les sonates pour piano de Boris Tishchenko. J'ai été totalement sidéré par cette musique et plus particulièrement par l'une de ses sonates, qui comporte une partie de cloches. Le traitement du piano, très orchestral – accentué par l'intervention des cloches – est très personnel, dans la lignée des plus grands compositeurs russes : Chostakovitch bien sûr dont il fut sans doute l'élève favori, ce qui rend ce répertoire passionnant auprès d'un public mélomane comme d'un public moins connaisseur. Tout le programme de ce concert sera organisé autour de la thématique des cloches. » (Nicolas Stavy). On pourra entendre, en effet,  autour de cette sonate, le Prélude op. 3 n°2 et l'Étude tableau op. 39 N°9 de Rachmaninov, « Cloches à travers les feuilles » (extrait des Images) de Debussy, puis de Debussy/Gengembre : « Les cloches », de Liszt : « Les cloches de Rome », de Saint-Saëns/Gengembre : « Les cloches du soir », de Franck/Gengembre : « Les cloches du soir », et de Gengembre : "Fenêtres sur Égaré!" pour vibraphone, petites percussions et cloches tubulaires. 

 

Salle Gaveau, le 9 février 2016 à 20H30

Réservations : Billetterie, 45-47, rue La Boétie, 75008 Paris ; par tel : 01 49 53 05 07; en ligne : http://www.sallegaveau.com/la-saison/1039/stavy-gengembre

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

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PAROLES D'AUTEUR

 

Haut

La musique pour piano de Tōru Takemitsu

 

Parler de la musique pour piano de Tōru Takemitsu en quelques pages, voici un défi que nous avons aimé relever, même si de nombreux points, notamment les plus techniques, ont été écartés pour rester centrés sur le contexte historique, les influences, l'univers poétique du compositeur et l'étude du temps musical.

Le musicologue Per F. Broman pose d'emblée, dans son commentaire d'une intégrale des œuvres pour piano solo du compositeur Japonais, la question de la place qu'occupe cet instrument dans le catalogue du compositeur :

« La musique pour piano occupe une place importante dans l'œuvre de Takemitsu […]. On peut ainsi suivre le développement de son style grâce à sa musique pour piano et retracer, par exemple, l'évolution de son langage harmonique personnel ou de sa conscience du timbre. (1) ».

Son rapport avec cet instrument semble avoir été ininterrompu, son œuvre pour piano solo étant en quelque sorte diluée dans son catalogue :

 

Litany

Pause ininterrompue

Piano Distance 

For Away 

Les yeux clos 

Rain Tree Sketch 

Les yeux clos II 

Rain Tree Sketch II

1950/89

1952/59

1961

1973

1979

1982

1988

1992

 

Quant au piano en général, il y occupe une place encore plus importante, puisque de nombreuses œuvres concertantes y font appel, comme Arc, Asterism, Quatrain, Riverrun, Quotation of dreams. Il est également un partenaire privilégié en musique de chambre dans Distance de fée et Hika (violon et piano), Orion (violoncelle et piano), A bird came down the walk (alto et piano) ou encore Between Tides (violon, violoncelle et piano). C'est donc au total une vingtaine de pièces comportant un piano que contient le catalogue de Takemitsu !

 


DR

Il est difficile de comprendre la musique de Takemitsu en dehors de son contexte historique, celui du Japon de l'après Meiji et de l'après-guerre. Afin de comprendre comment le monde et les langages musicaux de l'Occident ont pénétré le Japon, et par là même influencé un musicien comme Takemitsu, nous proposons ici un résumé de leur introduction, d'abord aux XVIe et XVIIe siècles, puis au cours de l'ère du Meiji(2) et enfin de nos jours, à partir de l'un des chapitres de l'ouvrage de Pierre Landy, Musique du Japon(3) :

« Les premiers instruments de musique européens furent présentés à Nobunaga (1534-1582, premier " rassembleur " du Japon féodal) par les jésuites espagnols. Il se montra charmé d'un air de musique […] [joué] sur un clavecin d'Europe. […] L'ambassade à Rome des " fils des rois du Kyushu " (1582-1585) leur permet d'apprendre le luth, l'épinette, le hautbois […]. Ils rapporteront au Japon partitions de musique notée et instruments d'Italie dont on leur a fait cadeau à Rome. […]. Après la restauration de Meiji, et la fin de deux cent cinquante ans de l' " existence jardinière " du Japon clos, la construction de la musique traditionnelle va recevoir, comme un coup de boutoir, la nouvelle musique de l'occident(4) ».

Un tel phénomène est un bouleversement majeur pour une civilisation. Cependant, le Japon, dans son histoire ancienne, a déjà été confronté à l'arrivée et à la domination de la culture chinoise, qu'il a adoptée et assimilée.

En littérature, l'ère du Meiji apporte des changements, des incertitudes ; on ressent d'un côté un mélange de nostalgie pour une culture que certains trouvent en perdition et de l'autre une fascination pour les apports de la civilisation occidentale. Des écrivains comme Natsume Sôseki (1867-1916) illustrent bien cette dualité. Dans la préface de Je suis un chat, l'un des romans les plus célèbres de l'écrivain, Jean Cholley analyse finement cette ambiguïté, cette déchirure :

« L'adoption de modes de pensée et de vie étrangers souvent mal compris, enracinés de force dans un milieu souvent défavorable et faisant irruption parmi les apports d'une longue tradition en vase clos que les nécessités politiques du moment enseignent à mépriser ou à ignorer peut parfois inviter l'esprit à la découverte de nouvelles expériences ; la plupart du temps, elle [l'adoption] mène à la paresse, puis à l'indifférence intellectuelles. Les Japonais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe ont connu ce balancement entre la nécessité de s'initier tant bien que mal à l' " occidentalisme " et le besoin sans cesse renouvelé de revenir à leurs traditions pour y chercher quelques certitudes rassurantes. […](5) ».

La musique de l'occident va attiser la même curiosité, la même volonté d'assimilation. On sera peut-être surpris de voir par quel biais elle s'immiscera au sein de la culture japonaise :

« C'est, curieusement, parce que les musiques militaires de l'occident leur paraissaient un élément de la puissance moderne que les daimyos(6) japonais, à la veille de la restauration de Meiji, s'intéressent à la musique occidentale… à cause des clairons. […] De 1884 à 1889, trois musiques militaires sont constituées au Japon. Et, c'est grâce aux professionnels militaires de la musique occidentale que pénétreront en Occident les premières connaissances de la musique traditionnelle du Japon […]. Onze ans après, le Japon s'est […] voué aux méthodes et enseignements de l'occident, et le premier conservatoire de musique est fondé, en 1879, à Tôkyô. Les premiers élèves de musique occidentale seront justement, vers 1870, les " gakunin ", musiciens traditionnels de l'Empereur, qui seront les premiers à composer des " hoiku shogaê ", chants éducatifs de style occidental mais de modèle national. A partir de 1878 l'enseignement scolaire musical se fait entièrement à l'occidentale (notation, histoire, harmonie, composition, chant…)(7) ».

D'abord issues de la politique volontariste du Meiji, les productions musicales japonaises occidentalisantes ont trouvé, tout au long du XXe siècle, une vraie personnalité, un style propre. La musique de Takemitsu en est l'un des exemples les plus marquant. Elle doit cependant cette forme d'aboutissement aux recherches parfois hasardeuses, ou décalées, de ses prédécesseurs. Beaucoup d'entre eux ont d'ailleurs été plutôt des pédagogues, des vecteurs de la pensée du maître occidental avec lequel ils ont étudié.

La première génération de compositeurs japonais a ainsi vu naître des pièces dont le style rappelle celui de Beethoven, et d'autres dont l'écriture présente des  réminiscences debussystes.

 

 Contexte de la jeunesse de Takemitsu : l'après 1945 :

Il nous semble également pertinent de faire rapidement le point sur le Japon de l'après guerre afin de mieux cerner l'esprit et la volonté qui animaient les jeunes japonais à cette époque, et par là même le jeune Takemitsu. Alain Poirier, dans son ouvrage sur Takemitsu, analyse ainsi la situation :

« Lorsque le Japon est contraint à la capitulation en 1945, après les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, l'occupation américaine (qui se relâchera dès 1949), exerçant un contrôle sévère de l'économie, implante massivement sa propre " way of life(8) ". Commence alors la seconde adaptation – désormais irréversible – du Japon à l'économie mondiale et à une occidentalisation forcenée. Au nationalisme farouche des années de la seconde guerre mondiale – le gouvernement japonais avait interdit toute musique " étrangère " sur son territoire – succédera la diffusion massive et l'accentuation de la culture occidentale. […](9) ».

Il continue ainsi, à propos de la jeune génération :

« au sortir de la guerre [la jeune génération] sera brusquement confrontée aux contraires, passant en peu de temps de la musique japonaise officielle […], à la découverte non moins brutale de la production occidentale contemporaine, qu'il s'agisse de la musique savante ou du répertoire des chansons à la mode. C'est de cette situation particulière que naît la curiosité quasi boulimique des jeunes compositeurs qui absorberont avec une rapidité exceptionnelle l'ensemble des mouvements et tendances qui marquent la musique occidentale : du dodécaphonisme de l'École de Vienne au sérialisme et à la musique concrète et électronique, et des procédés d'indétermination de la forme ouverte aux musiques graphiques. (10)»

La musique pour piano de Takemitsu s'inscrit donc dans ce contexte, et elle est d'ailleurs significative de ces différentes assimilations, de ces appropriations successives liées à l'introduction de la musique savante occidentale dans son pays. Nous pourrons ainsi observer des pièces dont le style et le langage seront proches de Messiaen, surtout dans la dernière période du compositeur japonais (comme Rain Tree Sketch I et II), de Webern (Pause Ininterrompue, Piano distance), ou encore de Berg (Litany).

 

 L'héritage du et des musiques traditionnelles :

Takemitsu a passé toute son enfance au contact de la musique traditionnelle, sans pour autant l'avoir personnellement étudié : son père jouait du shakuashi (flûte en bambou), et sa tante était professeur de koto (instrument à 13 cordes, sorte de cithare). Après avoir, dans un premier temps, rejeté cet héritage, notamment parce la musique de son pays lui rappelait les années de guerre, le compositeur redécouvre et étudie la tradition musicale japonaise à partir des années cinquante :

« […] quand j'ai décidé de devenir compositeur, je ne connaissais rien de ma propre tradition musicale. Je détestais tout ce qui avait un lien avec le Japon à cette époque à cause de mon expérience durant la guerre. Je voulais réellement devenir un compositeur qui écrivait de la musique occidentale, mais après avoir étudié la musique occidentale pendant dix ans, j'ai découvert par chance mes propres traditions japonaises. À cette époque j'étais passionné par les compositeurs de "l'école de Vienne", et par chance j'ai entendu la musique du Bunraku Puppet Theater. [...] Je pris conscience soudain que j'étais japonais et que je devais d'étudier ma propre tradition. Donc j'ai commencé à apprendre le Biwa. J'ai étudié avec un grand maître pendant deux ans et pris nos traditions très au sérieux(11) ».

Il emprunte d'autre part également certains concepts propres à l'esthétique et la musique du théâtre :

« […] je considère que, en occident, le temps est rationalisé, linéaire, alors qu'il est de nature cyclique en orient. Mon but demeure d'instaurer un silence aussi dense que le son, tel le "ma", dans le théâtre Nô, où ce qui est important c'est ce qui existe entre deux sons de percussions, ce silence qui porte toute la tension, l'expression(12) ».

Nous reviendrons plus loin, et à plusieurs reprises sur le concept de Ma, mot intraduisible qui évoque l'atmosphère impalpable entre deux sons, ou encore la répercussion de la vibration dans le silence. Il semble, si l'on reformule les propos de Takemitsu reportés ci-dessus, que la musique traditionnelle japonaise – comme bien d'autres musiques extra-européennes d'ailleurs – ignore la narration, l'enchaînement logique des motifs à l'occidental, au profit, entre autres, du timbre ou du présent. La nature de sa fonctionnalité est peut-être à rechercher dans le domaine de la spiritualité :

« [Les récitatifs du Nô], ses danses et sa musique visent à susciter l'émotion par leur conjonction, au service d'un symbolisme esthétique, principalement exprimé par de lents gestes conventionnels, des attitudes contenues, un chant descriptif et déclamé à l'imitation de la cantillation bouddhique(13) ».

Le compositeur japonais a certainement dû se demander comment alors tirer profit des qualités de timbres et de couleurs instrumentales que l'on retrouve dans l'orchestre du ou encore du gagaku. L'idée lui est alors venue, progressivement, d'intégrer à ses compositions des instruments traditionnels, comme le shakuashi (flûte traversière en bambou), le shô (orgue à bouche) ou encore le biwa (luth japonais à quatre cordes, dont la plus aiguë est doublée d'une corde de résonance par sympathie) et même de les associer à des instruments occidentaux comme dans November Steps (1967), où il provoque une confrontation entre deux solistes qui jouent des instruments traditionnels (biwa et shakuashi) et un orchestre disposé en deux blocs.

Retrouver dans la musique pour piano des traces de cette influence semble une entreprise complexe, bien qu'il soit possible de relever dans le premier mouvement de Litany ainsi que dans Romance, une pièce de jeunesse dédiée à son professeur Kiyose, des traces d'une échelle modale dérivée du pentatonisme. En effet, les techniques propres aux instruments traditionnels du japon, décrites par Akira TAMBA, à l'instar des « vibratos irréguliers », « la gravité des timbres », « les bruits de souffle » ou les « attaques glissantes par en dessous » (14), se prêtent difficilement aux instruments occidentaux à clavier, dont les hauteurs sont fixes, et dont les possibilités de modifications du son une fois l'attaque produite sont inexistantes.  Par contre, il est possible de recourir à des modes de jeu directement dans les cordes, ce que Takemitsu fait dans une pièce comme Rain Spell (1982, pour piano, flûte, marimba, clarinette et harpe) où il utilise le pizzicato (« pizz. » sur la partition) et la possibilité de poser le doigt sur la corde (« mute ») pour en modifier la résonance. La notice de cette pièce laisse penser par ailleurs que les nombreux procédés utilisés aux autres instruments (comme l'accord en quart de tons de la harpe, les sons harmoniques à la flûte et la clarinette), découlent, tout comme ceux de la musique traditionnelle, en partie d'une volonté de jouer sur la nature des attaques et sur le timbre. 

Takemitsu se nourrit donc des nombreuses caractéristiques de la musique traditionnelle, que ce soit en incluant des instruments japonais à des œuvres contemporaines, ou encore en s'inspirant de leurs techniques de jeu pour les réemployer dans un autre contexte. Mais, plus encore, il a en extrait l'essence esthétique, pour l'intégrer dans ses œuvres. Cette féconde découverte se double d'une profonde admiration pour la musique de Debussy et de Messiaen, qui furent eux-mêmes fortement impressionnés par les musiques et les cultures de l'Orient.

Les pièces pour piano de Takemitsu sont par conséquent à situer dans la prolongation de cet échange mutuel, contenant déjà en germe une forme d'universalisme auquel le compositeur japonais aspirera plus tard. C'est ainsi qu'il affirme, dans une lettre envoyée au pianiste Peter Serkin, vouloir « posséder le corps d'une baleine et nager dans un océan qui n'a ni Ouest ni Est(15) ».

 

 
Shakuashi

  La découverte de Debussy et Messiaen et sa conséquence :

Per F. Broman, rappelle ainsi, dans son commentaire de l'une des intégrales de la musique pour piano de Takemitsu, certains propos du compositeur à ce sujet :

 « [Takemitsu] déclara franchement que sa musique est très influencée par la tradition japonaise, surtout par la couleur, l'étendue et la forme du jardin japonais. Elle est en même temps très influencée par Messiaen, Debussy et Schönberg – peut-être encore plus que par le jardin japonais. Messiaen et Debussy sont probablement les deux compositeurs qui produisirent en tout cas l'effet le plus remarquable sur sa musique pour piano…(16)».

De Messiaen, Takemitsu a retenu les modes à transpositions limitées, et notamment les deux premiers. Mais, selon Ziad Kreidy :

 « L'influence de Messiaen s'exerce moins dans la dimension syntaxique et rigoureuse, typique de son langage musical, que dans la substance spirituelle du son(17) ».

 C'est plus sur le plan spirituel, voire mystique que l'on peut rapprocher les deux hommes. L'un et l'autre ont également en commun l'héritage de Debussy, doublé d'une profonde admiration pour celui-ci. C'est d'ailleurs chez ce dernier, à l'aide d'un nombre limité d'exemples, que nous allons rechercher les éléments stylistiques qui ont pu inspirer le compositeur japonais. Ainsi, l'exploration des différentes facettes du langage de l'auteur de Pelléas et Mélisande mettra en évidence, à l'instar d'un prisme, les principaux apports de l'œuvre de Debussy dans celui de Takemitsu.

En premier lieu, l'organisation du temps musical ainsi que de nombreux procédés stylistiques propres à Debussy ont très certainement déteint sur les œuvres du compositeur japonais. Sans vouloir empiéter sur le chapitre qui est consacré au temps musical, nous allons nous attacher ici à relever chez Debussy des éléments qui ont pu participer à l'élaboration du style de Takemitsu. Jean-Yves Tadié, dans un essai sur Debussy, propose ainsi plusieurs pistes pour définir l'esthétique du compositeur français :

« Premier principe : Debussy n'est pas de ceux qui déclarent qu'ils sont venus trop tard dans un monde trop vieux. […] Deuxième principe : tout doit être dit brièvement, sans développement. […] Troisième principe : ne pas se répéter, ne pas " se recommencer ", ni copier ceux qui vous ont précédé. […] Quatrième principe : laisser parler son moi profond. Au prix d'une maturation lente, en ne cultivant que " le jardin de nos instincts "(18) ».

Voici des éléments stylistiques que l'on pourrait appliquer sans mal aux œuvres pour piano de Takemitsu !

Le premier principe énoncé par Tadié s'applique malgré lui au maître japonais puisque ce dernier n'a eu au début que de brefs contacts avec l'histoire de la musique occidentale – sa première rencontre avec celle-ci datant de la fin de la deuxième guerre mondiale. De ce terrain exempt d'a priori ou de complexes a pu germer une imagination foisonnante, sans cesse renouvelée et alimentée par une curiosité envers cette nouvelle musique venue de l'occident, et par un désir ardent de créer son propre langage :

« Lorsque les Américains sont arrivés au Japon, Takemitsu a écouté frénétiquement la radio et fréquenté les salles de cinéma où l'on projetait des films de réalisateurs américains […]. [La culture américaine] exerçait un tel attrait que Takemitsu s'est pleinement consacré à la découverte de ce " nouveau monde "(19) ».

Quant au deuxième principe proposé par Tadié, il se retrouve également chez le compositeur japonais. D'abord, le nombre de ses œuvres pour piano est relativement limité (huit, si nous laissons de côté les deux pièces pédagogiques et Romance, une pièce de jeunesse non inscrite au catalogue), et leur longueur n'excède jamais les dix minutes  (la plus longue étant, toutes interprétations confondues, Les yeux clos II, qui dure entre huit et neuf minutes). Nous devons cependant relativiser cette comparaison étant donné la richesse du catalogue général des œuvres de Takemitsu : le nombre restreint de pièces pour piano pourrait s'expliquer autrement, notamment par la difficulté de l'écriture pour cet instrument seul, ou la volonté d'y apporter de la nouveauté (ce qui rejoindrait la vision de Tadié).

Ensuite la volonté de ne pas développer ni répéter, de laisser les sons et les formes évoluer librement – ou du moins le faire croire à l'auditeur – est un des points cruciaux du style des deux compositeurs. Chez Debussy, l'absence de répétition s'entend plus largement : il reprend souvent certains éléments deux fois, mais ce sont des éléments courts – comme une mesure – et non des sections entières. Lorsqu'il y a réexposition d'une partie, Debussy s'arrange pour la synthétiser, ou pour la varier de manière à simuler aux yeux de l'auditeur la nouveauté.

Enfin, la quatrième et dernière proposition de Tadié, « laisser parler son moi profond », et « cultiver le jardin de nos instincts », nous permettra de conclure cette comparaison entre les styles de Debussy et de Takemitsu. L'un et l'autre cultivent le goût de l'insaisissable et de l'ellipse. Que sait-on du passé de Mélisande, dans le drame lyrique du compositeur français ? Que cherche à nous dire Takemitsu dans les nombreux silences disséminés dans ses œuvres pour piano ? C'est justement à chacun de s'interroger, de chercher en soi les réponses, s'il y en a, aux mystères contenus dans les partitions des deux compositeurs. Chez le japonais, ce phénomène est associé à la notion de Ma. Ziad Kreidy, dans son ouvrage consacré à Takemitsu, propose une définition très complète de ce concept absolument fondamental pour comprendre et vivre pleinement cette musique :

« Le concept de ma, très cher à Takemitsu, est capital dans la perception japonaise du temps et de l'espace. […] Concept plus mystique qu'empirique, en même temps phénomène vivant, ma prend précisément toute sa valeur dans l'évolution de l'œuvre musicale. Il fait référence à l'espace entre chaque événement ainsi qu'au déroulement expressif de chacun de ces événements. Il indique aussi le silence qui voit la phrase musicale naître, s'éteindre et disparaître dans un passé encore présent pour devenir la prochaine phrase. Le ma est esthétiquement exprimé par le contenu musical, c'est à dire ressenti par l'instrumentiste et transmis à l'auditeur. […] Est associée au ma la fluidité entre le son et le silence, caractère perpétuel qui façonne la musique de Takemitsu. Le processus musical, entre son et silence, devient mouvement continu. Le silence, sorte de vide, est ainsi plein, chargé de sens, bien que non spécifié concrètement(20) ».

Pour finir, au-delà de toutes ces analogies et de ces correspondances entre les mondes des deux compositeurs, il en est une qui dépasse en proportion toutes les autres, c'est le lien qu'entretiennent les deux hommes avec la nature. C'est à notre sens cette vision qui subsiste chez Takemitsu, où de nombreuses œuvres ont un rapport plus ou moins direct avec la nature, ne serait-ce que par leur titre. Les mots de Tadié à propos de Debussy et la nature pourraient être invoqués au sujet du maître japonais :

« De la contemplation de la nature jaillirait la composition musicale, avec le décalage de la mémoire et du souvenir(21) ».

Nous allons justement nous attacher maintenant à comprendre le sens de cet attachement.

 

 Le rapport à la nature :

Takemitsu a régulièrement revendiqué dans ses écrits son attachement à la nature et évoque à de nombreuses reprises dans ses titres certains des quatre éléments comme l'eau et le vent : Toward the Sea, And then I knew 'twas wind, Rain Tree, Autumn (Vers la mer, Et je sus que c'était le vent, L'arbre à pluie, Automne). Pour lui, son art - et l'art en général - tire sa source de la nature. Nous remarquons d'ailleurs à quel point celle-ci est présente et vénérée dans l'univers japonais, que ce soit dans les films de Kurosawa – nous pensons à Dersou Ouzala(22) – ou dans les nombreux dessins animés produits dans les vingt dernières décennies. Cet immense respect envers la nature trouve probablement sa source dans le Shintoïsme, forme de religion caractérisée notamment par le culte de divinités – les Kami – représentant des forces naturelles, et par le culte des ancêtres, ainsi que celui de l'empereur. Tout comme Debussy, il a souvent cherché à exprimer des sensations, des impressions ressenties face à ces éléments, mais sans velléités d'imitation ni de description :

« Même si je réfléchis constamment au rapport de la musique à la nature, la musique n'a pas pour moi vocation à décrire des paysages. Bien qu'il soit vrai que je sois parfois influencé par des paysages dépourvus de vie humaine, et que cela puisse contribuer à mes propres compositions, je ne peux pas dans un même temps oublier le côté faste et sordide de l'existence humaine. Je ne peux pas concevoir que la nature et les hommes soient comme des éléments opposés, mais préfère souligner qu'ils vivent en harmonie, dans ce que j'aime appeler l'état naturel(23) »

Laurence Binyon, dans son Introduction à la peinture de la Chine et du Japon, développe plusieurs arguments intéressants pour éclairer le sens des rapports de l'homme avec la nature, et justifier la prédominance des paysages, et des fleurs en particulier, dans les arts picturaux chinois et japonais :

« C'est un esprit bien différent qui anime les paysages de l'Asie. Nous ne sentons pas dans ces peintures que l'artiste représente quelque chose d'extérieur à lui-même […] les souffles de l'air sont devenus ses désirs mêmes, et les nuages ses pensées errantes ; les cimes des montagnes sont ses aspirations solitaires, et les torrents ses énergies déchaînées. Les fleurs […] semblent révéler le mystère de son cœur d'homme. […] Ce n'est point le milieu terrestre de l'homme […] qui inspire l'artiste ; mais l'univers, dans toute sa plénitude et sa liberté, devient son foyer spirituel(24) ».

Parler de la nature, l'évoquer ou la suggérer, ne peut s'imaginer que dans un laps de temps donné. La temporalité intervient forcément dans la perception que l'on a d'un paysage. Saisir l'instant, tel pourrait être le mot d'ordre des peintres d'estampes, ou encore des poètes versés dans l'art des Haïkus « ravissement soudain dans l'imprévisible(25) » . Dans l'introduction de l'Anthologie du poème court japonais, Corinne Atlan et Zéno Bianu interrogent ce mystère de l'instant, s'émerveillent de l'univers qui s'ouvre et se transforme le temps d'un souffle :

« […] Le haïku tremble et scintille alors comme un instant-poème, une étincelle jaillie de la confrontation permanente entre le présent et l'éternité, un minuscule aérolithe de modestie à l'échelle du cosmos. Il suspend, comme en se jouant, la raison discursive qui nous tient lieu de béquille avec une ambition souveraine : dire la réalité telle qu'elle est, tracer le territoire d'un aiguisement apaisé des formes et des sensations(26) ».

Le haïku est éphémère, il n'existe que le temps d'un souffle : n'est-ce pas aussi le destin d'un son, d'un accord, d'une esquisse de mélodie dans la musique de Takemitsu ? Ne disait-t-il pas, d'ailleurs, qu'il préférait laisser les sons se développer, vivre et mourir par eux-mêmes ? Certaines pièces pour piano, comme Pause Ininterrompue, avec ses trois mouvements extrêmement succincts et suggestifs, ou encore Piano Distance, peuvent êtres considérés comme une transposition du genre de l'haïku dans le domaine musical.

 


Estampe de Hokusai : Iris et sauterelles / DR

Pour un compositeur comme Takemitsu, les phénomènes de celles-ci sont en tout cas des sources d'inspiration, et par là même d'introspection inépuisables. Cette posture philosophique rappelle celle des maîtres japonais de l'estampe comme Hokusai (1760-1849) ou Hiroshige (1797-1858). Le premier d'entre eux doit sa célébrité aux Trente-six vues du mont Fuji, série d'estampes de 1828 qui montre la montagne sacrée sous de nombreux aspects, jouant sur la variation des saisons, l'intensité de la lumière, la teinte du ciel, préfigurant ainsi le mouvement impressionniste européen de la seconde moitié du XIXe. Il semble d'ailleurs que Monet possédait chez lui des estampes d'Hokusai. Le second, Hiroshige, s'est distingué par de nombreux paysages et également par une série très impressionnante, les Cent vues d'Edo.

Cet attachement au paysage est donc ancré au plus profond de la tradition japonaise, notamment dans la littérature, où l'on trouve de nombreuses et merveilleuses descriptions de paysages. Il est parfois étonnant de voir la précision avec laquelle sont décrits les arbres, les fleurs, les couleurs et les formes. Nous supposons que, pour Takemitsu, chaque paysage est aussi « un état de l'âme(27)».

Enfin, nous voudrions souligner à quel point les réalisations des maîtres japonais de l'estampe ont eu un impact sur les peintres français de la deuxième moitié du XIXe. Plus largement, le japonisme alors en vogue à cette période a fortement influencé les autres artistes, à l'image de l'écrivain Pierre Loti dans Madame Chrysanthème publié en 1887. Debussy lui-même possédait, semble-il, une estampe qui lui a inspiré la dernière des Images pour piano, Poissons d'or. L'exposition universelle de 1889 sera aussi le lieu de la découverte des gamelans javanais. Plus tard, le fort intérêt de Takemitsu pour le compositeur des Estampes pour piano sera, pour Alain Poirier, une forme de « fécondation réciproque(28) ».

 

 La nature et le subconscient, un éclairage en évoquant Bachelard :

Comme nous l'avons dit précédemment, beaucoup de titres de pièces de Takemitsu font référence à l'eau, tels que Toward the Sea (Vers la mer, pour flûte en sol et harpe, ou flûte et guitare ou encore flûte, harpe et orchestre à cordes), I hear the water dreaming (J'entends l'eau rêver, pour flûte et orchestre), Rain Tree Sketch

Il ne s'agit pas de décrire musicalement le mouvement de l'eau (ou de l'air), mais bien d'évoquer la sensation, l'émotion ressentie face à sa contemplation. Les rêveries que suscite l'eau sont puissantes, car elles se nourrissent d'éléments culturels et éveillent en nous des images et des sensations enfouies. Nous avons en effet, tous, avant d'émerger du ventre de notre mère, baigné dans le liquide nourricier et se plonger dans l'élément aquatique peut ainsi inconsciemment évoquer la matrice maternelle. Fin observateur de notre subconscient, et pétri de culture psychanalytique, Bachelard souligne à ce propos que

« c'est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières. Ces premières images matérielles sont dynamiques, actives ; elles sont liées à des volontés simples, étonnamment grossières […](29)»

Comment alors situer Takemitsu, dans la dualité (mise en relief par Bachelard) entre l'eau dormante, profonde et l'eau claire et ruisselante ? Il semble que ce qui intéresse Takemitsu dans l'eau, ce n'est peut-être pas le jaillissement, magnifiquement exprimé par Ravel dans Jeux d'eau (1901), ou le ruissellement paisible des Jeux d'eau à la Villa d'Este de Liszt. Nous n'entendons pas la fraîche et claire chanson de la rivière, nous n'entendons pas chanter le ruisseau. L'image du mouvement de l'eau est en effet, chez Takemitsu, inégale, lente, plus proche de la goutte et de l'irisation. Ce qui plaît à Takemitsu dans l'imaginaire provoqué, déclenché par l'élément aquatique, c'est plutôt sa tendance à inciter au rêve et à la méditation. La mer, d'après lui, est un domaine spirituel, une métaphore naturelle de l'infini. Il cite d'ailleurs à propos de Toward the Sea un passage de Moby Dick de Herman Melville, qui a inspiré cette œuvre :

« […] que le plus distrait des hommes soit plongé dans ses rêveries les plus profondes […] et il vous conduira infailliblement vers l'eau. […] Oui, comme chacun le sait, la méditation et l'eau sont intimement liées».

Takemitsu fut également fasciné par La mer de Debussy, à tel point qu'il en fit de nombreuses citations dans Quotation of dreams (Citations de rêves, 1991, pour orchestre). Selon nous, de telles citations ont pour objectif de susciter un rêve dans le rêve, de donner à son œuvre une profondeur similaire à celle de la mer qu'il évoque, à l'instar de la mise en abîme que constitue le théâtre dans le théâtre. Quant à Bachelard, que son passé n'a pas rapproché de la mer, mais plus des eaux dormantes, il retrouve, devant celles-ci :

« […] une mélancolie très spéciale qui a la couleur d'une mare dans une forêt humide, une mélancolie sans oppression, songeuse, lente, calme […], [il ajoute que] un détail infime de la vie des eaux devient souvent pour moi un symbole psychologique essentiel. Ainsi, l'odeur de la menthe aquatique appelle en moi une sorte de correspondance ontologique qui me fait croire que la vie est un simple arôme, […] que la plante du ruisseau doit émettre l'âme de l'eau(30) ».

Alain Poirier fait également le rapprochement entre le rapport à l'eau du compositeur et certains écrits de Bachelard :

« […] il n'est pas étonnant que Takemitsu se soit également intéressé aux écrits de Bachelard, notamment " L'eau et les rêves " et " l'air et les songes " […], où le philosophe démontre que l'imagination est la faculté de former des images qui dépassent la réalité. Le discours sur le pouvoir fécondateur de l'eau n'a pas échappé à Takemitsu pour qui l'élément liquide sous toutes ses formes, des eaux dormantes à la mer, en passant par les phénomènes naturels, est une composante essentielle de son univers musical(31)».

L'idée de l'eau dormante évoque par ailleurs une autre face de l'œuvre de Ravel, plus sombre, au travers de la première pièce de Gaspard de la nuit, pour piano, Ondine. La poésie fantastique inspiratrice de la pièce, due à Aloysius Bertrand, fait remonter les images de la noyade, associe l'eau du lac endormi, et son Ondine, à l'idée de la mort. D'après Bachelard, toujours :

 «L'eau est une invitation à mourir ; elle est une invitation à une mort spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges matériels élémentaires(32) ».

L'eau est également présente à travers l'image du « rain tree », l'arbre à pluie, évoqué dans Rain Tree Sketche I, Rain Tree Sketche I pour piano, ou encore Rain Tree pour trois percussionnistes. L'arbre à pluie a la particularité de recueillir l'eau de pluie dans ses feuilles, et, bien après que la pluie ait cessé, de la laisser dégoutter lentement. Cet arbre dont les caractéristiques naturelles suscitent des images très poétiques, a inspiré l'écrivain Kenzaburo dans un livre, Women listening to the "rain tree"(33), paru en 1982.

L'association de l'image de l'arbre à celle de la pluie crée un nouveau champ pour l'imaginaire matériel :

« La rêverie végétale est la plus lente, la plus reposée, la plus reposante. […] Le végétal tient fidèlement les souvenirs des rêveries heureuses. À chaque printemps il les fait renaître(34) ». 

Nous percevons les deux pièces pour piano inspirées du rain tree comme des pièces apaisées mais il se peut que notre jugement esthétique ait été influencé par la thèse de Bachelard sur la rêverie végétale. Ce qui est frappant dans Rain tree sketch, c'est l'idée de mouvement circulaire, de tournoiement. C'est une des pièces les plus rythmiques de Takemitsu, dans le sens où le rythme est perçu en tant que force génératrice de premier plan. Les valeurs sont plus intelligibles, et non pas dissimulées ou superposées comme elles peuvent l'être dans Les yeux clos(35). Cette idée de mouvement, ainsi qu'une utilisation très limitée du registre grave, nous renvoie alors à l'idée de l'air, et comment, justement, ne pas chercher à trouver des correspondances entre l'air, l'arbre et l'eau ? La multiplicité des éléments évoqués augmente alors encore un peu plus l'excitation de l'imaginaire. C'est ce qui explique peut-être la récurrence de l'arbre à pluie dans les titres de l'œuvre du compositeur japonais.

Un autre élément cher à Takemitsu est le vent. Il n'est pas étonnant que l'un des instruments de prédilection du compositeur soit la flûte. Par sa simplicité élémentaire, elle se rapproche le plus du monde impalpable de l'air. Là encore, de nombreuses productions y font référence : And Then I Knew 'twas Wind (Et là j'ai su que c'était le vent, pour flûte, alto et harpe), Air pour flûte, ou encore How slow the wind (Si lent le vent, pour orchestre, 1991). Cette dernière pièce fait d'ailleurs également référence au titre d'un poème d'Emily Dickinson, écrit en 1883. Au-delà du vent, et de l'imagerie un peu conventionnelle qu'il peut parfois engendrer, c'est plus l'idée de l'air, de sa matière (ou son immatérialité plutôt) qui inspire Takemitsu. En cela, les rêveries de l'air et de l'eau se rapprochent, se complètent, dans le sens ou l'air et l'eau présentent la caractéristique d'être impalpables, liquides. Bachelard explique page 11, pour introduire son essai L'air et les songes, que « Le psychisme aérien projette l'être entier », il précise également :

« Quand on va si loin, si haut, on se reconnaît bien en état d'imagination ouverte. L'imagination, tout entière, avide de réalités d'atmosphère, double chaque impression d'une image nouvelle(36) ».

Cette idée d'imagination ouverte se double aussi d'un phénomène ascensionnel et d'une notion de liberté. Le philosophe nous met cependant en garde, page 14, devant « une adhésion trop prompte aux leçons de l'air libre, du mouvement aérien libérateur ». Malgré tout, Takemitsu a laissé le soin à un instrument seul, monodique – la flûte – d'exprimer cette liberté, notamment dans la pièce Air (pour flûte seule), qui est d'ailleurs l'une de ses dernières productions.

C'est donc dans les émotions et les sensations ressenties lors de la contemplation de la nature que Takemitsu tire, à l'instar de Debussy ou Messiaen, une partie de son inspiration. Nous pensons également, en dehors de cette nature sauvage, fascinante et primitive, à une nature domestiquée qui à pour vocation, par l'intermédiaire du jardin japonais, à contenir le macrocosme de l'univers dans le microcosme du jardin.

 


Olivier Messiaen collectant des chants d'oiseaux / DR

 

 Le temps musical chez Takemitsu :

L'aspect si envoûtant et particulier de la musique de Takemitsu, et plus particulièrement celle pour piano qui nous préoccupe, se trouve intimement lié sa conception originale et personnelle du temps musical :

« Dans ma musique il n'y a pas de développement constant comme dans la sonate ; à la place apparaissent des paysages musicaux imaginaires. Un simple élément n'est jamais mis en valeur avec le développement […]. L'auditeur n'a pas besoin de comprendre les différentes opérations examinées ici. […] Ma musique est composée comme si les fragments étaient organisés ensemble sans structure, comme dans les rêves. Vous allez vers un endroit lointain et soudain vous vous retrouvez à la maison sans avoir remarqué le retour(37) ».

Cette absence de lien de cause à effet, cette démarche opposée au temps occidental qui est non réversible et linéaire prend racine en premier lieu dans la tradition shintoïste japonaise orientale, selon Ziad Kreidy :

« Dans la tradition japonaise, ce n'est pas une divinité qui gouverne l'univers, mais le temps. Selon la mythologie shintoïste, le monde n'est pas né, n'a pas été crée, il est devenu. Fondamentalement fluide et dynamique, le temps japonais est un processus de continuité naturelle. Il suit les mouvements de l'évolution de la nature en s'adaptant aux différences entre acteurs, musiciens, phrases musicales, plantes, paroles, gestes… Il est saisi dans son essence au cours de son mouvement. Les événements de la vie s'enchaînent les uns aux autres sans heurts ni coupures. Chacun d'eux, tout en possédant sa propre temporalité, découle du précédent pour engendrer le suivant et s'y insérer (38)».

L'un des éléments les plus structurants de la musique étant la pulsation, il n'est pas étonnant que Takemitsu ait cherché, au travers un traitement particulier du rythme, à masquer celle-ci.

On peut par ailleurs se demander, comment concilier, d'une part, la grande liberté et l'impression de temps flottant(39) voulue par Takemitsu avec, d'autre part, les contraintes de l'écriture savante occidentale du rythme ? De nombreuses innovations, voire de nouvelles formes de notations –  dues à la nécessité de rendre lisible et jouable la partition – ont vu le jour au cours du XXe siècle, et le compositeur japonais a su en extraire l'essentiel.

Ainsi, dès le deuxième mouvement de sa première pièce pour piano, Litany (1950/révision 1989), il supprime les indications de mesures. Les barres de mesures sont placées irrégulièrement, selon des critères de phrasé, des cellules mélodiques ou encore selon la logique harmonique. Le nombre de valeurs varie ainsi selon les mesures. Il paraît probable que Takemitsu ait été fortement marqué par Messiaen en ce qui concerne le rythme. Le système de la valeur ajoutée, omniprésente chez le compositeur français, est un des fondements de l'écriture rythmique de Takemitsu(40). Celui-ci connaissait déjà, à cette époque, la musique de Messiaen au travers des Préludes pour piano qu'il appréciait beaucoup. Nous pensons qu'il a dû aussi avoir connaissance des Vingts Regards sur l'enfant Jésus (1944), et des apports alors conséquents de cette œuvre au répertoire du piano.

Dans sa deuxième pièce pour piano Pause Ininterrompue, Takemitsu synthétise, au travers l'écriture de chacun des trois mouvements, différentes formes de notations. Dans le premier, la barre de mesure est remplacée par des pointillés, sûrement destinés à donner des repères à l'interprète. Le compositeur utilise systématiquement les valeurs ajoutées, peut-être dans le but de donner l'impression d'un discours hésitant, improvisé, comme le semblant de conversation évoqué dans le titre du mouvement «…and as if to converse with ». Dans le second mouvement, Takemitsu demande à l'interprète que chaque mesure dure trois secondes. L'instrumentiste est ainsi plus libre d'exécuter les rythmes, mais dans un cadre strict. Selon nous, il s'agit plus d'une aide pour l'interprète qu'un retour de la pulsation. Enfin, dans le troisième mouvement, l'indication de mesure est rétablie, mais dans une pulsation très lente (blanche = 38). Le rendu est également très flottant, par la lenteur du mouvement, mais aussi par l'usage de triolets.

Dans For Away, et Les yeux clos, à la complexité inhérente de l'écriture avec les valeurs ajoutées se mêle un emploi très important de valeurs irrationnelles telles que les quintolets ou les septolets. Ceux-ci sont également mélangés, amalgamés entre eux pour détruire totalement l'idée de pulsation, ou d'appuis rythmiques (par exemple un quintolet de triples croches superposées à un triolet de doubles, eux-mêmes inclus dans deux doubles croches). Plusieurs couches de temps(41) peuvent ainsi être superposées, comme dans le premier jet de Les yeux clos ou les triolets de croches et les doubles croches se chevauchent pour former un tissu musical instable et dense :

 

 

Ces phénomènes interviennent également sensiblement dans d'autres pièces de Takemitsu à l'image de la superposition de plusieurs couches rythmiques. Ce procédé a déjà été employé chez Messiaen, par exemple dans la fin du Regard du Silence. Le compositeur fait fonctionner ensemble deux séries d'accords, l'une de dix-huit à la main droite, l'autre de quatre à la main gauche. Issues des isorythmies de la Renaissance, ces séries rythmiques répétées concourent à l'installation d'une sensation étrange de perte de repère, de temporalité tournoyante :

 


Messiaen, Regard du Silence, extrait des Vingts Regards sur l'Enfant Jésus, Durand & Fils, pages 135-136.

On retrouve cette technique de superposition rythmique dans deux passages de Rain Tree Sketch. Ce procédé rythmique, qui est une forme particulière de polyrythmie, participe – au même titre que l'élimination du sentiment de la pulsation – de la fabrication du temps flottant cher à Takemitsu. Cette idée de plusieurs pulsations superposées, d'un temps décalé d'une main à l'autre du piano a fait écho chez Takemitsu, d'autant plus que la polyrythmie existe sous différentes formes dans la nature, à travers la multiplicité des bruits, des chants d'oiseaux ou encore des mouvements complexes des masses d'air :

 


Takemitsu, Rain Tree Sketch ©Schott Japan (SJ 1010), p. 5 en bas.

On retrouve ainsi dans Rain Tree Sketch les isorythmies de Messiaen, comme le montre l'exemple ci-dessus, où l'on est en présence d'une suite de dix doubles croches à la main droite (mi b, fa, do, mi, fa #, si, la, mi, la b, si b), et de huit à la main gauche (la, la b, do, mi, mi b, fa #, , si b) qui se superposent et se décalent tout comme les gouttes de pluies contenues dans les feuilles de l'arbre à pluie tombent à des vitesses et en quantités différentes. Par ailleurs, le procédé est déjà employé auparavant dans la partition :

 


Rain Tree Sketch, p. 5 en haut.

D'autre part, la musique de gamelans présente des caractéristiques d'organisation du temps semblables à celles que nous avons évoquées. Debussy, qui fût l'un des premiers à avoir été étonné et imprégné par la musique indonésienne lors de l'exposition universelle de 1889, note à leur propos :

« […] la musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n'est qu'un jeu d'enfant(42) ».

Enfin, la dernière pièce pour piano de Takemitsu, Rain Tree Sketch II exploite également, mais dans une moindre mesure, ce procédé de polyrythmie, dans la vibration irisée du début symbolisant, selon les indications du compositeur, la lumière céleste. Par ailleurs, les connaisseurs des préludes de Messiaen pourront reconnaître une discrète citation du début du Chant d'extase dans un paysage triste :

 


Takemitsu, Rain Tree Sketch II, ©Schott Japan (SJ 1072), p. 4.

Nous avons, pour l'instant, mis en relief certains points constitutifs du temps musical propre au compositeur japonais, comme la volonté de suspension de la pulsation (temps flottant) et certains procédés de polyrythmie. D'autre part, comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'héritage de Debussy et de Messiaen, Takemitsu ne développe pas et répète peu dans l'intention de maintenir l'auditeur dans un éternel présent, où chaque élément n'a pas de rapport causal immédiatement perceptible avec le précédent ou le suivant. François Decarsin souligne bien cela chez Debussy :

« Deux aspect [du] rapport au présent s'incarnent dans la musique de Debussy ; le temps de l'événement d'abord, qui donne à chaque motif le temps de son épanouissement sans s'inquiéter à aucun moment de son devenir : la stabilité totale du motif du cor anglais de Nuages, tout autant que celle de la flûte du Prélude à l'après-midi d'un faune, sont évidemment paradigmatiques. Dans les deux cas, les réapparitions successives – qui ne sont pas des expositions – restent absolument indifférentes à toute hiérarchie de présentation comme à toute causalité événementielle (la « vraie » harmonisation du motif de la flûte n'intervient qu'à sa troisième exécution, comme l'a constaté Jean Barraqué) ; même si le motif est sujet à quelques manipulation, cette causalité s'effacera d'elle même comme dans Sirènes où le motif de Nuages glisse progressivement vers une nouvelle configuration (en tons entiers) qui est tout sauf la conséquence d'un quelconque développement(43) ».

Cet éternel présent est aussi assuré par un ordonnancement non fonctionnel de l'harmonie et des polarisations. Dans Rain Tree Sketch II, la forte polarisation sur participe encore plus qu'ailleurs de la fabrication d'un temps statique et immobile, propice à la prière, et par là même adapté au contexte de l'hommage à Messiaen. Même s'il y a toujours une cohérence - liée ici au motif intervallique notamment – il n'y a pas ici de finalité, au sens où l'entend le philosophe Lévi-Strauss :

« Une œuvre musicale se présente comme une transposition symbolique déréalisante qui substitue à la menace des difficultés, du vieillissement  et de la mort, l'illusion de leur contournement dans une fin heureuse et idéalisée, qui du même coup annihile les effets destructeurs de l'irréversibilité du temps. […] La musique réussit, dans un laps de temps relativement bref, ce à quoi la vie elle-même ne parvient pas toujours, et encore à l'échéance de mois ou d'années, sinon d'une existence entière : l'union d'un projet à son succès, qui, dans le cas de la musique, permet que l'ordre du sensible et celui de l'intelligible se rejoignent(44) ».

Nous retrouvons bien un aspect idéalisé du temps – temps parfait, temps divin chez Messiaen ou encore temps flottant chez Takemitsu – mais la notion de « fin heureuse » proposée par Lévi-Strauss ne nous paraît pas appropriée aux œuvres du compositeur japonais, car celles-ci n'ont pas de direction : on pourrait en effet jouer les sections qui les composent dans un autre ordre sans pour autant en perturber leur déroulement, alors que si l'on bouscule la hiérarchie des événements dans une forme sonate, on détruit la logique du discours propre au temps musical classique. Jankélévich, quant à lui, refuse à la musique le pouvoir du développement discursif, mais ne lui refuse pas l'expérience du temps vécu :

« Fluente, non pas itinérante : telle est la musique. Sa dimension est de toute la moins maniable et la plus évanescente, puisque cette dimension est le devenir, dont Aristote déjà affirmait qu'il est quasi inexistant : car on ne le pense que d'une pensée crépusculaire et comme à travers la brume des songes. Le devenir ne permet pas l'arrondissement de l'objet dans ses limites corporelles, mais il est bien plutôt la dimension selon laquelle l'objet se défait sans cesse, se forme, se déforme, se transforme […](45) ».

Au-delà des deux points de vue, nous pensons qu'il existe un consensus sur le fait que la musique réussit à unir le monde du sensible et de l'intellect, alors que la finalité ou le projet de chaque œuvre ne peut être essentiellement catalogué comme étant le contournement illusoire et déréalisé de la condition humaine par une « fin heureuse et idéalisée », car certaines œuvres sont justement la manifestation des difficultés et des tourments liés à cette condition.

Pour compléter notre étude, il y a un autre aspect du temps musical de Takemitsu qui retient encore notre attention : c'est la volonté de perturber l'unicité de perception du tempo par l'installation de différentes modulations de la vitesse, notamment dans Les yeux clos, For away, Rain Tree Sketch et Rain Tree Sketch II.

Dans ces deux dernières pièces, le compositeur met en place deux tempi, qu'il intitule tout simplement Tempo I et Tempo II :

 

 


Rain Tree Sketch, p. 1.

Dans Rain Tree Sketch, le premier tempo est proposé dès le début de la pièce, immédiatement suivi du deuxième :

 

 


Rain Tree Sketch, p. 1.

Tout comme dans Rain Tree Sketch II, ces deux tempi vont coexister alternativement tout au long de la pièce, renforçant ainsi l'immersion de l'auditeur dans le temps flottant. Le procédé en soi ne présente rien de nouveau, puisque le procédé du changement de tempo existe depuis très longtemps, mais Takemitsu, en systématisant son emploi de manière très resserrée, et en passant de l'un à l'autre sans aucune préparation ni logique, finit par créer chez son auditeur une perte de repères, un flou temporel dont le but – conscient ou intuitif – est de plonger celui qui écoute dans une rêverie profonde. Par contre, dans Les yeux clos et For Away, le compositeur demande de nombreux changements de tempo, dont l'indication métronomique laisse à chaque fois une petite marge à l'interprète. Voici, à titre d'exemple, les différents changements présents dans les deux premières pages de For Away :

 

            
For  away, ©Salabert (17128) page 1      For  away, page 1.

          
For  away, page 2.                      For  away, page 2.

 

Pour bien prendre conscience du travail du compositeur sur la modulation de la perception du tempo, nous en résumons les différentes variantes dans cette œuvre sous forme de graphique :

 

Pour des raisons de simplicité, nous avons choisi systématiquement la valeur la plus élevée dans les mesures où Takemisu indique une fourchette de tempi (comme 96/100, mesure 3), et nous avons omis le premier changement de la mesure 15, qui semble être là pour aider l'interprète à réaliser une sorte d'accellerando, ou de rubato à ce moment. Par ailleurs, nous avons comptabilisé les numéros de mesure sans tenir compte des barres en pointillées, mais des barres pleines. À la lumière de ce graphique, nous observons d'abord un ralentissement progressif de la vitesse, de 112 à 75, puis une stagnation, et enfin un retour relativement chaotique à la vitesse initiale, 112.

For away, de même que Les yeux clos, sont deux œuvres particulièrement représentatives d'une organisation flottante du temps à grande échelle (modulation des tempi, absence de construction linéaire de cause à effet) comme à petite échelle (disparition de pulsation et valeurs irrationnelles). Quant au temps circulaire, il semble exister pleinement dans Rain Tree Sketch et Rain Tree Sketch II alors que Les yeux clos II semble être le lieu d'expression d'un temps statique. Dans cette dernière pièce, Takemitsu superpose plusieurs couches de temps :

« La forme musicale doit être en continuation du son, sa tendance naturelle. Il me faut entendre ce que le son porte en lui même, car le son a son propre mouvement qu'il s'agit de suivre ; le son est vivant. Il me paraît artificiel de lui faire subir des transformations comme s'il s'agissait d'une machine. Il est essentiel pour moi d'entendre différents flux, différentes vitesses, comme les mouvements de l'eau, superposer par exemple plusieurs temporalités et les attribuer à des instruments différents. À cet égard, j'ai également été très marqué par la pluralité des plans sonores chez Debussy, qui introduit dans son orchestration plusieurs champs de profondeur, foyers à partir desquels il opère différentes mises au point(46) ».

 

 Pour conclure :

Tōru Takemitsu aime se revendiquer comme un compositeur dont la musique s'élève au-delà des clivages ou des écoles. Autodidacte particulièrement curieux, cultivant une certaine forme d'universalisme, il ressent pourtant en lui de grandes contradictions liées à ses origines et à sa culture japonaises qu'il oppose parfois à son parcours de musicien influencé par les techniques et les langages de l'occident :

« Ma musique est quelque chose comme un signal lancé à l'inconnu. De plus, j'imagine et je crois que mon signal rencontre celui d'un autre et le changement physique qui en résulte crée une nouvelle harmonie différente de l'originale. C'est un processus en perpétuelle évolution. Par conséquent ma musique ne sera pas complète sous la forme de la partition. Plus encore, elle refuse l'achèvement. C'est totalement différent des intentions artistiques occidentales. En tant que personne qui s'est intéressé à la musique occidentale avec un grand respect, ayant la composition comme moyen de subsistance, j'en suis arrivé à une grande contradiction, qui est insolvable, et qui ne fait que s'accroître. Je me demande, sans arriver à le déterminer, si tous les compositeurs japonais ressentent aussi cette contradiction. Je ne suis pas un compositeur qui représente le Japon, ni même un compositeur " japonais ". Né et éduqué au Japon, et conscient d'être influencé par cette culture, j'essaye tout de même de me libérer par moi-même de cette influence, tout en étant pleinement conscient que c'est impossible(47) ».

 

 


DR

Pourtant, selon nous, cette contradiction soulevée par Takemitsu constitue en fait la clef de la compréhension de son œuvre, car même si elle a été douloureusement vécue par le compositeur, elle a constitué le terreau de la réflexion de celui-ci sur lui-même et sur son art, et a même été, en un sens, la source d'une incroyable richesse :

« Étant un Japonais qui fait de la musique européenne, mon problème est différent de celui des compositeurs d'Europe et d'Amérique. Mais, de la même façon que j'aime ma propre tradition, je ressens un grand respect et profond amour à l'égard de la tradition de la musique européenne. En apprenant la musique européenne, je veux relativiser la tradition de mon propre pays. Et, dans la musique que je compose, je veux exploiter l'essence de la musique [traditionnelle] japonaise et non l'utiliser en tant que matériau superficiel. C'est la recherche de la couleur, de la particularité de la forme, et de la structure temporelle(48) ».

Ainsi, pour un compositeur de l'orient de la deuxième moitié du XXe siècle, connaître de l'intérieur la musique de l'occident est un atout précieux pour élaborer un style de musique qui puisse s'affranchir d'un héritage lourd à porter, et justement qui puisse s'adresser à un plus grand nombre d'individus, au-delà de leurs habitudes esthétiques. L'état de désolation du monde après la guerre de 1945, sans parler du traumatisme de Hiroshima et Nagasaki pour les japonais – transposé en images par le cinéaste Masahiro Imamura dans Black Rain (1989) – semble aussi avoir joué en faveur de l'émergence d'une pensée humaniste et universelle au Japon, parfois teintée de pessimisme à l'instar de l'atmosphère des romans de Kenzaburo .

De même, la fascination, mêlée de rejets ou de doutes, des artistes de l'orient pour la culture de l'occident, ancrée déjà bien avant la guerre – notamment au cours de l'ère du Meiji – se retrouve chez de nombreuses personnalités artistiques japonaises, et n'est pas, à notre sens, une spécificité propre à Takemitsu. Ainsi, l'écrivain Kawabata (1899-1972), homme complexe et secret, moderniste ancré dans ses traditions culturelles et fin connaisseur de la littérature occidentale, nous laisse une œuvre d'une beauté intemporelle qui relie l'orient à l'occident dans un style d'écriture très personnel. Les œuvres musicales de Takemitsu sont en quelque sorte à l'image des livres de Kawabata. De même, le dernier style du compositeur voit cette influence de l'esthétique musicale japonaise traditionnelle s'éroder, non par lassitude, mais plutôt parce que Takemitsu assimile les spécificités propres des esthétiques occidentales et orientales pour les synthétiser.

Dans un article consacré à November steps, Jean-Yves Bosseur revient sur la conséquence fertile de ce conflit :

« En fait, T. Takemitsu a véritablement découvert la musique traditionnelle de son pays une dizaine d'années après avoir entrepris sa démarche de compositeur, ce qui a provoqué une situation de profond conflit et de déchirement. Il a commencé par accuser les différences entre les approches occidentale et orientale de l'art musical, avant d'en envisager les points communs. Certains traits propres à la musique traditionnelle se révélèrent précieux pour sa propre pensée, par exemple le fait qu'en Orient, le bruit et le son musical s'interpénètrent, qu'un seul son contient en lui-même toute une symbolique et une polysémie, que l'art, la nature et la vie sont intimement liés(49) ».

Olivier Messiaen, quant à lui, plaide pour une conservation de l'identité japonaise, même au sein d'un langage plus contemporain :

« [la] double identité est un drame pour les compositeurs. Tous les musiciens japonais qui sont venus dans ma classe étaient déchirés entre les traditions japonaises et leur désir de pratiquer la musique occidentale. Je leur ai toujours dit : "Restez japonais ! ". […] Cela signifie : utilisez vos connaissances modernes, mais restez dans la ligne des traditions japonaises ! […] La fraternisation des esthétiques est difficile. Certains, pourtant, comme Takemitsu, y sont parvenus (50)».

Nous avons par ailleurs dégagé, dans l'analyse des formes et du temps musical dans les œuvres pour piano de Takemitsu, un principe d'œuvre ouverte, plus ou moins prégnant selon l'époque et le contexte de composition, doublé d'un déroulement non directionnel du temps, là encore plus ou moins sensible en fonction de la pièce concernée. Tels sont, à nos yeux, les caractéristiques esthétiques héritées de la culture traditionnelle orientale et plus spécifiquement japonaise du compositeur qui nous préoccupe. À partir de cette constatation, nous souhaitons dégager différentes périodes dans l'échantillon que représente sa musique pour piano, tout en nous méfiant de toute velléité de classification arbitraire.

Les réminiscences de lyrisme post-romantique du premier mouvement de Litany laissent vite la place, et dès le deuxième mouvement, à un style plus contemplatif hérité des préludes de Messiaen. Le langage harmonique oscille entre réminiscence et allusions aux modes traditionnels, avec une connotation tonale pour le premier mouvement, à un emploi du deuxième mode à transpositions limitées propre au musicien français.

Œuvres d'un compositeur à la recherche de sa propre identité et en quête de sens, Pause ininterrompue et plus encore Piano distance empruntent à la seconde École de Vienne, et plus particulièrement à Webern sa concision et son goût pour l'ellipse, à l'image des Variations (op. 27) de ce dernier, de même qu'une écriture de l'espace renouvelée ainsi qu'une conscience du timbre de plus en plus développée. Le deuxième mouvement de Pause ininterrompue présente des caractéristiques d'écriture dodécaphonique, mais Takemitsu se refuse à développer sa série rigoureusement, certainement pour laisser les sons se développer par eux-mêmes, comme l'affirmation d'une liberté que sa qualité d'autodidacte a laissée intacte.

De même, Takemitsu trouve dans For Away, Les yeux clos et Les yeux clos II, un style très personnel, résolument moderne, où les nombreuses influences sont étroitement mêlées et parfaitement assimilés. Ce sont les pièces les plus oniriques et nimbées de mystère du compositeur, notamment parce qu'il y superpose différentes couches de temps ou encore procède par variations motiviques continues et changements imperceptibles de couleur. L'emploi du deuxième mode à transpositions limitées se double d'une ambiguïté chromatique due à l'ajout de notes étrangères à celui-ci.

Dans la série des deux Rain Tree Sketch, et plus particulièrement dans la deuxième pièce, le style harmonique prend une teinte plus épurée, mais aussi plus reconnaissable et surtout plus proche du langage de Messiaen. Ce retour vers une forme de simplicité se double d'un travail très subtil sur le temps musical, particulièrement typique du temps circulaire cher à Takemitsu.

Ce qui est remarquable dans le corpus des pièces pour piano solo que nous venons d'étudier, et malgré la variété des influences subies par le musicien japonais, c'est qu'elles ont, stylistiquement parlant, une identité forte, mais aussi qu'elles forment un ensemble cohérent. Ainsi, l'interprète qui veut inscrire à un programme de récital une ou plusieurs œuvres pour piano de Takemitsu pourra choisir aussi bien les juxtaposer librement, de les associer à des pièces d'autres compositeurs pour les mettre en perspective, que de les enchaîner dans un ordre chronologique.

Par ailleurs, la complexité inhérente à l'interprétation de la musique pour piano solo de Takemitsu réside en partie dans l'économie des moyens qu'il emploie, ce qui laisse l'exécutant bien démuni pour la défendre. Bien que certains traits présentent des caractéristiques périlleuses, et que certains passages puissent par là même être définis comme virtuoses, l'écriture se veut globalement dépouillée et peu spectaculaire. La responsabilité de faire pénétrer l'auditeur dans le monde propre au compositeur japonais est laissée au seul musicien, sans que celui-ci puisse vraiment s'appuyer sur l'écriture pianistique pour y parvenir.

 Ainsi, la recherche de l'interprète doit se porter, d'une certaine manière, sur le domaine spirituel, qu'il faut entrouvrir au public par l'intermédiaire des sons et cela en jouant sur trois paramètres principaux : l'attaque et le contrôle des doigts qu'elle nécessite, le jeu de pédales, et la conscience du temps musical. Il est bien évident que la variété de couleurs demandées par Takemitsu, que ce soit dans les accords ou lors de notes isolées, demande à l'interprète une grande virtuosité du toucher, la capacité de le modifier rapidement, et un référentiel sonore intérieur foisonnant. La connaissance de l'univers du , ou du gagaku, sans se limiter à ces deux genres, peut être un sérieux atout. De même, un usage subtil de la pédale (demie pédale, pédale d'attaque juste sur la note ou avant, vibrato de pédale…) peut permettre au pianiste imaginatif de compenser en partie l'absence de possibilité de travailler sur la matière du son une fois celui-ci produit.

L'interprète des œuvres pour piano du compositeur japonais doit également, et cela peut paraître antinomique avec l'acte de construire une exécution instrumentale, cultiver une attitude de laisser-faire quant à la structuration musicale. Tel un jeu de dupes, il doit feindre une improvisation, se maintenir dans une posture contemplative et méditative tout en assurant en filigrane le bon déroulement des évènements. Comme dans Piano Distance, le Ma trouve sa source dans les phénomènes vibratoires et spatialisés qu'offrent les longues plages de silence.

Jouer une pièce de Takemitsu demande donc une grande qualité d'écoute, mais aussi la capacité de provoquer l'écoute, sans pour autant la contraindre : l'interprète doit ainsi sentir à quel moment il peut enchaîner un passage après une plage de silence, essayant d'être en symbiose permanente avec son auditoire. L'imagination de l'auditeur trouve alors, dans la prolongation du geste de l'interprète, un espace illimité pour se mettre en mouvement. Dans ce cas, le pianiste n'est plus, d'une certaine manière, responsable de l'impact de ses propositions musicales sur son public, mais devient celui qui permet l'éclosion du rêve.

 

 

Bibliographie :

 

• BOUCOURECHLIEV André, Debussy, la révolution subtile, Fayard, 123 pages, 1998.

 Ce livre est essentiel à la compréhension de l'univers du compositeur français, notamment dans ses apports au domaine du temps musical, et dans le rôle qu'il a joué dans la naissance d'une nouvelle musique.

 

• BOSSEUR Jean-Yves, MICHEL Pierre, Musiques Contemporaines, Perspectives analytiques 1950-1985, Minerve, 286 pages, 2007.

 À noter un chapitre entier consacré à November Step de Takemitsu, où les auteurs analysent cette œuvre sous l'angle du rapport entre l'Orient et l'Occident. Les autres partitions qui font l'objet de cette étude sont regroupées autour de thématiques générales, propres au XXe siècle.

 

• BURT Peter, The Music of Toru Takemitsu, Cambridge University Press, 294 pages, en Anglais, 2001, réédité en 2003.

Ouvrage de référence, qui balaie toute l'œuvre de Takemitsu, avec de nombreux exemples analysés.

 

• CAZABAN Costin, Temps musical / espace musical comme fonctions logiques, L'Harmattan, 260 pages, 2000.

Recherche très exhaustive sur le phénomène du temps musical, qui trouve son complément  dans le livre de François Decarsin (voir ci-dessous).

 

• DECARSIN François, La musique, architecture du temps, L'Harmattan, 169 pages, 2004.

 

• GUIGUE Didier, Ésthétique de la Sonorité, L'Harmattan, 427 pages, 2009.

Ce livre a pour sous-titre « L'héritage de Debussy dans la musique pour piano du XXe siècle ». L'auteur propose une approche holistique du phénomène sonore au travers l'étude d'œuvres de Debussy, Messiaen, Crumb, Boulez, Stochausen, Bério, Crumb et Lachenmann.

 

• KREIDY Ziad, Takemitsu : à l'écoute de l'inaudible, l'Harmattan, 168 pages, 2009.

Ouvrage là aussi très bien documenté, qui permet d'aborder l'univers et l'esthétique de Takemitsu d'une manière encore plus complète. La bibliographie, particulièrement riche, est notamment très appréciable. On peut également y découvrir une analyse de How Slow the wind.

 

• LANDY Pierre, Musique du Japon, Buchet/Chastel, 308 pages, 1970/1996.

Un livre complet qui balaie de nombreux aspects de la musique japonaise, notamment celle qui relève de la tradition, que ce soit sur un plan historique, organologique, sociologique ou musicologique. Le glossaire à la fin est très utile pour se repérer dans tous les termes musicaux japonais.

 

• POIRIER Alain, Toru Takemitsu, Octobre en Normandie / Michel de Maule, 166 pages, 1996.

Ouvrage généraliste, aux analyses très fines, englobant de nombreuses problématiques. Il s'agit, avec le livre de Ziad Kreidy, de l'un des seuls ouvrages en français sur Takemitsu. Le catalogue des œuvres, à la fin, est très utile.

 

• GILLY Cécile et SAMUEL Claude, Acanthes An XV, Composer, enseigner, jouer la musique d'aujourd'hui, Van de Velde, 223 pages, 1991.

Ouvrage publié à l'occasion des quinze ans du Centre Acanthes. Berio, Boulez, Carter, Dutilleux, Henry, Kagel, Ligeti, Lutoslawski, Messiaen, Nono, Stockhausen, Takemitsu et Xenakis parlent de leur métier de compositeur d'aujourd'hui.

 

• TAKEMITSU, Confronting Silence : Selected Writings, Fallen Leaf Press, en Anglais, 156 pages, 1995.

Traduit du Japonais par Yoshiko Kakudo et Glenn Glasow. Ce livre nous présente une sélection de textes dont Takemitsu est directement l'auteur. L'éditeur stipule qu'il s'agit du premier ouvrage d'une série de traductions en Anglais – mais non parues à l'heure actuelle – des nombreux témoignages écrits laissés par le compositeur.

 

• TAMBA Akira, Musiques traditionnelles du Japon, Cité de la musique/Actes Sud, 158 pages, 1995.

Ouvrage particulièrement exhaustif, complémentaire avec celui de Pierre Landy. Le traitement de l'aspect technique du langage de la musique traditionnelle japonaise et de sa modalité est particulièrement intéressant.

 

• MESIAEN Olivier, Musique et couleur, nouveaux entretiens avec Claude Samuel, Belfond, 312 pages, 1986.

Nous soulignons ici un chapitre, L'orient vécu, pages 107 à 116, qui traite d'une certaine manière de l'une de notre problématique, le rapport entre l'Orient et l'Occident. Ces entretiens permettent par ailleurs de découvrir l'homme qu'était Olivier Messiaen derrière le compositeur.

 

• MESSIAEN Olivier, Technique de mon langage musical, Leduc, 112 pages, 1944.

 

 

Discographie :

 

Rain Tree , The complete solo piano music of Toru Takemitsu (Intégrale de la musique pour piano de Toru Takemitsu), Noriko Ogawa, piano, Bis-CD : 805.

Un jeu très engagé, des sonorités très variées, et de vraies prises de risques. La jaquette est très bien documentée.

 

Tōru Takemitsu solo piano works, Kumi Ogano, piano, PHCP-145.

Une version très rigoureuse. Nous notons qu'il manque une pièce, Rain Tree Sketch II.

 

Takemitsu : I Hear The Water Dreaming, Patrick Gallois (flûte), Fabrice Pierre (harpe), Göran Söllscher (Guitare), BBC Symphony Orchestra, direction Andrew Davis. Deutsche Grammophon, 453 459-2

Un disque qui restera certainement l'une des meilleure référence pour cette œuvre. On trouve également sur ce disque And Then I Knew 'Twas Wind , pour flûte, alto, et harpe (Pierre Henri Xuereb, alto).

 

Takemitsu, Quotation of Dream, Paul Crossley, Peter Serkin, London Sinfoniette, Olivier Knussen. On trouve également Day Signal, How Slow The Wind, Twill By Twilight, Archipelago s., Dream/Window et Night Signal, Deutsche Grammophon, 453 495-2

Là encore, une version de référence pour ces œuvres orchestrales, parmi les plus belles de Takemitsu.

 

Satsuma-biwa, biwa et voix : Junko Ueda. Ethnomad Japon (Arion), ARN 64557

L'un des seul disque alliant musique traditionnelle et œuvre contemporaine. On trouve sur ce disque deux pièces de musique traditionnelle, et une pièce remarquable de Takemitsu,Voyage, pour trois biwas.

 

Takemitsu : Toward The Sea, Rain Tree, Rain Spell, Bryce. Robert Aitken (flûte), Toronto New music Ensemble. Les pièces Voice, Air et Itinerant pour flûte seule sont également présentée sur le disque. Naxos 8.555859.

L'un des mérites de ce disque est de présenter presque toute la musique pour flûte, en ensemble et seule.

 

 

Mathieu Grégoire*.

 

*Mathieu Grégoire a étudié le piano et la théorie musicale au CRR de Lyon. Il y obtient trois médailles d'or (piano, esthétique, et analyse). Il se perfectionne ensuite en musique de chambre au CRD de Villeurbanne, où il obtient une autre médaille d'or. Parallèlement, il suit les cours de la faculté de musicologie de Lyon, où il obtient un Master 2 de recherche portant sur la musique pour piano de Tōru Takemitsu. Titulaire du Diplôme d'État et du Certificat d'Aptitude de professeur de piano, il enseigne actuellement le piano à la Maîtrise de l'Opéra National de Lyon.

L'auteur précise que d'autres documents ou écrits peuvent être communiqués à toute personne qui voudrait s'engager plus en avant dans la découverte de ce compositeur passionnant, et plus particulièrement dans sa musique pour piano.

 

(1) BROMAN Per F, commentaire de la pochette de l'intégrale de la musique pour de Takemitsu, jouée par Noriko Ogawa, (label Bis), en page 16.

(2) Littéralement « politique éclairée ». Instaurée en 1868, l'ère du Meiji correspond au choix de la modernisation du Japon, alors encore sous un régime féodal. Les Japonais auront alors pour consigne d'aller chercher la science, les cultures (notamment occidentales) où elles se trouvent, et de les assimiler, afin de mieux, ensuite, les dominer. Ce terrible bouleversement créera des tensions entre « traditionalistes » et « modernistes », favorables à l'arrivée des mœurs de l'occident.

(3) LANDY Pierre,  Musique du Japon, collection « Les traditions musicales », 1996, publié initialement en 1970, Buchet Chastel

(4) LANDY Pierre,  Musique du Japon, op. cité, p. 65,66

(5) SÔSEKI Natsume, Je suis un chat, Connaissance de l'orient, édition Gallimard/Unesco, traduction et préface de Jean Cholley. Citation extraite de la préface, p. 8 et 9

(6) « Daimyos » : seigneurs locaux

(7) LANDY Pierre, Musique du Japon, op. cité, p. 66,67,68

(8) littéralement : mode de vie.

(9) POIRIER Alain, Takemitsu, op. cité p. 16-17.

(10) POIRIER Alain, op. cité p. 18-19.

(11) TAKEMITSU Toru, extrait d'un entretien (en anglais) du 4 novembre 1993 avec Karsten WITT, directeur du Konzerthaus de Vienne, durant le festival de Musique Contemporaine, disponible sur le site http://www.artistinterviews.eu.

(12) BOSSEUR Jean-Yves, Toru Takemisu, November Steps – pour biwa, shakuachi et orchestre (1967) in BOSEEUR Jean-Yves et MICHEL Pierre, Musiques contemporaines – Perspectives analytiques 1950-1985, Minerve, Paris, 2007, p. 276.

(13) LANDY Pierre, Musique du Japon, op. cité, p. 213.

(14) TAMBA Akira, Musiques traditionnelles du japon, Cité de la musique, Actes Sud, 1995, p. 18.

(15) BURT Peter, The Music of Toru Takemitsu, Cambridge University Press, 2001, p. 234.

(16) BROMAN Per. F, commentaire présenté dans l'intégrale de la musique pour piano de Takemitsu p. 16//17.

                Piano : Noriko Ogawa, label Bis.

(17) KREIDY Ziad, Takemitsu, à l'écoute de l'inaudible, L'Harmattan, 2009, p.120.

(18) TADIÉ Jean-Yves, Le songe musical, Gallimard, 2008, p.61 à 64.

(19) POIRIER Alain, op. cité, p. 29-30.

(20) KREIDY Ziad, op. cité, p.58, 59 et 60.

(21) TADIÉ Jean-Yves, op. cité, p. 93.

(22) KUROSAWA Akira, Dersou Ouzala, d'après Vladimir Arseniev, 1975, oscar du meilleur film étranger.

(23) TAKEMITSU Toru, Confronting Silence, op. cité p. 3.

(24) BINYON Laurence, Introduction à la peinture de la chine et du japon, Flammarion amg, p. 25.

(25) Anthologie du poème court japonais, op. cité, p. 7.

(26) Anthologie du poème court japonais, op. cité, p. 8.

(27) AMIEL Henri-Frédéric, Journal intime, tome I, L'Âge d'homme, 1990, journal du 10 février 1846.

(28) POIRIER Alain, op. cité, p. 33.

(29) BACHELARD Gaston, L'eau et les rêves, Le livre de poche, p. 16.

(30) BACHELARD Gaston, L'eau et les rêves, op. cité, p. 14.

(31) POIRIER Alain, op. cité, p. 81 et 82.

(32) BACHELARD, L'eau et les rêves, op. cité, p. 68.

(33) Titre original : Rein tsur wo kiku on'natachi.  Malheureusement, il n'existe pas de traduction anglaise ni française de cette œuvre.

(34) BACHELARD Gaston, L'air et les songes, Le livre de poche, p. 262.

(35) voir aussi le chapitre sur le temps musical chez Takemitsu.

(36) BACHELARD, op. cité p. 11.

(37) TAKEMITSU Toru, Confronting Silence : Selected Writings, p. 106.

(38) KREIDY Ziad, op. cité, p. 64.

(39) °108 Voir la préface de  Les yeux clos.

(40) Il utilisera également d'autres systèmes, en privilégiant d'ailleurs à chaque fois la notation la plus explicite, la plus fidèle à l'esprit de la pièce, ou la plus commode pour les interprètes. La pièce pour flûte et guitare Toward The Sea  est ainsi écrite en notation proportionnelle, l'espace pris par chaque note correspondant à sa durée.

(41) Voir aussi plus loin les remarques sur les polyrythmies et les isorythmies.

(42) DEBUSSY Claude, Monsieur Croche, Gallimard, p. 229.

(43) DECARSIN François, La musique, architecture du temps, L'Harmattan, 2004, p. 109, 110.

(44) LEVI-STRAUSS Claude, L'homme nu in Mythologies IV, Paris, Plon, 1971, pages 589-590.

(45) JANKELEVITCH Vladimir, La Musique et l'Ineffable page 118, aux éditions du Seuil, Paris, 1983.

(46) TAKEMITSU Toru, in BOSSEUR Jean-Yves, Toru Takemisu, November Steps – pour biwa, shakuachi et orchestre (1967) in BOSSEUR Jean-Yves et MICHEL Pierre, Musiques contemporaines – Perspectives analytiques 1950-1985, Minerve, Paris, 2007, p. 278.

(47) TAKEMITSU Toru, Confronting Silence, op. cité, p. 142.

(48) TAKEMITSU Toru, in Acanthes, an XV, op. cité, p. 132.

(49) BOSSEUR Jean-Yves, Toru Takemisu, November Steps – pour biwa, shakuachi et orchestre (1967) in BOSSEUR Jean-Yves et MICHEL Pierre, Musiques contemporaines – Perspectives analytiques 1950-1985, Minerve, Paris, 2007, p. 276.

(50) MESSIAEN Olivier, Nouveaux entretiens avec Claude SAMUEL, Belfond, 1986, p. 110.

 

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REPÈRES PÉDAGOGIQUES

 

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Autres aspects de la musique anglaise

 

 

A Christmas Carol de Charles Dickens

 

 

Le carol, dont les origines sont à la fois très anciennes et très complexes, est devenu, grâce à Charles Dickens (1812-1870), entre autres, non seulement un chant de Noël extrêmement populaire mais également l'occasion de montrer en quoi consiste véritablement la charité non sentimentale. Son chef-d'œuvre littéraire, écrit pour le Noël 1843, a suscité nombre de vocations musicales, folkloriques autant que savantes. Pensons notamment à la très belle mise en musique de Ralph Vaughan Williams (1872-1958). Pour les Britanniques, Noël revêt une autre signification que celle, rudimentaire pour le moins, qui consiste à manger outre mesure jusqu'à s'en rendre malade. C'est alors que le folklore prend son authentique dimension hélas oubliée en de nombreux autres lieux. Ainsi, se trouver à Londres durant la riche période de l'Avent correspond à une belle récompense pour ceux qui savent apprécier le sens profond du carol. L'adaptation réalisée pour le théâtre, au Noël Coward Theatre de Londres, par Patrick Barlow relève aussi de l'accomplissement le plus parfait : dramaturgie de haut niveau grâce, notamment, à la présence du grand comédien anglais Jim Broadbent, dans le rôle éminent de d'Ebenezer Scrooge, musique charmante, au sens étymologique de ce mot, grâce à l'intelligente adaptation du corpus de carols anglais qui se chantent aussi bien dans les églises que dans les pubs. Décors, acteurs-chanteurs, humour, sentiments … voilà tout ce que l'on désire et que l'on obtient dans un théâtre du West End, non loin du beau sapin norvégien de Trafalgar Square.

 

 

The Mikado or The Town of Titipu de Gilbert & Sullivan

 


DR

 

Ce type de répertoire lyrique est unique en son genre. Il est essentiellement dû au talent fort imaginatif de l'auteur dramatique londonien Sir William Schwenck Gilbert (1836-1911) et du compositeur et chef d'orchestre Sir Arthur Seymour Sullivan (1842-1900), d'origine irlandaise. Comment définir une telle œuvre ? Il s'agit d'un opéra dont l'esprit est celui que les Anglais désignent par le mot d'entertainment. Autrement dit, le « véritable English national opera ». Le livret de Gilbert est certes divertissant, comique, bien que la musique charmante, extraordinairement mélodique de Sullivan exprime un ton profond et même très émouvant. Ainsi en témoigne la très belle ouverture. Un tel ouvrage ne saurait, en l'occurrence, être qualifié d'opéra-comique ou d'opérette si l'on s'aventurait à en traduire sa spécificité en français. Par ailleurs, Sullivan – compositeur du cœur et non de la tête selon ses propres dires – peut être considéré, sans aucun doute, comme l'une des personnalités les plus remarquables de la musique anglaise. Les écritures du texte et de la musique sont très exigeantes pour les interprètes. Ces derniers étaient en tous points excellents. L'ambiance de l'English National Opera situé au Coliseum Theatre, St Martin's Lane, à quelques pas de Trafalgar Square, est chaleureuse, de même que le public conquis d'avance. Il connaît ce répertoire par cœur car il s'inscrit dans une longue tradition dont le masque, le ballad opera ou le glee sont les ancêtres les plus probants. The Mikado a été créé, au Savoy Theatre, le 14 mars 1885.

 


DR

 

L'action se situe au Japon dans la ville imaginaire de Titipu, au bord de la mer. L'intrigue est fantasque : le second trombone de la fanfare, Nanki-Poo, fils déguisé du Mikado [nom archaïque pour l'Empereur du Japon], a eu le malheur de tomber amoureux de la jolie Yum-Yum. Mais le flirt, proscrit dans ce pays, est passible de la peine de mort ! Rien que cela. Rassurons-nous, tout finira pour le mieux après maintes péripéties car il s'agit d'une farce et non d'une horrifique tragédie. L'ouvrage jongle, en quelque sorte, avec de nombreux motifs : l'amour, la mort, la justice, l'impermanence du bonheur, la beauté naturelle de même que l'illusion sur le monde. Musicalement, les chœurs, les arias, les ensembles vocaux, les ballets et les passages orchestraux sont à la fois éblouissants, dynamiques et touchants. J'apprécie particulièrement l'énergie du premier chœur, If you want to know who we are («Si vous voulez savoir qui nous sommes »). Derrière cette façade charmante, se trouvent l'engouement des Victoriens pour le Japon, de même qu'une critique, dans l'esprit de Hogarth, de certaines attitudes du monde victorien. La représentation londonienne à laquelle j'ai assisté a actualisé ces critiques qui n'ont pas manqué de ravir l'auditoire. La basse Robert Lloyd (Mikado), le ténor Anthony Gregory (Nanki-Poo) et la soprano Mary Bevan, notamment, ont été de grands acteurs et d'inoubliables chanteurs, naturels et maîtres de leur belle vocalité. Le chœur, les danseurs, l'orchestre dirigé par l'excellent Fergus Macleod ont soutenu l'ensemble avec une vigueur enthousiasmante. Quel beau spectacle de Noël, de haute qualité et sans prétention esthétique grâce à la lumineuse et humoristique mise en scène de Jonathan Miller. Exactement ce que souhaitaient Gilbert & Sullivan.

 

 

Musiques de scène shakespeariennes au Sam Wanamaker Playhouse et au Barbican theater

 


Pericles / DR

 

Il y a de nombreuses façons pour interpréter Shakespeare, notamment dans le vaste domaine de la musique de scène qui, à l'instar de la musique de film, ne devrait certes pas être considérée comme un art mineur. Claire van Kampen, Alex Baranowski et Paul Englishby se sont prêtés à cet exercice difficile. La première – dont j'ai déjà parlé dans cette même Newsletter – a imaginé Pericles (1608) musicalement. Cette pièce magnifique, tel un conte, est curieusement peu connue. Shakespeare l'a composée en collaboration avec le pamphlétaire et auteur dramatique George Wilkins († 1618). Claire van Kampen a une réelle puissance poétique lorsqu'elle accompagne la dramaturgie complexe de ces deux génies. Elle possède une excellente connaissance acoustique de la petite salle jacobéenne insérée dans le Globe Theatre, sur les bords de la Tamise. Ses musiciens dirigés par Adrian Woodward vont et viennent, frôlent le public éclairé uniquement par des chandelles. L'instrumentarium est d'une richesse incomparable : cornet à bouquin, flûte à bec, percussion, rauschpfeife, violon, guitare, oud, symphonie, théorbe, violone, viole, kantele. Les musiciens font corps avec les excellents acteurs largement dominés par l'extraordinaire Sheila Reid, interprète de l'immense poète médiéval John Gower († 1408), personnage qui introduit et commente chaque partie.

 


Cymbeline / DR

 

En revanche, dans le même lieu, la représentation de l'intéressant Cymbeline (1610), autre pièce mal connue, attribuée, cette fois, au seul Shakespeare, m'a déçu et sur le plan musical et quant aux acteurs que j'ai trouvé inhabituellement mauvais. En réalité, la musique d'Alex Baranowski associée à cet ouvrage est d'une rare vulgarité. Dès le début, avant même que la pièce ne commence, on entend un violoncelle gras entonner d'étranges et déplaisantes sonorités à faire détester cet instrument. Il est donc permis – et au demeurant fort intéressant – de s'interroger sur l'interaction entre le texte et sa mise en perspective musicale. En l'occurrence, ce fut catastrophique d'autant plus que deux jours auparavant, j'avais assisté à l'Henry V (1599) de la Royal Shakespeare Company, au Barbican.

 


Henry V / DR

 

Quelle différence abyssale de conception entre les acteurs du Globe et ceux de la RSC. Les premiers cèdent volontiers à l'euphorie gratuite tandis que les seconds approfondissent le sens et lui attribuent une véritable dimension épique. Je préfère vraiment cette approche même si je prends généralement du plaisir à assister aux représentations du Globe, par ailleurs stimulantes pour des pièces « italianisantes ». En ce qui concerne Henry V, Paul Englishby, associé à la RSC, a imaginé une musique discrète et puissante tout à la fois (soprano, bois, violon, guitare, trompette, tuba, percussion, claviers). La dramaturgie de cette History complexe était maîtrisée de manière parfaite. L'impressionnant Oliver Ford Davis incarnait le chœur avec une dignité exceptionnelle. L'ensemble des acteurs et musiciens mis en scène par Gregory Doran était admirable de puissance et de sincérité. L'ambiance moderne de Barbican est peut-être moins authentique que celle du Globe mais, en définitive, plus satisfaisante pour une compréhension positive de l'esprit shakespearien, hautement musical.

 

 

HengeMusic de David Owen Norris

 


DR

 

L'une des dernières partitions du très cultivé et imaginatif musicien qu'est David Owen Norris correspond, en réalité, à une expérience unique en son genre. Il a composé la musique pour laquelle le cinéaste Rob Lambert a réalisé un film également associé à de très beaux poèmes de Barney Norris. Il convient bien, en l'occurrence, de souligner qu'il ne s'agit pas de « musique de film » mais d'une musique essentielle qui inspire entièrement et fondamentalement un film. J'ai déjà évoqué, dans cette Newsletter, les œuvres du père et du fils et suis particulièrement heureux de présenter à nouveau des talents si originaux, si pétris d'émotion, de connaissance et de sensibilité. L'instrumentarium est composé d'un Quatuor de saxophones et de l'orgue. La partition évoque les Quatre Saisons. Commençant par l'hiver, je suis particulièrement sensible à des passages qui correspondent, par exemple, à un bel accord sur ut, ou encore à la pavane et galliard qui rappellent un passé spécifique à la musique anglaise de consort de violes, entre autres, sans pour autant sacrifier à un archaïsme formel. Je pense aussi à tel motif mélancolique de l'automne laissant s'exprimer le tune des saxophones avec une maîtrise exceptionnelle de beauté et de transcendance. Encore une fois, le langage de Norris, fait d'Englishness, est unique en son genre. Jamais il ne se répète formellement et, cependant, nous reconnaissons immédiatement sa Stimmung tellement attachante et réconfortante pour des oreilles qui refusent certains aspects de ce que d'aucuns nomment dogmatiquement « musique contemporaine ». Le titre – HengeMusic – renvoie aux sources de l'Humanité, aux circles de Knowlton, dans le Dorset, à la période néolithique ou Âge de Bronze. David Owen Norris comprend le langage symbolique. En associant la notion de cercle-mystère à celle de « paysage » (landscape) et au cycle des saisons, il met en évidence et exprime le fait que la musique est un « mythe sonore ». Les ruines de l'église normande, au centre du cercle, attestent, de surcroît, du lien essentiel entre les cultures. Le compositeur ajoute que « l'orgue représente le paysage et les forces de la nature tandis que les saxophones figurent l'Humanité, opérant les interventions humaines successives à travers les siècles ». Il attribue de l'importance à la nécessaire permanence de la quête de sens tout en sollicitant des disciplines aussi complémentaires que l'astronomie, l'archéologie, l'histoire, la géographie, la religion et l'histoire de la religion considérée non comme un dogme mais, encore une fois, comme un mythe. Quel merveilleux message de paix en ces temps si troublés. Les émouvants et naturels poèmes récités de Barney Norris ponctuent le discours tout en invitant à une simple et profonde réflexion.

 


Keble College Oxford / DR

 

Les interprètes – John Harle, Rob Buckland, Paul Stevens, Andy Findon (saxophones) et Sarah Baldock (orgue) – sont excellents. Une part d'improvisation, captivante, donne libre cours à leur imagination sonore. La création de HengeMusic eut lieu le 29 octobre dernier au Keble College d'Oxford dont David Owen Norris est Honorary Fellow. Ce faisant, ce compositeur hélas encore inconnu en France a non seulement contribué à la création musicale la plus édifiante mais aussi à la diffusion de la connaissance grâce à son sens inné de la pédagogie.

 

 

James Lyon.

 

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PROPOS PARTAGES

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Laurence Equilbey, chef d'orchestre

 

 

 

Directrice musicale d'Insula orchestra et Accentus, phalanges respectivement orchestrale et vocale de réputation mondiale, Laurence Equilbey s'est imposée à l'échelon international par son exigence musicale, son ouverture esthétique, autant que par son perfectionnisme artistique. Appelée à diriger sur les scènes françaises (Lyon, Rouen, Orchestre de chambre de Paris) et étrangères (Akademie für alte Musik Berlin, Bucarest, Brussels Philharmonie, Francfort, Leipzig, Liège, Concerto Köln, Camerata Salzburg, etc.), elle est également artiste associée au Grand Théâtre de Provence et en compagnonnage avec la nouvelle Philharmonie de Paris. Tout en poursuivant son étonnante aventure dans le grand répertoire de la musique vocale avec Accentus, elle soutient la création contemporaine et assure la direction artistique et pédagogique du département supérieur pour jeunes chanteurs du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, rue de Madrid. C'est cependant à sa seule activité de chef d'orchestre que L'Éducation musicale a choisi de consacrer cet entretien.

 


©Julien Mignot

 

 

La fondation d'Insula orchestra en 2012 (avec l'appui du Conseil départemental des Hauts-de-Seine), était-elle la condition nécessaire à l'accomplissement de vos ambitions artistiques ?

 

Cette fondation est le fruit d'une longue réflexion, Insula orchestra étant un orchestre qui, jouant sur instruments d'époque, est résolument adapté aux grandes salles d'aujourd'hui dans le même temps qu'il se consacre principalement au répertoire classique et préromantique. Soit un total de spécificités à peu près idéal au regard de mes projets. Réunis autour d'un noyau de chefs confirmés, les musiciens sont recrutés pour l'essentiel dans la jeune génération issue des meilleures institutions pédagogiques européennes. Insula orchestra fait aussi la part belle aux solistes vocaux, avec des artistes tels que Sandrine Piau, Werner Güra, Franco Fagioli, Ann Hallenberg, et se produit régulièrement avec de grands solistes sur instruments d'époque, tels Antoine Tamestit, Abdel Rahman El Bacha ou Kristian Bezuidenhout. L'ensemble accorde aussi une importance prioritaire à ses web-projets les plus innovants : les Flashmobs'Art avec les danseuses étoiles Marie-Agnès Gillot et Alice Renavand au Château de Versailles en 2013, le Happening musical à la Salle du Jeu de Paume en 2015, ou encore les web-séries Log book / Journal de bord autour des sorties de disques.

 

Depuis trois ans, Insula orchestra rayonne en France, en Europe comme à l'étranger, sur de grandes scènes (Philharmonie de Paris, Barbican Centre de Londres) et à l'occasion de festivals prestigieux (Mozartwoche de Salzbourg). Il se signale également par un ancrage très fort dans le département des Hauts-de-Seine, notamment avec un dispositif innovant d'actions culturelles et pédagogiques à destination des publics traditionnellement éloignés de la musique classique. Au printemps 2017, le Conseil départemental des Hauts-de-Seine et son Président Patrick Devedjian accueilleront ainsi Insula orchestra en résidence, pour sa saison invitée dans la nouvelle Cité Musicale de l'Île Seguin, conçue par l'architecte japonais Shigeru Ban. En matière discographique enfin, ses deux enregistrements – le Requiem de Mozart et Orfeo ed Euridice de Gluck – ont été salués de façon unanime par la critique française et internationale.

 

 

Au premier rang des caractères marquant votre action à la tête d'Insula orchestra, la critique souligne souvent l'originalité du répertoire…

 

Pour des raisons assez évidentes, j'aime à travailler des partitions orchestrales qui sollicitent aussi la voix, d'où mon engagement de monter au moins un opéra par an ; ainsi, par exemple, de La Nonne sanglante de Gounod. Cependant, si je n'oppose aucun refus de principe et si je reste consciente qu'il est des impératifs à respecter, ma sensibilité me ramène toujours vers le répertoire romantique, tendance germano-nordique (Beethoven demeurant, à mon sens, le génie absolu). Je suis moins attirée par le bel canto, pas vraiment une priorité dans mes choix de répertoire. De façon plus générale, je pense qu'un chef d'orchestre doit inscrire sa carrière dans une dynamique particulière. Il serait inutile, voire périlleux ou contre-productif, de s'affronter à certaines grandes partitions sans une longue préparation spécifique. Ainsi, par exemple d'un Berlioz, compositeur considérable dont je me délecte en tant qu'auditrice, mais qui exige, pour être correctement dirigé une préparation particulière. En revanche, la musique symphonique de Mendelssohn est d'autant plus agréable à diriger que sa production (d'ailleurs en grande partie mal connue du grand public) se signale par une accessibilité en partie due à la constance de sa veine lyrique.

 

De façon générale, tout mon travail initial est conditionné par le choix de l'œuvre à diriger, car on n'aborde pas de la même façon des partitions relevant spécifiquement des répertoires baroque, classique ou romantique. Surtout quand on travaille avec une lutherie d'époque, par exemple pour des pages baroques à la tête de phalanges instrumentales germaniques. Dirigeant Insula orchestra, je privilégie donc d'une part le répertoire classique, d'autre part celui de la première génération romantique, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, de Haydn au jeune Mendelssohn. Au XIXe siècle, je m'attache plus spécifiquement à l'interprétation de pages encore relativement peu connues : Le Désert de Félicien David, par exemple, mais aussi diverses pages magnifiques et peu jouées d'un Schumann, d'un Mendelssohn… En revanche, et en dépit de mon admiration pour un Debussy, un Ravel, le XXe siècle n'est pas mon époque de prédilection, du strict point de vue de la direction d'orchestre. En matière de musique contemporaine, enfin, je préfère travailler sur les partitions résolument innovantes que sur des pages relevant d'une quelconque esthétique néo

 

 

Du rôle du chef, brumeux aux yeux (et aux oreilles) du public, où voyez-vous la nécessité ?

 

Dans le répertoire classique, chez un Haydn ou un Mozart, la nécessité du chef d'orchestre ressortit probablement moins à l'évidence que dans la production musicale des XIXe et XXe siècles. C'est à partir de l'âge romantique que le chef devient absolument indispensable. À l'opéra, par exemple, Hector Berlioz a bien noté que, pour le compositeur, le plus redoutable des intermédiaires n'est pas le chanteur, mais le chef. Observation qui vaut toujours. C'est au chef qu'il appartient de donner un sens aux enjeux de la partition, aux figures musicales, au substrat profond des œuvres. C'est surtout durant les répétitions que cette nécessité de l'autorité du directeur musical se fait jour, notamment dans les choix agogiques, dans la détermination du tempo, dans l'usage du rubato, etc. Au théâtre, en outre, le rôle du chef est indissociable de celui du metteur en scène. D'où la nécessité d'une collaboration de tous les instants, le but ultime restant la fusion de toutes les énergies mises au service de la dramaturgie. Il appartient ainsi au chef et au metteur en scène de travailler en amont de l'œuvre, notamment sur la forme, c'est-à-dire sur tout ce par quoi l'œuvre tend à l'unité. Quant aux espaces de liberté laissés par le compositeur, ils se découvrent principalement dans le champ de la théâtralité, de l'aléa théâtral plus exactement ; d'une soirée à l'autre, les couleurs et les tonalités changent et l'œuvre est multiple, même si sa dynamique globale demeure.

 


Dirigeant Insula Orchestra à la Vieille Église de Puteaux

©Mairie de Puteaux

 

 

Le premier contact avec la partition à diriger ?

 

Je commence toujours par une lecture scrupuleuse de la partition, que je connaisse ou non l'œuvre. Travaillant tout à la fois sur la partition d'orchestre et sur la réduction pianistique (qui est indispensable, ne fût-ce que pour éviter d'avoir à constamment tourner les pages), je passe sans cesse de l'instrument à la table d'étude, dépassant le seul travail de déchiffrage pour prendre la mesure historique, intellectuelle, esthétique, de l'œuvre à laquelle il m'est demandé de donner vie. De la construction mentale de la musique, je cultive une conception quasiment architecturale. Ce qui me conduit, à proprement parler, à mettre l'œuvre en espace, sans jamais perdre de vue que la musique est destinée à un public, lequel doit percevoir la profonde unité de l'ouvrage à l'audition duquel il est convié.[1] Pour cela, bien des paramètres sonores sont à prendre en compte, dont bien sûr la mélodie, l'harmonie, le timbre… Il s'agit, en quelque sorte, de faire surgir la musique telle quelle, dans toute son universalité. Pour user d'une comparaison visuelle, ma conception de l'œuvre tire plus du côté d'Anish Kapoor que de celui de Robert Rauschenberg !

 

 

Au gré des répétitions, comment se gagne l'unité de l'interprétation ?

 

La coordination des pupitres est tributaire de l'équilibre de l'œuvre, de sa forme générale… et vice-versa ! Pour cela, la communication avec les musiciens est capitale ; à l'entame du travail, je fais toujours connaître aux instrumentistes de l'orchestre ma conception globale de l'exécution, leur donnant en quelque sorte une lecture chargée de dessiner la grande forme ! Intonation, prise de son… tout cela entre en compte dans l'équilibre, le plus délicat, mais aussi le plus nécessaire, restant l'organisation de la balance. Cela étant, plus on avance dans le temps historique, du classicisme au romantisme, plus les difficultés techniques sont ardues. Virtuosité des cordes, cohésion des timbres, interaction avec les voix, tout cela exige un travail maximal. Dans le cas particulier de la musique concertante, le préalable initial est évidemment l'entente avec le soliste, notamment en ce qui concerne les tempi. Bien entendu, la clarté des directives dépend aussi de la langue dans laquelle elles sont données. En France, en Angleterre ou en Allemagne, c'est dans la langue locale que je m'exprime. Ailleurs, c'est presque toujours à l'anglais qu'il faut faire appel.

 

Il m'arrive d'avoir à diriger au pied levé, mais évidemment à condition de bien connaître la partition de l'ouvrage. C'est dans ces conditions que l'instinct joue à plein, les musiciens se sentant… ou non, en phase avec un chef, qui les inspire… ou non ! À ce sujet, il est noter que de simples coups d'œil, jetés de temps en temps par les instrumentistes vers le podium du chef, suffisent amplement à conserver l'unité de l'interprétation. D'où cette perplexité du public relativement au fait que les musiciens semblent ne jamais regarder celle ou celui qui les dirige. C'est dans de telles circonstances que j'ai pu vérifier l'utilité de la baguette… Sans réelle nécessité, à mon sens, avant le XVIIIe siècle, elle trouve toute sa légitimité à partir de Mozart, prolongeant la main, qui sculpte la forme des figures musicales, et assurant la maîtrise du matériau sonore. S'il m'arrive ainsi de lâcher la baguette pour des épisodes plus souples, plus dépouillés, je garde conscience qu'elle donne une certaine unité au concert, allant parfois jusqu'à changer le son.

 

 

Quid du huitième et célèbre conseil de Richard Strauss aux chefs lyriques : Accompagne le chanteur toujours de telle sorte qu'il puisse chanter sans effort ?

 

L'essentiel, en la matière, est de se régler sur le souffle du chanteur. Ensuite, il faut tenir compte des humeurs de l'interprète, du stress du chanteur, savoir résoudre, par exemple, le problème posé par l'artiste qui, en scène, demande des tempi contradictoires ! L'attention ne doit jamais faiblir, il faut conserver le souffle, la ligne, s'ouvrir en permanence à l'envolée lyrique. S'il existe une césure entre le chef lyrique et le chef symphonique, elle joue pour l'essentiel à l'étape de l'unité dans l'émission, la ligne vocale ne ressortissant pas aux mêmes exigences que la ligne instrumentale. Je le vérifie d'autant mieux que je puise souvent dans un répertoire original, voire inédit. Pour la musique du XVIIIe siècle, plus particulièrement, il me semble qu'il est bon de ne pas céder à une conception trop sentimentale de l'expression, qu'il vaut mieux privilégier le spirituel. C'est à partir de Beethoven que l'engagement personnel du compositeur confère à sa musique une ardeur moins théâtrale, plus romantique en un mot. Ce qui convient parfaitement à ce que je suis profondément.

 


...et à la Salle Gaveau ©Julien Mignot

 

 

Quelles perspectives, à court et moyen terme ?

 

Le programme est chargé… beaucoup de concerts en France, dans les pays germaniques et nordiques, bientôt à Cardiff, ma tâche principale, restant bien entendu la direction artistique d'Insula orchestra. Par ailleurs, Accentus étant en résidence au Théâtre des Arts de Rouen, je suis tenue d'y monter un projet par an. Travail exaltant sans doute, mais aussi travail parfois épuisant… D'autant plus qu'être sur le podium est peut-être plus difficile pour une femme que pour un homme, pour des raisons d'ordre essentiellement culturel. À titre d'exemple n'est-il pas patent que les chefs invités sont presque toujours des hommes ? D'où la nécessité d'une bonne forme physique, ce qui me conduit à pratiquer autant que possible la gymnastique, la barre au sol, la marche à pied. Ce qui, bénéficiant au corps autant qu'à l'esprit, me donne cette énergie sans laquelle il n'est pas de grandes perspectives !

 

 

Quelques disques…

 

L'Éducation musicale ayant régulièrement salué les enregistrements de Laurence Equilbey, les titres qui suivent constituent le socle d'une simple initiation…

 

Gluck, Orfeo ed Euridice, 2015, Archiv Produktion

Félicien David, Le Désert, 2015, Naïve

Mozart, Requiem, 2014, Naïve

Accentus, Laurence Equilbey / Coffret 15 Ans, 2013, Naïve

Rachmaninov, Liturgie de Saint Jean Chrysostome – Vêpres, 2010, Naïve

Dvořák, Stabat Mater, 2008, Naïve

Fauré, Requiem, 2008, Naïve

 

 

Exemplaire en matière de sexisme, le monde musical ?

 

Dans les milieux culturels, plus particulièrement musicaux, n'est-il pas du meilleur ton de se gausser du "machisme ordinaire" signalant les milieux "figés et réactionnaires" de l'entreprise, de la finance, de la recherche ? Pour la seule saison 2015-2016, les chiffres distillés par la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) sont pourtant de nature nous ramener à un peu plus de modestie. Pour 584 chefs d'orchestre œuvrant à titre public en France, par exemple, on ne trouve que 21 femmes, soit 4% de la phalange directoriale (les fondamentalistes du calcul statistique arriveront même au total de 3,53% !). Paraphrasant l'inoubliable Michel Audiard, le lecteur en conclura que les femmes chefs d'orchestre existent, certes… mais qu'à l'instar des poissons volants, elles ne forment pas la majorité de l'espèce !

 

 

 

 

Propos recueillis par Gérard Denizeau.



[1]           En accord parfait avec le premier conseil de Richard Strauss : Souviens-toi que tu ne fais pas de la musique pour ton plaisir, mais pour celui de tes auditeurs !

 

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    L'ŒIL ÉCOUTE

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Rigoletto au Capitole ou le triomphe du beau chant

 

Giuseppe VERDI : Rigoletto. Opéra en trois actes. Livret de Francesco Maria Piave d'après le drame de Victor Hugo Le Roi s'amuse. Ludovic Tézier, Saimir Pirgu, Nino Machaidze, Sergey Artamonov, Maria Kataeva, Cornelia Onciou, Dong-Hwan Lee, Orham Yildiz, Dimitry Onishchenko, Marie Karall, Marga Cloquell, Thierry Vincent. Chœur du Capitole. Orchestre national du Capitole, dir. Daniel Oren. Mise en scène : Nicolas Joel. Théâtre du Capitole.

 


©Patrice Nin

 

Rigoletto est l'opéra de Verdi le plus souvent représenté au Capitole. Cette reprise de la production initiée en 1992 est pourvue d'une distribution prestigieuse. La patrie du beau chant se le devait bien. Ludovic Tézier offre du rôle titre la quintessence de son art. Cet « Everest du répertoire pour baryton » (Nicoloas Joel), il le gravit avec une aisance déconcertante sans succomber au risque de débordement dramatique de ce rôle de père meurtri que Verdi a pourvu des plus extrêmes accès de puissance. Tézier les dompte avec rigueur ménageant une ligne de chant qui du plus sensible pianissimo à la quinte aiguë forte et claire, développe un legato enviable. Depuis Piero Cappucilli, pour ne citer qu'un exemple tiré d'un passé récent, on n'avait pas livré de cette partie chant si prestigieux. Loin de quelque histrion désinvolte ou tordu de douleur, voilà du bouffon triste un portrait d'une humanité poignante sous des aspects mesurés. Quelle dignité en effet ! La Gilda de Nino Machaidze brille pareillement. Beau parcours que celui de cette soprano géorgienne dont la carrière internationale prit son envol lorsqu'amenée à interpréter Juliette de Gounod, au Festival de Salzbourg, aux côtés du fringant Villazón. La caractérisation est totalement crédible, sans coquetterie. On constate, s'il était encore besoin, que distribuer le rôle à un soprano spinto est plus fidèle à la pensée verdienne et plus en phase avec la dramaturgie, que de le confier à un soprano colorature. Sa difficulté, sa beauté aussi, est au prix de ce mélange de registres, et permet des éclairages combien différenciés. Quant au Duc campé par Saimir Pirgu, il ne manque pas de panache : timbre clair, émission aisée, quinte aiguë facile, juste passée en force par endroits. Difficulté passagère ou volonté délibérée de satisfaire à un excès de générosité vis à vis d'un public qu'on dit de réputation friand de ces voix de gosier ? Le personnage est jeune et beau, un peu désinvolte, nullement trivial. Le Sparafucile de Serguey Artamonov possède le grave nécessaire pour rendre ses interventions frappées au coin de la menace voilée et apporter au quatuor du IV ème acte une franche couleur sombre. Maria Kataeva, Maddalena, de son beau timbre grave, y distille d'égales volutes colorées. Les autres rôles sont parfaitement distribués, en particulier le Monterone bien sonore de Dong-Hwan Lee et le Ceprano raffiné de Igor Onishchenko. Tous sont fermement épaulés par Daniel Oren. Familier de l'idiome verdien (il doit diriger la reprise d'Aïda à l'ONP en juin), il insuffle à l'Orchestre du Capitole cette verve verdienne qui se déploie au long de ces scènes qui scellent la grande nouveauté de l'ouvrage dans la production du musicien italien. Se dépensant sans compter, avec d'amples gestes, il galvanise ses forces, et les grands ensembles ont fière allure. On remarquera encore le grand professionnalisme des Chœurs du Capitole, dont les voix de basse en particulier apportent une couleur mordorée à leurs interventions.

 


Nino Machaidze & Ludovic Tézier ©Patrice Nin

 

La mise en scène de Nicolas Joel cherche plus à créer des atmosphères qu'à décortiquer la dramaturgie, encore moins à surajouter quelque lecture au second degré. Pour lui, la force dramatique de l'œuvre réside dans la musique de Verdi et doit procéder d'elle. L'essentiel est d'installer « une esthétique classique », de brosser des tableaux évocateurs d'une Renaissance flamboyante qui, même dans le dernier acte, ne sombre pas dans le misérabilisme des bas fonds mantovans. Les décors construits et toiles peintes de Carlo Tommasi y sont pour beaucoup et même si les éclairages restent peu travaillés (tempête du dernier acte), ils plantent des lieux qu'on a plaisir à regarder : les diverses facettes du palais du Duc, une rue en perspective découvrant en fond la silhouette d'un Duomo presque florentin. Et les costumes chamarrés installent pareillement une époque fastueuse. Les confrontations sont vues sans concession non plus que pensées en recherche superflue de sous-entendus : Rigoletto rencontre le tueur à gages Sparafucile précisément au moment où il traverse une crise de découragement, déstabilisé par la malédiction de Monterone qui vient de s'abattre sur lui. Celles avec Gilda, vont de la tendresse d'un père possessif à la vigueur de celui qui ne veut à aucun prix se séparer d'une fille qui fait office de substitut à l'épouse disparue. La vendetta se vit sans fard, celle de l'homme blessé dans son amour propre. Reste que les diverses situations du dernier acte, si elles les évoquent, ne soulignent pas ou pas assez le drame faramineux qui se joue alors (résolution de Gilda de se substituer à l'étranger qui sera exécuté par Sparafucile, duo final de la tragique méprise). Mais, il est sans doute réconfortant de revoir un tel spectacle, qui pour une fois, ne nous plonge pas dans des abimes de perplexité pour trouver la clé de lecture d'un régisseur iconoclaste. Alors surtout que le volet musical est si accompli.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Singin' in the Rain fait le show au Châtelet

 

Nacio HERB BROWN & Arthur FREED, chansons. Betty COMDEN & Adolph GREEN, scenario : Singin' in the Rain. D'après le film de la Metro-Goldwyn-Mayer et la chorégraphie originale de Gene Kelly et Stanley Donen. Dan Burton, Daniel Crossley, Clare Halse, Emma Kate Nelson, Robert Dauney, Emma Lindars, Matthew Gonder, Matthew McKenna, Karen Aspinall. Lambert Wilson. Ensemble. Orchestre Pasdeloup, dir. Stephen Betteridge. Mise en scène : Robert Carsen. Théâtre du Châtelet.

 


©Théâtre du Châtelet/Marie-Noëlle Robert

 

La comédie musicale a désormais sa salle à Paris : le Châtelet. Après On the town, de George & Ira Gershwin, My fair Lady, d'après le film de George Cukor, ou encore Un américain à Paris, voici Singin' in the Rain. Une comédie musicale basée sur l'adaptation d'un film culte : celui réalisé en 1952 par la MGM sur un sujet bien mince, mais combien porteur, le passage du muet au parlant, et à partir d'un tube, la chanson « Singin' in the rain » exécutée par Genn Kelly. Il fallait du flair sinon du culot pour théâtraliser le film et ne pas sombrer dans une copie servile. Robert Carsen est l'homme de la situation. Comme il l'a prouvé pour la production de My fair Lady, et avec la même équipe artistique, il réalise là un ''winner''. Car mettre sur les planches l'envers du décor non pas d'une pièce de théâtre, mais d'un film, est une gageure, tant les points de repères sont différents, voire introuvables dans le second cas, l'écran n'ayant pas d'épaisseur physique. Qu'à cela ne tienne, on va en réinventer les codes ou plutôt en user à fond ! Pour passer allègrement des scènes de tournage et de leurs préparatifs au résultat filmique final : il suffit pour cela de s'arrêter sur le fameux ''The End'', et de tout de suite l'inverser pour donner l'illusion qu'on est en deçà de l'écran, dans les coulisses du studio. Cette idée de mise en abîme est chère au metteur en scène canadien qui l'a expérimentée dans bien de ses productions opératiques, comme Rusalka à l'Opéra Bastille. Celle de miroir par rapport au théâtre lui-même dans lequel on joue l'est aussi (on pense à ses Contes d'Hoffmann et surtout à Capriccio, où le Palais Garnier, visualisé dans plusieurs de ses lieux, devenait partie intégrante du spectacle) : ici le Théâtre du Châtelet, particulièrement en évidence lors du numéro « Broadway Melody » où toute la compagnie se trémousse dans une réplique du cadre de scène du théâtre, comme démultiplié à l'infini et enluminé d'ampoules blanches qui clignotent en tous sens façon entrée de Music hall. Autre idée géniale : puisqu'on passe du muet au parlant, à propos d'un film dont l'action se déroule en 1927, pourquoi ne pas proposer une évocation du cinéma en noir et blanc ! Carsen bâtit donc son spectacle sur le noir et le blanc, beau clin d'œil : tout, décoration, costumes, sera décliné dans un dérivé de ces deux couleurs fondamentales, avec pour seules exceptions la paillette argentée en première partie (ensemble « Beautiful Girl »), et le doré clinquant en seconde (ensemble « Broadway Melody »). La franche couleur vive n'apparaitra qu'à la toute fin - effet de surprise garanti - où toute la compagnie se voit troussée en cirés et bottes jaunes poussins, parapluies verts, jaunes, bleus à la main, dans un rush proprement irrésistible ! Autre clin d'œil, cette fois, à l'avènement du Technicolor sur les écrans dans les années 50.

 


©Théâtre du Châtelet/Marie-Noëlle Robert

 

Le spectacle est entrainant, trépidant, à l'aune du message qu'il est censé transmettre : la réussite, en l'occurrence d'une star du muet, Don  Lockwood, et les ratés juste évités ou franchement étalés du nécessaire doublage des voix ''du muet'' ne passant pas la rampe du ''parlant'', à l'image de celle de Lina Lamont, impitoyable timbre de crécelle. Tout évolue sans le moindre temps mort  : on passe sans hiatus des scènes intimes, l'inévitable duo amoureux, le numéro de duettistes, aux grands tableaux d'ensembles démonstratifs chantés et dansés. Il règne durant toute la soirée, après une mise en route un peu longuette, une vitalité débordante. Il faut dire que la chorégraphie de Stephen Maer, est on ne peut plus imaginative et dépasse le banal style revue, se situant dans ce qu'on voit à Broadway : mouvements millimétrés, ivresse du geste mêlant traits comiques et folles excentricités. Les éclairages sophistiqués participent de l'ambiance jubilatoire générale, moyennant par exemple force jets de projecteurs dans la salle pour donner le sentiment que le public est lui aussi partie à l'affaire. Le travelling scène-salle fonctionne au quart de tour. Et cela marche à en juger par le tonnerre d'applaudissements qui va croissant au fil du show! L'interprétation ne mérite qu'éloges. C'est qu'on a fait appel à des artistes rompus au joué-chanté-dansé, dans la plus pure tradition anglo-américaine. Ainsi Dan Burton, Don Lockwood, est-il irrésistible crooner, réussissant le tour de force de s'inscrire avec panache dans les pas de Gene Kelly, et pas seulement lors de la fameuse chanson délivrée sous une pluie battante, vraie réplique du film : son bagout, son allant, sa pêche de séducteur crèvent...l'écran. De Cosmo Brown, le ludion facétieux, Daniel Crossley offre un portrait pas moins sensationnel d'abattage : le numéro « Make 'em Laugh » est un concentré d'acrobaties insensées et de chant humoristique en diable. Chez les dames, Clare Halse, Kathy Selden, prête une bien jolie voix ductile (« Beautiful Girl ») avec juste ce qu'il faut de gouaille (« You are My Lucky Star ») pour figurer la farouche volonté de cette starlette d'embrasser une vraie carrière à l'écran ; et Emma  Kate Nelson est une Lina Lamont proprement impayable dans ses essais de ''beau son'' pour améliorer des cordes vocales décidément ingrates à dérouiller. Sa taille en échassier ajoute au comique de situation. Quant à Emma Lindars, Miss Dinsmore, son numéro de coaching « Moses supposes his toeses are roses... » est à se pâmer de rire, vraiment pétulant lorsqu'entraînée dans des figures chorégraphiques impétueuses par les deux larrons en foire Don et Cosmo. L'ensemble des chanteurs-danseurs brûle les planches/l'écran autant par son énergie que par son formidable professionnalisme. De l'entrain, il y en a à ras bord dans la direction de Stephen Betteridge qui à la tête de l'Orchestre Pasdeloup, déchaîne des torrents de « tunes » aussi entraînants les uns que les autres. Standing ovation !

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Un bout de masterclass avec Waltraud Meier

 


DR

 

Pour clôturer la masterclass sur Wagner et Mahler organisée à l'abbaye de Royaumont, la Médiathèque musicale Mahler à Paris - dont on fête les 30 ans d'existence - avait convié quelques privilégiés à une ultime séance dirigée par Waltraud Meier. Sous le motto « De la partition à l'incarnation ». ''De l'interprétation'', corrige d'emblée la chanteuse, ''à l'incarnation'' ; car il ne s'est pas agi, selon elle, lors de cette session, d'enseigner le mot à mot – d'autres sont là pour y pourvoir -  mais bien de se situer au niveau interprétatif. Dans une perspicace introduction, Waltraud Meier donne quelques clés de lecture. Ainsi de l'absolue sincérité par rapport au texte et de la nécessité d'être authentique, d'être  soi-même. Elle souligne que cette session d'une semaine à Royaumont a d'abord été un temps de réflexion sur la manière d'interpréter Wagner, en l'occurrence Tannhäuser et ses différents rôles, mais aussi Mahler à travers une poignée de ses Lieder. C'est de ces derniers qu'il sera question lors de cette séance de travail parisienne, aussi concentrée que décontractée tant une mutuelle confiance unit d'évidence « maître » et « élèves ». Waltraud Meier insiste sur la nécessité de ne pas dissocier étude de la partition d'un travail de scène, comme il en a été durant les séances de travail à Royaumont puisqu'aussi bien le metteur en scène Vincent Huguet, assistant de Patrice Chéreau pour la production d'Elektra de Strauss au Festival d'Aix-en-Provence, prêtait son concours. Une approche paradoxale s'agissant de Lieder. Pourtant essentielle à ses yeux en terme d'incarnation de ce que disent ces courts poèmes. Cette approche, certes expérimentale, questionne au demeurant la possibilité de représenter scéniquement ces Lieder de Mahler. Elle insiste encore sur l'importance du geste : du corps bien sûr, mais aussi et en particulier de la main. Celle-ci peut exprimer tant de choses et les plus secrètes. Et d'inviter l'auditoire à se livrer à un mini exercice de communication de la main avec son voisin... pour signifier quelque sentiment à travers ce poignet et ces dix doigts qui peuvent en dire long sur l'empathie éprouvée ou l'absence de feeling... Vient ensuite une illustration de travail effectué lors de la session, à partir de trois Lieder de Mahler, tirés des Ruckert Lieder, et accompagnés par Tanguy de Williencourt et Sarah Ristorcelli au piano. Du Lied « Ich bin der Welt abhanden gekommen », on perçoit combien de la narration transpire une réelle puissance dramatique. Avec « Um Mitternach », un sommet de poésie, les deux jeunes chanteurs nous tirent des larmes d'émotion lorsque Waltraud Meier corrige, ou plus exactement ajuste telle nuance. Une séance qui vaut bien des concerts !

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Une journée avec le Roi-Soleil

 


©Pascal Gely

 

Reprise de la production créée au château de Versailles en juin dernier dans le cadre des festivités commémoratives du tricentenaire de la mort de Louis XIV, ce concert des Arts Florissants, mis en espace à la Philharmonie de Paris, est un petit chef d'œuvre de goût et une fière réussite artistique. L'idée était de recréer une promenade imaginaire à Versailles au temps de Louis XIV, dans ces lieux emblématiques où était célébrée la musique au temps de Roi-Soleil, que sont l'opéra royal, la chapelle, la galerie des glaces, correspondant chacun à un genre précis : la tragédie lyrique, la musique sacrée et le divertissement d'apparat. Autour des six compositeurs essentiels du Grand-Siècle : Jean-Baptiste Lully, Michel-Richard de Lalande, François Couperin, Henry Desmarest, Marc-Antoine Charpentier et Robert de Visée. Privé de la réalité physique des lieux, et de la déambulation à travers le château, le concert parisien en restituait du moins l'atmosphère grâce à une intelligente mise en espace due à Denis Podalydès, qui a conçu un texte de liaison que dit le roi lui-même (Laurent Stocker) et chorégraphié une action, au sens propre - un danseur (Adrien Couvez) évoluant en quelques figures plus acrobatiques que poétiques - et figuré : les solistes et le chœur se mouvant dans un ballet harmonieux. Nous sommes au « théâtre du temps » et Louis le magnifique y distribue les rôles, lui qui fut le commanditaire-ordonnateur des fastes musicaux, habile danseur lui-même, et protecteur des arts de Terpsichore et d'Euterpe. Tout commence donc par la musique d'opéra qui nous vaudra un florilège d'extraits d'Atys et d'Armide de Lully comme de Médée de Charpentier. D'Atys (1676), appelé l'« opéra du roi », on entendit des passages essentiels du Prologue et des actes III et V, dont le fameux « sommeil », proprement hypnotique sous les doigts de William Christie, qui entoure le trio « dormons, dormons tous », et le récitatif terrible d'Atys « Quelle vapeur m'environne », interprété avec un sûr pathos par Reinoud Van Mechelen. Celui-ci n'est pas moins impressionnant dans la partie de Jason de Médée, « Qu'ai-je à résoudre encore ». Émilie Renard offre une vraie veine de tragédienne dans l'air d'Armide (ultime opéra de Lully, en 1686) « Enfin il est en ma puissance ». Introduite par ses fameuses fanfares, le Te Deum de Charpentier ouvrait la deuxième partie qui donnait encore à savourer le Regina coeli de Lully par un extatique trio de sopranos/dessus, Élodie Fonnard, Émilie Renard et Virginie Thomas, puis un passage du Psaume 12, « Usquequo Domine », de Desmarest par un trio dessus, haute contre et basse. Elle se concluait avec ferveur par un chœur du Te Deum de Michel-Richard de Lalande. Le troisième volet, dévolu au divertissement et à la comédie-ballet, à la fois plus festif et plus sombre, car on s'achemine vers la fin du règne du Roi-Soleil, juxtaposait des extraits des Plaisirs de Versailles et du Malade imaginaire de Charpentier, et du Bourgeois gentilhomme de Lully. On sait qu'au couple artistique Molière-Lully, à qui l'on doit une floraison de pièces combinant en un heureux mélange théâtre, musique et danse, succéda une nouvelle association, celle de Charpentier-Molière dont le fleuron est Le Malade imaginaire. Christie avait choisi d'illustrer cette partie par l'Ouverture du Prologue de la pièce, puis par diverses danses dont la Sarabande du premier Concert royal de Couperin (magnifique duo flûte et continuo), la Première entrée : Cérémonie des Turcs, du Bourgeois gentilhomme, fort cocasse dans la vision de Podalydès, ou la Chaconne de Robert de Visée, jouée au théorbe solo (magistral Thomas Dunford), juste dansée dans un auditorium à l'éclairage tamisé. Pour finir par le chœur à la gloire du maître de céans, « Joignons tous dans ce bois Nos flûtes et nos voix, Ce jour nous y convie ; Et faisons aux échos redire mille fois : ''Louis est le plus grand des rois! '' ». Qui aujourd'hui parmi les grands de ce monde pourrait se voir louanger de telle hyperbolique façon ! On admire la brochette de solistes alignés par Christie, dont plusieurs sont issus de son Jardin des Voix, comme encore la basse Victor Sicard, et la finesse et le jeu décontracté de son Chœur. Tous ces artistes savent aussi bien faire leur ce langage fleuri du Grand Siècle que se mouvoir avec aisance sur un plateau. Quant à la formidable identification des musiciens des Arts Florissants et de leur chef à ce répertoire stylistiquement exigeant, il n'est pas besoin d'en souligner l'évidente réalité.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Nina Stemme ''est'' Turandot...

 

Giacomo PUCCINI : Turandot. Drame lyrique en trois actes. Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d'après Carlo Gozzi. Reconstruction du III acte de Franco Alfano (deuxième version de 1926). Nina Stemme, Riccardo Massi, Alexandra Tarniceru, Wenwei Zhang, Ivan Thirion, Dmitry Ivanchey, Pavel Petrov, Martin Zysset, Oliver Widmer. Chor der Oper Zürich, Kinderchor Philharmonia Zürich, dir. Alexander Joel. Mise en scène : Giancarlo del Monaco. Opernhaus Zürich.

 

 

Ultime opéra de Puccini, Turandot est son œuvre la plus aboutie, la plus moderne aussi. Inspiré de la Turandotte de Carlo Gozzi et des masques italiens, sa trame a aussi à voir avec les Mille et une nuits et leur atmosphère fantastique, comme avec le mythe des Amazones et le thème de la guerre des sexes : la haine du mâle de la part d'une femme qui tout à la fois refuse et désire d'être conquise, à laquelle les librettistes ajoutent une once de froideur. D'où une pièce aux multiples facettes mêlant tragique et comique, scènes burlesques animées par les trois ministres Ping, Pang, Pong, lointains cousins des quatre masques de la comedia dell'arte, et tableaux d'un étrange sadisme, à l'image de la décapitation (heureusement en coulisses, mais savamment « préparée ») du pauvre Prince de Perse. Et un opéra associant surtout des modes musicaux extrêmement variés, pour beaucoup avant-gardistes. Monter une telle œuvre n'est pas chose aisée tant les forces musicales à réunir sont d'une redoutable exigence. Pour cette reprise, l'Opernhaus de Zürich a frappé un grand coup côté distribution, triomphe du beau chant puccinien. A commencer par le rôle titre, célèbre pour sa périlleuse vocalité. Nina Stemme en possède tous les atouts : port de voix royal, éclat du timbre, puissance incandescente, aigus percutants lancés comme des fusées, élan pour survoler les sauts d'intervalle, endurance phénoménale, mais aussi art de la nuance qu'un superbe registre medium porte au ravissement : du grand art qui depuis l'air d'entrée « In questa Reggia », à la pose des énigmes, aux imprécations du III ème acte, puis à l'expansif duo final, fait passer le frisson d'une interprétation aussi juste qu'accomplie. Car sous ses travers autoritaires, le personnage vit d'un feu intérieur et le basculement lors de l'air « del primo pianto » au III ème acte est empreint d'un tendre lyrisme. Depuis Birgit Nilsson, sa compatriote et devancière suédoise, on n'avait pas rencontré telle assomption. Le jeune ténor italien Riccardo Massi, qui avait déjà abordé le rôle aux côté de la diva à Stockolm en 2013, offre de Calaf un portrait d'une belle vaillance, justement dotée de cette tintà italienne généreuse et colorée qui doit marquer le rôle. L'air « Nessum dorma », parangon de grand lyrisme, séduit par sa noblesse de ton, dépassant la pure bravoure. Mais toutes ses autres interventions sont frappées au coin d'une belle intelligence du texte et d'un refus du vedettariat. Alexandra Tarniceru offre une Liù d'égale intensité : au timbre de soprano lyrique corsé, magnifiquement projeté, s'ajoute une émotion qui hausse le cliché de la jeune esclave à la hauteur d'une femme maitrisant déjà son destin sacrificiel. Les airs sont purs joyaux de délicatesse sans affèterie. On citera encore le Timur de Wenwei Zhang, basse bien sonore, et le Mandarin de Oliver Widmer, autre chose qu'un comprimari. Quant aux trois larrons zélateurs Ping, Pang, Pong, ils mêlent sarcastique et acrobatie vocale. Un autre point fort de la représentation réside dans la prestation du Chœur de l'Opéra de Zürich : d'une superbe cohésion dans tous les registres et puissamment sonnant dans ses assauts de sauvagerie vengeresse ou de clameur glorifiante, mais faisant montre aussi d'un calme léthargique comme au début du III ème acte. L'impression de force, d'impact sonore, on la trouve dans la direction d'Alexander Joel qui, même si pas des plus subtiles, restitue du moins la prodigieuse orchestration de Puccini : atmosphères évocatrices, rupture de ton, combinaisons sonores dissonantes, associations instrumentales inédites, d'un étonnant modernisme, traits originaux des percussions ou du chœur par exemple accompagné de la flûte, un des aspects de l'instrumentation originale, révolutionnaire employée par Puccini pour rendre la couleur locale chinoise.

 

 

La mise en scène de Giancarlo del Monaco, initiée en 2006, semble ressortir à la manière illustrative pittoresque souvent associée à l'œuvre, avec chinoiserie de rigueur dans les costumes chamarrés et tout un attirail de couvre-chefs fantaisistes et de masques plus ou moins effrayants. Elle cèle cependant une autre approche, certes discrète, pas moins non-conformiste et singulière : une confrontation entre mondes oriental et occidental. Trois étrangers, vêtus façon bien de chez nous, débarquent dans un univers sombre et compassé, aux coutumes outrancières. Ils apportent avec eux leurs manières et objets cultes dont l'ordinateur sur lequel Calf va pianoter pour tenter de dénouer les énigmes et que Turandot, saisie d'effroi par les victorieuses réponses à son quiz, va rageusement jeter à terre. Ce bref clin d'œil numérique tranche avec la pompe mortifère ambiante. Le décalage est plus sensible dans les attitudes : celle décomplexée de Calaf par exemple, qui ne paraît pas beaucoup impressionné par ladite pompe. Autre originalité de la régie : le traitement des chœurs répartis en demi cercle à la manière d'un chœur antique pour signifier leur rôle de commentateurs de l'action, rarement d'acteurs à part entière. Ils surgissent du dessous et s'en vont comme dans les entrailles de la terre. Leurs mouvements sont ainsi réduits à l'essentiel avec d'intéressants arrêts sur image, en gestes figés. Sur un espace de jeu relativement restreint, les personnages principaux sont conduits à des échanges serrés, voire claustrophobes. Les ultimes pages, concluant un duo d'amour grandiosement délivré à pleine voix, voit Turandot se défaire de ses vains atours chinois pour apparaître en robe du soir parfaitement occidentalisée sur fond de ligne de buildings de ce qui semble être une ville de Pékin moderne. Pourquoi pas  : Puccini ne regardait-il pas vers l'avenir en composant son opéra !

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Un Voyage à Reims résolument tourné vers le futur

 

Gioachino ROSSINI : Il Viaggio a Reims. Dramma giocoso en un acte et 26 scènes. Livret de Luigi Balocchi. Rosa Feola, Anna Goryachova, Julie Fuchs, Serena Farnocchia, Edgardo Rocha, Javier Camarena, Nahuel Di Pierro, Scott Conner, Yuriy Tsiple, Pavol Kuban, Roberto Lorenzi, Spencer Lang, Liliana Nikiteanu, Rebecca Olvera, Estelle Poscio, Iain Milne, Ildo Song, Christopher Hux, Marc Bodnar, Raphael Clamer, Altea Garrido, Evelyn Angela Gugolz, Ilona Kannewurf, Sebastian Zuber. Chor der Oper Zürich, Philharmonia Zürich, dir. Daniele Rustioni. Mise en scène : Christoph Marthaler. Opernhaus Zürich.  

 

 

Poursuivant son exploration des opéras de Rossini, l'Opernhaus de Zürich monte Le Voyage à Reims. Ce dramma giocoso, créé en 1825, est né d'une commande pour fêter le couronnement du roi Charles X. Un contrat juteux pour ce retour de Rossini à Paris. On sait ce qu'il en est ce cette œuvre hybride, quasi sui generis dans le répertoire italien : en route pour Reims, plusieurs représentants étrangers se retrouvent dans la charmante station de Plombières-les-bains, paralysés par un souci de transport - plus de chevaux d'attelage disponibles - et contraints de faire halte à l'auberge du Lys blanc. Obligés de prendre leur mal en patience, ces hauts personnages, de caractères fort bariolés, passent le temps comme ils peuvent et nouent quelques relations de circonstance, qui s'avèrent vite amoureuses bien sûr. Le sujet est mince et l'action quelque peu en dents de scie. D'autant que le cahier de charges prévoit que le spectacle doit être émaillé d'un ballet. Comme les choses trainent en longueur, on saisit les prétextes les plus futiles pour meubler l'espace. Et tout finit dans une sorte de happening avec hymnes nationaux ou chansons s'en rapprochant... Pour assurer le succès de l'entreprise, Rossini fit appel aux célébrités vocales du temps dont la soprano Giuditta Pasta, le ténor Marco Bordogni ou la basse Nicolas Levasseur. Ce fut un succès d'estime et la pièce sombra dans l'oubli. Jusqu'à ce que Claudio Abbado la relève de son sommeil dans les années 1980, à Pesaro puis à la Scala et à l'Opéra de Vienne. Il faut dire que prétexte à une démonstration vocale étourdissante – celle concoctée par Abbado réunissait le Gotha du moment – la maigreur de l'intrigue est paradoxalement une mine pour tout metteur en scène avide de relecture. Celle de Luca Ronconi à Milan l'était déjà, mais avec un vrai chic ironique. Fidèle à sa réputation de maison qui aime faire bouger les lignes, l'Opernhaus de Zürich a fait appel à l'enfant terrible de la scène helvétique, Christoph Marthaler. Il n'y va pas par quatre chemins : sa vision sera résolument décontructiviste et tirera parti de tout ce qu'il y a d'absurde dans les situations. Foin d'auberge, l'action est transportée dans une clinique de luxe dont le décor léché (Anna Viebrock) est, paraît-il, celle d'une réplique de l'ex Chancellerie Ouest allemande de Bonn... On retrouve aussi le parti d'un décor en trois dimensions, avec une sorte d'attique surplombant la salle principale, comme naguère dans Le Nozze di Figaro de la même équipe à Salzbourg. Encore que cette spatialisation secondaire ne soit pas apparemment d'une grande utilité, car à part l'air de Don Profondo, peu de choses s'y passent. Comme toujours, Marthaler raisonne en termes de gain théâtral et organise sa régie à partir d'une idée force : en l'occurrence, comment articuler toutes ces petites histoires qui se greffent sur la vacuité ambiante, où tout semble flotter sans que l'on sache où l'on va. Un univers proche du film de Bunuel « Le charme discret de la bourgeoisie ». Tout ce petit monde est atteint de schizophrénie, d'irrépressible bougeotte, des figurants ajoutant à l'incongruité générale (un jeune fou aux gesticulations les plus déjantées, un démonstrateur de publicité vantant les mérites des prothèses mammaires, des vigiles lunettes noires, pistolet au poing...) et chacun passe d'un extrême à l'autre, de la léthargie béate à une excitation incontrôlable. Reste que les portraits sont tirés au cordeau et que tout un chacun se voit troussé de ses travers : le hidalgo espagnol, pourtant Grand d'Espagne, le Lord anglais précieux, la comtesse française, jeune veuve, éprise de mode parisienne et cœur à prendre, la belle diva italienne en verve, car fidèle à sa renommée d'improvisatrice, le général russe fort fanfaron et entreprenant, le major allemand passionné de musique, la maitresse de maison fébrile, sa gouvernante pas moins fada etc... Les ensembles sont menés de main de maître. Comme les arias pourvues de contrepoints théâtraux souvent envahissants, tel cet air de de la belle Corinna en même temps que les autres protagonistes s'échangent leurs manteaux dans une mécanique au ralenti, tel autre de Don Profono alors que les hommes de l'assistance se livrent à une lutte sans merci, sans doute sous le prétexte anodin d'en découdre pour passer le temps. Si l'on ne perçoit pas toujours le rapport direct avec ce qui est chanté, du moins y lit-on une volonté de réagir ad absurdum... qui tire le sourire à défaut du rire. 

 

 

Sous la baguette aussi énergique qu'extrêmement raffinée de Daniele Rustioni, la musique de Rossini étale ses vertus. On l'a souvent dépréciée. Elle renferme pourtant bien des pages passionnantes, que Rossini réutilisera au demeurant dans Le comte Ory. La manière pleine de verve du « Signor Crescendo », le jeune chef en fait habilement son affaire et l'orchestre Philharmonia Zürich déploie des sonorités enchanteresses - aux antipodes du résultat donné la veille dans le Puccini. On saluera un nuancier admirable, un enthousiasme de jouer, sans parler de la qualité des solos de harpe et de flûte. Pourvue d'une direction aussi avisée, la distribution peut livrer le meilleur. Cette œuvre singulière, Rossini l'a pourvue de pas moins de 13 rôles aussi foisonnant de traits bel cantistes que nécessitant un abattage certain. Au fil d'un chapelet d'airs, cavatines et autres cabalettes, de duos expansifs ou de magistraux ensembles concertants, dont un sextuor d'un redoutable entrain. On ne sait que louer : de la brillance des sopranos, Rosa Feola, Corinna grandiose, maitrisant haut la main un rôle gratifiant, Julie Fuchs, comtesse de Folleville au vrai chic parisien, qui n'a décidément pas froid aux yeux dans ses colorature aériennes, Serena Farnocchia, Madame Cortese, d'une autorité vocale confondante, mais aussi Rebeca Olvera, amusante Modestina, femme de chambre de la comtesse. De la faconde des mezzos, Anna Goryachova, Malibea, marquise polonaise et veuve d'un général italien, d'un aplomb désarmant, Liliana Nikiteanu, désopilante Maddalena, la gouvernante toquée. De l'habileté des ténors, Javier Camarena, le conte Libenskof, aux aigus diaboliquement percutants, Edgardo Rocha, Il cavaliere Belfiore, tout aussi en situation, et dont la voix s'étoffe désormais pour rejoindre le peloton de tête des héros rossiniens du beau gosier. Du battant des barytons, Nahuel Di Pierro, Lord Sidney, d'une superbe vaillance, Yuriy Tsiple, le baron di Trombonok, etc... Seul, le Don Profondo de Scott Conner manque de ce creux généreux qui doit couronner la fin de son inénarrable récit des imitations, pas assez sonore ici. Ils ont tous l'air de fort bien s'amuser et de coller sans vergogne à la palette gestuelle sophistiquée réclamée par Marthaler : tics, gestes décalés, traits parodiques, vraie-fausse sincérité les uns envers les autres... Tous traits forgeant un vrai esprit d'ensemble souvent d'une redoutable veine contagieuse. Les chœurs sont au diapason. Comme les figurants acrobates qui parachèvent une vision plus qu'iconoclaste, effectivement sui generis !

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Carmina latina ou l'aventure de l'Amérique du sud

 


Leonardo Garcia Alarcon / DR

 

Féru de recherches musicologiques, l'argentin Leonardo García Alarcón avait convié, salle Gaveau, à cheminer à travers la musique baroque d'Amérique du sud. Pour montrer les influences réciproques existant entre Europe et continent sud américain. Un mouvement actif des deux côtés de l'Atlantique, explique-t-il dans un mot d'introduction, le mouvement ne s'étant pas fait à sens unique, de l'est vers l'ouest, mais bien plus sûrement de l'un vers l'autre continent. Si l'Espagne et le Portugal ont avec la conquête des Amériques, transporté leur culture, ils ont trouvé en ces lointaines contrées un terrain propice pour édifier un corpus qui va s'enrichir rapidement pour devenir une source inestimable de richesses. Comme il en ressort de ces manuscrits découverts dans les bibliothèques des églises, du Mexique à l'Argentine. La musique qui voit le jour en Amérique du sud, depuis le XVI ème siècle offre ces deux caractéristiques d'impliquer aussi bien le mental que le physique et de ne connaître pratiquement pas de limite entre chants populaires et sacrés. Aussi le programme mêle-t-il adroitement pièces profanes et morceaux religieux. Autre particularité encore : celle qui veut que la langue autochtone soit utilisée dans la musique sacrée. Comme il en va de la pièce qui ouvre la soirée, « Hanacpachap » à quatre voix, écrite en langue locale, le quechua, d'un auteur anonyme, qui est un chant à la gloire du Créateur. Vont ensuite alterner des pièces profanes de Matheo Romero (c.1575-1647), Gaspar Fernandez (c. 1555-1629), Juan de Araujo (c. 1646-1712), Mateo Flecha (1481-1553) ou Tomas Luis Torrejon y Velasco ( 1644-1728), et sacrées, du même Juan de Araujo ou de Tomas Luis de Victoria (c. 1548-1611), le plus célèbre sans doute de ces musiciens. Les enchaînements sont diaboliquement pertinents : contrastes d'atmosphères, de modes, de rythmes. Bien sûr, les morceaux de style populaire provoquent une adhésion immédiate tant on est vite imprégné de cette rythmique dansée endiablée qui pousse au déhanchement, comme « Vaya de gira, vaya de chanza » (Ah ! Que de tours, de plaisanteries, de plaisirs !), ou « La Bomba », mini tranche de vie racontant un naufrage. Mais le « Salve Regina », sous la plume de Juan de Araujo ou de Tomas Luis de Victoria, et le « Magnificat » de Francesco Correa de Araujo dispensent des joies tout aussi profondes. Car l'Ensemble Cappella Mediterranea, que García Alarcón a fondé en 2005 à Genève, et ses admirables solistes, comme l'ensemble instrumental Clematis en sont les dévoués serviteurs sous la houlette d'un chef dont on ne peut un instant mettre en doute la sincérité de la démarche. On admire les instrumentistes, en particulier Quito Gato qui se partage entre théorbe, guitare et percussions, Monica Pustilnik, vihuela, ou Marie Bournisien à la harpe baroque. Mais la palme revient nul doute à la douzaine de chanteurs du Chœur de Chambre de Namur dont l'engagement quasi scénique n'a d'égal que la vocalité immaculée. Justement fêtés, ils donneront trois bis dont deux duos. Ceux-ci, explique García Alarcón, démontrent la vitalité actuelle du style baroque en Amérique du sud, les compositeurs contemporains se plaçant dans les traces de leurs aînés. La chanson samba « Alfonsina y el mar », de Ariel Ramirez, auteur de la Misa Criolla, hommage à la poétesse Alfonsina Storni qui se suicida dans les flots de Mar del Plata, est un moment de grâce et d'émotion grâce à la symbiose entre la voix intense de la soprano Mariana Flores et le son intimiste du guitariste Quito Gato. Une belle soirée de découvertes musicales.

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Des clartés célestes aux brumes du Nord

 


Janine Jansen / DR

 

Il est toujours intéressant d'entendre un chef bien connu du public parisien, Paavo Järvi, directeur musical de l'Orchestre de Paris, à la tête d'une autre phalange. Ce soir, The Deutsche Kammerphilharmonie Bremen. Une comparaison inévitable qui tourna bien vite en faveur de l'orchestre parisien tant la sonorité de la formation allemande nous parut lourde et pataude. Une déception  heureusement compensée par une superbe prestation de la violoniste néerlandaise, Janine Jansen. Un programme là encore d'un classicisme désolant et répétitif, le Concerto pour violon de Beethoven et la Symphonie n° 1 de Brahms, tout un voyage qui nous conduisit rapidement des clartés célestes violonistiques aux sombres et pesantes brumes du Nord. Si, d'après le dicton « Bach est un dieu, Mozart un ange et Beethoven un homme » on peut être assuré que la violoniste Janine Jansen a fait sien cet adage tant son interprétation du concerto du maître de Bonn fut empreinte d'une admirable et troublante humanité, usant tour à tour d'une rude animalité ou à l'inverse d'une suprême douceur dans sa façon d'attaquer le violon. Un véritable enchantement, magnifié par la complicité ancienne existant entre le chef estonien et la violoniste batave, mais un envoûtement qui ne résistera pas à la pause… En deuxième partie, la Symphonie n° 1 de Brahms, menée, il est vrai avec allant, dynamisme et enthousiasme qui ne parviendront toutefois pas à masquer les insuffisances notoires de cette formation à la sonorité mate et rustique, sans couleur, avec une insuffisance criante des pupitres de vents, petite harmonie notamment, faisant dire à certaines mauvaises langues que les forêts allemandes semblaient, ce soir, singulièrement déboisées….

 

Patrice Imbaud.

 

 

Esa-Pekka Salonen au Théâtre des Champs-Elysées

 


©Clive Barda

 

Chacun des passages sur scène du chef finlandais, Esa-Pekka Salonen, laisse à l'auditeur français comme un immense regret…Regret de n'avoir pu attacher ce talentueux chef d'orchestre à une quelconque phalange française, pour constater son indéfectible fidélité au Philharmonia Orchestra, orchestre londonien dont il est le directeur artistique et chef principal depuis 2008. Mais ne boudons pas notre plaisir et profitons de sa présence, simultanée en ce mois de décembre, à l'Opéra Garnier, à l'invitation de Stéphane Lissner, et au Théâtre des Champs-Elysées, avec son orchestre, pour ce concert au programme bien classique associant Beethoven et Brahms. L'Ouverture pour un Jour de fête, composée en 1814 en l'honneur de l'empereur François 1e d'Autriche, rarement jouée et de peu d'intérêt, évoluant sur un rythme martial, pièce qui aurait fait partie des esquisses pour l'Ode à la joie de la Neuvième Symphonie, se présentant plutôt comme un amuse bouche testant la bonne tenue de la phalange londonienne. Suivait ensuite le sempiternel Concerto pour violon de Brahms dont l'intérêt ne résidait pas tant dans l'interprétation musicalement impeccable, bien que sans surprise, de la jeune violoniste allemande Arabella Steinbacher, que dans l'accompagnement orchestral, aux accents dramatiques et particulièrement riches en nuances de l'orchestre, magnifiant le vibrant dialogue avec le violon. Mais le grand moment de la soirée restera, à n'en pas douter, la Symphonie n° 2 (1803) de Beethoven, elle aussi rarement donnée sur scène, que le chef finlandais dirigea de main de maitre. Une lecture claire d'une éloquence inouïe, dynamique, parfaitement équilibrée entre bois et cordes, une vision qui lorgne à l'évidence vers la Troisième Symphonie dite « Héroïque » qui lui est contemporaine, point de rupture avec la tradition classique à partir duquel le compositeur va désormais poursuivre son chemin vers des horizons encore inconnus qui le feront reconnaitre pour les siècles à venir comme le maitre absolu de la symphonie romantique. Une magnifique soirée !

 

Patrice Imbaud.

 

 

La magnifique Norma de Maria Agresta au Théâtre des Champs-Elysées

 

Vincenzo BELLINI : Norma. Opéra en deux actes. Livret de Felice Romani, d'après Norma ou l'infanticide d'Alexandre Soumet. Maria Agresta, Sonia Ganassi, Marco Berti, Riccardo Zanellato, Sophie Van de Woestyne, Marc Larcher. Chœur de Radio France. Orchestre de chambre de Paris, dir. Riccardo Frizza. Mise en scène : Stéphane Braunschweig. Théâtre des Champs-Elysées. 

 


©Vincent Pontet

 

1831 : création de la Norma de Bellini à la Scala de Milan avec un succès mitigé…Et pourtant Norma restera pour les années à venir et jusqu'à nos jours, le chef d'œuvre absolu, emblématique du bel canto, un des sommets de l'œuvre bellinienne, d'une troublante modernité par le développement d'une mélodie infinie, entre airs et récitatifs, dont Wagner saura s'inspirer, mais également par son contenu dramatique vibrant, enfin par ses difficultés vocales qui n'autoriseront ce rôle titre qu'aux plus grandes sopranos dont, aujourd'hui assurément, Maria Agresta fait partie. Car Norma c'est incontestablement le triomphe de la musique marquant le lien entre le chant rossinien finissant  et l'aube du chant romantique. Une partition d'une extrême difficulté vocale, sur laquelle plane encore le souvenir de Maria Callas, à la réputation meurtrière pour les voix, la grande Lili Lehmann affirmant qu'il lui était moins difficile de chanter trois Brünnhilde qu'une seule Norma… Stéphane Braunschweig a délibérément, pour cette nouvelle production, choisi le parti de la simplicité et du dépouillement concentrant son action autour de la figure de Norma, personnage ambivalent, à la fois tragique et romantique, menant une double vie, publique et privée, grande prêtresse druidique mais également, femme jalouse, amoureuse, et mère cachée, un moment tentée par l'infanticide vengeur. Les références à cette double vie se faisant sur scène, d'une part, par la présence de l'arbre druidique et, d'autre part, par le grand lit surmonté d'un dais rouge, comme la passion, dans une scénographie somme toute assez dépouillée, avec de beaux effets de lumière. L'aboutissement obligé de cette antinomie étant évidemment la mort rédemptrice, seul remède à la trahison et à l'amour bafoué. Une mise en scène, finalement, assez pertinente servant de façon fidèle la dramaturgie.

 


© Vincent Pontet

 

Musicalement la direction de Riccardo Frizza porta l'Orchestre de chambre de Paris sur des sommets, par la clarté de la narration et le soin apporté au service des chanteurs. Au plan vocal, Maria Agresta confirma son statut de diva, car ici rien ne manqua à son exceptionnelle prestation, endurance, tessiture étendue depuis des graves soutenus jusqu'à des aigus stratosphériques, un legato sublime jamais mis en défaut, un souffle à toute épreuve, une virtuosité et une précision des vocalises hors du commun. Le tempo assez lent du célèbre air « Casta Diva », tant attendu avec ses trois contre ut, en aurait probablement conduit plus d'une au bord de l'étouffement ! Sonia Ganassi dans le rôle d'Adalgise, également facile vocalement, offrit par la complémentarité des timbres, une réelle présence aux ensembles avec notamment un superbe duo du premier acte « Sola, furtiva, al tempio – Ah ! Si, fa core » ainsi qu'un pathétique et tendu « Mira, o Norma » à l'acte II. La haute stature et la voix puissante de Riccardo Zanellato donnèrent à Orovèse toute la crédibilité et le charisme nécessaires à un chef de guerre. Pourtant, dans cette production au demeurant fort réussie, force est d'avouer que Marco Berti dénote dans le rôle de Pollion, en constituant, indiscutablement, le maillon faible, non pas tant  par la qualité intrinsèque de la voix qui parait à l'évidence trop lourde, un peu barytonnante, que par la rigidité et le manque de continuité de la ligne, souvent hachée. Dommage que cette seule erreur de casting ait entraîné des huées, bien abusives, du public (cela devient une mode lors de toute première, ici ou là…). Un beau moment d'opéra pourtant à goûter avec délectation, Norma se faisant si rare sur nos scènes actuelles.

 

Patrice Imbaud.

 

Concours International de Belcanto Bellini

 


Le jury du Cinquième Concours International de Belcanto Bellini, fondé par le chef d'orchestre Marco Guidarini, réuni au Théâtre de La Garenne Colombes, les 3 et 4 décembre dernier, et composé d'Inva Mula, Isabelle Masset (Directeur adjoint du Grand Théâtre de Bordeaux), Mireille Larroche (metteur en scène), Gioachino Lanza-Tomasi (musicologue) et Sergio Segalini (musicologue), a décerné le palmarès suivant :

 

Grand Prix Bellini : Sung Min Song, ténor (Corée du Sud) qui remporte également le Prix ADAMI pour voix masculine.

 

Prix ADAMI pour une voix féminine : Liying Yang, soprano (Chine)

 

Prix Spécial Barnes - International Luxury Real Estate, pour l'interprétation en Français : Marjorie Muray-Motte, Mezzo-Soprano (France)

Prix Spécial Gstaad new Year Music Festival : Lussine Levoni, soprano (Arménie)

 

Félicitations aux heureux lauréats!

 

 

Les ombres errantes aux Pianissimes

 


Iddo Bar-Shai, piano / DR

 

Pour terminer sa cinquième saison des "Pianissimes", Olivier Bouley a offert un très beau spectacle dans la salle du Conservatoire Supérieur d'Art Dramatique de Paris, où planent les ombres de Liszt, Chopin, Marguerite Long…et celle de Berlioz. Sur des oeuvres de François Couperin, jouées au piano par Iddo Bar-Shai, Philippe Beau a raconté en ombres chinoises ce qu'inspiraient ces courtes piéces. Cette mise en espace de la musique, réalisée par Chine Curchod, est un spectacle qui a été créé à l'Abbaye de Noirlac en septembre 2015 et au Centre Culturel de Rencontres des Dominicains de Haute-Alsace le mois suivant.  Poèsie, magie, mystère ont transporté les spectateurs auditeurs à des années lumières, dans ces temps anciens où la musique accompagnait ces formes archaïques mouvantes, ancêtres de ce qu'on appelera plus tard le cinématographe. Ombres / lumières, barricades mystérieuses / symphonies fantasques, clavecin / piano, mains qui jouent / mains qui dessinent, combien de chemins se sont croisés ce soir-là pour n'être que féerie. Qu'importe de savoir si les interprétations de Couperin par Iddo Bar-Shai avaient des allures baroques, qu'importe de savoir que derrière la magie, il y a des trucs, le ravissement enfantin a submergé l'auditoire. C'est un projet magique qui, on l'espère, pourra être présenté "Tout autour de la Terre, Tout autour de la mer, Tout autour du soleil, De la lune et des étoiles, A pied à cheval en voiture, Et en bateau à voile."

 

Stéphane Loison.

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L'ÉDITION MUSICALE

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FORMATION MUSICALE

 

Jean-Jacques METZ : Urbain's band book.  La pratique orchestrale à l'école. Volume 2. Billaudot. Livre de l'enseignant : G 9161 B.  Livre de l'élève : G 9162 B.

Nous avions écrit dans notre recension du premier volume en juillet 2012 : « Nés de l'initiative du conservatoire et de la mairie de Nantes qui, en 2000, initient la création d'une « fanfare urbaine », ces livres sont, comme le dit l'auteur, « l'écrit d'une transmission orale ». Bien loin de refuser l'écrit, ce travail y conduit tout naturellement. Éminemment pratique, il propose tous les instruments nécessaires à la réalisation.  Il faudra compléter ces deux recueils par dix posters indispensables à la mise en œuvre. Il est difficile d'en dire plus sans avoir vécu soi-même l'expérience, mais il s'agit d'une aventure passionnante et pleine de promesses. » Rappelons que la méthode est structurée autour d'un répertoire on ne peut plus varié. On pourra écouter Jean-Jacques Metz présenter lui-même son projet à Musicora 2012 https://www.youtube.com/watch?v=05Cq33YXx0A On trouvera aussi sur YouTube plusieurs vidéos illustrant ce travail.

 

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MUSIQUE CHORALE

 

Charles BALAYER – Gilles DENECKER : Zoot jive Dizzy  pour chœur mixte SATB et piano (ou section rythmique).  Delatour : DLT2550.

Voici une pièce bien réjouissante ! En fait, la section rythmique est fortement conseillée en plus du piano, ainsi que la flûte présente dans l'enregistrement qui se trouve sur le site de l'éditeur. Si la partition n'est pas en soi difficile, elle demande d'être rompu à cette musique de jazz, hommage à Dizzi Gillespie et qui figurait au répertoire du célèbre « Chœur Artie Shaw ».

 

 

PIANO

 

Wolfgang Amadé MOZART : Klaviersonate B-dur. KV 570. Wiener Urtext Edition, Schott/Universal Edition : UT 50407.

Remercions d'abord ces éditions d'être trilingues : il est bien agréable de ne pas être obligé d'être anglophone ou germanophone pour bénéficier des précieuses indications d'Ulrich Leisinger, qui a réalisé l'édition et rédigé la postface, et des notes sur l'interprétation de Robert D. Levin. Les doigtés sont de Paul Badura-Skoda. L'ensemble est d'une grande lisibilité et comporte toutes les indications nécessaires pour l'interprétation de cette œuvre.

 

 

 

Franz SCHUBERT : Impromptus op. 90 (D 899). Wiener Urtext Edition, Schott/Universal Edition : UT 50408.

Nous avons recensé en octobre 2015 l'édition des Impromptus et des Moments musicaux en un seul volume. Voici, en volume séparé, les quatre impromptus de l'op. 90. La préface et les notes sur l'interprétation, en français, sont tout à fait passionnantes et pertinentes. On appréciera également les doigtés de Paul Badura-Skoda. Bref, il s'agit d'une véritable édition de travail au meilleur sens du terme.

 

 

Francine AUBIN : Deux valses  pour piano à 4 mains. Deuxième cycle. Sempre più : SP0199.

La « valse du petit matin » évoque bien un heureux éveil avec une partie médiane un peu mélancolique, Quant à la valse rêveuse, elle correspond bien à son titre ! Elève et épouse du chef d'orchestre Tony Aubin, l'auteur a fait une brillante carrière de pianiste, de directrice de conservatoire et de professeur de composition, d'écriture et d'analyse. Notamment au CRR de Rueil. C'est dire la qualité de ces petites pièces qu'on aura beaucoup de bonheur à jouer et à faire découvrir.

 

 

 

VIOLONCELLE

 

Louis-Noël BELAUBRE : Petite suite  pour deux violoncelles. Delatour : DLT1774.

Si les quatre mouvements de cette suite ne comportent pas de grande difficulté, ils sont à la fois de caractère original et gardent en même temps, une facture classique qui ne dépaysera pas trop les jeunes interprètes. Ce sont certes des pièces pédagogiques pour favoriser la musique d'ensemble mais aussi, pourquoi pas, des pièces de concert.

 

 

Louis-Noël BELAUBRE : Sonate pour un violoncelle.  Delatour : DLT0587.

Ecrite à la demande du violoncelliste Charles Reneau, à qui elle est dédiée, cette pièce fut donnée en première audition au festival de musique contemporaine de Nice en 1983. Quatre mouvements : prélude, scherzo, cavatine et rondo final. On regrette que ce compositeur ne soit pas plus connu et plus joué car sa musique est à la fois classique et originale, bien personnelle. Remercions les éditions Delatour de nous faire découvrir les œuvres de ce compositeur. On peut en entendre un certain nombre sur YouTube.

 

 

 

Emile BOUSSAGOL (1854-1917) : 3 petites pièces chantantes  pour violoncelle et piano. Restitution : Jean-Louis Couturier. Deuxième cycle. Sempre più : SP0168.

Harpiste et directeur de conservatoire, maître de chapelle et compositeur prolixe, Émile Boussagol a écrit notamment de nombreuses pièces destinées aux élèves des conservatoires. Les trois pièces présentées ici sont pleines de charme et remarquablement écrites. Elles devraient séduire les jeunes violoncellistes qui pourront y montrer toutes leurs qualités expressives. Remercions les éditions Sempre più de nous permettre de redécouvrir ce répertoire de qualité.

 

 

FLÛTE

 

Sophie DESHAYES – Chantal BOULAY – Cyrille LEHN : Ecoute, je joue ! Méthode de flûte. Formation musicale et instrumentale. Vol. 2. 1 vol. 1 CD. Billaudot : G9514B.

Bien que nous n'ayons pas reçu le premier volume, nous pouvons dire qu'il s'agit d'une méthode très complète. L'organisation du travail quotidien est exposée dans le premier volume. Il s'agit d'une progression coordonnée à la fois de formation musicale et d'apprentissage de l'instrument. Le CD joue un rôle très important car il sert à la fois de modèle et de play-back. S'il se trouve dans le recueil des pièces du répertoire, beaucoup ont été composées avec talent par Cyril Lehn.

 

 

 

Sophie LACAZE : Het Lam Gods  pour quatuor de flûtes et récitant. Delatour : DLT2504.

Cette pièce est la troisième que le compositeur a écrit sur le célèbre retable de l'Agneau Mystique de Jan Van Eyck, exposé à la cathédrale Saint-Bavon de Gand. Le texte d'Alain Carré décrit au fur et à mesure les panneaux pendant que les flûtes en restituent l'ambiance. C'est une œuvre attachante à écouter en regardant le retable.

 

 

Max MÉREAUX : Danserie  pour flûte et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2899.

N'étaient les notes détachées, on parierait plus pour une ballade ou une élégie. Peu importe le flacon : la pièce est jolie, chantante, un peu mélancolique dans son ton de do mineur. La partie de piano convient parfaitement à un élève : n'oublions pas que cette collection est faite pour encourager la musique d'ensemble. La cadence, vraiment dansante, elle, permettra au jeune flûtiste de montrer toutes ses qualités.

 

 

 

HAUTBOIS

 

Ayser VANÇIN : Chanson triste et scherzo  pour hautbois et piano. Troisième cycle. Sempre più : SP0186.

Elle n'est pas si triste, cette si jolie chanson que nous offre cette compositrice née à Istanbul et titulaire des plus hautes récompenses en Turquie et en France. Le scherzo plein d'allant est également plein de charme. Cette musique à la fois délicate et pleine de saveur est à déguster sans modération.

 

 

CLARINETTE

 

René POTRAT : Vue sur le lac  pour clarinette et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2853.

Cette pièce aux allures de valse offre un discours d'une grande fluidité où pianiste et clarinettiste dialoguent avec beaucoup de bonheur. Le paysage qui nous est proposé devrait donc séduire ses jeunes interprètes.

 

 

 

Octave JUSTE : Turpitude & facétie.  Huit pièces pour 2 clarinettes. Deuxième cycle. Sempre più : SP0198.

Sous ce pseudonyme se cache un musicien bien sympathique qui se définit ainsi lui-même : « Musicien de formation classique, touche-à-tout instrumental, passionné par les nouvelles technologies, Octave Juste (Pierre-Yves Rognin) crée musiques et bandes sonores pour le spectacle vivant depuis 1997. » Chacune de ces huit pièces qui, mine de rien, peuvent être aussi des études, est dotée d'un titre plein d'humour et de pertinence. La musique en est particulièrement pleine de charme et de désinvolture, au meilleur sens du terme. Les jeunes interprètes devraient trouver beaucoup de plaisir à interpréter ces pièces.

 

 

SAXOPHONE

 

Philippe RIO : Le petit chat  pour saxophone alto et piano. Débutant. P.L.2738.

Il y a trois parties dans cette pièce ou plutôt une structure refrain couplet refrain. Le refrain fait penser un peu aux premières pièces de l'Album pour la jeunesse de Schumann. La partie centrale instaure entre saxophone et piano un vrai dialogue d'allure joyeuse. L'ensemble est fort agréable et plein de charme.

 

 

 

André TELMAN : Mélodie du crépuscule  pour saxophone alto et piano. Fin de 1er cycle. Lafitan : P.L.2820.

Après une exposition du thème par le saxophone, c'est au tour du piano de l'exposer et de le développer, accompagné par un joli contrechant du saxophone. Ce dialogue entre les deux instruments se poursuit tout au long du morceau qui comporte deux passages à 12/8 qui ont un peu une allure de chevauchée. L'ensemble est varié et plaisant.

 

 

Gilles MARTIN : Valse des Sax.  Pour ensemble de saxophones (Soprano ou alto 1, alto 2, alto 3 (partie facile), Ténor, Baryton). Premier cycle. Lafitan : P.L.2836.

Il s'agit d'une commande de l'association « saxo voce » pour le Festival « Tous en scène 2014 ». Cette pièce peut facilement mettre en valeur toute une classe de saxophones. On peut en écouter des extraits sur le site de l'éditeur. Cette valse, qui comporte plusieurs moments, est un brin nostalgique, parfois un brin musette, bref, c'est une œuvre très agréable accessible même à des débutants dans la partie d'alto 3. C'est une œuvre pédagogique, certes, mais c'est d'abord de la musique.

 

 

 

Sophie LACAZE : Voices of Australia  pour saxophone soprano et voix enregistrées. Difficile. Delatour : DLT2570.

Composé primitivement pour flûte en 2002, l'œuvre a été adaptée pour saxophone soprane en 2015 par l'auteur à la demande du saxophoniste Giuseppe Laterza. « Voices of Australia » se compose d'une partie de voix enregistrées lors d'une soirée dans le bush en South Australia, et d'une partie instrumentale qui imite les chants de six oiseaux australiens : par ordre d'apparition, Brolga, Crested Bellbird, Southern Boobook, Chiming Wedgebill, Fan-tailed Cuckoo et Whip Bird. C'est ainsi toute une ambiance fort sympathique qui est recréée.

 

 

Romain TALLET : Jewel and Fish  pour saxophone alto et saxophone baryton. Delatour : DLT2597.

Cette courte pièce écrite pour Eric et Julie Fisher, après une courte introduction en notes longues, comme si les duettistes prenaient leurs marques, se lance dans des arabesques avec une partie improvisée, le tout culminant dans une fin en feu d'artifice.

 

 

 

Antonin SERVIÈRE : Sonate  pour saxophone alto et piano. Delatour : DLT2567.

Si cette œuvre comporte, comme une sonate classique, trois mouvements : I - Convaincu, énergique (06'00") II - Pesant, énigmatique (05'00") et III - Versatile, « hectic » (07'00"), l'écriture est résolument contemporaine : il faudra obligatoirement un piano à queue pour pouvoir rendre les effets demandés de glissandi sur certaines cordes avec une main et autres effets. Le saxophone utilise également toutes les techniques modernes de l'instrument.

 

 

BASSON

 

Max MÉREAUX : Remember  pour basson et piano. Elémentaire : P.L.2962.

De quoi faut-il faire mémoire ? L'auteur ne nous le dit pas… Serait-ce de la mort de Charles I° d'Angleterre dans Vingt ans après de Dumas père dans le chapitre qui porte ce titre ? Quoi qu'il en soit, cette pièce à la fois mélancolique et balancée, avec son rythme ternaire, fait penser à une barcarolle. Thème, développement, cadence et reprise du thème s'y succèdent avec grâce et élégance. Le tout est fort joli.

 

 

 

TROMPETTE

 

André TELMAN : Les humeurs de l'instant  pour trompette ou cornet ou bugle et piano. Fin de 1er cycle. Lafitan : P.L.2825.

Il y a effectivement plusieurs instants, chacun comportant des humeurs variées… Le tout donne une pièce assez fantasque et bien plaisante qui sollicite toutes les qualités rythmiques et mélodiques des deux interprètes.

 

 

Louis GÉRIN (1837-1915) : Concertino  pour trompette B b (ou cornet) et piano. Fin deuxième cycle. Restitution : Jean-Louis Couturier. Sempre più : SP0169.

L'œuvre comporte, comme il se doit, trois mouvements : un Allegro qui s'enchaine à un Andante, lui-même relié, après une cadence, à une vigoureuse polonaise. L'ensemble est tout à fait plaisant. L'auteur, professeur de cornet à piston au conservatoire de Lyon pendant plus de trente ans, a beaucoup composé pour son instrument et a publié également des méthodes pour d'autres instruments en cuivre. L'œuvre est très bien écrite et met en valeur tous les aspects de l'instrument.

 

 

 

TROMBONE

 

Max Méreaux : Cantabile  pour trombone et piano. Préparatoire. Lafitan : P.L.2902.

Cette pièce porte bien son nom : le tromboniste devra déployer tout son sens mélodique pour jouer cette soyeuse mélodie fort agréable. Thème, développement, cadence et coda avec retour au premier thème : rien ne manque à la fois pour la formation et pour l'agrément des deux interprètes. La partie de piano ne manque pas non plus d'intérêt et pourra être confiée à un élève de niveau intermédiaire.

 

 

PERCUSSIONS

 

Max MÉREAUX : Volutes  pour caisse claire et piano. Préparatoire. P.L.2892.

Voici une pièce qui porte bien son nom. Ces volutes se déroulent tout au long de l'œuvre dans un langage mélodique et harmonique à la fois classique et contemporain. La caisse claire souligne le rythme tandis que le piano déroule un discours chromatique et ondulant. Bref, Max Méreaux nous surprend avec beaucoup de bonheur.

 

 

 

MUSIQUE D'ENSEMBLE – OPERA

 

Luigi CHERUBINI : Requiem.  Missa pro defunctis  en do mineur. Urtext. Edité par Hans Schellevis. Bärenreiter : BA 8961.

On appréciera la copieuse préface présentant le soubassement historique, et la méthode d'édition, ainsi que le commentaire critique. Ce Requiem  de 1817 a été admiré par l'ensemble des compositeurs du XIX° siècle et leur a servi de modèle. Cette nouvelle édition tiens compte non seulement de l'autographe mais de la première édition ainsi que de corrections postérieures. On en trouvera tous les détails dans le présent volume qui présente par ailleurs toute les qualités de clarté et de lisibilité habituelles à cet éditeur.

 

GLUCK : Alceste.  Version de Paris – 1776. Urtext. Bärenreiter : BA 5848-90.

Une première version de cet opéra fut écrite par Gluck en 1767 et créée à Vienne. La version de Paris a été profondément remaniée, transformée. Dans le nouveau livret, réécrit en français par Le Blanc du Roullet, des personnages sont supprimés, d'autres apparaissent, notamment Hercule dont le rôle est important. On peut dire que Gluck compose pour la circonstance un nouvel opéra. C'est donc cette version de Paris qui nous est proposée dans son intégralité avec une préface fort intéressante de Yuliya Shein.

 

 

 

MUSIQUE DE CHAMBRE

 

Louis-Noël BELAUBRE : Six moments musicaux  pour violon et violoncelle. Delatour : DLT0866.

Ces pièces assez difficiles forment en fait une grande sonate et sont destinés à être joués à la suite. Ils furent joués en 1979 au festival d'Aspect par Nicole Coulange et Aimé Bourrié, membres de l'orchestre de chambre de Marseille, pour qui ils furent écrits. L'ensemble est très varié : pleins de feu, élégiaques, sarcastiques ou méditatifs, ils offrent de multiples facettes qu'on aura plaisir à découvrir.

 

 

Romain TALLET : Rabsikapof  pour saxophones soprano, baryton et piano. Delatour : DLT2603.

Ecrite primitivement pour quintette de saxophone, l'œuvre fut ensuite transcrite pour le trio Bazta, dont fait partie le compositeur. Une première partie répétitive et obsessionnelle laisse la place par délitement à un solo de baryton improvisé, qui se résout en évocation d'un big band. Une nouvelle transition, improvisée au soprano, amène la conclusion abrupte de construction sérielle. Techniquement difficile, cette œuvre demande à la fois un grand sens du jazz et, contrairement à ce que pourrait faire croire l'analyse de la structure, est d'abord et avant tout de la musique !

 

 

 

Romain TALLET : Sak  pour saxophone soprano et accordéon. Delatour : DLT2598.

Après une vigoureuse entrée toute en frottements au demi-ton, l'accordéon prend seul la parole avant de remplir le rôle du bassiste et entre ensuite dans la danse avec, au centre, une possibilité d'improvisation pour les deux instruments. Le tout se termine dans un tourbillon paroxysmique.

 

Daniel Blackstone.

 

 

PIANO

Vent d'Est. Comptines et chansons populaires pour piano, de la Baltique à la Caspienne. Paris, Le Chant du Monde (www.lechantdumonde.com), AJ4960, 2015, 25 p.

Le double intérêt de ce cahier — très bien gravé, doté de toutes les indications concernant l'interprétation et la technique — est évident. Par le truchement de comptines se gravant immédiatement dans la mémoire, il permet de découvrir sept compositeurs venus d'Estonie, de Lettonie, d'Arménie, ainsi que d'Azerbaïdjan, d'Ouzbékistan, du Turkménistan et du Kazakhstan, autrement dit de la Mer Baltique à la Mer Caspienne. Il propose — grâce à l'exploitation de brèves formules ou de mélodies populaires — une remarquable initiation à la technique pianistique (jeu lié, staccato, quasi pizzicato, indépendance des mains, jeu polyphonique, ornementation, utilisation de la pédale…). Il est accompagné de précieuses indications relatives à l'interprétation (con tristezza, grazioso, affettuoso…) et à la dynamique (mezzo mosso, allergando) avec des nuances très subtiles. Remarquable outil didactique qui sera apprécié par les enseignants, les pianistes (d'un bon niveau) et les mélomanes curieux.

 

 

Édith Weber.

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LE COIN BIBLIOGRAPHIQUE

Haut

Alain von RODEN : Essai d'initiation aux musiques médiévales polyphoniques ou contrapuntiques. Paris, L'HARMATTAN (www.harmattan.fr ), 2015, 112 p. – 14 € .

Ce livre nécessite un sous-titre explicatif : « Création d'une chapelle et d'une école musicale parisienne : Capella et schola parisis » (sic). Il est rédigé par un ancien Professeur de cardiologie, mélomane passionné et grand admirateur des « musiques médiévales polyphoniques ou contrapuntiques ». Son objectif concerne le lancement d'une nouvelle « chapelle vocale » à Paris. Cet essai propose un aperçu synthétique, allant droit à l'essentiel. Il met aux prises traditions et innovations, rappelle la combinatoire des nombres selon Platon, puis survole rapidement les tendances de la musique médiévale : l'Ars antiqua et l'école Notre-Dame de Paris et les formes cultivées (organum, versus-conduit et motet), l'art des trouvères, le culte marial ; l'Ars nova et son chef de file, Guillaume de Machaut (v.1300-1377), et l'Ars nova en Italie, le séjour des Papes en Avignon, aboutissant à  la polyphonie pratiquée par l'École franco-flamande et à la Cour de Bourgogne.

Après ce volet polyphonique — il eût été préférable de respecter la chronologie —, la deuxième partie aborde la monodie médiévale et le cantus planus, les sources (Rome, Byzance), la liturgie chrétienne sous ses diverses aspects pour arriver à la « renaissance carolingienne » (avec différents recueils : antiphonaires, tropaires), à son héritière, Hildegard von Bingen (1098-1179), religieuse bénédictine, et à l'amour courtois, typique des troubadours.

La troisième partie aborde enfin l'objectif de ce plaidoyer en faveur de la musique médiévale et de sa pratique en 2014. « Concert pour Saint-Louis, l'an de grâce 2014 » s'appuie sur un article publié dans la Revue Una voce relatant deux concerts de musique médiévale donnés à Paris en avril 2014, dont le programme repose sur des codices (et non codex au pluriel). L'essai inaugure la création d'une nouvelle chapelle, la Capella schola Parisis (sic) regroupant la Confédération des Ensembles-Maîtrises de Paris et d'Île-de-France « gérée par l'organisation de l'association Le Parisien Paradis [JO du 04. 01. 2014 sous le numéro 843], À mon seul désir [sic, cf. Tapisserie La Dame à la licorne ?], et sa coordination relève de l'UFR de musique et de musicologie de la Sorbonne université Paris-IV » [sic] (cf.  dernière de couverture).

Une certaine ambiguïté terminologique entre polyphonie et contrepoint plane sur l'ouvrage. Sur le plan historique, certaines rectifications s'imposent, par exemple la musique médiévale polyphonique commence bien avant l'école Notre-Dame (du XIIIe siècle) avec l'organum double Rex coeli Domine au IXe siècle (cf. Musica Enchiriadis ou Enchirias), tentative théorique consistant à superposer deux voix parallèles pour atteindre la consonance ; rien n'empêchera par la suite d'en ajouter une troisième ou une quatrième. Quant à la Bibliographie, elle ne tient pas compte de la première publication sur le sujet : La musique médiévale de Théodore Gérold (1932), donc avant L'histoire musicale du Moyen-Âge (1/1950 ; plusieurs rééditions) de Jacques Chailley. Ce manuel s'appuie sur l'histoire événementielle et, de façon schématique, présente l'histoire musicale déjà bien connue de l'honnête musicologue médiéviste.

L'« essai » — selon la qualification de l'auteur — a toutefois le mérite d'établir des liens solides entre la musique et les cadres ou lieux historiques, et de communiquer l'enthousiasme réel d'Alain von Roden envers la musique médiévale et pour sa pratique et sa diffusion au XXIe siècle.

 

Édith Weber.

 

Hélène PIERRAKOS : L'ardeur et la mélancolie. Voyage en musique allemande. Paris, FAYARD (www.fayard.fr ), Coll.  Les chemins de la musique, 2015, 199 p. – 18 € .

Les problèmes d'identité concernant les arts sont d'actualité. Hélène Pierrakos convie ses lecteurs à un itinéraire musical allemand qui lui permet de détecter une certaine « germanité » de la musique, ce qui est aussi le cas en philologie allemande avec certains concepts typiques tels que la Sehnsucht ou la Gemütlichkeit pour lesquels il est difficile de rendre le sens précis en français. L'auteur a recherché des parallélismes entre des atmosphères, des sentiments, certains thèmes et les œuvres des compositeurs. Sa démarche — comme jadis Hans Pfitzner dans sa Cantate Von deutscher Seele (1921) [c'est nous qui soulignons] — consiste à vouloir dégager ce qui fait l'âme allemande dans la musique avec la correspondance entre les sons, la langue, les mouvements ; entre « ardeur et mélancolie » notamment.

Il ne s'agit pas d'un « guide de voyage », encore moins d'un « mode d'emploi » de la musique, mais d'une série d'impressions situées dans le temps et dans l'espace. L'auteur met l'accent sur l'écoute (et non pas l'analyse desséchante) et insiste sur les effets que procure la musique germanique : sentiment d'exaltation, élévation mystique, élan vers l'inconnu ou « nostalgie d'un retour au bercail » (p. 189), alors que les compositeurs allemands baroques, dans la mouvance du Luthéranisme, traduisent musicalement l'austérité et la mélancolie, mais aussi le sentiment de majesté. Ses judicieuses suggestions et ses constats significatifs en vue de dégager l'identité germanique de la musique allemande nécessitent une solide connaissance des poètes : Heinrich Heine (1797-1856), Johann Gottfried Herder (1744-1803) au sujet du folklore, Joseph Eichendorff (1788-1857), Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Friedrich Rückert (1788-1866) au sujet des Lieder…, des philosophes : Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Emmanuel Kant (1724-1804), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Novalis (1772-1801) et, bien entendu, des compositeurs, notamment Heinrich Schütz (1585-1672), Jean Sébastien Bach (1685-1750), Joseph Haydn (1732-1809) avec, par exemple : Die Schöpfung, Franz Schubert (1797-1828), Robert Schumann (1810-1856), Felix Mendelssohn (1809-1847), Johannes Brahms (1833-1897), « archétype allemand romantique et baroque », Franz Liszt (1811-1883) avec ses Années de Pèlerinage ou encore Gustav Mahler (1860-1911) avec ses Rückert Lieder.

Ces exemples, parmi d'autres, ont permis à Hélène Pierrakos de mettre en relief des binômes : solitude et acceptation ; plénitude et manque ; ardeur et joie ; tragique et exaltation et, au final, de souligner la tension entre les deux pôles : entre ardeur et mélancolie, conformément au titre de ce livre pas comme les autres. À lire avec grande curiosité d'esprit et intérêt soutenu.

Édith Weber.

 

Louis THIRY : Ma forêt musicale. Promenade émerveillée parmi les notes, les rythmes,  les hommes, les instruments… Textes rassemblés par Pascale Rouet. Paris, Édition Orgues Nouvelles (www.orgues-nouvelles.org ), 2015, 128 p. – 12 € .

Pascale Rouet invite organistes et lecteurs à un plongeon dans le monde de l'orgue et à un digest autour de la personnalité de Louis Thiry (né en 1935), organiste internationalement connu. Il est ainsi « revisité » d'après ses écrits, ses conceptions personnelles sur la musique (mélodie, modalité, tempérament, jeu polyphonique) et à propos de la liturgie ; ses jugements sur des compositeurs ; ses préoccupations pédagogiques et ses idées notamment sur l'Art de la Fugue de J. S. Bach, qui a beaucoup agité interprètes (clavecinistes ou organistes) et exégètes encore récemment avec les travaux de Martha Cook (cf. Newsletter d'octobre 2015).

Au fil des années, Louis Thiry évoque son cheminement d'enseignant et d'interprète, sa démarche intellectuelle et artistique, son engagement au service de l'orgue, son retour aux sources du chant grégorien. Chaque témoignage est précédé d'une brève introduction ou d'une mise en situation. Les textes ont parfois une résonance nostalgique d'un passé révolu. Ses remarques bien ciblées font preuve de bon sens et d'expérience, mais également d'une critique de la musique contemporaine. Il recherche aussi la soif de l'inattendu en musique, propose sa définition de l'écoute musicale visant à « l'attente de la surprise » (p. 16-17). Il mentionne l'évolution des techniques d'enregistrement, tout en rappelant que nous sommes submergés par la quantité de musique et, comme il l'affirme : « L'analyse musicale a son intérêt mais ne m'expliquera jamais l'émotion ressentie à l'audition d'une simple petite phrase de Mozart ». Très au fait de l'actualité et avec le recul du temps, Louis Thiry critique le « fétichisme de l'écrit » (p. 43), constate que la Décrétale Docta Sanctorum Patrum (1525) du Pape Jean XXII fait sourire.

Les textes, judicieusement reproduits par Pascale Rouet, concernent en outre son entretien avec Louis Thiry pour la Revue Préludes n°67 (de l'ANFOL, Association Nationale pour la Formation des Organistes Liturgiques), genre d'autobiographie rappelant ses études avec André Marchal, Gaston Litaize à l'Institut des Jeunes Aveugles, puis au CNSM auprès de Rolande Falcinelli, ses souvenirs, ainsi que des problèmes d'interprétation. Il rend également un émouvant hommage à André Marchal (1894-1980), grand improvisateur, professeur et connaisseur de la facture d'orgue. Sa « forêt musicale »­­ — dont l'intérêt est rehaussé par les dessins significatifs de Bernadette Thiry — se présente comme une « promenade émerveillée parmi les notes, les rythmes, les hommes, les instruments… ». Elle reflète « sa joie de vivre, son besoin de partage, son amour de la nature » et « son bonheur d'être musicien ». Un exemple à suivre.

Édith Weber.

 

Marc-Mathieu MÜNCH (essais réunis par) : Forme et réception. Rencontres interartistiques de l'Effet de vie. Paris, Honoré CHAMPION (www.honorechampion.com), 2015, 269 p. – 60 €.

Marc-Mathieu Münch, Professeur émérite de Littérature et de Littérature comparée, a organisé — les 3 et 4 février 2012, à l'Université de Metz — ce Colloque dans le cadre des Rencontres de l'effet de vie qui, selon l'éditeur, « cherchent à savoir comment fonctionne — indépendamment des variants culturels qu'il n'est pas question de nier — le phénomène de l'effet de vie ». Ces Actes, édités dans la série Colloques, congrès et conférences sur la Littérature comparée (n°24), sont consacrés « au rôle de la forme vive » qui « joue, en effet, un rôle important dans la réussite d'une œuvre d'art », en liaison avec l'effet de vie reposant principalement sur six corollaires : « le choix d'un matériau incitatif, le jeu créateur, la forme vive, la plurivalence, l'ouverture à la co-création et la cohérence de l'ensemble. »

Dans cette publication réalisée par Marc-Mathieu Münch — paraissant après son ouvrage sur La beauté artistique. L'impossible définition indispensable. Prolégomènes pour une « artologie future » (chez le même éditeur, 2014) —, « les arts concernés sont : la poésie, le roman, le théâtre, la musique, l'architecture, la peinture et [même] la vidéo ; les époques abordées vont du temps d'Eschyle [l'Orestie] au monde contemporain, et les civilisations traitées, du Japon aux États-Unis, en passant par l'Europe et par l'Afrique. » Lors de notre interview, il a insisté sur « l'heureuse collaboration entre les chercheurs universitaires et les créateurs. » Il a signalé que le metteur en scène Hermann Hofer « livre son expérience à propos de la mise en scène de La damnation de Faust de Berlioz, et la plasticienne Gabrielle Thierry, ses réflexions d'artiste. » Toutefois, Marc-Mathieu Münch estime qu'« une telle ampleur pourra évidemment choquer, mais il fallait que la logique de l'esthétique planétaire de l'effet de vie soit respectée. » Les intervenants français au Colloque proviennent des Universités du Littoral (Dunkerque), de Paris-Ouest (Nanterre), de Nice, de Lorraine (Metz), et représentent les disciplines suivantes : littérature comparée, philosophie, esthétique, architecture, lettres classiques, peinture, arts plastiques, science cognitive, psychologie, médecine et théâtre. Les intervenants étrangers appartiennent aux Universités de Bayreuth, Kyoto, du Québec, de Milan, de l'École Normale Supérieure de Yaoundé, et sont essentiellement issus de la littérature générale et comparée, de l'esthétique, de la théorie littéraire, de l'imagologie et de la didactique de la littérature.

En conclusion, comme nous l'a fait observer Marc-Mathieu Münch : « Globalement, ces travaux prouvent le rôle capital mais non exculsif de la forme dans la genèse de l'émotion esthétique, c'est-à-dire de l'effet de vie. Pour aller plus loin, le lecteur devra suivre les fils parfois ténus qui relient des époques, des styles et des arts complètement différents. Il découvrira sans doute alors qu'une forme est réussie lorsqu'elle est nettement repérable par l'esprit l'humain, lorsqu'elle combine la diversité de ses éléments en une forme d'ensemble, lorsqu'elle est issue du sujet à traiter et de l'humeur qu'il exprime et, enfin, lorsqu'elle se prolonge naturellement dans les cinq autres corollaires de l'effet de vie ». Ces contributions, tout en consolidant la théorie de l'effet de vie, ouvrent de très larges perspectives à propos de la forme et de sa réception. À suivre impérativement.

 

Édith Weber.

 

Philippe JUBARD : André ALMURO : Du Sensationnisme au Dual-Art. Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), 2015, 104 p. – 35 €.  Avec DVD encarté (Musique /transversales).

Ce livre, abondamment illustré et accompagné d'un DVD avec un film (Archives sonores de l'INA, extraits de presse), très vivant et suggestif, a sa place attitrée dans la Collection Musique/transversales. Ce qualificatif convient à plus d'un titre à la personnalité complète, polyvalente et transdisciplinaire d'André Almuro (1927-2009), producteur  radiophonique, compositeur et réalisateur de films. En effet, sa création artistique, intellectuelle, littéraire, musicale, radiophonique et filmographique ne peut être dissociée de sa vie au quotidien.

Philippe Jubard et André Almuro se sont rencontrés à l'Université Paris I, dans le cadre de l'IDEAT, c'est-à-dire l'Institut ACTE Paris I Sorbonne et CNRS. Comme le rappelle Gérard Pelé dans l'Avant-Propos, ce document vidéographique doit retracer « d'une manière synthétique mais argumentée son parcours artistique et intellectuel passant par la littérature, la création radiophonique, la composition électroacoustique, les actions corporelles et le cinéma ». L'auteur respecte les données essentielles de son acteur, avec la primauté de la sensation. Ce livre relate de nombreuses expériences de la longue vie d'André Almuro, en quelque sorte « historien de lui-même », de ses réalisations poétiques, radiophoniques, musicales, scénographiques et cinématographiques. Elles sont regroupées autour de trois formules percutantes : Un journal du désir ; Faire — de l'écriture à la scénographique ; Vivre ­— des actions au dual-art et étayées d'une biographie (relatant notamment ses expérimentations, actions et films) et de nombreux documents : Almuro au travail, Almuro en concert à l'Institut Goethe de Paris, Almuro avec son ours Martin, au Château d'Anjouin vers 1950, à Combloux vers 1950, en compagnie avec Bernard Parmeggiani…, de programmes et invitations, de compositions musicales électroacoustiques, d'interviews, de critiques dans la presse, mais aussi de poèmes sensationnistes laissant libre cours au jaillissement verbal, aux onomatopées et énumérations (à la manière de Walt Whitman) et de photographies sensationnistes ayant marqué son existence et d'autres documents insolites.

De quoi illustrer le temps d'une vie enthousiaste et énergique, sa polyvalence, son questionnement philosophique à la recherche permanente du plaisir. Chacune des réalisations d'André Almuro « était la conséquence de son imagination poétique ou de son questionnement philosophique et, si démarche il y avait, elle était, selon Philippe Jubard, celle d'un hédoniste. » (quatrième de couverture).

 

 

Édith Weber.

 

Francis WOLFF : Pourquoi la musique ? Paris, FAYARD (www.fayard.fr ), Collection « Histoire de la pensée (hdp) », 2015, 458 p. -22 €.

 

Avant toute lecture préalable de ce livre si intelligemment conçu par un philosophe doublé d'un musicien et enseignant très expérimenté, les lecteurs auront intérêt à consulter son Glossaire minutieusement établi et à se familiariser ainsi avec sa terminologie et ses concepts afin d'éviter les faux-sens ou des glissements sémantiques. Et, pour mieux cerner la démarche originale de Francis Wolff, ils pourront survoler son Index des noms et surtout son Index des musiques renvoyant aux sources des démonstrations, démarches et assertions de ce fin connaisseur du répertoire musical. Ils devront aussi, conjointement à la lecture, écouter simultanément « les 88 extraits de musique commentés dans ce livre et qui sont proposés à l'écoute  sur le site internet www.pourquoilamusique.fr » : un atout de plus en vue d'une meilleure compréhension de cet ouvrage.

L'auteur excelle dans la formulation de questions directes et pertinentes. Partant de la formule rebattue par tant de générations d'apprentis solfégistes : « La musique est l'art des sons », il en dégage une portée et une envergure insoupçonnées jusqu'au XXe siècle. Il constate que la musique est omniprésente dans le monde, qu'elle est virtuellement pratiquée par tous les êtres humains et en recherche le pourquoi. Il suscite de nombreuses réflexions autour de la notion de « beauté », préoccupation actuelle, par exemple de Marc-Mathieu Münch dans le cadre de sa nouvelle discipline l'artologie, gravitant autour de l'émotion aussi appliquée à la musique, (cf. NL décembre 2014, recension : La beauté artistique…). En se demandant ce qu'exprime la musique et ce qu'elle représente, Francis Wolff se démarque quelque peu de l'axiome de Stravinsky : « Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature… » et, bien entendu, de la boutade : « La musique est un bruit qui coûte cher ». Les Annexes (p. 402-423) concernant les exemples musicaux judicieusement sélectionnés renvoient aux démonstrations bien ciblées en cours d'ouvrage. Vu la richesse des propos et assertions, voici un bref résumé de la structure de ce livre. Première partie : Qu'est-ce que la musique ? (univers sonore, monde musical). Deuxième partie : Ce que fait la musique au corps (vibration, transport, émotion, plaisir…) , à l'esprit (émotions esthétiques, compréhension à divers niveaux sensitif, perceptif, sémantique) ; il y aborde les « ingrédients de l'émotion esthétique ». Troisième partie : La musique et le monde (ce qu'elle exprime, ce qu'elle représente…). Enfin la Quatrième partie : Pourquoi la musique et les autres arts ? élargit encore le débat.

Par l'originalité, la nouveauté des approches, l'étendue des réflexions autour du dénominateur commun : Pourquoi la musique ?, ce maître-livre s'impose par les nombreux questionnements autour de l'assertion : « La musique est l'art des sons », par l'acuité et l'actualité des questions posées. Il aura l'incontestable mérite de faire réfléchir les musicologues, compositeurs, interprètes et enseignants.

 

Édith Weber.

 

Étienne KIPPELEN : La mélodie instrumentale après 1945. Analyse et esthétique des ruptures. 1Vol Sampzon, DELATOUR FRANCE, (www.delatourfrance.com), Collection « Pensée Musicale », 2015, 170 p. -26 €.

Après la question percutante « La musique pourquoi ? » (cf. supra), voici une autre interrogation pertinente : qu'est-ce que la mélodie ?  qui a agité les exégètes pendant plusieurs siècles (par rapport à l'harmonie). Étienne Kippelen (né en 1984), Docteur et Agrégé de Musique, titulaire de nombreux Prix du CNSM de Paris, fait appel à l'analyse musicale, la philosophie, la psychoacoustique, entre autres, et à nos capacités auditives de mémoire de la musique du passé, malgré l'incompréhension du rôle novateur des compositeurs contemporains.

L'approche est neuve et assez globale ; son étude esthétique avec une visée anthropologique  s'étend sur les deux derniers siècles. La « rupture » mélodique commence avec Edgar Varèse (1883-1965), « éclate » avec Anton Webern (1883-1945). De nombreux archétypes sont définis ; parmi ces éléments de rupture, figurent les « sons figés », les « sons brouillés », les « sons glissés », les innovations de Iannis Xenakis (1922-2001) et de György Ligeti (1923-2006), les clusters chez Krzystof Penderecki (né en 1933). La « rupture spectrale » s'effectue par la fusion du timbre et de l'harmonie. Ensuite, Étienne Kippelen dégage les phénomènes et paramètres de rupture, souligne les conditions d'une incompatibilité mélodique et évoque la fusion harmonique et la diffusion par « le culte de la lenteur ». Sa démarche, attentive et cohérente, fruit d'une longue expérience, met en évidence des convergences et s'oriente vers la résurgence mélodique autrement, c'est-à-dire avec les micromélodies.

Après 1945, dans la mouvance du courant néo-classique, la mélodie sera réintégrée. Ce constat est justifié par l'adoption de « techniques revisitées ». La Bibliographie — modèle du genre — propose une remarquable rétrospective de « la mélodie » selon les idées de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), les traités d'harmonie de Jean-Philippe Rameau (1683-1764)…, Arnold Schönberg (1874-1951), Paul Hindemith (1895-1963) jusqu'aux concepts sociologiques de Max Weber (1864-1920) et Theodor W. Adorno (1903-1969) ou encore analytiques de Célestin Deliège (1922-2010) et Carl Dahlhaus (1928-1989)…, sémiologiques de Jean-Jacques Nattiez (né en 1945), esthétiques selon Eduard Hanslick (Du beau dans la musique), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (Esthétique), Vladimir Jankélévitch, parmi d'autres, sans oublier Stephen McAdams, spécialiste des problèmes de perception.

L'auteur propose un éloquent bilan de la mélodie instrumentale après 1945 ainsi qu'un état significatif de la question, et souligne la pérennité du facteur mélodique émanant des créations musicales, écrits et interviews de compositeurs  contemporains, notamment : Olivier Messiaen (1908-1992), Pierre Boulez (né en 1925), Karlheinz Stockhausen (1928-2007), György Ligeti (né en 1933), Gérard Grisey (1946-1998), Jean-Yves Bosseur (né en 1947), Michael Lévinas (né en 1949) et Karol Beffa (né en 1973)… L'originalité du propos et de la démarche actualisée d'Étienne Kippelen force l'admiration.

 

Édith Weber.

 

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LE BAC DU DISQUAIRE

 

Haut

 

« De Angelis ». Collegium Vocale de Hanovre, dir. Florian Lohmann. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de): ROP 6101. TT : 61'22.

L'Angélologie, affaire des poètes, penseurs et théologiens, donne lieu à des discussions ; affaire des peintres, elle propose une représentation picturale de ces médiateurs entre le monde visible et le monde invisible, mais la musique a le pouvoir de les rendre sensibles, de susciter l'émotion, avec une connotation religieuse, en temps de guerre comme en temps de paix. Les voix jeunes et très motivées du Collegium Vocale de Hanovre, alternées ou regroupées, confèrent relief et expressivité à ces dix œuvres, car chaque choriste revit intensément les textes bibliques, par exemple Der Engel sprach zu den Hirten (Heinrich Schütz). Ils expriment la louange : Laudatio Domini traduit musicalement par le Finlandais Joonas Kokkonen (1921-1996), invitant à louer le Seigneur, avec un Alleluia conclusif. Felix Mendelssohn traite le Psaume 91 (versets 11-12) : Denn er hat seinen Engeln befohlenconcernant les anges, il en est de même des deux Seraphim de Hans Leo Hassler (1564-1612). Trois œuvres sont à découvrir : The Angel de Tina Andersson (sur le texte de Michail Lermontov), le Noël Stetit angelus du compositeur letton Rihards Dubra (né en 1964), ainsi que le Sanctus : London du Norvégien Ola Gjeilo (né en 1978). L'apogée expressive est atteinte par deux œuvres : d'une part, Wie liegt die Stadt so wüst, motet funèbre très poignant composé par Rudolf Mauersberger (1889-1971) après la destruction de Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale ; d'autre part, le vœu — encore plus prégnant à notre époque — : Friede auf Erden (Paix sur la terre) de l'Autrichien Arnold Schönberg (1874-1951). Ce programme très original, avec dix petits chefs-d'œuvres de tous les temps, a nécessité de la part des remarquables chanteurs excellemment dirigés par Florian Lohmann, une adaptation à tant d'esthétiques et atmosphères différentes, de l'époque baroque à nos jours. Intéressant panorama « angélologique » en musique : à retenir.

 

Édith Weber.

 

« Es naht ein Licht. A Light Is Coming ». Octavians. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de): ROP 6109. TT : 50'02.

L'Ensemble Octavians, octuor charismatique d'Iena en est à son troisième enregistrement. Il regroupe d'anciens chanteurs de la Philharmonie de cette ville et propose un choix de Noëls connus ou inconnus. Ce programme a cappella annonçant la venue de la Lumière comprend des Noëls allemands, anglais, occasionnellement latins, anciens et contemporains. Les mélomanes retrouveront avec plaisir Tu solus qui facis mirabilia de Josquin Desprez (v. 1452-1521) ; le noël français du XVe siècle : Veni, veni, Emmanuel ; le noël bilingue allemand /latin In dulci jubilo, Nun singet und seid froh respectant les assonances ; le Weihnachtslied bien connu : Es ist ein Ros entsprungen de Michael Praetorius (1571-1621) — dans la version de Jan Sandström (né en 1954) — ; Machet die Tore weit d'Andreas Hammerschmidt (v. 1611-1675) ou encore le choral Wie soll ich dich empfangen de Jean Sébastien Bach et l'inévitable Stille Nacht (Douce nuit, sainte nuit) de Franz Xaver Gruber. Les discophiles découvriront également quelques Christmas Carols : Coventry Carol (v. 1591), The Twelve Days of Christmas (1780). La nuit de Noël est évoquée avec les titres : Schöne Nacht de Wilhelm Nagel (1871-1955) et Sure On This Shining Night de Jay Giallombardo (né en 1964). Les cloches sont également présentes avec le Carol bien connu Jingle Bells de James Lord Pierpont (1822-1893), de même que les cadeaux : Simple Gifts de Joseph Bracket (1797-1882). Ces 16 pièces invitent à la découverte de la Lumière conformément à la première pièce : Es naht ein Licht de Lorenz Maierhofer (né en 1956) qui a donné son titre à cette réalisation dynamique de l'Ensemble Octavians dans une visée charismatique.

 

Édith Weber.

 

« La Maîtrise de Reims chante Noël ». Sandrine Lebec, direction. Quintette Vitrail. 1CD JADE (www.jade-music.net): 699 893-2. TT : 60'10.

La Maîtrise de la Cathédrale de Reims a été fondée en 1285. Encore de nos jours, ces enfants à la fois concentrés, convaincus et souriants, placés sous la direction et l'autorité de Sandrine Lebec — elle-même chanteuse et très soucieuse de la technique vocale —, respirent la joie de chanter Noël. Ils proposent un programme typique et varié, sans oublier le répertoire rémois traditionnel : Noël, Noël, Noël (plage 5), chant grégorien d'après le Propre de Reims. Ils interprètent également des Noëls de nos Provinces : Entre le bœuf et l'âne gris (remontant vraisemblablement au XVIe siècle) ; le Noël alsacien : Dors, ma colombe (arrangé par le Chanoine Roux) ; le Noël allemand : Stille Nacht de Fr. Gruber (toutefois en sa version française : Douce nuit). Leur répertoire passe aussi par les incontournables : Adeste fideles (dans la version de Théodore Dubois, avec soliste) ; Minuit, Chrétiens d'Adolphe Adam (avec deux solistes). À noter les arrangements d'Éliane Zurfluh : Jour de joie, L'Arbre magique et Les Cheminées ; les Christmas Carols de John Rutter (né en 1945) : Candlelight et Angel's Carol. Parmi les compositeurs plus anciens, figurent Marc-Antoine Charpentier (Heureux bergers, Louis-Claude D'Aquin (la Cantate de Noël), G. Fr. Haendel (Canticorum jubilo ; Joy to The World). Ces quelque 180 enfants sont associés au Quintette Vitrail (cuivres) et occasionnellement aux instruments suivants : orgue, piano, flûtes à bec, flûte celtique, cornemuse, cor anglais, harpe. En dépositaires de la plus pure tradition maîtrisienne, ils ont signé un programme typique et cosmopolite apportant un peu de lumière à notre époque troublée qui en a tant besoin : un vrai Festival de Noël destiné aux grandes fêtes comme à l'intimité familiale.

 

Édith Weber.

 

Benjamin BRITTEN : Children's Crusade / A Ceremony of Carols.  Birgit Bachhuber, harpe, Ulfert Schmidt, orgue, Andrea Jantzen et Nicolai Krügel, pianos. Ensemble S, Groupe de percussions, dir. Gudrun Schröfel. 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de): ROP 6100. TT : 41'30.

Le Chœur de filles de Hanovre, l'Ensemble S et le Groupe de percussions, avec le concours de Birgit Bachhuber (harpe), Ulfert Schmidt (orgue) et, au piano : Andrea Jantzen et Nicolai Krügel, tous placés sous la direction de Gudrun Schröfel ayant à son actif de nombreuses réalisations discographiques, ont le mérite d'interpréter la Children's Crusade (Croisade des enfants) pour voix et orchestre (op. 82) de Benjamin Britten (1913-1976), d'après le texte de Bertold Brecht (1898-1956) : Kinderkreuzzug (1942) — traduit en anglais par Hans Keller (1919-1985), chanté pour la première fois en allemand en 2015. Avec un réalisme poignant, cette longue croisade décrit la situation dramatique de la Pologne en janvier 1939, avec destructions, nombreux morts, la déambulation des enfants cherchant un pays en paix et d'un petit Juif, un enterrement, le froid, la neige… Benjamin Britten force sur les contrastes : brutalité de la guerre, réactions des enfants si perturbés, oppositions de nuances forte et piano, ainsi que chant à l'unisson et entrées successives. Ce long périple si poignant, durant presque 20 minutes, est rendu par de nombreuses solistes qui ressentent si bien tout le poids de cette guerre atroce qui a affecté la Pologne et provoqué la Deuxième Guerre mondiale. Cette œuvre, document historique, impressionnera très fortement les auditeurs. L'écoute de la seconde œuvre : A Ceremony of Carols (op. 28), composé en 1942, servira d'antidote. Elle fait appel au Chœur et à quelques solistes qui rendent à merveille ces pages descriptives. L'œuvre est encadrée aux parties extrêmes (nos 1 et 11), en guise d'entrée et de sortie, par l'Antienne Hodie Christus natus est. Les parties intermédiaires souhaitent la bienvenue au Roi du ciel, ainsi qu'à Marie, évoquent le chant des anges et leur berceuse pour endormir le petit enfant, entre autres, d'après des textes du XIVe siècle… mais aussi l'enfant dans la crèche pendant la nuit d'hiver et l'hommage qui lui est dû. Pour terminer, la louange et la reconnaissance sont de mise, avec l'avant-dernière pièce : Deo gratias (pl. 11), répété, bien enlevé, bien scandé et chanté avec un enthousiasme communicatif.

 

Édith Weber.

 

Martin LUTHER : Ein feste Burg ist unser Gott. Lieder in Choral, Motette und Geistlichem Konzert. Chœur, solistes et Ensemble Instrumenta musica de Dresde, dir. Matthias Grünert 1CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de) : ROP6074. TT : 69' 01.

Ce disque intitulé Martin Luther regroupe quelques unes de ses paraphrases allemandes de chorals symbolisant la Réforme, vaste mouvement qu'il a lancé après l'affichage de ses 95 Thèses à Wittenberg en 1517 et prônant la langue vernaculaire plus accessible aux fidèles (en remplacement du latin, langue universelle des érudits). Ces 7 Chorals correspondant aux temps liturgiques de l'Avent et Noël, de la Passion, puis de Pentecôte, sont suivis de l'Oraison dominicale, dont chaque invocation est commentée. Leurs adaptations musicales se rapprochent de la forme du Choral et Psaume fonctionnels destinés au chant d'assemblée ; du Prélude de choral pour orgue destiné aux services à l'Église ; du motet et du concert spirituel interprété par le chœur, destiné aux concerts. Ces 7 textes bien connus ont été mis en musique aux XVIe et XVIIe siècles par Samuel Scheidt, Michael Praetorius, Hans Leo Hassler, Erhard Bodenschatz, Johannes Eccard, Lucas Osiander. Les œuvres sont présentées dans une perspective comparative particulièrement intéressante, avec plusieurs versions. Pour conclure, l'incontournable Psaume 46 : Ein feste Burg ist unser Gott, (dit « choral de Luther »), apanage et identité musicale de la Réforme, est enlevé sur un ton affirmatif par le Chœur de chambre de la Frauenkirche. Le Chœur, les solistes et l'Ensemble Instrumenta musica (musique baroque) de Dresde sont tous placés sous la direction avisée du kantor Matthias Grünert. Ils célèbrent dignement en 2015 le Jubilé de la dédicace de cette Église luthérienne de Dresde, au riche passé historique, dont la reconstruction a été achevée en 2005.

 

Édith Weber

 

« The Galant Lute ». Vinicius Perez, luth. 1CD KLANGLOGO, RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de): KL1515. TT : 62' 14.

Pendant de très nombreuses décennies, le luth, instrument très populaire, a été en vogue, en particulier du XVIe au XVIIIe siècle, où il était joué par les mélomanes cultivés. Il servait aussi bien à soutenir le chant des Psaumes ès-maisons qu'au plaisir et au divertissement de la Cour et des familles. Sous le titre : Le luth galant, Vinicius Perez a regroupé quatre pièces remontant au XVIIIe siècle : la Sonata in C (Divertimento), Hob. XVI :10, en 3 mouvements, de Joseph Haydn (1732-1809) qu'il a adapté à son instrument à 13 cordes, tout comme le Divertimento, KV439b/II, plus développé, de Wolfgang Amadé Mozart, primitivement prévu pour 3 cors de basset. Il a le mérite de faire connaître, d'une part, Karl Kohaut (1726-1784), musicien contemporain de Josef Haydn, et de conférer un caractère puissant à l'Allegro de sa Sonate, mettant les modulations en valeur, selon l'usage, il improvise les cadences ; d'autre part, Christian Gottlieb Scheidler (v. 1752-1815), auteur de 12 Variations sur un célèbre thème de Mozart  (Don Juan) ; il en cisèle chaque Variation et les enrichit d'ornementations révélant leur caractère mystérieux, intériorisé et discret. Avec infiniment de musicalité, de distinction, de précision et avec un solide sens de la structure, Vicinius Perez réserve un sort royal à ce répertoire de salon, typiquement galant. Un modèle du genre.

 

 

Édith Weber.

 

«  Happy Go Lucky. Ohne Sorgen ». Giuletta Koch, piano, Burhan Öçal, percussions. Orchestre d'État du Brandebourg, Istanbul Oriental Ensemble, dir. Howard Griffiths 1CD KLANGLOGO, RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de): KL1516. TT : 59' 40.

L'Orchestre d'État du Brandebourg (à Francfort), l'Istanbul Oriental Ensemble placés sous la direction si dynamique de Howard Griffiths — avec le concours de Giuletta Koch (piano) et Burhan Öçal (percussions) — proposent presque une heure de détente irrésistible avec des pages à succès telles que la Polka Ohne Sorgen (Sans souci) de l'Autrichien Josef Strauss (1827-1870) ; la Valse si célèbre An der schönen blauen Donau (Le beau Danube bleu) de Johann Strauss (1804-1849) ; la Danse hongroise n°1 en sol mineur, de Johannes Brahms (1833-1897) ; la Marche nuptiale extraite du Songe d'une nuit d'été (op. 61) de Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847) ; Trepak, extrait du Casse-noisettes (op. 71) de Piotr Ilyich Tchaikovsky (1840-1893) ; la Rhapsody in Blue de George Gershwin (1898-1937). Jacques Offenbach (1819-1880) est représenté par la Barcarole extraite des Contes d'Hoffmann ; Georges Bizet (1838-1875), par Les Toreadors extrait de Carmen, pièce entraînante et bien enlevée. La peinture d'atmosphère et « l'humeur du matin » (Morning Mood) se dégagent de deux extraits de la Suite de Peer Gynt n°1, op. 46 d'Edvard Grieg (1843-1907). À découvrir : les langoureux Rêves orientaux du Turc Burhan Öçal, percussionniste et compositeur (né en 1953). Ces œuvres sont interprétées avec un élan contagieux : de quoi, à notre époque troublée, se détendre avec des musiques particulièrement populaires venant d'Autriche, des États-Unis, d'Allemagne, de Russie, de France, de Norvège et même de Turquie.

 

Édith Weber.

 

«  Dawning Together ». Claudia Tesorino, saxophone, Armin Thalheim, orgue. 1CD KLANGLOGO (www.rondeau.de) : KL1410. TT : 69' 32.

Ce disque résulte d'une solide amitié et collaboration musicale entre la saxophoniste germano-canadienne Claudia Tesorino (deux saxos : soprano et alto) — fascinée dès sa prime jeunesse par l'orgue — et l'organiste berlinois Armin Thalheim. Fin 2010, venant de Montréal, elle s'est établie à Berlin où elle a cherché des organistes d'abord pour interpréter un répertoire prévu pour ces deux instruments. Armin Thalheim, tout en s'intéressant à la musique baroque, a aussi des affinités avec le jazz et la musique d'ambiance ; il était étonné de la puissance sonore du saxo et a dû adapter ses registrations en conséquence. Ayant commencé à jouer ensemble des pièces pour leurs instruments respectifs, ils ont terminé par improviser d'abord après préparation, puis se sont hasardés à l'improvisation directe : le résultat est éloquent. Ils ont enregistré cette coproduction en l'Église évangélique Saint-Jean (Berlin Spandau) avec un environnement et un paysage sonore absolument hors du commun. Sous le générique Dawning together (emprunté à l'intitulé de la plage 2), ils proposent donc de libres improvisations ce qui, à deux, représente une vraie prouesse et fait appel à une certaine liberté, toutefois sans occulter leurs goûts personnels. Leurs titres anglais et allemands sont lourds de signification : Dream Stream,  Onward Journey,  Movement in my Mind. Ils ont ainsi pour objectif de faire sentir la beauté de l'instant présent, à travers des descriptions (Jahrmarkt/Foire annuelle…), des évocations (A Good Walk through the Dark / promenade dans l'obscurité)… Les discophiles seront éclairés sur leur motivation grâce à leur interview (texte de présentation en allemand et anglais). En fait, ils n'improvisent « pas comme les autres », ont le feu sacré, exploitent à merveille leurs possibilités dynamiques respectives. Décidément, le Label KLANGLOGO a le chic pour trouver des programmes de musique d'ambiance et de détente, et procurer aux mélomanes des instants magiques, hauts en couleurs.

Édith Weber.

 

«  Elisabeth SCHWARZKOPF : 100e Anniversaire ». Lieder et arias de BACH, LEHAR, MOZART, SCHUBERT, SCHUMANN, Richard STRAUSS, MAHLER, WOLF, KORNGOLD. Elisabeth Schwarzkopf, soprano. Gerald Moore, Jacqueline Robin, Hans Rosbaud, piano. Wiener Philharmoniker, Ochestre du Teatro alla Scala, dir. Guido Cantelli, Paul Kletzki, Wilhelm Furtwängler, Herbert von Karajan. 2CDs FORLANE DISQUES DOM (www.domdisques.com) : FOR 17019. TT : 62'50 +67'43.

Le Label FORLANE a eu l'excellente idée de reprendre — à l'occasion du centenaire de sa naissance — une sélection d'œuvres inoubliables interprétées par la célèbre soprano Elisabeth Schwarzkopf (née en 1915 et décédée le 3 août 2006), sensibilisée très jeune à la musique et au chant. Elle possède à son actif un répertoire particulièrement diversifié ; le programme de ce coffret de deux disques s'étend de J. S. Bach à Erich Wolfgang Korngold (1897-1957) et Carl Orff (1895-1982). Elle est autant à l'aise pour chanter avec intériorité l'Air Bist du bei mir [généralement attribué à] de J. S. Bach (BWV 508) et le Lied si prenant de Gustav Mahler (1860-1911), Ich bin der Welt abhanden gekommen (d'après Friedrich Rückert) que des textes descriptifs (Der Nussbaum de Robert Schumann) ou les quatre dernières Mélodies (Lieder) de Richard Strauss (1864-1949) : Frühling, September, Beim Schlafengehen, Im Abendrot. Elle traduit aussi bien la nostalgie et la mélancolie (Lieder de Hugo Wolf, 1860-1903) que des extraits d'opéras de Mozart dans lesquels elle s'identifie avec bonheur à la Comtesse (Cavatine Porgi amor des Noces de Figaro), à Dona Elvira (Don Juan) ou à Marietta (Die Tote Stadt d'Erich Wolfgang Korngold). Dans ces enregistrements historiques (bénéficiant des techniques modernes de remastérisation), elle est accompagnée au piano par Gerald Moore, Jacqueline Robin, Hans Rosbaud ; par l'Orchestre du Théâtre de la Scala de Milan, l'Orchestre Philharmonique de Vienne, dirigés respectivement par des chefs remarquables dont les noms sont passés à la postérité : Guido Cantelli, Wilhelm Furtwängler, Herbert von Karajan, Paul Kletzki... Certaines œuvres proviennent d'enregistrements publics (1950, Festival de Salzbourg ; 1952, Hambourg ; 1956, Milan…) ; d'autres ont été réalisés en studio. Incontestablement, les mélomanes et amateurs de Lieder auront grand plaisir à retrouver l'inoubliable voix d'Elisabeth Schwarzkopf, et ils constateront son évolution artistique et stylistique entre 1939 et 1960. Les disques FORLANE rendent ainsi un émouvant hommage à l'occasion du centenaire de sa naissance.

 

 

Édith Weber.

 

Jean-Jacques WERNER : Intégrale de l'œuvre pour piano. Geneviève Ibanez et Daniel Spiegelberg, piano. 2CDs MARCAL CLASSICS. Diffusion :  UVM distribution (www.uvmdistribution.com) : MA 151001. TT : 58'26+75'39.

L'œuvre de Jean-Jacques Werner (né à Strasbourg en 1935) est plus largement diffusée à l'étranger qu'en France. Sa double culture rhénane (franco-germanique) se ressent dans sa musique — selon ses propres termes — avec une certaine sensibilité schumannienne (Jugendalbum, Kinderszenen, L'oiseau prophète) et avec une intuition debussyste (Boîte à joujoux). Cette Intégrale est réalisée sans concession et sans sectarisme, par ce compositeur français n'appartenant à aucune école. Il cultive la forme sonate (pour piano et pour deux pianos) ; ses titres si suggestifs traduisent sa vision très personnelle du monde, de la société, des individus, et projette un regard perçant sur certains compositeurs. Il rend un émouvant hommage à ses amis : au peintre franco-serbe Spiridon (cf. NL, novembre 2015), à Antoine Tisné (1932-1998) — lui aussi passionné par Schumann — ou encore à la pianiste Mireille Saunal (3 mouvements circulaires, 1970). Certaines des 16 pièces (24 plages) sont des œuvres de commande, émanant par exemple du CNSM de Paris : Thrène (1982) dédiée à la mémoire du flûtiste Marcel Pozzo di Borgo, ou des échos à l'œuvre du compositeur américain Charles Ives (1874-1954) : The Unanswered Question /Remember the question. À noter aussi Night Sky (1997), composé à la demande de la pianiste Geneviève Ibanez, suite inspirée par le poème éponyme du Professeur Roger Asselineau ; Madigan Square (1987) pour l'inauguration de ce restaurant musical. En 1975, Alter Ego, œuvre particulièrement introspective, a été créée à Nouméa. Le remarquable texte d'accompagnement si circonstancié de Pierrette Germain illustre, en connaissance de cause, cette réalisation exceptionnelle nécessitant une grande maîtrise de la technique pianistique qui n'est qu'un moyen au service de l'émotion, grâce aux deux interprètes : Geneviève Ibanez et Daniel Spiegelberg, en parfaite connivence avec la pensée du compositeur et si sensibles à son riche message exprimé dans un langage marqué par les esthétiques allant du XIXe siècle à nos jours.

L'impression d'ensemble est celle d'une confidence confiée au piano par Jean-Jacques Werner, au gré de son inspiration spontanée et de sa sensibilité du moment, ou encore celle d'un hommage de reconnaissance. Enregistrée au Conservatoire de Strasbourg par Marc Lipka (pour MARCAL Classics) en novembre 2014, cette Intégrale s'impose absolument par la remarquable qualité des œuvres et de leur interprétation. Elle contribuera heureusement à une meilleure diffusion de l'œuvre pianistique de Jean-Jacques Werner en France et à l'étranger.

 

Édith Weber.

 

Anthony GIRARD : Chemins, couleur du temps. Œuvres vocales et orchestrales.  Lionel Peintre,baryton, Geneviève Girard, piano. Orchestre Symphonique de Bretagne,  Pascal Cocheril, violon solo. Chœur de chambre Vibrations, dir. Gwennolé Rufet. Bédée, Éditions Folle Avoine (www.editionsfolleavoine.com ), 2015, 63 p. – 30 €.  (avec 2 CD encartés : EAN 3760061 184886 ; EAN 3760061 184893 . TT : 73'11+ 71'56).

Anthony Girard — présenté dans la Newsletter de juin 2015 à propos notamment du Cercle de Vie — est né en 1959 à New York, a fait ses études au CNSM de Paris et à l'UFR de Musicologie (Université Paris-Sorbonne). « Chemins couleur du temps » résulte de sa rencontre avec les Éditions Folle Avoine qui souhaitaient regrouper ses œuvres vocales et orchestrales. En 1998, le compositeur a eu une révélation en lisant les poésies d'Yves Prié dont il a tant apprécié « cette parole dénudée mais sensible, mystérieusement suggestive, lumineuse et intense ». C'est alors que, dans l'atelier de Folle Avoine, il rencontra le poète et l'éditeur, et, dès 1998, eut l'idée de « composer d'après un poème » pour suggérer des « paysages de l'âme » et en renforcer l'émotion. Cette collaboration entre un éditeur, ses poètes, les divers interprètes et le compositeur sera une éclatante réussite.

Le premier CD est interprété notamment par l'Orchestre Symphonique de Bretagne, le Chœur de chambre Vibrations, Pascal Cocheril (violon solo), dirigés par Gwennolé Rufet. La Symphonie d'Anthony Girard pour orchestre et chœur de chambre est sous-titrée : La nuit, la neige, le silence ; il en a réalisé l'orchestration en 2013 à partir de la version (1998) pour violon, piano et chœur de chambre. La publication reproduit les poèmes particulièrement évocateurs d'Yves Prié. Il privilégie la couleur, la transparence et l'atmosphère mystérieuse émanant de ces poèmes qui sont déjà musique. D'entrée de jeu, son esthétique semble intemporelle. La Symphonie baigne dans le mystère ; la voix déclamée plane au-dessus de l'orchestre dans un dynamisme contenu. Les paroles sous-tendant la composition sont confiées soit aux voix d'hommes, soit à un chœur de chambre ; l'orchestre assure une certaine assise rythmique et des envolées mélodiques. La plage 6 permet de découvrir Présences invisibles pour baryton et piano (2010) sur les paroles non rimées de Jean de Chauveron, avec le concours de Lionel Peintre (baryton) et Geneviève Girard (piano). Cette œuvre, dans le sillage de la mélodie française du XIXe siècle, contient des caractéristiques pianistiques impressionnistes, sans exclure des éléments du langage musical de notre temps. La pianiste crée l'atmosphère, assure de brèves transitions pour évoquer ces présences invisibles avec un grand pouvoir de suggestion. Le compositeur a traité Orphée de Jean-Paul Hameury pour Soprano, hautbois et orgue (2015) ; Éclaircie pour soprano et flûte (2008) d'après deux poèmes de Michel Dugué. Ce CD se termine par la Cantate pour double chœur (textes anglais et français en dialogue), harpe et quatuor à cordes (2010) : Chemins couleur du temps sur les Poèmes de Heather Dollohau tantôt juxtaposés, tantôt superposés. Il s'agit d'une musique subtile qui « joue avec le temps de l'instant, de l'éternité et de la mémoire ». Contemplation, énergie et joie s'y côtoient.

Le second disque réunit des œuvres vocales et instrumentales allant de la petite formation au grand orchestre, avec des titres évocateurs : Pour l'oiseau, Tout un monde ardent sur des textes de Heather Dollohau. La plage 12 : Une voix si lointaine fait appel à une association de timbres particulièrement originale : soprano, cor anglais et orgue (2014) du meilleur effet, d'après le poème de Jean-Paul Hameury, également représenté à la plage 20 avec son très bref poème Nous sommes en marche depuis si longtemps. Le texte de Didier Jourdren : Le Chemin (1999), prononcé par le récitant avec une remarquable diction, est associé aux accents de la guitare et du piano. En revanche, Le rêve est notre espoir pour baryton, violon, cor et piano (1999) (poème d'Yves Prié) est très développé (pl. 14-19). Cette réalisation exceptionnelle se termine par Les âmes perdues pour grand orchestre (2002), œuvre violente, énergique, incisive, percutante contrastant avec le caractère retenu et méditatif des autres œuvres. Initiative compositionnelle originale à retenir.

 

 

Édith Weber.

 

Johann ROSENMÜLLER : Marienvesper. Ensemble Johann Rosenmüller, Ensemble baroque L'Arco. Schola (voix d'hommes, dir. Nils Ole Peters). Knabenchor Hannover, dir. Jörg Breiding 2CDs RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de): ROP 701920. TT : 105'09.

Dans le cadre de la piété mariale, Johann Rosenmüller a composé ses Vespro bella beata Maria Vergine entre 1670 et 1680. Nos lecteurs connaissent bien les nombreuses réalisations du Knabenchor Hannover (Chœur de Garçons) placé sous la direction si efficace de Jörg Breiding qui, pour ces deux disques, a fait appel à l'Ensemble Johann Rosenmüller et à l'Ensemble baroque L'Arco, à un quatuor de solistes et — pour les intonations grégoriennes — à une schola (voix d'hommes) dirigée par Nils Ole Peters. L'enregistrement a été réalisé en l'Église Saint-Étienne (St. Stephan Kirche) à Hanovre, présentant de remarquables conditions acoustiques.

Johann Rosenmüller, musicien allemand très productif dans la seconde moitié du XVIIe siècle — dont les œuvres sont souvent citées dans les publications bien connues autour de 1650 —, né à Oelsnitz vers 1617, a été inhumé à Wolfenbüttel le 12 septembre 1684. Son œuvre religieuse, particulièrement importante, est marquée par l'influence nord-italienne dans la mouvance de la polychoralité de Claudio Monteverdi. Lors de son séjour à Leipzig, il a composé des œuvres d'inspiration biblique (DialoguesKernsprüche — à la manière de Heinrich Schütz), mais aussi des textes liturgiques s'insérant dans la messe catholique chantés aux Vêpres (lors desquelles les Psaumes, Hymnes, Magnificat étaient précédés de leur intonation grégorienne). Ce coffret restitue une musique à la manière de l'usage vénitien, conformément au titre italien. Leur structure appelle l'alternance d'Antiennes (Antiphona), d'une Sonate (instrumentale) ou encore d'une Hymne et du Magnificat. L'ingressus, Deus in adiutorium invoquant l'aide de Dieu se termine par le traditionnel Gloria trinitaire.

Le premier CD contient 3 Antiennes pour les Psaume Dixit Dominus, Laudate pueri Dominum et Laetatus sum. Dès l'Ingressus (CD 1, pl. 1), l'intonation grégorienne, calme et bien déclamée, introduit l'antienne Dixit Dominus, précédée d'une introduction instrumentale confiée notamment aux cuivres et suivie d'un développement polyphonique avec alternance des voix et effets d'écho comme à Saint-Marc de Venise. Le compositeur privilégie d'une part le style homorythmique homosyllabique pour une meilleure intelligibilité du texte et, d'autre part, des passages mélismatiques pour renforcer le caractère solennel des Vêpres. L'impression d'ensemble baigne dans la sérénité, mais aussi l'affirmation, toute à l'imitation de l'esthétique monteverdienne. Les timbres des voix sont particulièrement prenants ; les parties instrumentales, scandées et les intentions dynamiques très soignées. Les chanteurs s'investissent pleinement, suscitant ainsi un enthousiasme contagieux. Le second CD comporte l'Antienne Nisit Dominus assez développée, suivie de la Sonata nona  a 5, très intériorisée, puis animée, faisant appel à la virtuosité des cordes, aux oppositions de nuances, et assurant la transition vers l'Antienne Lauda Ierusalem. Dans l'Hymne Ave maris stella, J. Rosenmüller exploite le principe de l'alternance entre chœur d'hommes à l'unisson et soliste. Ces Vêpres grandioses, avec leur puissance sonore exceptionnelle, se terminent, comme de juste, aux accents du Magnificat plein d'allant et de dynamisme : soit plus d'une heure et demi d'une musique qui, grâce à ces excellents interprètes de Hanovre, est enfin tirée de l'oubli. À coup sûr : une révélation pour les mélomanes français.

 

Édith Weber.

 

« Le Concert Royal de la Nuit » d'après le « Ballet Royal de la Nuit, Divisé en quatre parties, ou quatre veilles Et dansé par Sa Majesté le 23 février 1653 ». Textes de Isaac de Benserade. Musique de Jean de Cambefort, Antoine Boesset, Louis Constantin, Michel Lambert, Francesco Cavalli, Luigi Rossi. Reconstitution : Sébastien Daucé. Ensemble Correspondances, dir. Sébastien Daucé. 2CDs Harmonia Mundi : HMC 952223.24. TT.: 77'13+76'52.

 

Février 1653, Louis XIV a quinze ans. La Fronde a tout juste pris fin. Il est triomphalement accueilli à Paris. Une fastueuse manifestation artistique est organisée le 23 février : le « Ballet royal de la nuit », donné en l'hôtel du Petit-Bourbon, la salle la plus vaste de la capitale. Ce ballet appartient au genre dit du ballet de cour, sorte de spectacle total mêlant poésie, musique et arts visuels : costumes chamarrés et scénographie élaborée, avec ses toiles peintes et surtout ses machines, imaginées par le fameux italien Giacomo Torelli. Ce ballet à entrées, car se jouant en plusieurs tableaux, et que le monarque danse lui-même, a pour sujet les divers épisodes d'une nuit de divertissement protégeant les amours de son auguste protagoniste jusqu'à l'avènement du jour, triomphe du soleil, du Roi-soleil. Il déploie une vraie dramaturgie : plus qu'un divertissement, c'est un acte à portée politique, « le sacre profane » de Louis XIV, remarque Sébastien Daucé, qui le met en parallèle avec les cérémonies du sacre royal proprement dit qui aura lieu l'année suivante. Si le monarque artiste se met en scène pour affirmer son autorité naturelle, il le fait au milieu de figures dansées mais aussi chantées, et d'allégories célébrant ses vertus. Cela peut se traduire même par des passages de théâtre sur le théâtre, estime Daucé. Le matériau du ballet nous est parvenu lacunaire, grâce à une copie réalisée quelques décennies plus tard par le compositeur Philidor. Il a donc fallu procéder à une reconstruction. Sébastien Daucé s'est lancé dans l'aventure, y procédant de manière imaginative, piochant dans les nombreux actes du « Ballet de la Nuit » dus essentiellement à la plume du compositeur Jean de Cambefort (c.1605-1661), mais aussi en empruntant à d'autres musiciens de l'époque tels que Antoine Boesset (1587-1643), Louis Constantin (c.1585-1637), ou Michel Lambert (1610-1696). Sébastien Daucé explique dans un essai particulièrement documenté - comme l'est tout le livret de ce CD -  avoir juxtaposé ballet français et opéra italien pour mieux traduire le substrat théâtral qui enveloppe la pièce. Ainsi s'est-il tourné aussi vers deux compositeurs italiens, alors célébrés en France, leurs opéras, choisis ici, ayant été créés à Paris : Luigi Rossi et son Orfeo (1647), et Francesco Cavalli pour Ercole amante (1662). Les puristes tordront peut-être le nez question chronologie et sélection arbitraire. Le résultat est néanmoins là, patent et en situation.

 


Allégorie de la nuit
The Rothschild Collection©The National Trust, Waddesdon Manor

 

Après une courte Ouverture, la Première Veille, « La Nuit » - de 6 à 9 Heures du soir –  décrit les occupations ''ordinaires'' de tout un chacun en fin de journée. Durant la Deuxième Veille, « Vénus et les Grâces » - de 9 H à minuit -, on célèbre les plaisirs, bals et divertissements. Elle se distingue par la comédie muette Amphitryon, introduite par les coups de brigadier. La Troisième Veille, «  Hercule amoureux » - de minuit à 3 Heures -, au plus profond de la nuit, met en scène les amours du jeune roi. Le tableau est interrompu part « Le Sabbat », suite de morceaux hauts en couleurs, aux rythmes enragés (« Chœur des Sacrificateurs ou interventions de personnages fantastiques tels que « Quatre monstres nains » ou « Six Loups-garoux »!) Les choses se calmeront peu à peu. La Quatrième Veille « Orphée » - de 3 à 6 H -, empruntée à l'opéra Orfeo de Rossi, est une métaphore de l'amour transfiguré, à travers le dialogue du soleil et du silence. On y entend le ballet des « Songes » qui décrit les quatre tempéraments du caractère humain, le colérique, le sanguin, le flegmatique et le mélancolique. L'épilogue, «  Le Soleil » est un « Grand Ballet » qui de nouveau tresse la louange du roi : « Le soleil c'est le jeune Louis ». Le final glorieux, triomphe de la lumière sur la nuit, clôt les festivités. Outre la perspicacité de ses choix musicologiques, on ne peut que saluer le travail interprétatif de Sébastien Daucé qui confère à cette pièce un souffle certain. On ne sait qu'admirer : la spontanéité du jeu instrumental de son ensemble Correspondances, la sagacité de l'éventail des accents au fil des récits ou des danses, ressortissant à la fameuse écriture à la française, magnifiant les caractéristiques de ces musiques : les effets de tremblements aux cordes, les accents entraînants, les scansions tranchées, les contrastes de style et les ruptures de rythmes. Tout cela est ménagé avec un flair naturel pour insuffler une véritable théâtralité associant grand orchestre et passages chambristes. De surcroit restitué par une prise de son d'une extrême clarté. Côté vocal, on est séduit par une plastique pareillement brillante : pureté des voix de sopranos (dessus) comme des basses, et extrême lisibilité de la diction que ce soit en français ou en italien. Une indéniable réussite.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Georges Friedrich HAENDEL : Partenope. Opéra en trois actes. Livret anonyme d'après Silvio Stampiglia. Karina Gauvin, Philippe Jaroussky, Emöke Baráth, John-Mark Ainsley, Teresa Iervolino, Luca Tittoto. Il Pomo d'Oro, dir. Riccardo Minasi. 3CDs Erato : 08256460900075. TT.: 74'31+61'48+66'07.

 

Créé en 1730 au King's Theater de Londres, Partenope est un drame anti héroïque,  bien différent de la veine seria essentiellement pratiquée jusqu'alors par Haendel. Une comédie de mœurs douce amère plutôt, de l'infernale tyrannie de l'amour, où finalement tout s'arrange dans un bref lieto fine, un peu comme il en ira plus tard dans le Cosí fan tutte de Mozart. Le sujet, emprunté au poète Silvio Stampiglia et qui avait déjà été mis en musique par Lugi Mancia (1699), puis par Antonio Caldara (1708) et Leonardo Vinci (1725), prend pour support le mythe de la fondation de la ville de Naples par la sirène Partenope. Celle-ci est courtisée par trois soupirants, Arsace, un prince inconstant (castrat), Armindo, autre prince plus avenant (rôle travesti) et le belliqueux Emilio, un souverain ennemi. Un personnage mystérieux, Eurimène, une femme déguisée en homme sous le nom de Rosmira, ex fiancée d'Arsace, est au centre de cette constellation instable. Car il ne faut pas chercher là d'action héroïque, mais les ravages causés par le tourment des sentiments intimes. De déguisement en conflit d'identité, Haendel peint quelques portraits savoureux qu'il a, bien sûr, confiés à des interprètes choisis pour la brillance de leur chant, comme la soprano Anna Maria Strada del , le castrat Antonio Bernacchi, puis lors d'une reprise, le célèbre Senesino. Musicalement, l'opéra renferme des arias fort variées qui souvent prennent leur distance avec le strict schéma da capo, et quelques morceaux symphoniques apportant une amusante note chevaleresque (sinfonias ouvrant les actes II et III, marche précédant la scène de bataille...). Surtout il est gratifié d'ensembles : s'ils se distinguent des duos d'amour conventionnels, les duos, généralement brefs, font avancer l'action (Partenope-Arsace au Ier acte ou Partenope-Emilio, au II ème acte). Plus rares chez le compositeur, des quintettes, dont celui placé à l'issue de la bataille, et un quatuor, au début de l'acte III, apportent une note vraiment originale. Peu représentée au disque cette œuvre bénéficie ici d'une distribution de choix. Voix de soprano corsée naturelle pour Haendel, Karina Gauvin donne de l'ensorceleuse et capricieuse Partenope un portrait aussi diversifié que l'autorisent des arias véhiculant un panel de sentiments variés, de l'ineffable « Qual farfalletta », sur un accompagnement délicat des violons, au sarcastique, à l'heure du choix de qui va s'emparer d'un cœur enamouré, « Oui, l'amour a double visage ». Les contre-ut dont Haendel parsème le rôle sont négociés avec tact, même si un peu à l'arraché. Du personnage d'Arsace, le plus gratifié vocalement, Philippe Jaroussky dessine une figure elle aussi à multiples facettes, un jeune homme tour à tour désinvolte, désemparé, anxieux, mais aussi astucieux. N'invente-t-il pas en effet un stratagème pour confondre Rosmira-Eurimène et la contraindre de révéler sa vraie identité : en exigeant qu'« il » combatte torse nu ! La ductilité du chant est encore une fois enthousiasmante, faisant son miel de la rythmique inexorable comme à l'aria finale du II, « Furibondo spira il vento », qu'il ponctue de notes graves, ou du lyrisme pétri d'émotion contenue de l'air de l'endormissement paré de pianissimos envoûtants. Cela montre le chanteur au sommet de son art, qui, comme remarqué à Aix dans Alcina, développe désormais une voix plus conséquente dans le medium. Des voix nouvelles apparaissent aussi, passionnantes : Emöke Baráth, Armindo, fin soprano lyrique et touchante aussi; et surtout Teresa Iervolino, Rosmina/Eurimène, dispensant un timbre grave avantageux, dans la lignée de Sonia Prina, en particulier dans les grandioses airs de fureur. John Mark Ainsley, qu'on a joie de voir distribué dans le domaine baroque, campe un fier Emilio, et Luca Tittoto, découvert lui aussi à Aix, dans Ariodante, offre un clair baryton basse. Autre découverte que la direction de Riccardo Minasi, d'un raffinement tout italien et d'une rigueur non heurtée, qui rejoint les grands interprètes haendeliens. Son ensemble Il Pomo d'Oro se révèle aussi à l'aise dans la musique fleurie de Haendel qu'en terres vivaldiennes.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Antonio VIVALDI : Concertos per fagotto vol IV, RV 469, 491, 498, 492, 500, 473. Sergio Azzolini, basson. L'Onda Armonica. 1CD Naïve Vivaldi Edition : OP30551. TT : 68'46.

 

Sergio Azzolini poursuit son exploration des nombreux concertos pour basson de Vivaldi – on en dénombrerait 39 - avec six nouvelles pièces. Délaissant l'ensemble L'Aura Soave Cremona qu'il dirigeait pour ses trois précédents enregistrements, il est cette fois à la tête de celui qu'il a fondé en 2013, L'Onda Armonica, dont le but est de favoriser un jeu épuré, inspiré des recherches les plus récentes en matière de style italien d'interprétation, menées à partir des manuscrits conservés à Dresde. L'ensemble qui ne compte pas plus de quinze musiciens, dont huit violons, sonne en effet d'une élégance gracile. Azzolini privilégie une manière expressive très chantante mettant en valeur l'instrument soliste et n'abuse pas d'une battue à l'arraché comme bien de ses confrères. Écrites sur un schéma en trois mouvements, vif-lent-vif, ces pièces se distinguent par l'originalité de leur section centrale, largo, à la sonorité proprement envoûtante. Ainsi de celui du concerto RV 491, précédé d'une courte introduction à l'orgue positif, ou de celui du concerto RV 493, où sur une pédale des basses, le basson se détache mystérieusement pour égrener une mélodie d'apparence suave, qui cèle pourtant quelque tourment de l'âme ; ce qui est réaffirmé dans la reprise aux seules cordes. Loin de se ressembler, ces pièces témoignent de l'immense inventivité du Prete rosso et de sa souveraine maîtrise d'écriture pour la tessiture grave du basson dont on peut dire qu'il est, comme le violoncelle, bien proche de la voix humaine. Elles reçoivent ici une interprétation raffinée et sincère. Comme il en est encore du concerto RV 498, joué presque intégralement pianissimo, à l'image de son premier mouvement marqué « piano sempre », évoquant un paysage magique et mystérieux dont l'aura se poursuit au larghetto distillant une mélopée tout aussi entêtante. Ou également du concerto RV 492 qui fait penser à une mini trame d'opéra avec ses effets d'échos et ses climats changeants traduisant comme l'instabilité de quelques personnages fantasques.

 



Jean-Pierre Robert.

 

Wolfgang Amadé MOZART : « Les sœurs Weber ». Airs de concert et d'opéra & pièces instrumentales. Sabine Devieilhe, soprano. Pygmalion, dir. Raphaël Pichon. 1CD Erato : 0825646075843. TT : 72'26.

 

Une merveille de CD ! D'intelligence du programme et d'interprétation. La soprano Sabine Devieilhe a concocté avec la complicité du chef Raphaël Pichon une promenade musicale conçue autour des trois amours de Mozart, les sœurs Weber, Aloysia, Josepha et Constance, trois muses, trois voix. Fabuleux trait de génie de l'Histoire que celui de la rencontre par le jeune musicien de la famille Weber dont « l'histoire est désormais liée à son propre destin », souligne Pichon dans un essai passionnant. Un Prologue ouvre ce passionnant récital : l'Ouverture Les petits riens K 296b (dont certaine tournure annonce le « chœur des janissaires » de L'Enlèvement au sérail), puis quelques pièces amoureusement écrites à l'intention d'une jolie demoiselle, « Ah, vous dirais-je maman », dans un arrangement pour voix seule, puis accompagnée du pianoforte, et enfin de l'orchestre, et « Dans un bois solitaire » où fleure cet aveu « l'amour se réveille de rien ».  La I ère partie, c'est « Mia carissima amica » ou la passion avortée d'un amour qui ne fut finalement pas payé de retour (Aloysia Weber épousera Lange ). Néanmoins Mozart écrira pour elle, pour cette voix exceptionnelle au cantabile légendaire, l'aria « Alcandro lo confesso » K 294 ou encore « Vorrei spiegarvi, oh Dio » K 418, où le hautbois obligé suit la voix dans ses tirades extrêmement aiguës au fil d'un récitatif fluide. L'air, plus agité, annonce les périlleux octaves assignés à Konstanze dans L'Enlèvement au sérail. Avec l'aria « Popoli di Tessaglia » K 316, c'est le grand drame, et « Nehmt meinen Dank » K 383 traduit, de ses doux pizzicatos des cordes, un remerciement apaisé.

 

La Deuxième partie, consacrée à Josepha, la fille aînée également cantatrice, peut-être la plus secrète des sœurs Weber, se concentre sur « L'entrée dans la Lumière ». Car Josepha n'est pas étrangère dans la découverte par Mozart de la philosophie franc-maçonne. On y entend, entre autres, l'air de la Reine de la nuit du II ème acte de La Flûte enchantée, vivement brossé par Pichon au moment des fameux contre-fa, et se concluant par les attaques vengeresses rageuses sur les mots « Hört, Rachegötter » ; et un extrait symphonique de Thamos, König in Ägypten K 345, première œuvre de musique maçonnique de Mozart (1773). Enfin, le dernier volet, «Per mia cara Costanza », c'est l'amour tendresse envers Constance qu'il a épousée en 1782, Elle s'ouvre par la marche pacifiée qui débute le IIème acte de La Flûte enchantée, magnifiquement jouée par Pichon et ses musiciens, qui cèle de vraies sonorités maçonniques. Le « solfeggio » K 393, ou exercice pour la voix avec l'orgue pour seul  accompagnement, est une longue vocalise sinueuse et legato, dont certains traits paraissent une ébauche du « Kyrie » de la Messe en Ut mineur. Précisément, le récital de Sabine Devieilhe s'achève par le « Et incarnatus est » de cette messe dont les roucoulades paraissent le pendant ''régulier'' de celles des airs de concerts du domaine ''séculier''. Une preuve d'amour profond de la part de Mozart qui prodigue un quatuor de vents concertants comme il en a le secret et une cadence finale d'une beauté à couper le souffle.  Au fil de ces pages, connues ou à découvrir, on est bercé par le suprême raffinement du chant de Sabine Devieilhe, la simplicité avec laquelle elle aborde les morceaux les plus acrobatiques qui jamais ne donnent cette impression de technique pure, d'exercice pour épater. La douceur de l'émission encore qui rend plus d'une phrase poignante. Pareille sensibilité se retrouve dans la direction de Raphaël Pichon qui prodigue une ligne pacifiée, un phrasé délicat et imaginatif dans les inflexions et les transitions. La sonorité épurée des instrumentistes de l'ensemble Pygmalion ajoute à la magie sonore.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Louis VIERNE : Douze Préludes pour piano op 36. Solitude op. 44. Etude N°3 op. 35. Mūza Rubackyté, piano. 1CD Brillant classic : 95 154. TT. 73'18.

 

Louis Vierne (1870-1937) est surtout connu pour ses pièces d'orgue. En effet, il fut formé à l'école de César Franck et eut pour ami Charles Widor. Il sera titulaire des grandes orgues de Notre-Dame de Paris, où il succomba à la tribune lors d'un concert le 2 juin 1937. Mais il composa pour d'autres genres musicaux, dont des pièces de musique de chambre, et pour le piano. La pianiste franco lituanienne Mūza Rubackyté qui en donna quelques exemples lors d'un concert à l'Amphithéâtre de l'Opéra Bastille en mars 2014, livre ici plusieurs morceaux significatifs de cette dernière production. Témoins du parcours atypique d'un musicien qui connut une vie traversée de soucis professionnels, de tragédies personnelles dont de sérieux soucis de vue et la perte de deux fils, le second lors de la Grande guerre. Les Douze Préludes op. 36, achevés en 1914 et publiés quatre ans après, ont une tonalité sombre et proposent un parcours escarpé. À l'image du « Prologue » tempétueux ou d'une page comme « Pressentiments» (prélude N°3) dont la complexité d'écriture communique toute l'agitation intérieure. Celle-ci on la ressent aussi dans la pièce suivante « Souvenir d'un jour de joie » dont le titre est presque une affirmation contraire. Ce pianisme tourmenté, très exigeant pour l'interprète comme pour l'auditeur, se nourrit de climats étranges mêlant des thématiques différenciées. On le mesure dans les volées d'arpèges de « Par gros temps » traversé d'accords plaqués, ou de cette opposition d'une basse obstinée et du discours plus clair de la main droite (« Évocation d'un jour d'angoisse ») ou encore pour « Dans la nuit », vision presque menaçante que traverse un passage haletant. Une rare pièce monothématique (« Sur une tombe ») offre un bref moment de poésie toute intériorisée. Les deux derniers préludes ont quelque chose de poignant : dans l'interruption brutale d'une ligne en apparence aisée (« Adieu ») ou à travers la force irrépressible de l'évocation d'une lutte intérieure vers l'apaisement (« Seul »). Le « Poème pour piano » Solitude op. 44, de 1918, est constitué de quatre parties, aux sous titres également évocateurs d'une grande tristesse, voire de désespérance. Ils présentent une écriture plus consonante. Mais l'angoissante déclamation de « Hantise », l'étrangeté de « Nuit blanche » où les brusques changements de rythmes introduisent une agitation effrayante, ce qui surenchérit dans « Vision hallucinante » pour finir sur une danse macabre (« La ronde fantastique des revenants ») aussi expansive qu'énigmatique, tout cela ne laisse pas de marbre. La Troisième Étude de l'op. 35 (1915) « La lumière rayonnait des astres de la nuit... » , apporte quelque réconfort après ces débordements de noirceur, car se situant dans une veine debussyste, plus avenante. Mūza Rubackyté s'empare de toutes ces pièces avec une force peu commune et une conviction de tous les instants, qui leur restituent leur vrai impact. Son instrument, un Fazioli, sonne précis et clair. Un regret : que la plaquette du CD ne comporte pas un mot en français, ce qui est un comble en l'occurrence.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Robert SCHUMANN. Das Paradies und die Peri, op. 50. Oratorio en trois parties. Livret d'Emile Flechsig, d'après « Lalla Rookh » de Thomas Moore. Sally Matthews, Mark Padmore, Kate Royal, Bernarda Fink, Andrew Staples, Florian Boesch. London Symphony Chorus. London Symphony Orchestra, dir. Simon Rattle. 2CDs LSOlive : LSO0782. TT. :  51'26+36'37.

 

Créé en 1843 à Leipzig sous la direction du compositeur, Le Paradis et la Péri appartient au genre de l'oratorio profane, « plus exactement le Märchen oratorium (conte oratorio), correspondant à un nouveau genre voulu par Schumann qui le dénomme ''Dichtung'' (Poésie) et non oratorio » (Elisabeth Brisson, in NL de 5/2015, ''Paroles d'auteur''). Schumann a puisé dans un texte du philosophe, humaniste et théologien Thomas Moore (1478-1535), Lalla Rookh, un conte initiatique, lui-même emprunté à la mythologie arabo-perse, qui traite le thème de la rédemption. La Péri, chassée du Paradis, espère y retrouver sa place. Mais elle ne le pourra qu'en rapportant des contrées terrestres une offrande digne des dieux. Ce que ne seront pas le sang d'un héros hindou, non plus que l'amour sacrificiel d'une vierge égyptienne, mais bien les larmes d'un criminel syrien – l'Homme – se repentant à la vue d'un enfant en prière. De par sa portée symbolique, Le Paradis et la Péri se rattache à un courant né avec La Flûte enchantée de Mozart. Y fleure un délicat exotisme qui était alors en vogue. Ce qui se traduit par une orchestration irradiant la lumière, même si elle fait appel à une formation riche de trombones, cors, ophicléide, et de nombreuses percussions. Une vraie fluidité sonore parcourt ses trois parties. Si la trame n'est pas spécialement dramatique, du moins la pièce respire-t-elle une vraie unité. C'est que le langage offre une sorte de continuum de style arioso qui englobe récitatifs et arias, et unit solos et ensembles dont un quatuor vocal et une importante participation du chœur. L'un des protagonistes, le ténor, se voit offrir un rôle de récitant, une sorte d'Évangéliste séculier. Simon Rattle, à la tête de son futur orchestre, le LSO, dont on sent que ce concert live a saisi une sorte d'événement, cisèle le discours en contrastant les douces inflexions dans les passages de quasi contemplation, voire de recueillement, et les fières envolées, soit de joie presque populaire (chœur du début de la II ème partie) ou de fureur plus guerrière. Il ménage surtout le continuum entre les diverses séquences, faites souvent de ruptures dynamiques, procurant ce nécessaire sentiment d'unité là où on pourrait penser à une suite de Lieder orchestraux séparés. Et on admire l'art de révéler les traits d'orchestration originaux (petites flûtes, interventions des cors) qui parent le vocabulaire schumannien. S'agissant de la distribution, elle n'emporte que compliments. C'est le cas de la belle prestation de Sally Matthews, Peri radieuse, qui fait sienne la poésie fascinante de Schumann et ses inflexions si particulières. Le timbre immaculé confère à l'héroïne une aura de pureté. Mark Padmore distingue la partie du récitant de son habituel art du verbe qu'il tient de ses interprétations de l'Évangéliste des Passions de JS. Bach, et d'un goût inné de la déclamation. Bernarda Fink, de son timbre sombre, puise de l'intérieur les parties de l'Ange ou de Alt solo. Kate Royal, Andrew Staples et Florian Boesch complètent une distribution que l'on sent choisie au trébuchet. Les Chœurs du LSO sont brillants et l'orchestre, au mieux de sa forme, répond avec une évidente sollicitude : cordes pellucides, vents éloquents. Une version de choix.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Alexandre SCRIABINE : Symphonies N° 3, « Le poème divin»,  & N° 4 «  Poème de l'extase ». London Symphony Orchestra, dir. Valery Gergiev. 1CD LSOlive : LSO0771. TT. : 64'58. 

 

La Troisième symphonie d'Alexandre Scriabine (1872-1915) achevée en 1904, sera créée à Paris l'année suivante par Arthur Nikitsch. Sous-titrée « Le poème  divin», requérant un vaste instrumentarium, elle est proche du poème symphonique, ses trois parties enchaînées développant un programme qui reprend les thématiques favorites de son auteur : une vision globale du monde, la transformation de l'homme par l'art, la dimension spirituelle voire mystique de l'œuvre d'art, musicale en particulier. La première, « Luttes », expose les conflits humains et spirituels, exposés par deux thèmes contrastés, dont l'un majestueux aux trombones, symbolise, selon le compositeur, l'affirmation de l'homme «  Je suis! ». Au fil d'un schéma de flux et reflux s'opposent de grands climax volontaristes cuivrés et un traitement apaisé des cordes, qui ne renie pas le modèle wagnérien. La partie suivante, « Voluptés », affirme un lyrisme presque langoureux et déploie un extrême raffinement orchestral qui semble s'attarder sur quelque jardin enchanté où l'on perçoit des chants d'oiseaux. Tandis que la troisième, « Jeu divin », revenant à la manière plus agitée du début, affirme par des effets d'écrasement sonore quelque jubilation de l'homme ayant transcendé ses peurs et ses angoisses. Le discours est tour à tour puissant et extatique pour finir sur un triple accord consonant. Valery Gergiev favorise un pâte consistante, renforcée par une prise de son compacte. Le Poème de l'extase, appelé ici Quatrième symphonie, de 1908, va encore plus loin dans le cheminement mystique et grandiose. Ce poème symphonique est constitué d'un seul mouvement, mais travaillé en diverses sous parties, basées sur la théorie des nombres, dont celui de 36, faisant référence à «  l'Àme du monde » du Timée de Platon. L'œuvre nous fait naviguer entre deux pôles : une énergie irrépressible (accords plaqués fff), une langueur voluptueuse (solos de clarinette, de violoncelle et de violon), traités par le prisme de petites cellules mélodiques, dont le motif péremptoire de la trompette qui semble tout rythmer et entraîner dans une course haletante. L'effectif orchestral imposant est utilisé pour forger des climats d'ivresse sonore, d'antagonisme, de luttes ou de rêveries enchanteresses, que Gergiev mène à la cravache, plus inspiré encore ici. Comme il en va à la faramineuse coda, vrai envoûtement sonore, brillamment restituée par un orchestre incandescent.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Maurice RAVEL : Concerto pour piano et orchestre en sol majeur. Concerto en ré majeur pour la main gauche. Gabriel FAURE : Ballade pour piano op. 19. Yuja Wang, piano. Tonhalle-Orchester Zürich, dir. Lionel Bringuier. 1CD Deutsche Grammophon : 479 4954. TT.: 50'

 

Ce disque est l'occasion de plusieurs ''premières'' pour l'éditeur : premier enregistrement de musique française de la pianiste Yuja Wang, premier volet d'une nouvelle intégrale de l'œuvre orchestrale de Ravel par l'orchestre du Tonhalle de Zürich dirigé par son nouveau directeur musical Lionel Bringuier, dont c'est aussi le premier disque d'importance. Ladite intégrale ravélienne est quasiment bouclée, mais on a choisi de ''sortir'' en avant première ce morceau de choix que constituent les concertos. Bien joué et belle publicité pour le reste de l'entreprise ! En effet, les fameuses partitions concertantes de Ravel connaissent ici une interprétation pleine de feu : couleur et sensualité en sont les maîtres mots. Quoique menés de front, les deux concertos sont de facture et de climats bien différents, l'un enjoué, l'autre sombre. Du Concerto en sol, Lionel Bringuier entame l'allegramente à un train d'enfer. Le cheminement sera plus que résolu, sertissant le jeu virtuose en diable de Yuja Wang. Les passages andante apportent un bienfaisant répit, dévoilant les tunes jazzy chers à Ravel ou des pianissimos très lents eux-même transpercés de coups de boutoir. La sonorité de la pianiste est aussi cristalline qu'elle peut se révéler d'une poigne de fer, en accord avec la manière résolue du chef. La péroraison sera dévastatrice tant au piano, comme ferraillant dans le grave, qu'à l'orchestre transpercé de cris éperdus. L'introduction solo du piano à l'allegro assai est très – trop - nuancée, là où Ravel réclame une ligne dénuée de tout sentiment ; mais tout rentre dans l'ordre avec l'entrée de l'orchestre et ses magiques solos des bois. Le développement on ne peut plus expressif verra des crescendos fort bien dosés. Le presto final renoue avec l'agitation et l'extrême vitesse mais cela gambade fort bien. La petite marche façon soldats de plomb est fort attrayante. La dégringolade de notes, Yuja Wang l'assume avec brio et la course poursuite qui s'en suit se déroule dans une fièvre folle, jeu aérien du clavier, arabesques forcenées des violons. Le Concerto pour la main gauche se voit offrir des sonorités mystérieuses et pppp dans ses premières pages, comme une pâte qui lève peu à peu pour s'emparer de tout le spectre orchestral, une des plus étonnantes entrées en matière pour un soliste. Yuja Wang s'en empare avec une formidable autorité. Le chef lui tressera un accompagnement robuste dans la rythmique en même temps aéré. Le mouvement médian est joué ppp comme distancié. Le crescendo du troisième, pris de très loin, va s'amplifiant avec ses accords assénés, dévoilant la fastueuse orchestration ravélienne. La pianiste, très à l'aise, en livre une exécution magistrale de lyrisme contenu pour donner cette impression du jeu des deux mains voulue par le compositeur, laquelle trouve son apogée dans une cadence de grande allure. On se doit encore de souligner la plasticité de l'orchestre du Tonhalle de Zürich qui sous la houlette de son chef français, s'approprie le vrai ton gallique sans lequel ces pièces ne seraient pas. Au milieu des deux pièces, en guise de pause, Yuja Wang a choisi de donner la Ballade op. 19 de Fauré dans sa version originale pour piano seul. Une page de pur bonheur. Ses diverses séquences lent-rapide sont magistralement agencées et le jeu offre raffinement sans excès de joliesse et poids des passages plus charnus. On admire la transparence et là encore un vrai ton français.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

Jean SIBELIUS: Humoresques pour violon et orchestre op. 87 & op. 89. Deux Pièces pour violon et orchestre op. 77. Deux Sérénades pour violon et orchestre op.  69. Suite pour violon et orchestre op. 117. 5 Pièces pour violon et piano op. 81. Pièces pour violon et piano op. 2. Nicolas Dautricourt, violon. Juho Pohjonen, piano. Orquestra Vigo 430, dir. Alejandro Garrido Porras. 1CD La Dolce Volta : LDV 23. TT : 77'14.

 

Voilà un disque qui sort vraiment de l'ordinaire puisqu'il donne à entendre la presque totalité des pièces que Sibelius a écrit pour le violon, autres que son concerto op. 47! Le compositeur nourrissait une passion pour l'instrument. On découvre ici un Sibelius méconnu et des pièces « d'une grande singularité, d'une veine entièrement personnelle...et ne s'apparentant à aucun langage » relève Nicolas Dautricourt. Les Humoresques op. 87 et 89, créées en 1919, en même temps que la version révisée de la Cinquième symphonie, sont des miniatures magistralement conçues pour le violon dans une orchestration raffinée. Plusieurs d'entre elles affirment un ton ''populaire'', un peu dans la manière de Bartók. Elles sont tour à tour enjouée (op. 87 n°2), virtuose (op. 89, n° 1), mélancolique (n°2), insouciante (n° 3), ou lumineuse et décidée (n°4) ; confirmant que malgré leur brièveté, « ce sont des œuvres d'envergure », selon leur auteur. Les Deux Pièces op. 77 ou «  mélodies sérieuses » (créées en 1916 dans une version pour violoncelle) font se succéder chaud lyrisme (« Cantique ») et animation toute aussi intériorisée (« Dévotion »). Avec les Deux Sérénades op. 69 (1915), sorte de romances pour violon et orchestre, discrètes avec des bois délicats, on aborde des pièces d'atmosphère, comme sait en créer Sibelius, dans son Concerto op. 47 en particulier. Elles sont différentes l'une de l'autre : la première, élégiaque, traversée de passages contrastés dont celui où les cordes soudain bruissent ppp. La seconde offre un lyrisme diaphane mettant en valeur la mélodie sinueuse du soliste. Une brève section plus agitée rappelle quelque équivalent du finale du concerto. La Suite op. 117, créée en 1990 et éditée en 1994, livre un langage curieusement consonant pour cette dernière période compositionnelle, au fil de ses trois parties, « Scène champêtre », « Soirée de printemps » et « En été », cette dernière parée de pizzicatos des cordes. Nicolas Dautricourt a choisi de mettre ces pièces en regard avec deux œuvres pour violon et piano. Les Cinq Pièces op. 81 ( 1915-1918), triomphe de la danse, qu'une écoute aveugle n'attribuerait sans doute pas au compositeur, déploient une musique aisée, voire galante, un brin théâtrale (n° 4 : « Aubade »), mais fort agréable. On conclut par un retour en arrière : les Pièces op. 2, pour essais qu'elles soient (1890/91, révisées en 1911), très empreintes de romantisme, ne sont pas moins attrayantes, dont un perpetuum mobile ébouriffant de vitesse. Nicolas Dautricourt<