Mozart d'abord, mais pas seulement Mozart, tel est le fil rouge de la Mozartwoche ainsi que la conçoivent ses actuels responsables, Marc Minkowski et Matthias Schulz. Pour sa troisième année de programmation, la marque imprimée par le chef français est indéniable et la manifestation salzbourgeoise, fondée en 1956, offre des couleurs éclatantes, souvent inédites. Son credo artistique commence à porter ses plus beaux fruits dans le domaine scénique. Après Lucio Silla en 2013, Orfeo ed Euridice, l'an passé, voici avec Davide penitente un pas supplémentaire franchi dans l'innovation, aussi bien qu'un habile hommage à la tradition équestre de la ville. Rien ne saurait être figé, estime-t-il. Déranger quelque peu la tradition ne messied pas ! Le public ne se fait pas prier puisque le taux de remplissage des salles avoisine 90%. Pour le 259 ème anniversaire de la naissance du génie salzbourgeois, on pouvait entendre l'intégrale des quatuors de la maturité et des concertos de violon, comme un florilège de sonates pour piano, de concertos et de symphonies. Aux côtés de Mozart, on honorait, ce mois de janvier, Franz Schubert dont étaient joués l'ensemble des symphonies et son opéra Alfonso und Estrella ; mais aussi le compositeur Eliot Carter.

Les meilleurs interprètes sont là, Nikolaus Harnoncourt, András Schiff, Louis Langrée, Piotr Anderszewski, le Quatuor Hagen, Mitsuko Uchida, Fazil Say, ou la chanteuse Diana Damrau. On note une solide présence française, Laurence Equilbey, Pierre-Laurent Aimard, Gautier Capuçon, Julie Fuchs ou le ténor Stanislas de Barbeyrac ; mouvement qui devrait s'amplifier l'an prochain avec la venue de Renaud Capuçon, des sœurs Labèque, des Ebène et des Vents français.

 

 

 

 

 

Un étonnant spectacle lirico-équestre

 

 

 

Wolfgang Amadé MOZART : Davide Penitente. Cant  ate KV 429. Précédée de Adagio et fugue KV 546 et de Maurerische Trauermusik, KV 477. Christiane Karg, soprano, Marianne Crebassa, mezzo soprano, Stanislas de Barbeyrac, ténor. Salzburger Bachchor. Les Musiciens du Louvre Grenoble, dir. Marc Minkowski. Chevaux & Cavaliers de l'Académie équestre de Versailles, régie : Bartabas.

 

 

 


© Matthias Baus

 

 

 

Le pari était audacieux. L'idée somme toute logique : donner à entendre la musique de Mozart sur un spectacle équestre, dans un lieu dédié à cet art, la Felsenreischule, le Manège des rochers, où depuis le XVII ème siècle se perpétue une tradition inhérente à la ville de Salzbourg, et immortalisée, entre autres, dans la célèbre gravure représentant « l'école équestre d'été » de August Franz Heinrich Naumann. L'évidence de la présence du cheval, on la trouve partout à Salzbourg, ses fontaines, dont la plus fameuse, celle de la Place de la Résidence munie de ses quatre demi chevaux ailés, l'abreuvoir aux chevaux, au bas du Monschberg, et bien sûr cet endroit dédié qui servait de salle d'exercices, la Felsenreitschule, aménagée au flanc même de la montagne. C'est le prince archevêque Wolf Dietrich qui, dès 1607, imagina cette monumentale construction. Ses successeurs, tous aussi férus d'équitation, n'eurent de cesse de magnifier cet art. Et dans les temps plus récents, depuis la création du Festival de Salzbourg, ce lieu unique donnera naissance à des spectacles théâtraux et opératiques mémorables : Les deux Faust de Goethe, La Flûte enchantée due à Jean-Pierre Ponnelle, le Saint François d'Assise de Messiaen réimaginé par Peter Sellars, La Damnation de Faust vue par la Furia dels Baus, L'amour de loin de Kaija Saarihao, jusqu'à ces Soldats de Zimmermann où Alvis Hermanis introduisit des chevaux en fond de scène. Marc Minkowski dont on sait la passion pour les équidés, et son complice Bartabas, les placent au cœur même du spectacle. Pourquoi ? Parce que selon le chef d'orchestre, « les chevaux sont une part de l'histoire culturelle, de l'art et de l'éducation musicale depuis des temps immémoriaux ». Et de remarquer que les lieux de spectacles équestres sont dès le XVIII ème également des endroits de création opératique et musicale, comme à Versailles ou dans la salle du Cirque Olympique (1793-1862), voire du Cirque d'Hiver à Paris qui vit naguère se produire l'Orchestre Pasdeloup. Un retour aux sources à Salzbourg donc. Le cheval entend-t-il la musique ? Assurément, répond Bartabas, à travers le filtre que constitue le cavalier, alors que « le cheval est un être qui possède le rythme et dispose d'une mémoire aiguisée tant visuelle qu'auditive ». Marc Minkowski a choisi d'illustrer ainsi la cantate Davide penitente, KV 469, adaptation de la Messe en C, KV 427, conçue par Mozart pour un concert de la « Société viennoise des veuves et orphelins ». Pour l'occasion il y adjoindra des textes de l'italien Saverio Mattei. On sait peu de choses de cette composition. Elle n'est mentionnée dans la Correspondance que dans une seule lettre de Leopold Mozart à sa fille Nannerl du 12  mars 1785. Dans la mesure où la pièce ne dure que 45', on a décidé d'y adjoindre d'autres morceaux : l'Adagio et fugue KV 546, et La Musique funèbre maçonnique, KV 477, outre deux courtes pièces, en tant qu'intermèdes (la marche des Prêtres de La Flûte enchantée, et l'andante de la symphonie KV 96). La tonalité du spectacle est solennelle, donnée d'emblée par l'Adagio et Fugue, qui au demeurant sert de moment d'échauffement des chevaux, et restera sombre et et recueillie du fait du contexte musical religieux.

 

 

 


© Matthias Baus

 

 

 

L'aspect visuel apporte à cela une nuance importante. En effet, afin de disposer d'une plus grande profondeur de champ que ne le permet habituellement la plateau qui se signale surtout par sa largeur, et ainsi de permettre aux chevaux et à leurs cavaliers de disposer d'un espace significatif, on a recouvert la fosse d'orchestre. Ce qui a eu pour conséquence d'affecter les forces musicales ailleurs : dans les innombrables loges creusées à même le rocher. Idée là encore plus qu'audacieuse, mais finalement géniale. Sur les trois rangées des loggias en arcades, et blottis deux par deux, les Musiciens du Louvre Grenoble ainsi que les chœurs et les trois solistes vocaux forment un tapis musicale concluant l'horizon. Du point de vue acoustique la réussite est nette : un telle disposition ne souffre pour l'auditeur aucune difficulté. La seule est sans doute pour les musiciens eux-mêmes qui ont du fil à retordre pour s'entendre entre eux, et pour le chef qui juché sur un podium, décentré à gauche, dirige à distance cette armée d'anges. Le risque que l'attention soit trop concentrée sur les chevaux, au détriment de l'écoute de la partition, est largement tempéré par la beauté esthétique présidant à cet agencement des forces musicales. On a autant de plaisir à savourer la chorégraphie équestre qu'à admirer ce mur sonore, tout aussi magistralement enveloppés que sont musiciens, chœurs et solistes par les éclairages envoûtants, variant les atmosphères, bleutées ou rougeâtres, imaginés par Bertrand Couderc. Sans doute les contraintes du lieu ont-elles construit le spectacle. Elles l'ont en tout cas inspiré. Car la régie de Bartabas créé une chorégraphie fluide, aérienne, extrêmement variée, où se succèdent cavalcades d'ensembles et évolutions en nombre plus restreint. Elle propose un concept dramaturgique ouvert : ne cherchant pas à raconter une histoire, elle offre la magie d'une abstraction et en appelle à l'émotion esthétique. On n'est pas prêt d'oublier le solo du cavalier montant un destrier blanc immaculé en contrepoint à l'aria de la mezzo-soprano « Lungi le cure ingrate », ou encore ce vrai duetto voix/cavalier durant l'aria de la soprano « Tra l'oscure ombre funeste », traduite par une étonnante cadence calée sur la colorature. L'élégance caractérise toutes ces figures souples qui mêlent habilement mouvements d'allégresse et instants de spiritualité. Le véritable Pas de deux de Bartabas et de sa monture « Le Caravage », sur la Musique funèbre maçonnique, restera un instant d'intense réflexion. Les 10 cavalières, leurs deux collègues masculins et les superbes Lusitanos et autres Criollos enchantent les yeux et l'esprit. Le Bachchor Salzburg aussi, comme les solistes dont le distingué ténor Stanislas de Barbeyrac, déjà merveilleux Tamino au Festival d'Aix en 2014. Marc Minkowski tire de ses Musiciens du Louvre Grenoble les plus expressives sonorités mordorées, en particulier dans les solos des vents, la flûte de Florian Cousin, les hautbois de Claire Sirjacobs, la clarinette de Francesco Spendolini, et le basson de Marije Van der Ende.

 

 

 


Bartabas & « Le Caravage » / © Matthias Baus

 

 

 

 

 

Une autre rareté opératique de Schubert

 

 

 

Franz SCHUBERT : Alfonso und Estrella, D 732. Opéra en trois actes. Livret de Franz von Schober. Mojca Erdmann, Toby Spence, Markus Werba, Michael Nagy, Alastair Miles, Benjamin Hulett, Mayumi Sawada. Salzburger Bachchor. Mozarteumorchester Salzburg, dir. Antonello Manacorda. Version concertante.

 

 

 

 

 


Mojca Erdmann, Toby Spence & Markus Werba © Wolfgang Lienbacher

 

 

 

Le premier grand opéra que Schubert mit sur le métier, en 1822, Alfonso und Estrella, dépasse le simple singspiel, par ses proportions imposantes, et le pur mélodrame en l'absence de dialogues parlés. Il est conçu dans la veine héroïco romantique qui sera également celle de sa dernière tentative pour la scène, Fierrabras, deux ans plus tard. Tiré d'un livret de Franz von Schober, il traite, dans l'Espagne du VIII ème siècle, des amours contrariés de deux jouvenceaux dont les pères sont ennemis : Alfonso, rejeton du roi de Leon, Froila, et Estrella, fille de l'usurpateur Mauregato. Un vilain, nommé Adolfo, pimente les choses puisque courtisant aussi la belle avant de se voir éconduire. Après de longues digressions, tout finit bien par une union méritée, la réconciliation des ennemis d'hier et l'accession d'Alfonso sur le trône. L'opéra ne sera pas donné du vivant de Schubert, sa création n'intervenant qu'en 1858, à Weimar, grâce aux efforts de Liszt qui dirigera l'orchestre. Il ne s'imposera pas plus après, laissant à l'œuvre une unique carrière au concert. C'est que l'intrigue imaginée par Schober, l'ami trop attentionné, est assez peu théâtrale - encore moins que celle de Fierrabras - et ne s'encombre pas de substrat psychologique. Mais on suit sans trop de mal le fil des ces amours contrariés, un peu dans le style du « Comme il vous plaira » de Shakespeare, et de ces rivalités chevaleresques usant des paramètres obligés de l'opéra romantique, avec ses chœurs de chasseurs, ses imprécations de vengeance et d'impétueux déchaînements militaires. L'action progresse non en courtes scènes, mais sous forme de vastes tableaux enchaînant airs, précédés de courts récitatifs, duos et ensembles. Les finale des actes sont suffisamment différenciés et abondamment développés pour donner du grain à moudre aux interprètes. Le sel de cette œuvre on le doit à la musique de Schubert. La veine mélodique est souvent suave, comme il en va de de l'air d'Alfonso, au II ème acte, conçu comme un Lied orchestré, ou au contraire marquée par de significatifs écarts d'amplitude, tels que le montrent les arias confiées aux deux pères. Le discours se distingue aussi par les subtiles couleurs qu'apporte l'écriture pour les bois, la plupart du temps doublés, et utilisés pour des effets dramatiques certains. Ainsi de la flûte piccolo lors de l'intermède ouvrant le dernier acte. Les cuivres et les percussions ne sont pas moins fort sollicités.

 

 

 

Malgré de sévères coupes-sombre, la présente exécution donne une idée exacte de cette partition rare. Antonello Manacorda, naguère Ier violon du MCO, puis responsable du département musique de chambre de l'Académie Européenne de Musique d'Aix, et qui a travaillé avec Claudio Abbado, drive l'orchestre du Mozarteum Salzburg et en obtient une belle fluidité, en particulier dans la section des bois et les solos instrumentaux agrémentant les airs. Maintenant une tension palpable de bout en bout, il sait pointer les moments spécifiques, par exemple le prélude qui ouvre le III ème, proprement cataclysmique dans ses sonorités tranchantes. Le Bachchor de Salzbourg montre, encore une fois au lendemain du spectacle Mozart, un souci de fine articulation, notamment dans les passages véhéments. La distribution est, à une exception près, de qualité. Un brelan de voix grave domine les débats : Markus Werba, hier turbulent Papagno dans La Flûte enchantée d'Harnoncourt, campe un Froila à la faconde intarissable. Son ennemi Mauregato est, avec Michael Nagy, doté d'une formidable pointure, là aussi excellemment projetée, en particulier dans la grande scène précédant le dénouement, aux harmonies grandioses, et enluminé par un magnifique solo de violoncelle. Enfin Alastair Miles campe un Adolfo noir et effrayant. Le ténor clair et fort bien conduit de Toby Spence offre à Alfonso une aura superbe, alliant douceur et héroïsme. Las, la composition d'Estrella que présente Mojca Erdmann, reste en-deçà : voix de petit gabarit, à la sonorité perçante, dépourvue de charisme. On a peine à imaginer que le rôle fut créé par la soprano qui incarnait la Léonore de Beethoven.

 

 

 

 

 

Mozart en quatuors : la quintessence

 

 

 

Ils ont tout juste pris quelques cheveux blancs et un peu d'embonpoint, sauf la belle Veronika, mais ils sont au faîte de leur art. Le Quatuor Hagen donnait en deux séances les Six Quatuors dédiés à Haydn. Que du bonheur, ajouté au plaisir de les entendre dans le cadre historique de la Grande salle du Mozarteum. Après un silence de quelque neuf ans, Mozart revient au genre du quatuor à cordes en 1782, juste après le succès de L'Enlèvement au Sérail, mais aussi une crise morale importante. La publication des « Six quatuors russes » de Josef Haydn, la même année, a-t-elle joué un rôle ? Admiratif de son aîné, Mozart va s'investir dans une série de six œuvres, où bénéficiant de l'expérience de celui-ci, il s'affirme, et « y infuse son propre cœur » (J. & B. Massin). Mozart parle de ses «  six fils », fruits d'« un un long et laborieux effort ». Le premier, KV 387, semble le plus ardu. Les Hagen abordent l'allegro vivace de manière retenue, car sous la joie de vivre perce vite l'assombrissement. Le Menuetto lui aussi se colore singulièrement d'un Trio d'un tragique déclamatoire. Dans l'andante s'affirme le méditatif au travers de la belle cantilène du premier violon de Lukas Hagen. Le jeu d'une pureté solaire de cet interprète nimbera toutes ces exécutions. A commencer par celle du Quatuor suivant KV 421 (1783), en Ré mineur, dont l'intensité tragique s'impose dès les premières mesures de l'andante moderato. Les cordes exploitées dans le grave en soulignent le pathétique. Si l'andante apporte un espace de répit optimiste, le Menuetto s'affirme plus farouche dans l'interprétation hautement pensée des salzbourgeois qui ne cherchent nullement la facilité. Leur souveraine plasticité distingue encore l'allegretto final, bâti sur le schéma de variations à partir d'un thème de sicilienne, dont une magistrale à l'alto. Il en émane un gaité communicative. Le Quatuor KV 428 (1784) affirme ici toute sa rigueur et cette alternance, si innée chez Mozart, de l'enjoué et du grave, que ce soit dans l'allegro initial, opposant un thème mystérieux et un second d'une allégresse décidée,  ou au finale que les Hagen enluminent de ppp envoûtants et d'une finesse du trait proprement inouïe. A l'andante, le premier violon tresse une romance d'une intime gravité. La scansion si particulière du menuetto encadre un Trio affirmant une infinie tendresse.

 

 

 


© Wolfgang Lienbacher

 

 

 

La deuxième séance rapprochait les quatuors KV 458, 464 et 465, composés en l'espace de trois mois, de novembre 1784 à janvier 1785. Mozart sera admis officiellement dans la Franc-Maçonnerie en décembre 1784, et le ton de ces œuvres s'en ressent. Quoique qualifiés par Leopold de « plus faciles » que les précédents, leur apparente simplicité ne doit pas faire conclure à un manque d'intériorité. Bien au contraire. Le quatuor KV 458, en Si bémol majeur, qui traduit le « sentiment de bienfaisance morale » (Girdlestone), ne se résout pas à son début enjoué, qui lui fit donner, un peu hâtivement, le sous-titre de «  La chasse ». Car la note sombre arrive dès le troisième thème d'une profondeur abyssale, entonné par le Ier violon, là encore lumineux de Lukas Hagen. La belle rythmique du menuet, agrémentée d'un Trio fort dansant, contient cependant l'ardeur de la pièce jusque là perçue. L'adagio perce l'âme avec ses silences évocateurs et surtout la sonorité grave du cello de Clemens Hagen. Le finale sera décidé, empli de rythmes de danse auxquels l'auditeur n'offre nulle résistance. Les Hagen décryptent toute l'impénétrabilité du Quatuor KV 464, dont les allusions franc-maçonnes sont plus qu'évidentes. Ainsi en est-il, à l'allegro initial, du thème lancé piano par le Ier violon, auquel répond un unisson forte des quatre instruments. Les choses seront inversées au Menuet suivant, la réponse, ici piano, du Ier violon piano ouvrant une nouvelle phase du dialogue de l'initiation. Le Trio médian a cette étrange allure de l'aspiration vers un horizon nouveau. L'andante, sur le schéma du thème et variations, se signale par son cantabile et le traitement innovant réservé à chacun des quatre protagonistes, en particulier le violoncelle dont le bourdonnement sera repris par chacun, l'alto, puis le second violon, et enfin le 1er violon. Le Quatuor KV 465 fait figure de récapitulation des six opus, de synthèse d'un formidable parcours, où tout semble se libérer du génie mozartien. Il signale aussi l'aboutissement atteint par les quatre présents interprètes, qui va bien au-delà de la pure perfection du jeu et même de la finesse instrumentale de chacun. C'est d'intériorité qu'il faut parler, comme du Praeludium adagio, à la limite de l'atonal, qui ouvre le premier mouvement - d'où le surnom de « Quatuor des dissonances » - ; de limpidité et de dépouillement du discours, comme à la section allegro qui coule de source ; d'intensité - qui ne cherche pas à être trop aisément abordable et va de pair avec le refus de toute facilité - à l'andante cantabile, qui touche le pathétique ; d'extrême souci de la dynamique, comme dans l'intimité d'un menuetto tout de candeur, que le Trio parsème de cris allègres ; enfin de flair absolu pour traduire les oppositions entre joie et douleur au finale, et d'esprit telle cette joyeuse coda d'opéra bouffe qui clôt cette somme. Une rare expérience que ces deux concerts !

 

 

 

 

 

Nikolaus Harnoncourt et les Viennois pensent Schubert

 

 

 


© Wolfgang Lienbacher

 

 

 

Les concerts des Wiener Philharmoniker sont des temps forts de la Semaine Mozart. Même si le public n'est pas, dans ce cas, le même que celui des autres manifestations, plus remuant, moins concentré. Le premier concert d'une série de trois était dirigé par Nikolaus Harnoncourt. Une sorte d'événement alors surtout que le programme était constitué  uniquement de partitions de Schubert. A la tête d'une formation restreinte, type « Mozart », placée devant le rideau de fer, pour une meilleure proximité avec l'auditoire, et disposée de manière originale, avec contrebasses à l'extrême gauche, cellos devant, violons divisés, et cuivre et timbales sur le côté droit, Harnoncourt débute par l'Ouverture pour le Mélodrame Die Zauberharfe (La Harpe enchantée), D 644. Cette pièce - qui servira aussi d'Ouverture à la Musique de scène de Rosamunde - est abordée de manière dramatique et très lente. Le chef s'en explique dans son récent ouvrage, « La parole musicale » (cf. NL de 11/2014) ) : « faire éclore la magie de cette musique naissant d'idées musicales radicalement différentes au gré de très forts contrastes », influencée qu'elle est par « une vision très picturale, liée aux histoires de fantômes de E.T.A. Hoffmann ». De fait, le rendu mêle l'effrayant et le mystérieux. Le maître prend ensuite la parole, comme il aime à le faire pour donner deux ou trois clés de compréhension, maniant le paradoxe, à la satisfaction de la salle : il s'explique sur les indications de dynamique et le distinguo chez Schubert entre « crescendo », « decrescendo » et « diminuendo », sans doute peu saisissable par l'auditeur lambda. Puis annonce quelques éléments concernant le 6 ème symphonie qui va suivre : sa date de composition, 1817/1818, contemporaine de l'arrivée de Rossini à Vienne, et le fait que Schubert se dit alors qu'il pouvait composer de la musique selon la même manière ironique... La Sixième Symphonie, D 589, vérifie le credo d'Harnoncourt en matière d'« écriture riche de dynamiques » (op. cité), ce qui ne veut pas dire de précipitation ; au contraire, les tempos restent très mesurés au premier mouvement et pas seulement dans la première séquence adagio, solennelle, comme à l'andante suivant, pris de nouveau très lent au fil de ses variations. Mais le scherzo, fort scandé, montre soudain son exubérance, incisif, laissant place à un vaste trio, marqué « Piú lento », sonnant comme une volée de cloches atténuée. L'allegro moderato final manie l'ironie du vrai-faux pastiche d'un opéra de Rossini, dans sa profusion de thèmes et ses effets de surprise, outre ses innombrables combinaisons instrumentales. Le concert se concluait par la Symphonie N° 7, D 759, dite « Inachevée », dont le début de composition, 1822, est contemporain de l'opéra Alfonso und Estrella. Une affaire très grave entre les mains du chef autrichien, hautement pensée, sur le thème de la vie et la mort. Harnoncourt professe le retour à l'original, idée parfaitement distincte, selon lui, de celle d'une soi disant fidélité à l'œuvre. Il est essentiel, plutôt, de se dégager de modes d'interprétation dont les strates se sont accumulées, notamment à la suite et du fait de Brahms qui a réorchestré des passages entiers des symphonies de son aîné, puis au fil des interprétations « modernes » dont au passage il égratigne les représentants : « Parmi les chefs qui dirigeaient l'Inachevée, je ne pourrais en citer aucun qui ait eu un message personnel à délivrer dans cette musique » (op. cité) Les deux volets de cette symphonie, seuls mouvements restant d'un vaste projet non mené à terme, Harnoncourt les joue avec la foi du croyant et l'expérience d'une vie. L'ambitus est très large, étirant le tempo à l'extrême dans l'Allegro moderato, au fil des reprises du thème-épigraphe, dit « d'ensevelissement », et d'un développement solennel. Ralentissant encore le timing à l'Andante suivant. La composante rythmique, très travaillée, n'est pas pour autant négligée. Les Viennois jouent comme des anges. Le caractère peu nombreux de la phalange préserve de tout effet massif, qui ressort de la gravité du propos et rend les contrastes dynamiques d'autant plus frappants. Cette exécution, pour astreignante qu'elle soit dans son intériorité - l'auditoire est devenu on ne peut plus discret -, laisse un sentiment d'élévation et d'immensité, celui d'une alchimie singulière qui scelle une expérience unique. Car c'est le privilège des très grands que de côtoyer l'Éden.

 

 

 

 

 

Trilogie viennoise par András Schiff et son orchestre

 

 

 


András Schiff & la Cappella Andrea Barca © Wolfgang Lienbacher

 

 

La  traditionnelle matinée offerte, dans la grande salle du Mozarteum, par András Schiff et sa Cappella Andrea Barca était consacrée à la trilogie Beethoven, Schubert, Mozart. Dans cet ordre. Le Premier Concerto de piano, op. 15  de Beethoven, achevé en 1801, doit beaucoup à Mozart et à ses grandes partitions confiées au genre concertant. Mais le compositeur de 31 ans y affirme déjà une patte toute personnelle, ne serait-ce que dans un traitement solide de la dynamique et une écriture non moins robuste pour l'instrument soliste. L'aspect quasi martial de la ritournelle qui ouvre l'allegro con brio manifeste un entrain non dissimulé, dont András Schiff ne mégote pas la flamboyance. Tout comme dans la partie pianistique, fort percussive, découvrant un monde de fantaisie qu'enlumine la sonorité claire et nette du Bechstein joué – un instrument de 1921 sur lequel le grand Wilhelm Backaus donna d'innombrables concerts. La cadence, celle de Beethoven, sera presque assénée. Le largo et son premier thème mémorable, Schiff le nurse avec attention, sans exagérer son poids expressif, et la péroraison du clavier sera chambriste. Le finale allegro scherzando oscille entre vision fantasque et manière de grand classicisme. Le mouvement progresse là encore avec une belle vigueur et s'emballe même. L'orchestre, conduit par le Konzertmeister Erich Höbarth, déploie de savantes sonorités, en particulier aux bois. Il sera le héros de la pièce suivante, la Cinquième  symphonie de Schubert, D 485. Une des plus populaires des symphonies dites de jeunesse (1816), de par sa simplicité formelle et son effusion lyrique. András Schiff mise sur son immédiat « appeal » : ce charme si irrésistiblement viennois qui procède d'une solide articulation mâtinée d'un art des transitions tout en douceur entre phrases, et d'élégance. Celle-ci va distinguer tout aussi bien l'Andante dont le deuxième thème est pris large mais sans excès de lenteur. Le développement s'achemine sans heurt, le chef laissant même un instant ses musiciens aller seuls leur chemin.  Le Menuet est décidé, qui n'est pas sans rappeler la Symphonie  KV 550 de Mozart. Il s'offre un Trio presque paresseux ici, réellement dans le style paysan. L'allegro conclusif est fort vif, grâce aux sonorités chaudes et colorées d'une phalange décidément de classe ! Une interprétation dans la manière d'un Karl Böhm, loin des interrogations métaphysiques d'un Harnoncourt la veille. Le concert s'achevait par le Concerto de piano K 482 de Mozart. Ce 22 ème, qui date de 1785, reprend la coupe exacte d'une pièce précédente, déjà marquante, celle du Concerto N° 9, K 271, dit « Jeunehomme ». András Schiff en livrera une exécution mémorable, jamais autant en affinité qu'avec ce compositeur. L'allegro initial est affirmé, au long de sa myriade de thèmes grandioses, au sein desquels s'insinue une note plus sombre, à la clarinette notamment. La cadence, due au pianiste lui-même, est ornementée à partir du premier thème et progresse dans l'esprit de la floraison citée. L'andante découvre un univers de tension émue que le chef laisse, là encore, à son orchestre le soin d'exprimer. L'entrée du piano, si douce, fait place à des variations du soliste qu'agrémente un concertino des bois où perce l'étincelle du génie. Le finale a cette insouciance du trait qui s'assombrit soudain lors d'une brève séquence d'extrême gravité ; et dans la cadence, de son cru, Schiff mêle adroitement les deux types de sentiments. Sous l'œil de deux collègues dans la loge d'avant-scène, Mitsuko Uchida et Markus Hinterhäuser, le pianiste hongrois aura livré la quintessence de son art. De Mozart aussi, le vrai.