Le XVIIe siècle est marqué par une volonté des intellectuels européens de rationaliser les sciences, qu’elles soient exactes ou humaines. Ainsi peut-on voir à l’époque fleurir un nombre important de traités et d’ouvrages dans des domaines distincts proposant des théories fondées sur la simple observation du monde, et dont le plus célèbre est certainement le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo[1] écrit par Galilée et publié en 1632. De la même manière, la philosophie est marquée par les théories cartésiennes formulées principalement dans le Discours de la méthode et par le développement de l’empirisme moderne dans les œuvres de penseurs anglais comme Thomas Hobbes, Robert Boyle ou John Locke.
Cette volonté de rationalisation du monde, toujours présente au XVIIIe siècle, comme peuvent en attester les ouvrages de Voltaire et Rousseau en France, ou encore ceux de Hume en Angleterre, ainsi que la traduction des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton en français par Émilie du Châtelet (publiée à titre posthume en 1756), va alors se doubler d’une entreprise de centralisation systématique de la connaissance, projet concrétisé par l’Encyclopédie, éditée de 1751 à 1772 sous la direction de Diderot et d’Alembert, et comprenant pas moins de soixante-et-onze mille huit cent dix-huit articles.
Ce besoin de synthèse s’applique également aux beaux-arts et, en particulier à la musique, qui connaît alors une période trouble, à la lisière entre deux époques : d’une part celle, baroque, où le flux continu du discours n’est interrompu que pour laisser place à des effets dramaturgiques, et d’autre part, celle, classique, offrant un énoncé plus structuré. En effet, le son est alors non seulement considéré comme une donnée scientifique, suite aux travaux sur le sujet de Joseph Sauveur ainsi qu’à ceux de Jean-Philippe Rameau dans le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, mais devient progressivement un enjeu philosophique dans la recherche des mérites distincts propres à chaque langue, comme en témoignent la Lettre sur les sourds et muets de Diderot ainsi que l’Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale de Rousseau.
La confrontation d’opinions divergentes sur le sujet aboutira à une guerre littéraire, culminant avec la fameuse querelle des Bouffons - laquelle opposa de 1752 à 1754, bien que les discussions sur ce sujet s’étendent sur une période bien plus vaste, les partisans d’une ouverture de la musique française aux formes italiennes, regroupés derrière Rousseau, avec les défenseurs du style français, réunis autour de Rameau et de Mondonville -, et permit à la scène lyrique, tant parisienne que provinciale, d’élargir son répertoire d’influences. Dans les années qui suivirent ce clivage conceptuel, un compositeur allait se révéler le champion de l’idéal philosophique des Lumières. Réunissant, des années après Couperin, le goût français et le goût italien, il proposa, à travers son œuvre, la synthèse des pensées musicales européennes de l’époque. Ce compositeur, trônant, comme le maître d’échecs qu’il était, au-dessus du coin du Roi et de celui de la Reine[6], n’est autre que François-André Danican Philidor.
Descendant d’une longue lignée de musiciens, François-André suit dans sa jeunesse l’enseignement de Campra à la Chapelle royale[7], et fait donner son premier motet devant le Roi, à Versailles, alors qu’il n’a pas douze ans[8]. Il séjourne, à partir de 1745, d’abord en Hollande, où ses talents pour le jeu d’échecs, mais également pour celui de dames, lui permettent de gagner sa vie, puis se rend à Londres, où il découvre la musique de Haendel, avant de faire un bref passage par l’Allemagne et d’être reçu par Frédéric II de Prusse, lequel se montrera impressionné par son habileté aux échecs. Comme le note Manuel Couvreur dans l’un de ses articles[9], citant en cela La Harpe, Philidor a par ailleurs été le premier à tenter « un grand opéra qui se rapprochait un peu de la manière des Italiens», probablement, selon la thèse du musicologue, influencé par les encyclopédistes et plus particulièrement Diderot. Ces voyages et ces rencontres ont ainsi permis au musicien de s’ouvrir à une multiplicité de styles différents : au goût français d’une part, celui de son pays d’origine et de ses ascendants, au goût italien de l’autre, très présent dans l’esthétique musicale de son maître à la Chapelle royale (plusieurs des opéras de Philidor furent d’ailleurs donnés au Théâtre-Italien[10]), au goût anglais ensuite, passé par le prisme de l’œuvre d’un Aallemand ayant séjourné en Italie, et enfin au goût germanique.
Il n’est toutefois pas toujours facile de mesurer l’impact que ces différentes manières de composer ont pu avoir sur sa musique. C’est pourquoi nous allons maintenant inspecter cette dernière plus en détail. Nous limiterons ici notre examen à un bref exemple, issu d’un des opéras les plus emblématiques du compositeur : l’Ouverture d’Ernelinde.
Voici un lien vers la partition dans son intégralité :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90586645/f5.item.r=philidor%20ernelinde

Il s’agit d’une ouverture à l’italienne présentant toutes les caractéristiques de la naissante forme sonate[11], dont Philidor avait pu avoir connaissance au travers des pièces de Carl Philipp Emanuel Bach lors de son séjour en Allemagne quinze ans auparavant.
Cette pièce, qui sert d’introduction à la première tragédie lyrique du compositeur, propose une instrumentation à la française, avec notamment le recours aux bois, et plus précisément aux hautbois, dont le premier musicien de la famille Danican était virtuose[12].

Ce type d’instrumentation se retrouve également dans d’autres œuvres du compositeur, et notamment dans son unique recueil de pièces instrumentales, L’art de la modulation. Philidor fait entendre des harmonies simples, s’appuyant presque exclusivement sur le premier ou le cinquième degré, mais offre en contrepartie, rappelant en cela les prémisses des premières œuvres symphoniques dans la perspective italienne d’un début de siècle, une vie rythmique très riche. Enfin, comme nous l’avons dit plus haut, cette ouverture épouse les traits de la protoforme sonate, pas tout à fait accomplie mais cependant proche de ce qu’en dira Anton Reicha (qui l’appelait alors coupe binaire[13]) et après lui Adolf Bernhard Marx[14]. En effet, la forme ne s’étant pas entièrement stabilisée, elle est encore assez balbutiante dans l’œuvre de Philidor.
Toutefois, on en reconnaît les grands jalons, comme par exemple la présence d’une exposition comportant un premier groupe tonal[15] en Do Majeur, le pont reliant le premier groupe tonal au second, le second groupe tonal en Sol Majeur (c’est-à-dire le ton de la dominante), dont la fin est tuilée avec le début des idées conclusives, puis un bref développement, plus harmonique que rythmique, bientôt suivi par la réexposition, avec le groupe tonal initial en Do Majeur ainsi que le retour du pont (évidemment amendé), qui laisse place au second groupe tonal transposé au ton principal, avant l’apparition ultime des idées conclusives.
L’intérêt n’est pas ici de montrer à quel point Philidor applique rigoureusement une forme qui n’était à l’époque même pas encore complètement établie ou théorisée, mais simplement de mettre en évidence sa volonté de structurer son discours musical, en proposant un parcours tonal clair, se terminant par la résolution des tensions dialectiques internes à la pièce. On peut également relever une ambiguïté importante dans sa manière de composer, qui consiste à associer une instrumentation à la française avec des harmonies d’une grande simplicité, tranchant par exemple avec l’écriture ramiste, qui emploie habituellement des accords bien plus complexes. Philidor a donc réussi une synthèse entre le style italien et le style français – observable à différents degrés dans l’ensemble de sa musique –, mais également entre la musique savante et celle des classes populaires. En effet, il convient de ne pas oublier qu’il est un, sinon le fondateur du genre de l’opéra-comique, où les ariettes et les récitatifs alternent avec des dialogues parlés, et dont l’intrigue est souvent basée sur des sujets légers (ou tout du moins traitée de manière à amuser et faire rire le spectateur, comme peut le montrer Tom Jones par exemple), et met en général en scène des gens du peuple (un aperçu en est fourni par Blaise le Savetier). Philidor contribue donc à l’avènement d’un genre typiquement français, qu’il mêle d’éléments stylistiques italiens.
Revenons toutefois à la forme sonate, qui présente pour nous un intérêt d’un autre type. Rappelons‐le, en effet, Philidor était un maître d’échecs, il était même le meilleur joueur de son temps, et capable de disputer, comme le rapporte Louis de Jaucourt dans l’article de l’Encyclopédie sur les échecs, « deux parties d’échecs sans voir le damier » (il réussit même à monter ce nombre à trois[16]), ce qui constituait à l’époque une véritable prouesse. Or, il est possible, comme l’affirme Achilleas Zographos[17], de faire un parallèle entre la structure d’une forme sonate et celle d’une partie d’échecs. Ce parallèle se fonde sur la tripartition qui semble inhérente à chacun de ces deux éléments, divisés respectivement d’une part, pour la forme sonate, en une exposition, un développement et une réexposition, et d’autre part, pour une partie d’échecs, en une ouverture, un milieu de jeu et une finale. Marquons un premier arrêt à ce stade. En effet, s’il est assez évident pour tout mélomane que la forme sonate est une organisation partiellement arbitraire du discours musical – ou, plus précisément, propre à une certaine conception de la « dramaturgie tonale » exploitée par les compositeurs du XVIIIe siècle –, on sait moins que la division en trois phases d’une partie d’échecs l’est également. Ce découpage est même de plus en plus remis en cause par les conceptions propres à la stratégie moderne, et en particulier les travaux de Iossif Dorfman sur le sujet[18]. Ainsi, la comparaison proposée dans le livre de Zographos a quelque chose d’artificiel, dans la mesure où elle ne replace pas ses deux composants dans leur contexte historique et les lie comme s’ils existaient de toute éternité. Cependant, une fois le travail de contextualisation effectué, la comparaison devient, comme nous allons le voir, d’autant plus intéressante. En effet, si, comme nous l’avons déjà dit, la forme sonate en est, vers le milieu du XVIIIe siècle, à ses débuts, la tripartition de la partie d’échecs est déjà, elle, bien implantée dans les esprits depuis les premiers traités de la Renaissance et les écrits de Lucena, Damiano et López[19].
Toutefois, c’est l’édition originale du livre de Philidor, L’Analyze des échecs, en 1749, et surtout sa première réédition en 1777, qui vont marquer, en posant les bases de la stratégie moderne, un tournant dans la compréhension de cette tripartition. Effectivement, les conceptions positionnelles de l’auteur, étudiées en détail par Juraj Nikolac dans son livre L’héritage de Philidor, et sur lesquelles nous reviendrons plus avant, impliquent, poussées à l’extrême, l’absence de division de la partie d’échecs en phases quelconques, tout au moins au sens où on l’entend habituellement, pour la simple raison que la structure de pions, élément sur lequel se fonde toute la théorie de Philidor, donne au déroulement du jeu une unité inaltérable (dans la mesure où les meilleurs coups sont joués sur l’échiquier). Ainsi, ce n’est pas un hasard si celui-ci pense être en mesure d’anticiper la conduite parfaite de la partie, qui est pour lui déduite d’une implacable logique de raisonnement, bien que certains coups restent opaques, en raison du manque d’explications dans les parties présentées dans l’ouvrage. Pourtant, et aussi étonnant que cela puisse paraître, L’Analyze des échecs semble au contraire renforcer le parcellement du jeu, dans la mesure où, en plus de considérations générales, elle contient à la fois des parties commentées, des analyses sur les débuts de partie (notamment sur les gambit roi et gambit dame), et des fins de parties (incluant par exemple dans l’édition originale la fameuse position de Philidor en finale de Tour et Fou contre Tour). Par ailleurs, la structure de pions fait office d’élément thématique, exposé pour la première fois dans l’ouverture, et développé (ou plus exactement exploité) ensuite dans le milieu de jeu, avant d’être repris une dernière fois dans la fin de partie, qui voit la résolution des tensions dialectiques formelles par le résultat définitif lié à la liquidation matérielle terminale. Il est en outre intéressant de noter que, tout comme il existe des formes sonates sans développement, il existe des parties d’échecs sans milieu de jeu, et que, de manière générale, la structure formelle, aussi bien en musique qu’aux échecs, n’est pas toujours respectée à la lettre dans la pratique. Ainsi, cette comparaison entre forme sonate et partie d’échecs prend plus de sens replacée dans son contexte historique, c’est-à-dire celui, d’une part, des balbutiements de la forme sonate, qui naît d’une volonté de structuration du discours musical et, d’autre part, de la découverte par Philidor de l’importance (et même presque de l’existence, tant ce concept avait été négligé auparavant hormis dans le livre de López, qui ne le traite toutefois pas dans sa totalité) du squelette de pions, qui forme bel et bien l’ossature du jeu. On est cependant contraint ici de postuler que ce parallèle était au mieux inconscient, au pire inexistant. Dans tous les cas, Philidor, dans sa correspondance publiée[20], constituée de lettres presque exclusivement adressées à son épouse et d’usage principalement domestique n’évoque jamais une telle chose. Le compositeur se contente en effet de tenir un livre de comptes et de prendre des nouvelles de sa famille, semblant ainsi corroborer, de manière presque caricaturale, la célèbre phrase le concernant : « C’est un sot, il n’a que du génie »[21].
Cependant, si Philidor n’était vraisemblablement pas un homme de lettres (comme peuvent en attester une certaine quantité de fautes dans ses écrits), il en fréquentait un grand nombre, rencontrés dans les cercles et les cafés. Cela lui permit notamment de se rapprocher de Rousseau (rencontré au café Maugis[22] et qu’il aurait même assisté dans la composition des Muses galantes[23], et non pas dans celle du Devin du village, comme le prétend Jules Lardin dans un article publié par la revue Le Palamède en 1847[24]), et plus encore de Diderot (le compositeur aurait même donné des cours de musique à Angélique, la fille du philosophe), qui, dans Le neveu de Rameau, évoque le fameux joueur d’échecs : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. [...] Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence ; là je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu’on voit les coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs, comme Legal ; on peut aussi être un sot comme Foubert et Mayot[25]. ». S’il est évident, comme on l’a vu précédemment, qu’en matière de musique, ces différentes rencontres ont beaucoup influencé le compositeur, qu’en est-il en ce qui concerne les échecs ?
On peut déjà constater que les deux activités étaient très cloisonnées pour le musicien. Celui-ci se considérait en effet avant tout comme un compositeur et ne voyait les échecs que comme « un objet d’amusement sérieux »[26], point de vue d’ailleurs partagé par Diderot, qui lui écrivit ces lignes : « Vous conviendrez cependant que la réputation du Calabrois[27] (sic) n’égalera jamais celle de Pergolèse »[28]. Pourtant, bien que les échecs semblent avoir été communément considérés comme un simple jeu au XVIIIe siècle (l’article du Chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie va dans ce sens), c’est dans ce domaine, et non dans celui de la musique, que Philidor a laissé un ouvrage théorique de premier plan.
Or, il semble de nouveau possible de faire un parallèle entre les principes développés dans son livre concernant les échecs et la musique de son époque. En effet, comme nous allons tâcher de l’expliquer, d’après Juan Maria Solare, la structure de pions philidorienne peut correspondre à la basse continue passée par la théorie de la basse fondamentale de Rameau[29].
Avant d’aller plus loin, revenons brièvement sur les thèses de Philidor dans son traité échiquéen, dont il est nécessaire de cerner les idées principales pour comprendre ce qui va suivre. Le théoricien propose dans son ouvrage un certain nombre de règles stratégiques, classées par Juraj Nikolac en deux groupes[30], d’une part, celles se référant aux détails ou aux éléments positionnels, d’autre part, celles « qui se rapportent à l’ensemble de la position et à la planification »[31]. Toutefois, dans les deux cas, l’élément fondamental de la théorie de Philidor est la structure de pions, considérée ou non dans son ensemble. Comme le dit l’auteur : « Mon but principal est de me rendre recommandable par une nouveauté dont personne ne s’est avisé, ou peut-être n’en a été capable ; c’est celle de bien jouer les Pions : Ils sont l’âme des échecs. Ce sont eux uniquement qui forment l’attaque et la défense ; et de leur bon ou mauvais arrangement, dépend entièrement le gain ou la perte de la partie »[32]. En fait, Philidor est le premier à comprendre l’importance de la structure de pions (là où Ruy López de Segura n’avait fait cas des pions que sur une zone réduite de l’échiquier), et à imaginer qu’elle puisse être l’élément sur lequel repose tout le développement stratégique de la partie, bien que nous sachions aujourd’hui que l’arrangement des pions ne constitue qu’une moitié du jeu positionnel, celle qui concerne les éléments statiques[33]. Le joueur français considère donc que deux positions présentant des similitudes dans leur structure de pions pourront se traiter plus ou moins de la même manière. Ainsi, malgré les nombreuses erreurs de Philidor dans son ouvrage, visibles depuis la découverte des principes dynamiques du jeu par Morphy et leur théorisation par Steinitz, qui conduisent à la réfutation de la majeure partie des coups du maître – ainsi qu’à certaines de ses conceptions dans le domaine des débuts de partie –, Philidor peut encore être considéré comme le père du jeu positionnel, et le premier joueur à véritablement analyser les échecs.
La thèse de Juan Maria Solare est donc la suivante : « Philidor a découvert la base sur laquelle un plan est développé. Dans chaque position, les événements sont basés sur la structure de pions, paramètre relativement stable et constant. Philidor a découvert que deux positions avec une structure de pions identique présentent des thèmes et des possibilités similaires. Le type de conflit et les méthodes de traitement d’une position sont les mêmes. Pour Philidor, la stratégie du jeu découle directement de ce facteur. Cependant, les événements tactiques concrets "à la surface" d’une position varient d’une partie à l’autre, en fonction de ses caractéristiques.
« La théorie de Rameau sur la basse figurée montre également que le flux d’événements musicaux est basé sur un facteur (la structure des accords) qui, comparé à la mélodie, se "répand" beaucoup plus lentement, et, dans ce sens, est plus "constant". Deux morceaux avec la même structure d’accords sonneront de manière très similaire. L’enchaînement des accords détermine en grande partie la direction dans laquelle la musique se développe. La tension et la détente d’une pièce ainsi que la "dramaturgie sonore" en dépendent. Cependant, les événements "à la surface", c’est-à-dire la mélodie, varient considérablement d’une œuvre à l’autre »[34].
Pour résumer : « La structure de pions correspond à la basse continue en ce sens que les deux remplissent une fonction similaire dans leurs disciplines respectives. Les deux agissent comme une base semi-invisible du flux des événements. Encore une fois, je ne suggère pas qu’une configuration particulière de pions correspond à une structure d’accords concrète, mais que la façon de les concevoir est la même. Selon mon hypothèse, la théorie de Philidor est basée sur une pratique de basse continue existant déjà à l’époque, une idée inhérente à la pensée cartésienne du siècle des Lumières cherchant une logique unificatrice pour chaque discipline. Avec L’Analyse de Philidor, la conscience de l’importance des pions augmente. En revanche, après la présentation systématique de Rameau, la basse continue perd peu à peu de son importance, jusqu’à sa disparition finale. Une des raisons de cette évaporation progressive est que la basse continue est stylistiquement limitée. Elle est liée à la musique des époques baroque et classique, et plus particulièrement au système musical de tonalité majeur-mineur, mais n’est pas associée à la nature acoustique du son lui-même. Au contraire la conception de Philidor est liée à l’essence des échecs. Métaphoriquement, on pourrait dire que, sachant sa fin proche, la basse continue se transforme en squelette de pions pour pouvoir continuer à vivre en tant qu’idée abstraite »[35].
Il existe également une autre manière d’envisager ce parallèle, toutefois assez proche de celle du compositeur argentin : en effet, s’il est possible de considérer la structure de pions comme une « harmonie échiquéenne » sur laquelle vient se greffer des événements tactiques concrets, il est aussi éventuellement concevable d’envisager cette même structure de pions et la déclinaison des événements tactiques « à sa surface » comme les différents renversements d’une harmonie identique, ce qui, plus en phase avec la réalité concrète des échecs, limiterait les possibilités de combinaisons musicales au même titre que le nombre fini des structures de pions observables sur le plateau.
Philidor, en accord avec l’entreprise de rationalisation et de centralisation des connaissances propre à son époque, propose donc de conférer un caractère scientifique à la pensée échiquéenne (son ouvrage constitue à ce titre le pendant des travaux théoriques de Rameau sur la musique) et, selon les dires de l’ancien champion du monde Max Euwe, « tir[e] le jeu d’échecs hors de l’étroite observation euclidienne pour le faire entrer dans le monde sans limite de la pensée cartésienne ». Ainsi, malgré les nombreuses erreurs présentes dans L’Analyze des échecs[36], le travail du Français marque un changement de paradigme dans la compréhension du jeu.
De surcroît, le compositeur fait également montre de structuration dans sa musique, fondée sur une « éthique de l’écoute »[37], et proposant, à la fois dans sa forme et dans son contenu, une synthèse des différents styles de l’époque. Il va sans dire que ce rapport particulier à l’art et aux sciences humaines n’est pas sans lien avec ses fréquentations, et notamment son amitié pour Diderot, qui dans les dernières années de sa vie passait, en compagnie de Colin d’Harleville, toutes ses soirées avec les sœurs de Philidor, pourtant « à un assez haut degré, tout le contraire de spirituelles »[38], et aurait même conseillé le compositeur pour la mise en musique du Carmen saeculare d’Horace, qui matérialisait les idées du philosophe « sur l’union d’une musique périodique avec la poésie mesurée »[39].
La vie de Philidor est marquée par ce double-parcours, ces deux éléments qui, pareils aux voix du duo de Tom Jones « Que les devoirs que tu m’imposes », interagissent et se confondent dans la quête d’un idéal de pensée. Comme dans Mélide, il devient navigateur et explore des rivages inconnus, s’assurant la postérité comme musicien et joueur d’échecs : « Philidor n’est plus, mais il vivra dans la mémoire des hommes, [...] Tout le monde sait que la tête vigoureuse de cet artiste célèbre devait atteindre aisément aux combinaisons difficiles ; il pouvait ranger une succession de sons avec la même facilité qu’il jouait une partie d’Échecs. Nul homme n’a pu le vaincre à ce jeu rempli de combinaisons ; nul musicien n’aura plus de force et de clarté dans ses compositions que Philidor n’en a mis dans les siennes »[40].

[1]Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo, Florence, 1632.
[6] La querelle des Bouffons était également appelée guerre des Coins, et les partisans des idées de Rameau et de celles de Rousseau répartis respectivement dans le coin du Roi et celui de la Reine.
[7] Où il est reçu page à l’âge de six ans.
[8] Nicolas Dupont-Danican Philidor, Les Philidor, éditions Zurfluh, collection Le Temps musical, 1997, p 51.
[9] Cf. Manuel Couvreur, Diderot et Philidor : le philosophe au chevet d’Ernelinde dans les « Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie », n°11, 1991, p 106.
[10] C’est par exemple le cas de Tom Jones.
[11] Terminologie qui n’était évidemment pas encore employée à l’époque.
[12] Nicolas Dupont-Danican Philidor, op. cit., p 11.
[13] Voir le Traité de haute composition d’Anton Reicha, Zetter 1824.
[14] Cf. Die Lehre von der musikalischen Komposition, praktisch-theoretisch de Friedrich Heinrich Adolf Bernhard Marx, Leipzig, 1847.
[15] Nous parlerons ici de groupe tonal et non de groupe thématique ou de thème, dans la mesure où il est difficile d’identifier des éléments mélodico-rythmiques moteurs, sur lesquels se fonderait la construction entière du mouvement.
[16] Voir par exemple Nicolas Dupont-Danican Philidor, op.cit., p 52, bien que cela soit relaté dans de nombreux autres ouvrages.
[17] Voir à ce sujet Music and Chess : Apollo meets Caissa d’Achilleas Zographos, Russell Enterprises, Inc., 2017, p 72 et 73.
[18] Cf. The Method in Chess de Iossif Dorfman, trad. Ken Neat, p 6 : « In my view, the separation of a game into opening, middlegame and endgame has no great practical use. ».
[19] Et respectivement Repetición de amores y Arte de ajedrez, Questo libro e da imparare giocare a schacchi et de le partite et Libro de la invención y arte del juego del axedrez..
[20] Cf. Philidor, musicien et joueur d’échecs dans les Recherches sur la musique classique française, n°28.
[21] Cité par Dominique-Joseph Garat dans les Mémoires historiques sur la vie de M.Suard, sur ses écrits, et sur le XVIII e siècle, volume 1, Paris, 1820, p 356.
[22] Nicolas Dupont-Danican Philidor, op.cit., p 52.
[23] Voir l’ouvrage de Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, I, La Marche à la gloire, Tallandier, Paris 1988, p 179 et 218, relaté par Manuel Couvreur dans son article précédemment cité (p 90).
[24] Voir Philidor peint par lui-même, Jules Lardin, « Le Palamède », Paris, 1847, p 12 et 13.
[25]> Le Neveu de Rameau de Denis Diderot, Plon, Paris 1891, p 5 et 6.
[26] Jules Lardin, op.cit., p 2.
[27] Renvoi à Gioachino Greco, dit Le Calabrais, probablement le meilleur joueur de la première moitié du XVII e siècle, auteur en 1619 d’un ouvrage intitulé Trattato del nobilissimo gioco de scacchi, qui était encore considéré comme une référence dans le domaine des échecs au milieu du XVIII e siècle.
[28] Jules Lardin, op.cit., p 6.
[29] Cf. Juan Maria Solare, Bauernstruktur und die Generalbasslehre, Karl 4, 2007, p 20 et 21.
[30] Voir Juraj Nikolac, L’héritage de Philidor, Olibris, 2006.
[31] Cf. Juraj Nikolac, op.cit., p 17.
[32] François-André Danican Philidor, L’Analyze des échecs, Londres, 1749, p 13.
[33] C’est en effet sur la structure de pions que se fonde entièrement la méthode de an.
[34]Voir Juan Maria Solare, op. cit., p 21 (traduction personnelle).
[35] Cf. Juan Maria Solare, op. cit., p 21 (traduction personnelle).
[36] Comprenant aussi les erreurs de notation, au nombre de cinq dans la première édition du livre, et dont quatre sont corrigées dans la réédition de 1777, dues à l’écriture littérale qu’employait Philidor, mais dix ans plus tôt Philippe Stamma dans son Essai sur le jeu d’échecs introduisait la notation algébrique, encore en vigueur aujourd’hui.
[37] Voir à ce sujet l’article de François Jacob : « Philidor, une éthique de l’écoute », dans Dix-huitième siècle n°28, p 523-540.
[38] Relaté par Jules Lardin, op. cit., p 10.
[39] Voir Manuel Couvreur, op. cit., p 96.
[40] Extrait d’une lettre de Grétry, rapportée par Jules Lardin, op. cit., p 14.

Benjamin DEFROMONT

 

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