Lauranne Molon est cheffe de chœur et pédagogue. Elle enseigne actuellement au conservatoire de Quimper. Soucieuse de rencontrer un public toujours plus varié et persuadée que la musique est un formidable outil social, elle anime un groupe vocal en milieu carcéral durant deux ans. Cela l'amène à de nombreuses réflexions et implications dans des projets de médiation culturelle.

Désireuse de rencontrer un large public et d'élargir mes compétences professionnelles, j'ai soumis ma candidature au poste de cheffe de chœurs au sein de la prison pour hommes de Vézin-le-Coquet (35) en 2012 et ai finalement été engagée par cet établissement. Cette expérience a été une révélation pour moi et elle continue à nourrir mes réflexions et mes activités professionnelles. La direction de chœurs est un métier à multiples facettes, les manières de le pratiquer sont infinies. Loin de ne demander que des qualités musicales et artistiques, cette discipline exige aussi des savoir-faire organisationnels, pédagogiques et humains. Elle nécessite une réelle prise de position sur son rapport à l’autre et à la société. Mes deux années à travailler avec les détenus du centre pénitentiaire de Vézin-le-Coquet m'ont confortée dans l'idée que de « l'excellence » humaine peut jaillir « l'excellence » musicale. Elles m'ont permis de réfléchir profondément à mon activité professionnelle et à mon identité en tant que cheffe de chœurs. En acceptant d'intervenir en prison, je suis entrée dans un univers inconnu qui souffre de bien des a priori.
La découverte de ce milieu évoluant dans l'ombre a été un véritable choc : après les sept portes de sécurité, je croise le premier détenu, il me salue timidement… Soudain, je suis aussi timide que lui, pas tant impressionnée par l'homme que par la masse du bâtiment qui l'écrase. Où est ma place, comment être utile, comment alléger les souffrances ? Il a vite été évident que le cours de chant choral, dans ce contexte pour le moins singulier, pourrait non seulement devenir un lieu d'apprentissage musical, mais également d'expérimentations sociales et humaines. La pratique a démontré l'apport que peut représenter le chant choral dans un lieu aussi spécifique que celui-ci. Actuellement, il existe très peu de documentations qui relatent et formalisent des actions similaires, car une telle pratique demeure exceptionnelle en prison. Après avoir vécu cette expérience, il m'a semblé nécessaire d'avoir un retour distancié et réflexif sur ce genre d'actions afin, notamment, de pouvoir promouvoir ce type d'interventions et d'inciter mes collègues à mener des projets en milieu carcéral.

Un milieu aux enjeux spécifiques
« Jamais je n'oublierai le choc que j'ai reçu en arrivant en prison, une peur panique, presque enfantine » (Expert et Laurentin, 1989, p. 11) C'est ainsi que Paul R., détenu condamné à vingt ans de réclusion criminelle, témoigne de son entrée dans la maison centrale de Clairvaux. La prison est un milieu hostile où de nombreux repères de la vie courante sont modifiés, voire supprimés. Les bâtiments carcéraux sont conçus ou utilisés selon des règles extrêmement strictes. Les obligations dues aux fonctions du lieu deviennent primordiales. Il s'agit parfois de choix (conscients ou non) de l'administration pénitentiaire : le bruit des portes, des talkies walkies, etc., y paraît étonnemment fort. Cela est un rappel permanent fait aux détenus de la situation d'enfermement et de la surveillance des équipes. Léonore Le Caisne, dans son ouvrage Une ethnologue en centrale, explique la complexité de l'adaptation en prison en ces termes : « En entrant en prison, les condamnés perdent les paramètres de leur identité civile et sociale : la profession, la famille, etc. Dès lors, ce sont des inconnus les uns pour les autres » (Le Caisne, 2000, p.78). Au-delà des paramètres strictement sociaux, d'autres facteurs environnementaux, comme la gestion du temps et de l’espace, participent à créer un univers instable, sans réels repères. La pratique musicale peut ici aider les détenus à se réapproprier leur univers.
Partons du postulat de Norbert Elias qui ne distingue pas la notion de temps et d'espace : « Tout changement dans l'espace est un changement dans le temps, tout changement dans le temps est un changement dans l'espace » (Elias, 1997, p. 110). Il associe ici deux « symboles conceptuels de types spécifiques d'activités sociales et d'institutions » (Elias, 1997, p. 112). Dans notre cas d'étude, et selon Elias, l'enfermement physique mènerait à un rapport au temps différent. J'ai souvent abordé ce sujet avec les détenus. Pour nombre d'entre eux, l'espace figé se transforme en temps figé. Les activités de loisirs dont la musique peuvent devenir une soupape qui, par le choix de l'activité par le détenu, lui redonne une certaine maîtrise de son temps. Il va pouvoir sortir de sa cellule pour y participer. Cette démarche est loin d'être anodine au sein de l’institution : pour participer aux ateliers, les détenus doivent d'abord faire une demande écrite et être retenus. Ensuite, le jour même, ils doivent rappeler aux surveillants de les laisser sortir de leur cellule afin qu'ils rejoignent la salle où se déroule l'animation. Pour de multiples raisons, quitter sa cellule est parfois bien compliqué, voire impossible (sécurité au sein du bâtiment, manque de coopération des surveillants…). Il s'agit bien là d'un acte important où le détenu, par le changement de lieu et par la contrainte horaire de l'activité, se réapproprie une partie de sa liberté.
En prison, il est extrêmement rare de voir une pratique chorale hebdomadaire avec un chef de chœurs formé. Certes, il existe de nombreux projets de pratique vocale mais peu sont envisagés de manière régulière. A contrario, les pratiques régulières sont rarement assurées par un intervenant chef de chœurs mais effectuées dans le cadre du culte religieux ou encore par un professeur de formation musicale ou autre. Pourtant, il me semble particulièrement pertinent d'intervenir de manière fréquente et hebdomadaire. Outre les progrès visibles que peuvent faire les participants grâce à un travail régulier, la temporalité cyclique de la séance hebdomadaire aide les détenus, grâce à un point de repère temporel, à visualiser l'écoulement du temps. La progression de séance en séance sera un marqueur supplémentaire pour apprécier ce mouvement temporel.
Dans un autre ordre d’idée, la musique est un art qui a un rapport fort au temps, tout comme la danse. C'est à la fois la temporalité de la séance et celle de la musique elle-même qui vont aider le détenu, l'espace d'un instant, à ne plus voir le temps comme une fatalité. La temporalité musicale nous incite à vivre le moment présent, à être complétement concentrés sur l'objet musical le temps d'un morceau ou le temps d'un concert. Le temps qui s'écoule durant la pratique musicale constitue donc un temps que le détenu maîtrise, il n'est pas imposé par l'administration pénitentiaire. En extrapolant, l'immédiateté de la musique permet aux détenus de s'exprimer par le biais de l'objet musical sans qu'il y ait de récupération possible par l'institution puisque le personnel ne participe à la séance.

Une société confinée
Aujourd'hui, selon le ministère de la Justice, la mission pénitentiaire est double : l'exécution des peines et la réinsertion. Il s'agit d'assurer d'abord la protection de la société par l'exécution d'une peine en milieu fermé. En parallèle, le personnel encadrant doit permettre au détenu de se préparer à réintégrer la collectivité une fois sa peine exécutée. Il est souvent difficile pour le personnel peu formé de trouver un équilibre entre incarcérer et réinsérer. De plus, les moyens alloués à cette mission sont souvent trop peu nombreux et « Les objectifs de sécurité et de réinsertion participent de philosophies opposées et expliquent la mise en œuvre de moyens contradictoires » (Chauvenet, Orlic, Benguigui, 1994, p. 40). Ainsi, le personnel encadrant tente d'effectuer une tâche extrêmement délicate. Ces dysfonctionnements rejaillissent évidemment sur les détenus qui ont, eux aussi, des contraintes spécifiques.
En effet, les relations entre détenus sont extrêmement hiérarchisées. Toutes les peines n'ont pas la même valeur. Certains détenus sont respectés ou rejetés suivant leur profil pénal. Cette classification oblige en permanence les détenus à jouer le rôle qui correspond à leur délit ou à tenter de s'en extraire. Elle crée un rapport à l'autre totalement faussé.
Ces contradictions créent pour le détenu une situation de « double contrainte » (ou double bind en anglais). La notion de double contrainte a été théorisée en 1956 par un anthropologue et psychologue : le docteur Gregory Bateson. Il a développé ce sujet d’études lors de ses recherches sur les causes possibles de schizophrénie. Le paradoxe d'une situation de double contrainte est d'être confronté simultanément à deux demandes qui s'opposent. En définitive, l'individu confronté à une telle situation ne peut satisfaire toutes les exigences et se trouve mis en position d'échec. Les relations que doit avoir le prisonnier avec ses codétenus et le personnel encadrant sont un paradoxe ; il doit supporter sa condition et assumer le rôle d'exclu, d'une part, construire son rôle d'individu capable de se réintégrer dans la société, d'autre part. De plus, le détenu doit construire des relations contradictoires entre le personnel encadrant et la population pénale à la vue de tous. Le contexte du milieu carcéral serait donc un frein à l'évolution du prisonnier dans ses rapports à l'autre.
La pratique collective de la musique est ici une réponse pertinente à ces problématiques. Au sein du groupe vocal, un des enjeux était de permettre aux participants de retrouver le plaisir du vivre ensemble et de la collaboration.
Pour cela, j’ai, dans un premier temps, fait des demandes très spécifiques à l’administration pénitentiaire : permettre une mixité carcérale au sein du groupe, d’une part, et répéter sans la présence d’un gardien, d’autre part. Ces deux contraintes me semblaient nécessaires pour permettre un travail musical de qualité et en toute sérénité. Du point de vue artistique, la musique est un formidable agent pour apprendre à unir sa propre volonté à celle des autres. Le chant choral a cette particularité qu'il utilise le corps même du chanteur, et qu'il implique d'abord une connaissance de soi, ensuite une confiance en l'autre, et finalement une ouverture à l'autre pour être pratiqué. L'improvisation est un outil extrêmement pertinent pour le travail avec les chœurs amateurs. Entre autres choses, il valorise et favorise la créativité, génère une prise de conscience de l'intérêt du « lâcher-prise » et offre d'explorer l'équilibre entre individualité et groupe. Il donne également la possibilité de s'exprimer de manière non verbale puisque l'improvisation en chœur peut comporter des éléments de rythmique corporelle, des mélodies sans texte ou même des textes sans mélodie. La diversité des réalisations permet à chacun de s'exprimer de la manière la plus adaptée à son envie et à son potentiel artistique. L'improvisation aide aussi à aborder des notions techniques telles que la sensation d'une mesure à quatre temps, la notion de carrure ou encore la nécessité de chanter grâce à une vocalité saine.

Revaloriser l’individu
Dans les établissements pénitentiaires français, il est possible pour les détenus de travailler. En revanche, ils ne sont pas soumis à la même législation du travail dans chacun des deux cas : le code du travail ne s'applique pas en prison. Dans le contexte décrit ci-dessus, il est important de proposer une activité qui puisse valoriser le travail, lui redonner du sens. C'est d'ailleurs un axe pédagogique favorisé par l'administration pénitentiaire. La pratique artistique peut constituer une aide précieuse au devenir du détenu, car efficace, à condition qu’elle ne soit pas seulement considérée comme un moment récréatif. Le projet réalisé par les détenus doit aussi être envisagé avec une grande exigence artistique. Il est ainsi important que l'intervenant propose des objectifs de progression clairs afin que chacun des participants puisse se projeter dans une pratique artistique de qualité.
Nous avons réalisé un travail artisanal, minutieux et personnel. Chacun des participants était très impliqué et les propositions de qualité. Ce rapport au travail comme production artistique a notamment permis à certains détenus de reprendre contact avec le pôle scolaire. Pour d'autres, un regain de motivation et de régularité dans la pratique artistique les a aidés à garder leur poste de travail au sein de l'établissement. Dans tous les cas, l’implication dans le groupe au moment des prestations « publiques » a permis à chacun d’être valorisé et de porter un regard positif et bienveillant sur soi. La réussite de ces prestations a été extrêmement bénéfique pour les choristes.

Au-delà des projets, il est extrêmement important de valoriser la personnalité et le bagage culturel de chacun des participants. Lorsqu'un détenu participe à l'atelier musique, il arrive avant tout avec son univers musical et ses attentes personnelles. Beaucoup de détenus qui viennent participer au groupe choral écoutent du rap. Certains pratiquaient même ce style musical à l'extérieur. Pour d'autres, le rapport à la musique traditionnelle de leur pays d'origine est très fort. Tous connaissent la musique à laquelle ils ont accès en prison, c'est-à-dire celle qui passe sur les grandes chaînes de radio ou sur les grandes chaînes de télévision. J’ai vite convenu avec les prisonniers d'un système de fonctionnement simple : le travail consistait à créer une forme musicale grâce à un morceau chanté que je proposais. Il devenait le refrain d’une future pièce musicale élaborée en commun. Les couplets étaient « rappés » par les détenus qui le souhaitaient. Ils créaient les textes du couplet individuellement durant la semaine. Leurs textes proposés devaient être en lien étroit avec le texte du chant. Nous avons ainsi abordé des chants traditionnels d'Afrique du Sud, d'Amérique du Nord, de Hongrie ou encore des chants en référence à l'esthétique du jazz. Cette formule permettait à chacun de s'exprimer le plus naturellement possible dans un univers musical devenu commun. Dans De la musique derrière les barreaux, Michaël Andrieu définit la musique comme « élément unificateur » d'un groupe social. Ma démarche, en élaborant le projet avec les détenus, a été de valoriser les apports musicaux de chacun tout en déterminant un code commun utilisable par tous. Ainsi, le groupe s'est construit en créant lui-même ses propres codes. Il était important pour moi de ne pas imposer mon univers musical personnel.
En cela, le travail que nous avons inventé avec les détenus de Vézin-le-Coquet est différent de certains projets menés en milieu carcéral. Il ne s’agissait pas, ici, de faire un dispositif « paillette » où des détenus seraient un faire-valoir de musiciens professionnels en quête d’une bonne action à vendre en échange de mécénat ou de subvention. Evidemment, ce type de positionnement est de moins en moins fréquent mais le terme de médiation est, parfois encore, utilisé comme un substitut à une forme de valorisation de la culture dite « légitime ». Ici, tout le monde est acteur et chacun apporte son univers culturel pour construire un univers artistique singulier.

Il est évident que cette expérience a été particulièrement formatrice pour moi, autant du point de vue professionnel que personnel. Bien que l'impact positif du chant choral en prison soit évident, les projets sont rares dans ce milieu tant par la frilosité des intervenants que par celle de l'administration pénitentiaire elle-même.
Il est vrai que l'opinion publique a encore des difficultés aujourd'hui à imaginer les prisonniers comme des personnes à réinsérer un jour dans la société. Puisqu'ils ont fauté, leur peine doit être longue et difficile. Cette pensée, très répandue, ne prend pas en compte que la mission du système pénitentiaire consiste aussi à réinsérer les prisonniers et donc que punir ne suffit pas. En parallèle, rétablir un sens de la communication et des initiatives de groupe crée un malaise chez certains personnels pénitentiaires. Ils y voient des possibilités de mutineries organisées ou encore d'évasions de groupe. Loin des débats, je me suis souvent rappelée au détour des histoires de vie racontées par les détenus que la cause nourrie toujours la conséquence : souvent, les prisonniers ont une histoire de vie chaotique où la malchance et les mauvaises décisions ont mené à la délinquance. Il est donc particulièrement pertinent d'imaginer des projets de démocratisation culturelle qui visent à inclure les enfants dans la cité et dans la société par le biais de la musique classique et de la musique orchestrale dès le plus jeune âge. Malheureusement, ce type de dispositif est moins développé autour du chant choral alors même que la pratique chorale ne nécessite aucun matériel fourni par l'élève et ne demande pas de pré-requis particuliers. Elle est donc en cela une discipline particulièrement importante puisqu'elle peut réunir sans distinction tous types de publics (âges, origines sociales, niveau musical, …). Les qualités éducatives, humaines, collaboratives et sociales inhérentes à un chœur revêtent un sens et une utilité formidables, tout particulièrement dans le cadre d'une pratique avec un public spécifique. Beaucoup des détenus que j’ai côtoyés sont encore enfermés et aucun ne lira les présentes pages, mais je suis fière d'avoir partagé un moment de leur histoire. Ensemble, nous avons appris à être audacieux.

Bibliographie
ANDRIEU, Michaël (2005). De la musique derrière les barreaux. Paris : L'Harmattan.
ATTALI, Jacques (2001). Bruits. Paris : Fayard.
BENGUIGUI, Georges, CHAUVENET, Antoinette, et ORLIC, Françoise (1994). Le Monde des surveillants de prison. Paris : Presse Universitaire de France.
ELIAS, Norbert (1997). Du temps. Paris : Fayard
EXPERT, Jacques et LAURENTIN, Emmanuel (1989). La longue peine. Paris : Plume.
FOUCAULT, Michel (1975). Surveiller et punir. Paris : Gallimard.
LE CAISNE, Eléonore (2000). Une ethnologue en centrale. Paris : Odile Jacob.
MALLOCHET, Guillaume (2009). « Les surveillants de prison : marges du travail, travail sur les marges ». In Idées économiques et sociales. Paris : Réseau Canopé.
MOYNE-LARPIN, Yolande (1988). Musique pour renaître. Paris : Desclée de Brouwer.
POLLAK, Michael (1990). L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale. Paris : Métailié.

Lauranne MOLON

 

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