Chapitre 4, 1945, le renouveau dans l’après-guerre
L’Amérique prend la tête
L’immigration vers les États-Unis des grands musiciens débute avec la révolution d’octobre de 1917 en Russie – Heifetz, Milstein, Rachmaninov ou encore Koussevitzky font le choix de la liberté. Avec le développement des régimes fascistes, puis avec le nazisme dès les années 1920 (Mussolini crée le Parti national fasciste en 1921 et prend le pouvoir en 1924) et la cohorte des lois raciales, avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le phénomène migratoire vers les Amériques est décuplé.
Les éditeurs discographiques américains sauront en tirer tous les bénéfices. Premier mouvement, le rachat de la Victor Talking par la Radio Corporation of America (RCA) en 1929 : c’est la naissance de RCA Victor, qui possède les droits du célèbre logo avec le chien Nipper de His Master’s Voice (La Voix de son maître) pour les États-Unis, le Canada et l’Asie. Alors que les éditeurs discographiques européens plongent dans le chaos, RCA Victor ne rencontre aucune difficulté pour récupérer la majeure partie des artistes d’EMI : entre autres, Toscanini, Heifetz, Menuhin (pour le temps de guerre, avant son retour en Europe), Rubinstein, Rachmaninov, Koussevitzky, Feuerman, Flagstadt, Melchior. RCA Victor régnera en maître absolu sur l’édition discographique mondiale jusqu’aux années 1950. Le deuxième éditeur américain, CBS, né du rachat en 1938 de l’American Record Corporation (ARC) par la Columbia Broadcasting System, connaît également un rapide développement. Avec des artistes phares : Bruno Walter, chassé de Leipzig dès la prise de pouvoir des nazis (remplacé par Hermann Abendroth qui deviendra par la suite un artiste clé de la RDA), Dimitri Mitropoulos, Fritz Reiner, Rudolf Serkin, Nathan Milstein, Jozsef Szigeti, le Quatuor Busch, le Quatuor Budapest, et surtout Igor Stravinsky qui enregistre son œuvre.
Les ventes de disques aux États-Unis, fondées sur une économie prospère et une vie musicale intense, développée en profondeur dans la population, font un bond. Le chef d’orchestre Gerard Schwarz se souvient : « À douze ans (1959), je décidai de devenir musicien professionnel. Au lycée je travaillais mon instrument [la trompette] pendant quatre heures et je jouais chaque jour dans divers orchestres amateurs : Williamsburgh Settlement Orchestra, The Third Street Orchestra, The Henry Street Settlement Orchestra, The Columbia Symphony Orchestra, The New York All City High School Orchestra, etc. » Jusque dans les années 1980, la musique classique est tenue en si haute considération en Amérique que l’enregistrement de la Cavatine du 13 e Quatuor de Beethoven par le Quatuor Budapest figure sur l’un des deux disques de cuivre plaqués or enfermés dans les sondes Voyager que la Nasa envoya dans l’espace en 1977, sorte de bouteille à la mer pour montrer la culture des terriens à d’éventuelles créatures extraterrestres.
Retour en Europe
Après la Seconde Guerre mondiale, les maisons d’édition discographique européennes sont des coquilles vides, ou presque. La principale, EMI, dont l’écrasante majorité des artistes est désormais sous contrat chez RCA et CBS, a, de plus, perdu ses contacts avec ses principales filiales : en France, Pathé Marconi, avec sa puissante usine de Chatou, a plongé dans la collaboration avec l’Allemagne où la Deutsche Grammophon est passée sous contrôle nazi. Tout est à refaire. L’homme de la situation est un jeune Anglais, fils de tailleur, né en 1906 dans le quartier londonien de Shepherds Busch. Autodidacte, Walter Legge fait son entrée chez EMI à vingt ans dans le département éditorial où il s’occupe des textes de présentation des nouveaux enregistrements et rédige certains articles pour la revue The Voice, un journal publi-rédactionnel qui présente les nouveautés au public.
Avec la crise économique, les ventes des disques EMI sont tombées de trente à vingt millions d’exemplaires de 1929 à 1931, puis à cinq millions en 1937. Legge est un passionné de Lieder, avec une prédilection pour Hugo Wolf dont il n’existe aucun enregistrement. Dans ce contexte économique, inutile de rêver de budget d’enregistrement pour ce répertoire peu connu, dont les ventes sont supposées minimes.
Dans ses écrits, il raconte : « Au début de l’été 1931, j’élaborai un plan que la compagnie ne pouvait rejeter : lancer une souscription auprès du public pour collecter l’argent nécessaire pour réaliser un enregistrement d’œuvres peu ou pas servies par le disque. L’enregistrement se fera une fois la somme nécessaire collectée, incluant un profit substantiel pour EMI. »
Le premier projet fut bien évidemment The Hugo Wolf Society. Une souscription de trente shillings est lancée auprès de cinq cents personnes au début de l’automne 1931, clôturée si vite que l’enregistrement avec Elena Gerhardt eut lieu en décembre. Les réponses affluent du monde entier, y compris du Japon (111 souscripteurs). Pour populariser cet album, Legge crée le London Lieder Club, une série de concerts où les artistes jouent les œuvres fraîchement gravées.
Suite à ce premier succès, divers projets suivent, dont la Beethoven Society, pour capter les trente-deux sonates pour piano sous les doigts d’Arthur Schnabel. Réalisé entre 1932 et 1935, quatre-vingt-six ans plus tard, cette version figure toujours au catalogue. Parmi les autres Societies figure celle qui permit de graver en 1933 le premier enregistrement mondial des Variations Goldberg de Bach par Wanda Landowska, vingt-deux ans avant Glenn Gould.
Que faire en 1945 ? Comment et où Walter Legge trouvera-t-il une nouvelle équipe artistique du niveau d’avant-guerre. L’Allemagne, loin d’être lavée de son récent passé nazi, n’est plus que ruine, les principaux centres musicaux d’avant-guerre, Leipzig et Dresde, sont passés sous la botte de Staline. L’avenir de la Philharmonie de Berlin est en suspens, Furtwängler, injustement en sas de dénazification, Leo Brochard, qui assume l’intérim, est tué par erreur lors d’un contrôle anti-marché noir et remplacé au pied levé par le très jeune Celibidache. Avec l’accord de Fred Gaisberg, Legge se rend à Vienne. « Ce n’était pas chose facile, pour un civil britannique d’aller en Autriche, de plus il était illégal pour un citoyen anglais de traiter avec l’ennemi », raconte-t-il dans ses mémoires. En Suisse, il trouve un accord avec la société Turicaphon, dans laquelle EMI possède des intérêts, ce qui lui permettra de travailler en Autriche sous couvert d’une société de pays neutre. À Zurich, grâce à une rencontre fortuite avec un officier américain, il obtient un visa d’entrée en Autriche et profite de son passage en Suisse pour renouer avec les pianistes Edwin Fischer et Wilhelm Backhaus, et pour signer un contrat avec Dinu Lipatti.
Son arrivée dans la capitale autrichienne lui réserve un coup de chance. « Perdu dans les rues, je demandais mon chemin à trois personnes qui déambulaient. Je reconnus la plus grande silhouette : Wilhelm Furtwängler, que j’avais vainement tenté de joindre en Suisse. Il me donna un numéro de téléphone et après plusieurs mois de négociations, je parvins à le faire revenir chez EMI », écrit Walter Legge qui va signer successivement avec l’Orchestre Phiharmonique et les plus grands chanteurs du Staadtsoper : Irmgard Seefried, Ljuba Welitsch, Max Lorenz ou encore Hans Hotter et la toute jeune Elisabeth Schwarzkopf ainsi que les chefs Josef Krips et Herbert Karajan, lequel vivait en semi-clandestinité car interdit de direction par les autorités soviétiques et américaines. Pour son premier enregistrement, Legge fait valoir que cette interdiction concerne les concerts publics, non pas une prestation privée telle qu’un enregistrement. Dès septembre 1946, Karajan et Legge se retrouvent dans la salle de la Musikverein pour graver la 8 e Symphonie de Beethoven et la 9 e Symphonie de Schubert. Walter Gieseking, Otto Klemperer et surtout Maria Callas compteront parmi les plus éminents interprètes recrutés par ce directeur artistique, l’un des principaux artisans du disque moderne.
Pour atteindre ses exigences artistiques, Walter Legge fonde à Londres, dès 1945, avec le soutien du Maharaja de Mysore, un orchestre « qui doit être le meilleur, non pas pour un type de musique, mais pour tous les compositeurs », déclare-t-il. Le Philharmonia Orchestra regroupe les meilleurs musiciens britanniques, certains encore sous l’uniforme, comme le corniste Denis Brain. Sir Thomas Beecham dirige son premier concert. Karajan en est le premier responsable, suivi par Otto Klemperer. Son niveau d’excellence est tel que Toscanini donne à sa tête ses seuls concerts londoniens d’après-guerre.
Tandis que Londres reprend le contrôle de ses filiales, l’un des premiers problèmes provient de Pathé Marconi, société totalement compromise par sa collaboration sous l’Occupation comme nous l’avons vu au chapitre précédent.
Avec l’arrivée de la Deuxième D.B., le 24 août 1945, et la Libération de Paris, Jean Bérard quitte son bureau. Il passera en jugement en 1949, la même année que René Bousquet. L’heure n’est plus à l’épuration et, au cours des audiences, il mettra en avant ses réalisations artistiques pour la culture française. Comme le Secrétaire général de la police, il sera acquitté et l’on perdra sa trace.
Ancien directeur artistique de Polydor puis, sous l’Occupation, d’un bureau d’imprésarios nommé Détaille, proche d’artistes tels que Paul Meurisse et Édith Piaf, Philippe Bourgeois est nommé directeur commercial, fondé de pouvoir de Pathé Marconi, le 1 er septembre 1946. Parallèlement, Fred Gaisberg dépêche à Paris l’un de ses plus jeunes adjoints : Peter de Jongh dont la tâche sera de redresser artistiquement la société. Sous sa direction et grâce a son charisme, la filiale française du groupe EMI va devenir le second centre d’enregistrements après Londres. La Voix de son maître est un pôle d’attraction pour de nombreux artistes qui souhaitent venir enregistrer salle Wagram – studio d’enregistrement en semaine et salle de boxe ou de bal le week-end. Une acoustique hors pair (Karajan y enregistrera la Sinfonia Domestica de Richard Strauss en une seule journée lors de sa tournée avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin en 1974) qui fera résonner les pianos de Gyorgy Cziffra, Samson François, Aldo Ciccolini, Emil Gilels, Sviatoslav Richter et Arturo Bebedetti Michelangeli ou encore les archets de Ferras, Oistrakh ou Rostropovitch ; les grands solistes des pays de l’Est n’ayant qu’un désir : réaliser leurs enregistrements pour EMI, venir à Paris, ville bien plus agréable que Londres et Berlin après la guerre.
La Société des Concerts du Conservatoire (puis l’Orchestre de Paris) devient l’orchestre maison avec un contrat d’exclusivité, sous ce nom, ce qui n’empêchera pas la formation d’enregistrer sous le nom de Paris Conservatoire Orchestra ou encore Orchestre du Théâtre des Champs-Élysées pour d’autres éditeurs. Le chef, André Cluytens, récemment dénazifié, en devient le responsable en 1949 et réalisera de très nombreux disques pour Pathé Marconi jusqu’en 1964. Sa notoriété internationale connaît un si grand développement (il est l’un des chefs du renouveau à Bayreuth) qu’entre 1957 et 1960 il fait enregistrer sa première intégrale des symphonies de Beethoven à l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Pendant une quinzaine d’année, Pathé Marconi va retrouver sa place incontournable sur le marché français, tandis que EMI repart à la conquête du monde et règne sans partage en Europe. Mais la concurrence arrive vite, en premier lieu là où EMI ne l’attend pas : à Londres.
The Supreme Record Company
En 1929, Edward Lewis, fils de banquier, travaillant à la Bourse de Londres, rachète Decca, petit éditeur discographique sans envergure qui publie quelques artistes de variétés britanniques puis fusionne avec un autre label anglais, Duophone, propriétaire des licences de l’éditeur américain Brunswick qui vient de signer Bing Crosby. Ce jeune crooner devient le cheval de Troie du tout jeune Decca pour s’imposer sur le marché britannique. En 1934, ce seront quatre-vingt mille disques de la chanson The Last Roundup, suivis de cent mille de Silent Night, à égalité avec Bei Mir bist du Schön des Andrew Sisters. Malgré ces succès et d’autres, comme l’enregistrement du Royal Wedding Anthem pour le mariage du duc de Kent avec la princesse Marina, ou la 5 e Symphonie de Beethoven par le New Queen’s Hall Orchestra, dirigée par Sir Henry Wood. Sous l’impact de la crise économique, Edward Lewis doit renflouer à plusieurs reprises sa société pour éviter la faillite.
Bien que fragilisé, Decca participe à l’effort de guerre en mettant ses ingénieurs du son, particulièrement Arthur Haddy et Kenneth Wilkinson, à la disposition de l’armée. Le système de détecteur sonore qu’ils mettent au point est si précis qu’il permet différencier les sous- marins allemands des anglais en immersion, en se basant sur la différence des fréquences sonores émises par les hélices et des ondes sous-marines dues à leur forme spécifique. Inattendues, ces découvertes vont faire la fortune de Decca. Dès 1945, Haddy et son équipe les adapteront pour les prises de son lors des enregistrements. Dans le domaine de l’édition discographique, c’est une révolution tant artistique que technique. Les plus grands artistes se précipitent pour bénéficier de cette technologie de pointe symbolisée par le logo de FFRR : Full Frequency Range Recording. C’est ce qui vaut à Decca d’être nommé « The Supreme Record Company ». Parallèlement, Decca met au point un phonographe appelé « Piccadilly » adapté pour lire ces nouveaux disques.
Pour faire face aux difficultés et à la guerre menaçante, Edward Lewis avait vendu sa filiale américaine à la fin des années 1930. En 1945, Decca n’opère que sur le territoire britannique, marché bien trop restreint pour amortir les frais de réalisation d’un enregistrement. C’est alors que se joue une rencontre suivie d’une alliance inattendue avec celui que l’on nommera affectueusement Uncle Maurice.
Moshe-Aron ou Maurice Rosengarten, Uncle Maurice, né en Pologne, est concessionnaire de divers articles ménagers à Zurich : tourne-disques, radios, et télévisions. Il possède également un petit label de musique folklorique (yodel) pour le marché local. Au sortir de la guerre, il prend la représentation de Decca. Sa rencontre avec Edward Lewis est décisive. Ensemble, ils vont fonder Teldec, société qui distribuera Decca et Telefunken en Allemagne. De l’avis de Rosengarten, la production de Decca est trop britannique pour connaître un succès international. Lewis lui confie la responsabilité d’internationaliser les enregistrements. Uncle Maurice se met à la tâche. Tout d’abord, il renoue avec Ernest Ansermet qui avait gravé en 1928 des concerti grossi de Haendel pour Decca. Une ligne incomparable d’œuvres de musique française et issues des Ballets russes verra le jour, répertoire d’une incroyable modernité. Puis vient le contrat avec le Concertgebouw d’Amsterdam et son chef, Eduard Van Beinum. Son coup de maître, dans les années 1950, est la signature de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, l’orchestre de His Master’s Voice depuis tant d’années. Viendra ensuite le tour de Clemens Krauss, Josef Krips, Karl Böhm, Sir Georg Solti, Wilhelm Backhaus (autre artiste exclusif EMI), Wilhelmm Kempff, en Italie Mario del Monaco ou Renata Tebaldi et la soprano wagnérienne la plus célèbre de son temps, Kristen Flagstadt qui, parmi d’autres, vont former la nouvelle équipe internationale de Decca.
Ayant passé la guerre dans un Swordfish, dernier avion biplan utilisé par la Royal Navy pour traquer les U-Boats, les yeux rivés sur le cadran de l’appareil de détection (sans doute mis au point par Arthur Haddy) et ne voulant pas être employé de banque comme son père, mélomane convaincu et autodidacte comme Walter Legge, John Culshaw rejoint Decca en 1946, d’abord dans le département éditorial, puis passe rapidement à la direction artistique, un début similaire à celui de son confrère d’EMI. Prenant la direction des enregistrements à la fin des années 1950, Culshaw va donner un souffle nouveau à Decca.
Avec l’équipe Lewis, Rosengarten, Haddy et Culshaw, sont réunis les quatre mousquetaires de sa Gracieuse Majesté qui feront de Decca, en quelques années, l’un des plus puissants éditeurs discographiques du monde, leader absolu de certaines tranches de répertoire, tel l’art lyrique.
Pour Legge et Culshaw, l’enregistrement n’est pas une simple photographie de l’art de l’interprète. Pour le premier, un enregistrement doit être une interprétation spécifique destinée au disque. Pour le second, il faut se rapprocher le plus possible des indications scéniques voulues par le compositeur avec une mise en espace sonore créée avec les ingénieurs du son. Plus tard, Culshaw accueillera la stéréophonie avec enthousiasme, Legge avec un certain scepticisme.
Pour approcher le plus possible de la réalité, les équipes de Decca font preuve d’une extrême rigueur. À Vienne, la Sofiensaal, anciens bains de vapeur transformés en salle de bal – où se produisaient les Strauss –, devient le studio d’enregistrement exclusif de Decca. Quand L’Or du Rhin est enregistré en 1958 (la stéréo est encore balbutiante) sous la baguette de Sir Georg Solti, Culshaw réunit les dix-huit enclumes demandées par Wagner dans la scène du royaume du Niebelung, irréalisable dans un théâtre d’opéra. Pour Otello, dirigé par Karajan (1961), on captera l’orgue de la cathédrale de Liverpool à la sonorité le plus proche possible de celle que souhaitait Verdi pour la scène d’ouverture.
En Europe, EMI ne règne donc plus en maître absolu, mais l’Angleterre devient la plaque tournante de l’édition discographique classique d’Europe jusqu’au début des années 1960. En même temps, Decca et EMI développent d’importantes activités parallèles au disque. Le premier dans le domaine des radars et celui des électrophones, le second plus spécialement dans le domaine de l’électronique en plein développement.
Qu’en est-il du village d’Astérix ?
L’après-guerre en France consacre la prédominance de Pathé Marconi grâce à l’arrivée des grands artistes internationaux signés par Londres et aux plus éminents interprètes français signés par Peter de Jongh.
Dans l’arrière-cour d’un immeuble de la Chaussée-d’Antin se trouvent les éditions musicales Costallat, où se vendent quelques disques en complément des partitions. Depuis 1948, ces éditions sont dirigées par Philippe Loury, gendre de Lucien Lacour, propriétaire de Costallat :
En janvier 1952, entre un homme dans le magasin avec une boîte sous le bras: — Bonjour monsieur, je m’appelle André Charlin, auriez-vous quelques minutes à me consacrer ?
— Oui, bien sûr, à quel sujet ?
Philippe Loury connaissait le nom de cet homme qui faisait des recherches depuis les années 1920 pour améliorer la technique de reproduction du son [particulièrement son micro appelé tête multidimentionelle]. Là, il arrive avec un appareil totalement nouveau.
— Regardez [dit Charlin], nous allons brancher cet appareil que Superton m’a fabriqué. Vous voyez, il tourne très lentement à 33 tours […] Écoutez la qualité sonore.
Sûr du succès prometteur du microsillon, Philippe Loury voulut dès lors se lancer dans l’édition du support sonore […]. Après plusieurs contacts infructueux, la Haydn Society répond favorablement et met son catalogue à disposition. Pour la première fois en France, on put, dès la fin de 1952, entendre la Grande Messe en ut mineur de Mozart sur un seul disque. Et, puisqu’il fallait personnaliser ces enregistrements, Loury y appose la marque Erato.
C’est Thierry Merle qui raconte cet épisode marquant dans son livre Le miracle Erato. Excellente coïncidence, la même année, le chef d’orchestre Louis Martini demande un rendez- vous aux éditions Costallat pour présenter le manuscrit du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, œuvre et compositeur tombés dans l’oubli.
Louis Martini a un mécène qui prend en charge les frais d’enregistrements, Philippe Loury contacte André Charlin pour réaliser la prise de son.
C’est une révélation. Le choc est tel que la toute jeune Eurovision adopte la fanfare introductive de ce Te Deum comme indicatif : cinq cents exemplaires étaient nécessaires pour amortir les frais des pochettes. Cent quarante mille copies seront vendues en vingt-cinq ans.
Les enregistrements de musique classique bénéficient d’un important attrait à partir des années 1950 pour atteindre le sommet de 15,2 % du marché du disque français en 1971. Pour répondre à cette attente, Norbert Dufourq, professeur d’histoire de la musique au Conservatoire national supérieur de musique, crée le Club des discophiles de Paris pour présenter les nouveautés. L’un de ses membres, Michel Garcin, fraîchement issu du CNSM, est en charge de l’enregistrement de Marc-Antoine Charpentier. C’est un coup de foudre. À sa demande, une rencontre avec Michel Loury est organisée. Le courant passe entre les deux hommes, ils sont sur les mêmes longueurs d’onde, partagent la même vision pour l’avenir du jeune label dont Michel Garcin devient le directeur artistique.
Quelle est cette vision ? Inutile de rêver, les artistes les plus éminents, Samson Fançois, Menuhin, Münch, Monteux, ne rejoindront pas cette société balbutiante. L’idée originale de Michel Garcin est de faire appel aux meilleurs éléments côtoyés au Conservatoire et poursuivre l’enregistrement d’œuvres inédites ou rares. Jean-François Paillard, qui crée son orchestre, Marie-Claire Alain, Maurice André, Jean-Pierre Rampal, Pierre Pierlot et tant d’autres deviendront les artistes maison, tous anciens élèves du Conservatoire.
Cet esprit d’ouverture, de créativité et de réactivité sera l’ADN d’Erato jusqu’en 1980, année où Philippe Loury prend sa retraite et vend sa société. Entre cette date et la parution du Te Deum de Marc-Antoine Charpentier, Erato aura produit 1 500 disques dont 218 premières mondiales, raconte Thierry Merle ; il précise que Jean-Pierre Rampal a gravé 350 disques, Jean-François Paillard plus de 300 (un coffret de 133 CDs perpétue cet héritage), Maurice André 250, tout comme Pierre Pierlot. Le tout sous la houlette de Michel Garcin qui demeure, sans doute possible, le plus éminent directeur artistique de l’histoire du disque classique français.
Le « miracle » allemand
1941. Le III e Reich est à son apogée. Goebbels et surtout Hitler qui contrôlait tout en matière de musique classique réorganisent l’édition discographique. AEG hérite de Telefunken et Siemens de la Deutsche Grammophon. Dans son livre Maestros, Masterpieces and Madness, le musicographe Norman Lebrecht rappelle très justement que, sous le régime nazi, Siemens « a recours au travail des “esclaves” des SS, à commencer par deux mille femmes juives du camp de concentration de Ravensbrück, les atrocités s’intensifièrent avec l’utilisation de citoyens de pays occupés dans les camps parmi les plus meurtriers, y compris Auschwitz- Birkenau que Siemens avait aidé à construire ». Ernst von Siemens est un mélomane averti. En 1943, il rencontre le jeune Karajan et finance son enregistrement de la Première Symphonie de Brahms, ou avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dans une Hollande occupée, rappelle également Norman Lebrecht.
Au sortir de la guerre, rien ne change dans ce domaine. Siemens va relancer la Deutsche Grammophon, grâce à la venue d’une femme. Son nom, Elsa Schiller, Autrichienne et juive, rescapée du camp de concentration de Terezin, dont elle s’est évadée en 1944, juste avant un transfert pour Auschwitz qui lui aurait été fatal (par coïncidence, le chef d’orchestre Karel Ancerl avait vécu le même parcours). Après la guerre, elle rejoint la radio du secteur américain de Berlin, connue de nos jours sous l’abréviation RIAS, où elle organise les activités musicales avec, parmi d’autres, deux jeunes chefs d’orchestre : Karl Ristempart, qui interprète chaque dimanche une cantate de Bach, et Ferenc Fricsay, et prend la direction de l’orchestre de la RIAS. C’est avec ces derniers artistes qu’Elsa Schiller va relancer la Deutsche Grammophon qu’elle rejoint en 1950. Suivront rapidement Eugen Jochum, la pianiste française Monique Haas, le tout jeune baryton Dietrich Fischer-Dieskau. Puis arrivent le Quatuor Amadeus qu’elle ravit à EMI, l’Orchestre Philharmonique de Berlin et son chef Furtwängler, Igor Markevitch, Wilhelm Kempff, sans oublier Karl Böhm et le tout jeune chef américain Lorin Maazel, benjamin de l’équipe. L’un des fleurons de cette époque, l’enregistrement des trois dernières symphonies de Tchaïkovski par Evgeny Mravinsky et le Philharmonique de Leningrad lors d’une tournée à l’Ouest.
Pour marquer son renouveau, Deutsche Grammophon adopte comme logo la célèbre étiquette jaune, celle qui dans les années 1960, devient symbole de qualité discographique et signe de modernisme. La compagnie, dès 1946, est le premier éditeur européenà enregistrer sur bande magnétique, invention allemande de sinistre mémoire mise au point par AEG et I. G. Farben pour graver les discours de Hitler. Parallèlement, dès 1947, Siemens complète ses activités discographiques en lançant, avec l’organiste Helmut Walcha, la ligne d’enregistrements de musique ancienne et baroque sous le sigle Archiv Production.
En 1956, « le succès artistique et commercial est considérable, avec une production annuelle de 15 millions de disques, Deutsche Grammophon fabrique la moitié des disques du marché allemand », souligne Rémy Louis dans le livre Une vision de la musique où il retrace l’histoire du label jaune.
Le tournant décisif a lieu en en 1957, lorsque Elsa Schiller convainc Herbert von Karajan, qui a succédé à Frurtwängler à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Berlin et artiste exclusif EMI depuis 1945, de rejoindre la Deutsche Grammophon. Après un enregistrement des Danses hongroises de Brahms, suivi par Une vie de héros de Richard Strauss, en 1963, le choc se produit avec la publication du coffret regroupant les neuf symphonies de Beethoven. Sortie méticuleusement préparée, la parution est précédée d’une souscription pour que des happy few puissent se procurer les coffrets en premier. On demande à des artistes célèbres, dont Sviatoslav Richter, de mette les précieux 33 t en coffret devant les photographes. Du jour en lendemain, une rescapée des camps de concentration, un baron de l’industrie allemande au passé douteux et le chef d’orchestre Wunderkind du régime nazi, « un drôle d’équipage », souligne Norman Lebrecht, vont faire de la Deutsch Grammophon le premier éditeur discographique du monde.
C’est également ce que l’on peut nommer le « miracle Karajan ». Ce musicien, d’une intelligence hors du commun, va organiser sa carrière discographique entre EMI, Decca et Deutsche Grammophon. Il répartit ses enregistrements chez ces trois éditeurs selon l’équilibre du répertoire de chacun d’eux et leurs avantages artistiques : pour les opéras, selon les chanteurs sous contrat les mieux adaptés pour l’œuvre, telle Callas chez EMI et Tebaldi chez Decca. De même pour les concertos : chez Deutsche Grammophon avec Christian Ferras puis Anne Sophie Mutter, chez EMI avec Alexis Weissenberg. Karajan va régner en maître absolu sur la musique classique. Au début des années 1970, il représente un tiers des disques classiques vendus en Europe. À chaque enregistrement, il touchait une avance de quarante mille DM couverte généralement en moins de six mois, racontait son directeur artistique et imprésario Michel Glotz.
Ne nous méprenons pas. Cette notoriété était avant tout basée sur une rigueur artistique sans pareille. John Culshaw, qui assuma la direction artistique du premier enregistrement de Carmen par Karajan (Vienne, 1963), écrit dans ses mémoires, au sujet du Trio des cartes : « son accompagnement orchestral est un exemple par lui-même. Sur le papier, il n’y a presque rien à signaler, juste une série d’accords lents et espacés pour les cordes. C’est là que l’on voit le génie ou la magie de Karajan, appelons-les comme on voudra. Il ne mesurait pas sa peine pour obtenir l’exacte tonalité et la couleur sombre nécessaire à l’orchestre […]. Il sut apporter au Trio des cordes une tension dramatique égale à celle des chanteurs, et avec une telle subtilité que l’on ne s’en aperçoit même pas. »
Seul, aux États-Unis, Eugene Ormandy avec l’Orchestre de Philadelphie connaît une popularité comparable, mais due à des disques tels les hymnes de Noël, ou les chœurs du Messie de Haendel avec le Mormon Tabernacle Choir, tandis que Karajan bâtit sa renommée mondiale avec les grandes œuvres de Bach à Wagner. Se remettant sans cesse en cause, Karajan gravera cinq versions de la 9 e Symphonie de Beethoven entre 1947 et 1983. Humble devant les partitions, il attendit l’âge de soixante-dix- sept ans pour enregistrer le Don Giovanni de Mozart, opéra qu’il dirigea si souvent dans sa longue carrière.
Des nouveaux venus dans la cour des grands
L’incroyable prospérité que connaît l’édition discographique dès les années 1950 va attirer de nouveaux-venus, en premier lieu le groupe Philips. Fondée en 1891 par les frères Gerard (1858-1942) et Anton Philips (1874-1951), cette société demeure l’une des plus importantes dans l’électro-ménager, l’éclairage et l’équipement médical. En 1950, en complément à la fabrication et commercialisation des tourne-disques, Philips se lance dans l’édition phonographique. Les premiers pas ont lieu avec les licences pour l’Europe des enregistrements de CBS et Mercury, et des artistes comme la pianiste Clara Haskil, qui y réalise son premier disque en 1950 et l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam avec son chef Eduard Van Beinum qui quittent Decca (très engagé à Vienne, Londres, Paris et Rome, pour l’opéra italien), afin de rejoindre en exclusivité l’éditeur national.
Rapidement, l’équipe artistique va s’étoffer. Y figurent Bernard Haitink qui, à vingt-huit ans partage avec Eugen Jochum la direction de l’orchestre du Concertgebouw, suite au décès prématuré de Beinum, Antal Dorati, Sir Colin Davis, Arthur Grumiaux ou encore Claudio Arrau, pianiste délaissé par EMI, ou le Beaux-Arts Trio. Puis, dans les années 1970, Alfred Brendel ou Jessye Norman qui sera la grande diva de la fin du XXe siècle.
Philips développe une politique de fidélité et à long terme avec ses artistes. Le premier enregistrement de l’œuvre de Berlioz par Colin Davis gravée à Londres (dont Les Troyens pour la première fois au disque dans son intégralité) en est la parfaite illustration. Pour s’imposer sur le marché, Philips réalise de gros coffrets vendus à prix cassés, comme les trente-deux sonates et les cinq concertos pour piano de Beethoven, au prix des concertos. Afin de se distinguer en France comme label de qualité, cet éditeur lance la collection « Trésors classiques » avec sa fameuse pochette double qui s’impose à l’ensemble des intervenants sur l’Hexagone.
Logique des grands groupes, Siemens et Philips vont rapprocher régulièrement leurs activités discographiques pour fonder en 1972 le groupe Polygram, numéro un mondial du disque devant EMI, CBS et RCA. Une puissance de feu qui va s’accentuer dans les dix ans à venir.
Parallèlement aux grands éditeurs qui ne représentent qu’une partie des activités des sociétés qui les détiennent, avec l’arrivée du 33 t, certains mélomanes vont tenter l’aventure discographique en solo. On les nomme les « indépendants ».
En voici quelques exemples.
À New York, George H. Mendelssohn-Bartholdy (1912–1988), descendant direct du compositeur, lance Vox (suivi en 1965 par Turnabout et l’année suivante par Candide) qui se distingue par un répertoire d’une grande originalité. Le virtuose du clavier Michael Ponti explorera les concertos de Moscheles, Anton Rubinstein, Moszkowski, Scharwenka, Clara Schumann et tant d’autres ; dans le domaine de la musique baroque, Suzanne Lautenbacher fait découvrir L’arte del violono de Locatelli en 1957. Si on ne compte pas le nombre de premières mondiales réalisé par Vox, signalons également l’excellence des artistes qui font soit leur retour au disque dans l’après-guerre, tels Klemperer et Horenstein (dans les grandes symphonies de Bruckner et Mahler presque absentes du répertoire discographique), soit leurs débuts, tel Alfred Brendel qui y grave l’équivalent d’une trentaine de CDs entre 1955 et 1973 avant de rejoindre Philips.
Avec Big Ben comme logo et son nom, Westminster, cet éditeur n’a rien de british. Il voit le jour en Amérique en 1949 par l’association de James Grayson, propriétaire du magasin de New York Westminster Record Shop, de Mischa Naida (qui créera plus tard le label The Musical Heritage Society) et du chef d’orchestre Henry Swoboda. Ce dernier signe le premier enregistrement. Il est dédié au Te Deum et à l’Ouverture de Théâtre de Kodaly. Réalisé avec l’Orchestre Symphonique de Vienne et deux grands solistes de l’Opéra de cette ville, Sieglinde Wagner et Alfred Poell. Ce disque, paru en 1950, est l’un des premiers 33 t dédiés à ce compositeur. Il illustre la ligne de conduite de Westminster : donner la priorité au répertoire encore peu gravé. Le premier enregistrement mondial de la 7 e Symphonie de Malher réalisé en 1953 avec l’orchestre de l’Opéra de Vienne sous la direction de Hermann Scherchen, où, comme premier enregistrement stéréo, des œuvres de Hugo Halfen sous la direction du compositeur en sont d’autres exemples.
Comme Walter Legge pour EMI, George H. Mendelssohn pour Vox, et plus tard Decca, Vienne est le centre d’activité de Westminster. La capitale autrichienne, Paris et Londres forment les trois grands centres d’enregistrements mondiaux grâce à la qualité des orchestres, des solistes qui y vivent et des coûts d’enregistrement bien moins élevés qu’à New York, Philadelphie ou Boston.
La musique de chambre est également au centre des intérêts de Westminster. Cet héritage récemment réédité en Corée du Sud s’étend sur cinquante-neuf CDs où l’on trouve, entre autres, les Quatuors Barylli (pour Beethoven) et du Konzerthaus formé par les premiers pupitres du Wiener Philharmoniker qui réalise une version inégalée des Quatuors de Schubert dont la réédition en CD est saluée par un Diapason d’or.
À l’inverse de Vox qui l’a souvent négligée, la qualité sonore est une des priorités de Westminster. Enregistrés avec un seul micro du temps de la monophonie (à l’instar de ceux d’André Charlin en France), puis rapidement en stéréophonie, ces disques seront recherchés dans les années 1950 et au début de la décennie suivante par les audiophiles du monde.
On peut également mentionner Vanguard qui capte en priorité l’Orchestre de Utah et son chef Maurice Abravanel qui en fut le directeur musical de 1947 à 1979. Avec ces musiciens, Vanguard réalise la deuxième intégrale made in USA des symphonies de Mahler, à côté de celle de Bernstein et le New York Philharmonic. Une cinquantaine d’enregistrements seront réalisés dans un répertoire souvent moderne, tel Amérique de Varèse (première mondiale, suivie vingt-cinq ans plus tard par la version de Boulez) ou encore les ballets de Satie, gravés pour la première fois hors de France. Parmi les artistes captés par le label, signalons Sir Adrian Boult, Leopold Stokowski, Maureen Forrester, Hugues Cuenod, Antonio Janigro et surtout le célèbre contre-ténor Alfred Deller.
À cette même époque, non plus à New York, mais à Chicago, naît Mercury qui demeure célèbre pour ses prises de son. Mercury publie le premier enregistrement stéréo d’Amérique, que nous évoquerons en conclusion.
Très vite, Mercury passa des accords avec Philips et servit parfois de prestataire de service comme lors de l’enregistrement londonien des deux concertos de Liszt par Sviatoslav Richter et Kiril Kondrashin. L’un des fleurons de ce catalogue réédité parmi les premiers CD plus de vingt ans après sa première parution. En 1962, le géant hollandais acheta Mercury, surtout pour ses contrats avec les artistes de variétés et de jazz, le classique étant mis sous silence et utilisé pour les séries bon marché. Par sa prospérité économique hors du commun, entraînant un fort pouvoir d’achat, l’étendue de son marché du disque et l’impact du 33 t puis de la stéréo, les États-Unis furent la terre de prédilection des catalogues indépendants. Mais par l’absence de politique d’exportation, conjuguée à la contraction du marché américain, ils furent rachetés ou cessèrent leurs activités dès la fin des années 1960. Tous, sauf un.
Retour en Gaule
Une fois de plus, voici l’exception française. Un label encore presque inconnu au début des années 1960 va s’affirmer au fil des ans comme l’un des cinq éditeurs discographiques internationaux des plus importants, jusqu’à être courtisé dans les années 1990 par les multinationales en quête de créativité artistique : Harmonia Mundi.
Son fondateur, Bernard Coutaz, est loin d’être issu du sérail de la musique classique et se tiendra toute sa vie éloigné d’un parisianisme qui ne parle qu’à lui-même. D’origine modeste, il naît dans la Drome, mène ses études au sein de la congrégation des Salésiens (du nom de François de Sales, appelé l’apôtre de la douceur), il en est renvoyé pour avoir organisé un cercle d’études marxistes.
Rien ne prédestinait Bernard Coutaz à l’édition phonographique classique. Jeune journaliste dans la presse chrétienne (groupe Bayard, Témoignage Chrétien), il écrit et publie romans et essais : La peau du gendarme, Les dents agacées, Civilisation je vous hais et Quand les ventres parlent, publiés aux Éditions Ouvrières ou à La Table Ronde. Très engagé politiquement, peut-être même un peu trop au goût des milieux professionnels où il travaille, « Bernard Coutaz décide de prendre sa liberté » raconte son épouse. « Pour cela, il décide de publier un premier disque, un recueil de textes lus politiquement engagés, Des voix... d’écrivains ! », en 1957, en pleine explosion du 33 t (ce disque sera distribué de façon surprenante chez Barclay). « Puis, poursuit-elle, grâce à Pierre Rochas, médecin et brillant organologue, Bernard Coutaz découvre le monde de l’orgue, en premier celui de Saint- Maximin », un instrument historique. Avec Pierre Rochas et les conseils de l’abbé Carl de Nys, important musicologue de l’époque, Bernard Coutaz décide de créer un catalogue d’enregistrements de musique d’orgue sur les instruments historiques de France et d’Europe. En 1958, il fonde Harmonia Mundi à Paris. Il faut un financement à cette aventure. Bernard Coutaz lance une « souscription » auprès de quatre cents mélomanes qui, en devenant des petits porteurs, apportent le capital initial d’Harmonia Mundi.
Pour soutenir ses parutions, il fonde une revue, Orgues historiques, dont chaque numéro, dédié à un instrument, est accompagné d’un 45 t destiné à en apprécier toutes les qualités. L’air parisien ne lui convenant pas, Bernard Coutaz implante ses activités d’abord à Saint- Michel-de-l’Observatoire en 1962, puis définitivement à Arles en 1986.
Dans toute aventure humaine, le hasard d’une rencontre peut être un tournant décisif. C’est ce qui s’est produit lors d’un concert d’Alfred Deller à Avignon en 1967. Au cours de la soirée qui suivit, le célèbre contre-ténor trouve une identité de vues artistique avec Bernard Coutaz et rejoint le jeune label auquel il reste fidèle jusqu’à sa mort, en 1979. Harmonia Mundi accueille son premier artiste de renommée internationale avec Alfred Deller, qui depuis plusieurs années enregistre chez Vanguard, disponible aux Etats-Unis, et trouve un éditeur très présent en Europe, base de sa carrière.
Au début des années 1970, les deux hommes organisent une académie d’été dans le Lubéron. Y viendront suivre les cours de futurs artistes clés d’Harmonia Mundi comme Dominique Visse ou René Jacobs.
Devant la vague naissante de l’intérêt des mélomanes pour la musique ancienne et baroque, Bernard Coutaz se cantonnera dans ce domaine et fera d’Harmonia Mundi un acteur incontournable du marché du disque, d’autant plus qu’il accorde dès le départ autant d’attention à sa distribution internationale qu’à la qualité artistique, ce en quoi il se démarque des autres labels indépendants.
L’ère de toutes les évolutions
Deux facteurs soutiennent la croissance de l’édition discographique : l’évolution technologique dès le début des années 1920 avec une explosion des ventes, et les modes.
Dans ce dernier domaine, les différents courants, du rock au rap, en passant par le disco, suscitent à chaque fois d’importantes vagues d’achat.
La bande magnétique, dès la fin des années 1940, permet au cours des enregistrements des prises plus longues, une qualité sonore plus fine. Le support restant le même (78 t), l’impact de cette amélioration technologique demeure cependant réduit auprès du public.
Dans les laboratoires de la Columbia Broadcasting, propriétaire de CBS, Goldmark, un ingénieur, mélomane classique, n’a qu’un souhait : écouter la 9 e Symphonie de Beethoven sans avoir l’obligation de changer de face toutes les six minutes plus le temps de la manipulation. Il se lance dans une recherche aventureuse : la mise au point de ce qui va devenir le microsillon. Il ne s’agit pas d’une simple amélioration de la technique en cours. Il fallait tout repenser : la matière du disque, sa taille et celle du sillon, la vitesse de rotation, la tête de lecture qui ne doit pas abîmer le disque plus friable que le 78 t, mais également la forme du bras et son poids sur la tête de lecture, le système d’amplification et enfin le haut-parleur. Goldmark présente le fruit de son travail au président de Columbia Recors, Ed Wallerstein, qui comprend immédiatement l’importance de cette découverte. Un nom est trouvé : Long Playing ou LP. En France, ce sera le microsillon.
Afin d’assurer le succès de cette innovation, une invitation est lancée à David Sarnoff, président de RCA Victor, unique concurrent de CBS. En travaillant ensemble, le succès se doit d’être au rendez-vous. Mais ô stupeur ! Sarnoff annonce que sa société a également mis au point un microsillon, totalement différent du LP par sa taille et sa vitesse de rotation : le 45 t. Pour le lancer, RCA prévoit une parution choc : l’enregistrement de Carmen sous la direction de Fritz Reiner avec les chanteurs vedettes du Metropolitan Opera. Dix 45 t contre 30 à 38 faces de 78 t (selon la version intégrale ou abrégée). C’est un progrès. Mais avec le LP, fait remarquer Goldmark, Carmen tient en 3 disques (en 2 CD dans les années 1980, enfin sans support à l’âge du digital). Mais le 45t a une force : il est adapté à la variété dont les succès tiennent jusqu’à présent sur une seule face de 78 t, soit deux chansons sur un 45 t, comme pour le support précédent. Les utilisateurs ne seront pas dépaysés. L’accord est tout trouvé entre les deux géants du disque. Le 33 t pour le classique, le 45 t pour la variété (le concept d’album variété, LP, paraîtra bien plus tard, c’est un autre abord artistique).
Ces nouveaux formats sont lancés avec succès aux États-Unis dès 1950. De 204 millions de dollars en 1947, le chiffre d’affaire de l’édition phonographique américaine passe 157 875 000 dollars en 1950.
L’Europe et le reste du monde ne sont pas encore sortis du marasme de l’après-guerre et l’introduction du LP se fera un peu plus tard. Les populations auront-elles le pouvoir d’achat nécessaire pour acquérir les nouveaux équipements et les nouveaux disques ? Dès l’année suivante, l’usine Pathé Marconi de Chatou fait de nouveau parler d’elle. Ses techniciens, avec l’aide de Péchiney, mettent au point, avant l’Angleterre et l’Allemagne, la fabrication de ces nouveaux disques. Chatou redevient leader en Europe.
Le microsillon sera amélioré avec la stéréophonie. Ce sont les studios Walt Disney Pictures qui ont créé l’événement en 1940 en utilisant cette technique pour la première fois au cinéma pour la bande son de Fantasia enregistrée par Stokowski et l’Orchestre de Philadelphie. Son adaptation au disque arrivera dix ans plus tard. Elle est l’œuvre d’un Américain, Emory Cook (1913-2002), pour son petit label de variété Cook Records. En 1950 il publie des premiers disques enregistrés sous cette nouvelle technologie balbutiante qu’il nomme binaural. Elle trouve sa pleine réalisation avec les recherches de Decca et Philips qui l’appelle stéréophonie mot dérivé du grec stereo, « spatial, solide », et phono « ton, le son », qui sera adaptée à la lecture sur microsillons. En 1958, Mercury avec l’aide de Philips, publie aux États-Unis le célèbre premier disque stéréo : 1812 de Tchaïkovski dirigé par Antal Dorati qui, en plus de l’Orchestre de Minneapolis, aligne les canons de bronze français, fondus à Douai, de 1775 prêtés par West Point, les cloches du Laura Spelman Rockefeller Memorial Carillon, enfin le Brass Band de l’Université du Minnesota, demeure, soixante-deux ans après sa parution, un exemple de réussite dans ce domaine. Dès sa parution en 1958 et pendant de longues années, ce disque stéréo le modèle de cette nouvelle approche sonore, utilisé pour faire la démonstration de la qualité d’une chaîne Hi Fi.
En Europe, c’est le légendaire Arthur Haddy et son collègue Kenneth Wilkinson qui mettent au point cette technologie. Dès 1954, Decca capte en stéréo Ernest Ansermet et l’Orchestre de la Suisse Romande dans Antar, de Rimsky-Korsakov, qui sera commercialisé trois ans plus tard. En 1958, John Culshaw réalise le premier enregistrement stéréo d’opéra : L’Or du Rhin. Dans ses mémoires, il raconte : « La veille de l’enregistrement, au bar de l’hôtel Impérial, nous mettions au point les derniers détails de l’enregistrement avec Solti. À ce moment arrive Walter Legge qui vient également enregistrer à Vienne. — Que venez-vous faire ? nous demande-t-il. — Enregistrer L’Or du Rhin répond Solti. — Impossible à vendre, rétorque Legge. » Erreur, cette version demeure l’un des enregistrements d’opéra les plus vendus dans l’histoire du disque. On notera la hardiesse du répertoire conçu par Decca pour réaliser ses premiers pas dans la stéréophonie. EMI sera le dernier éditeur à adopter ces innovations. En pleine abondance économique, les Trente Glorieuses ont vu l’apparition du LP, suivi de la stéréophonie, puis de la musicassette lancée par Philips en 1965. L’édition discographique a connu alors un développement exceptionnel et des revenus insoupçonnés.
En ces années, le ciel était au beau fixe.
Chapitre 5. Du Paradis à l'enfer
1. « Tout va très bien, Madame la marquise1 »
Lorsqu’on entre chez les disquaires dans les années 1960, il semble que tout va pour le mieux. Ce sont des lieux de rencontre et d’échanges et, en province, les propriétaires comptent souvent parmi les notables, coresponsables de la vie culturelle de leur ville. À l’image d’Eddy Barclay, certains éditeurs discographiques de variétés appartiennent à la vie publique. On vit les Trente Glorieuses, en Europe comme aux États-Unis, le pouvoir d’achat ne cesse d’augmenter. Posséder une chaîne stéréo est un must, chacun doit l’exhiber dans son salon, en conséquence on achète des disques pour la faire vivre.
En Angleterre, Decca lance la série Phase 4, uniquement basée sur une stéréo spectaculaire dite « ping-pong ». La dévaluation de la livre sterling de 1967 favorise l’exportation des deux géants britanniques : EMI et Decca. Cerise sur le gâteau, en 1965, Philips lance la musicassette et ses lecteurs portatifs qui permettent d’écouter la musique en tous lieux, un plaisir que l’on connaissait déjà au début du 20e siècle, du temps du bon vieux phonographe à manivelle que l’on redécouvre. Un complément financier bienvenu aux ventes de LP.
Parallèlement, la radio et la télévision en plein développement portent au plus haut les artistes de variétés et du classique (sur une moindre échelle), et surtout grâce, souvenons-nous-en, à l’émission de Denise Glaser Discorama, le dimanche midi, sur la chaîne unique.
Cette prospérité repose sur un petit nombre de pays. Pour la musique classique, les États- Unis, l’Angleterre, la France et la République fédérale allemande, avec une population de près de 370 millions d’habitants, représentent 80 % des ventes mondiales. Le Japon ne s’affirmera comme grand marché que dans les années 1980.
Mais certains événements viennent craqueler ce tableau idyllique. Walter Legge, l’homme clé de la musique classique chez EMI, est de plus en plus discuté. La décennie appartient aux Beatles qui entraînent le groupe vers des sommets jamais atteints auparavant. Dans ce contexte, Sir Joseph Lockwood, président d’EMI, désire réduire l’importance du classique qui demande des investissements importants et dont les profits restent loin derrière ceux de la variété. Il décide que chaque projet doit se soumettre à l’approbation d’un comité classique annuel regroupant les principaux responsables. La cohabitation est impossible avec Walter Legge qui s’obstine à répéter : « Je suis convaincu qu’en matière artistique les comités sont inutiles. » Les relations se tendent toujours davantage. En 1964, Legge démissionne d’EMI et dissout le Philharmonia Orchestra, son orchestre, dans la foulée. L’orchestre se regroupe en autogestion, prend le nom de New Philharmonia Orchestra et confirme Klemperer comme chef à vie.
Trois ans plus tard, un tremblement de terre similaire a lieu chez Decca. Après vingt ans de bons et loyaux services, John Culshaw, toujours à l’affût de nouvelles aventures (la vie professionnelle de son père, cadre moyen à vie dans la même banque, lui faisait horreur, raconte-t-il dans ses mémoires), devinant de grandes perspectives dans l’audiovisuel, quitte son métier de record producer pour prendre la direction générale de la musique à la BBC.
Les pages anglaises de l’après-guerre sont définitivement tournées. Si Legge laisse un vide, l’apport de Culshaw pour l’édition discographique ne s’arrête pas à son départ de Decca. Au cours des années, il recrute et forme Peter Andry qui prendra la succession de Walter Legge chez EMI, Eric Schmith, le plus important directeur artistique de Philips, Ray Minshull qui lui succédera à la tête du département classique de Decca et enfin Christopher Raeburn en charge des enregistrements lyriques, nœud de la politique artistique de cet éditeur.
Parallèlement la Deutsche Grammophon continue sa percée et devient le pôle d’attraction des jeunes artistes de pointe comme Maurizio Pollini ou Martha Argerich (tous deux ayant fait un bref passage chez EMI), ou Claudio Abbado qui se sentait à l’étroit chez Decca entre Sir George Solti et Zubin Mehta. Le label jaune se lance également dans l’enregistrement de tous les grands cycles symphoniques et concertos, et crée la série Avant-garde qui propose des pages de Stockhausen, Kagel, Ligeti et tant d’autres. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Beethoven, en 1970, Deutsche Grammophon publie une quasi-intégrale de son œuvre, initiative préparée sur plusieurs années qui cloue sur place les concurrents. Sur le marché européen, plus rien n’arrête la puissance de la Deutsche Grammophon devenue synonyme d’excellence pour l’enregistrement de la musique classique.
2. Naissance d’une révolution
Vienne, début des années 1950. Un jeune violoncelliste, Nikolaus Harnoncourt, issu de la noblesse et patronné par Karajan, fait son entrée comme pupitre au Wiener Symphoniker.
Avec son épouse, ils sont passionnés d’authenticité musicale et d’instruments anciens. En 1953, ils créent le Concentus Musikus Wien, une formation dédiée à la musique ancienne interprétée sur instruments d’époque ou leurs copies. À la même époque, le couple rencontre un claveciniste qui fait ses débuts professionnels dans la capitale autrichienne, Gustav Leonhardt. Le courant passe entre ces trois musiciens qui gravent leurs premiers enregistrements dédiés à Bach, mais également à la musique anglaise et française des 17 e et 18 e siècles pour le label américain Vanguard, patronné par la Bach Guilde. En 1954, avec son Leonhardt Baroque Ensemble (où l’on retrouve Harnoncourt en soliste), le claveciniste grave avec Alfred Deller les cantates BWV 54 et 170 de Bach, toujours pour Vanguard.
La musique baroque est dans l’air du temps. En France, Nadia Boulanger et Roger Désormière explorent ce répertoire avec les instruments et techniques vocales du moment. En 1955, à New York, dans le studio d’enregistrement de CBS, un jeune pianiste originaire de Toronto grave une œuvre inconnue jusqu’alors aux Etats-Unis : les Variations Goldberg de Bach. Glenn Gould entre dans la légende. L’œuvre et l’interprète séduisent les mélomanes américains et, d’après Norman Lebrecht, quarante mille exemplaires de ce LP seront vendus. Plus de soixante-cinq ans plus tard, cet enregistrement est toujours disponible sur les marchés du monde entier.
Cependant, il faut une dizaine d’années pour que la révolution sur instrument d’époque se fraye un chemin et devienne le standard de l’interprétation de la musique ancienne et baroque. Ayant rejoint Telefunken (nommé Teldec après son alliance avec Decca), le second éditeur allemand, Harnoncourt et le Concentius Musicus de Vienne publient les grandes œuvres de Bach : en 1964 les Concertos Brandebourgeois, suivis successivement par la Passion selon saint Jean (1965), la Messe en si (1968) la Passion selon saint Matthieu (1970), tout en commençant l’intégrale des cantates et sans négliger les grandes pages de Monteverdi ou de Vivaldi. Parallèlement, Gustav Leonhardt réalise comme soliste et avec sa formation (Leonhardt Consort) sous le label fribourgeois DHM, un parcours parallèle consacré à la musique française, anglaise et allemande.
En quinze ans ces pionniers obtiennent pleine reconnaissance, leurs enregistrements collectionnent les grand prix internationaux et figurent parmi les meilleures ventes. En faisant école, tout au long de ces années, apparaissent des interprètes tels Frans Bruggen, qui joue de la flûte baroque avant de former son orchestre, les frères Kuijken ou encore John Eliot Gardiner.
Hormis la Deutsche Grammophon qui, dès la fin des années 1940, lance Archiv Production, et Decca, avec le rachat de L’Oiseau Lyre en 1970, les grands éditeurs sont totalement absents de ce mouvement, surtout RCA et CBS, les deux géants américains. Des tentatives seront faites, comme chez Electrola, la filiale allemande d’EMI qui, dès les années 1970, crée localement la collection Reflex, avec des artistes tel Jordi Savall. Une initiative non suivie par la direction internationale qui préfère enregistrer Sir Charles Mackerras et l’Orchestre de Chambre de Prague, dans des œuvres orchestrales de Haendel. Quinze ans de retard par rapport à l’évolution du goût des mélomanes.
Le relais se trouve en France. Au cours des années 1960, Michel Garcin, toujours à l’écoute de nouveauté, signe I Solisti Veneti, ensemble fondé par Claudio Scimone, qui deviennent les interprètes de référence pour Vivaldi ; en Suisse, il découvre Michel Corboz et son Ensemble Vocal et Instrumental de Lausanne qui apportent un souffle de jeunesse et d’enthousiasme dans les œuvres chorales, sans oublier la Boston Camerata de Jeff Cohen, qui explore le répertoire médiéval.
Mais, c’est Harmonia Mundi qui s’affirme comme éditeur de pointe dans ce domaine grâce à une équipe d’interprètes de premier plan avec William Christie et Les Arts florissants, Philippe Herreweghe ou encore René Jacobs, et des formations internationales comme le RIAS Kammerchor et l’Akademie für Alte Musik, deux ensembles berlinois. Cette politique artistique est l’œuvre d’Eva Coutaz (épouse de Bernard) qui sait donner une cohérence de répertoire à chaque interprète à l’image du cycle Bach dirigé par Herreweghe. C’est grâce à cette originalité, la tenue de cette ligne éditoriale et la qualité des interprètes, prises de son et présentations qu’Harmonia Mundi passe, dès le début des années 1980, d’éditeur indépendant français à une société internationale avec des filiales aux États-Unis, en Angleterre ou en Allemagne. Ses productions, comme l’opéra Atys de Lully révélé par William Christie et Les Arts florissants en 1987, La Maddalena ai piedi di Cristo de Caldara ou plus tard Cresus de Keiser, tous deux signés par René Jacobs, connaissent des ventes internationales inattendues, bien au-delà des cent mille exemplaires, des chiffres comparables à ceux de Maria Callas, Herbert von Karajan ou Eugene Ormandy aux États-Unis.
La terre tremble en Angleterre
EMI et Decca qui, avec la Deutsch Grammophon, sont les piliers du disque classique mondial connaissent des crises profondes dans les années 1970. Elles vont les amener à leur quasi- disparition dès la fin de cette décennie. Rappelons que le contexte économique britannique est particulièrement tendu suite au choc pétrolier de 1973. L’économie s’effondre, l’inflation galope. En 1975 et 1976, le gouvernement effectue deux demandes de prêt au Front Monétaire International pour soutenir la livre sterling. Le chancelier de l’échiquier annonce une coupe dans les dépenses publiques, d’un équivalent de 2,5 milliards d’euros, en contrepartie d’un prêt de 3,5 milliards de dollars : la somme la plus importante jamais consentie par le FMI. Au sortir des années 1960, EMI régnait en maître absolu sur l’édition discographique mondiale, grâce aux succès de ses artistes, en premier lieu les Beatles (qui avaient réalisé préalablement un premier 45 t chez Polydor et s’étaient vu refuser un contrat chez Decca) ou d’autres tels les Pink Floyd ou les Sex Pistols. Trouvant le disque trop fragile, le président d’EMI, Sir Joseph Lockwood, en poste depuis 1954, souhaite diversifier les activités, donc les sources de revenus, et décide de développer la branche des recherches technologiques (EMI = Electrical and Musical Industry). Il encourage un de ses chercheurs, Godfrey Hounsfield, de développer une technologie qui va bouleverser le monde médical : le scanner. Un budget de six millions de livres lui est alloué. La découverte fait sensation. Seul le marché américain peut amortir cet investissement. Parallèlement le géant américain General Electric met au point un scanner, moins coûteux et, en 1976, le président Jimmy Carter et le Sénat font passer une loi selon laquelle tout achat des hôpitaux dépassant cent mille dollar doit recevoir l’approbation du gouvernement. S’équiper avec le scanner d’EMI coute deux cent cinquante mille dollars. EMI frise la faillite et ne sera sauvé, en 1979, que grâce à un accord avec Thorn Electrical Industries pour connaître un nouveau départ.
Decca n’est pas davantage à l’abri. Dans la seconde moitié des années 1970, cette société rencontre d’innombrables problèmes d’un ordre différent. La division électronique ne fait plus recette, ses artistes de variété ne bousculent plus les charts tant anglaises qu’internationales, les sociétés affiliées : Musikvertrieb, fondé par Rosengarten, qui en assumait la distribution en Suisse et en Allemagne, ou SOFRASON pour la France et la Belgique, ont du mal à s’adapter aux marchés de cess années-là. Les finances sont à sec. Suite aux succès mondiaux des bandes son de La fièvre du samedi soir et Grease, le groupe Polygram achète Decca en 1978. Après une période de remise en ordre difficile menée sous la houlette de Reinhard Klaassen, dépêché par Philips, Decca renaît de ses cendres et vit une seconde jeunesse. Klaassen maintient en place l’équipe de directeurs artistiques ainsi que les artistes sous contrat comme Sir Georg Solti, Zubin Mehta, Joan Sutherland, Luciano Pavarotti, à l’aube de sa carrière internationale, Vladimir Ashkenazy, et encourage la venue de sang nouveau apporté par Charles Dutoit, Andras schiff ou Riccardo Chailly.
Une fin de siècle prématurée
La fin du 20 e siècle s’annonce dès la seconde moitié des années 1970 pour l’édition discographique.
Une évolution s’opère au cœur du goût des mélomanes. L’ère de gloire des chefs d’orchestre touche à sa fin, le répertoire symphonique aussi, par saturation des enregistrements. Quand, en 1978, EMI entame sa première intégrale des symphonies de Mahler sous la direction de Klaus Tennstedt à la tête du London Philharmonic, on compte déjà les versions de Bernstein (la première en date), Kubelik, Haitink et Solti. Pourtant, quelque dix ans auparavant, ces œuvres étaient considérées comme du répertoire rare et peu commercial. Karajan mis à part, les nouvelles versions des symphonies de Beethoven sortent dans l’indifférence du public. Il faudra attendre 1991, avec la vision de Nikolaus Harnoncourt et l’Orchestre de Chambre d’Europe, pour que le public se réveille. Plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires sont vendus tandis que, au cours de la même année, la version de Muti avec l’Orchestre de Philadelphie passe inaperçue. Si, comme nous l’avons vu, la musique ancienne et baroque bouleverse les habitudes, on note également un regain d’intérêt pour l’art lyrique symbolisé par l’hyper-notoriété de chanteurs tels Pavarotti, Domingo, Carreras, Te Kanawa, ou Jessye Norman et, un peu plus tard, Cecilia Bartoli. Les ventes de ces artistes rivaliseront parfois avec celles des grands artistes de variétés, comme le Concert des trois ténors. À cette époque on assiste à un changement plus en profondeur, celui d’un mode de vie. Dans la pièce principale, la place d’honneur appartient à la télévision et au home cinema ; la chaîne stéréo de format réduit est reléguée dans un coin de la bibliothèque. Se développent également les grandes transhumances de masse, les populations découvrent toujours plus les voyages aux quatre coins du monde. Le 33 t qui, pour être écouté nécessite, un équipement stable, devient obsolète. Les ventes s’effondrent, les principaux éditeurs redécouvrent du rouge dans leurs bilans annuels. On craint la catastrophe. Licenciements et fermetures s’enchaînent dès 1978.
Le walkman mis au point par Sony au début des années 1980 est une réponse éphémère à ce problème. Fin 1982, au Japon, et en février de l’année suivante en Europe apparaît une drôle de galette en métal de 12 cm de diamètre, recouverte d’une couche de plastique. Au milieu, une fine plaque photosensible donne de la musique quand elle est lue par un rayon laser. Le compact disc vient de naître.
Il est le fruit de nombreuses années de recherches menées parallèlement par Philips et Sony.
En 1980 apparaît l’enregistrement sur bande numérique, qui doit être copié sur un magnétophone analogique avant d’être gravé sur un LP. Decca publie le premier disque sous ce procédé : le concert du Nouvel An de 1979. Ce qui n’empêche pas l’érosion permanente des ventes de 33 t. Philips et Sony décident de mettre en commun leurs recherches respectives qui aboutissent en moins de deux ans. Passant du frottement d’une tête de lecture dans un sillon à la technologie numérique, offrant un support musical pouvant être lu en tout lieu avec la même qualité sonore, le CD projette l’édition discographique dans le 21 e siècle naissant sous le signe des ordinateurs et d’Internet. Une bouffée d’oxygène qui relance l’édition discographique. Celle-ci connaîtra quinze ans de prospérité oubliée depuis la naissance du LP et de la stéréo. Dans les premières années, la progression est d’environ 20 à 30 % alors que le reste de l’économie s’essouffle. Plusieurs facteurs expliquent ce succès. Dans les pays développés existe une population qui suit aveuglément toute nouveauté technologique visant le grand public. En France elle est estimée, à l’époque, à trois millions d’individus qui, du jour au lendemain, se précipitent sur le CD.
Alors que les directeurs artistiques craignaient que les enregistrements de fond de leur catalogue, antérieurs au système numérique, ne puissent pas être transférés sur CD, et donc survivre, ils observent très vite le contraire. Des artistes comme Callas, Menuhin, sont musicalement plus proches que jamais. Les mélomanes rénovent leur discothèque désormais nommées compactothèques. Signalons que Philips et Sony qui ont déposé le brevet du compact disc vont toucher des royalties d’exploitation à chaque CD fabriqué et, ayant investi dans les premières usines, elles possèdent le monopole du « pressage » pour plusieurs années. D’autres facteurs transforment la vague en tsunami. En France, grâce à la baisse de la TVA qui intervient et passe de 33 % à 5%, celle du livre (relevée quelques années plus tard), puis avec la libéralisation de la publicité à la télévision pour le disque. C’est le règne, pendant six ans, des compilations promotionnées par ce média qui atteindront des ventes jamais atteintes : huit cent mille exemplaires pour une compilation d’Édith Piaf chez EMI France, ou trois cent mille pour Les triomphes de Karajan chez DG.
Générations en mouvement
Cette fin de siècle voit un changement de génération dans les directions artistiques. Au début des années Mitterrand, Philippe Loury, fondateur d’Erato, décide de prendre sa retraite. Au ministère de la Culture, Jack Lang souhaite qu’Erato demeure français. Une vente est organisée avec la Gaumont dirigée par le flamboyant Daniel Toscan du Plantier. En 1984, après le succès du film Carmen de Francesco Rosi, avec Placido Domingo et la jeune Julia Migenes, qui crève l’écran, les ventes de la bande-son publiée par Erato sont phénoménales. La conjonction de l’opéra le plus populaire au monde en plein essor du CD ! Fort de ce succès, comme pour la Gaumont, Toscan du Plantier décrète qu’Erato est une major. Il met sur la touche Michel Garcin, l’âme du label, et se lance dans une course aux signatures d’artistes internationaux, souvent ceux qu’abandonnent Deutsche Grammophon, EMI ou Decca, dans des projets artistiques coûteux et peu commerciaux. Résultat de cette politique, en 1992, face à une banqueroute totale, Erato est racheté par Warner qui vient de décider de se lancer dans la musique classique en acquérant parallèlement Teldec en Allemagne. Au même moment, Harmonia Mundi devient le troisième intervenant du marché français derrière Polygram (avec ses trois labels classiques : Decca, DG et Philips) et EMI.
Du mouvement aussi chez Pathé Marconi lorsque, à la fin des années 1970, après la mort prématurée de Peter de Jongh, Alain Lanceron prend la tête du département classique. Sous sa direction, les enregistrements classique d’EMI France connaissent un redémarrage. L’une de ses premières décisions, le lancement d’une collection d’enregistrements historiques très attendue du public : Références. Un million d’exemplaires vendus en dix ans (33 t et CDs confondus). L’enregistrement lyrique, spécialement avec Michel Plasson et le Capitole de Toulouse, est développé avec les plus grands artistes. Quelques exemples : La Belle Hélène avec Jessye Norman, Faust où l’on retrouve José Van Dam, et du répertoire moins : Padmavati de Roussel, dont le rôle titre est interprété par Marilyn Horne, ou Hérodiade de Massenet, autre première mondiale au disque, avec Cheryl Studer et Thomas Hampson. Les jeunes artistes de l’époque, comme Barbra Hendricks sont également les bienvenus. Changement de génération également aux États-Unis. Progressivement, l’entertainment va se substituer à la culture et les artistes classiques se voient contraints d’aborder un répertoire de variété dès les années 1980. C’est la naissance du cross-over. Pour illustrer ce propos, il suffit de comparer les carrières de deux sopranos de profil similaire : Barbara Hendricks en Europe et Kathleen Battle aux États-Unis. En ne s’écartant pas du répertoire classique traditionnel, comme certains Lieder de Schubert avec le pianiste Radu Lupu, Hendricks connaît une notoriété hors du commun et devient une personnalité publique. En 1993, son double CD intitulé La Voix du ciel, titre en souvenir de sa toute première participation à un enregistrement du Don Carlos de Verdi dirigé par Karajan (où elle chantait l’air de la Voix du ciel), atteint le chiffre record de 350 000 exemplaires. Kathleen Battle, considérée par James Levine, directeur musical du Metropolitan Opera de New York, comme la grande voix de sa génération, se met au cross-over avec Mythodea de Vangelis et mélange dans ses récitals compositeurs classiques et chansons traditionnelles. Deux continents, deux cultures. C’est dans ce contexte que l’Europe et le Japon vont acquérir les deux fleurons de l’édition discographique américaine. En 1986, Bertelsmann, géant de l’édition allemande, acquiert RCA ; deux ans plus tard, Sony, cofondateur du CD, rachète CBS. À cette époque, les divisions classiques de ces deux éditeurs n’étaient plus que lettre morte. Perlman quitte RCA et rejoint EMI où il prend la succession de Menuhin. Quant à Boulez et Bernstein, derniers grands artistes classiques de CBS, ils ne peuvent résister au chant des sirènes de la Deutsche Grammophon.
Plus dure sera la chute2
La dernière décennie du 20 e siècle se passe sous le soleil. Elle est même l’occasion de quelques success stories et voit apparaître de nouveaux labels parfois éphémères. À Hong Kong, représentant du matériel audiophile de Boose, Revox, puis Studer, Klaus Heymann, né à Francfort, est également un grand mélomane. Il rejoint le Board de l’Orchestre Philharmonique de Hong Kong et épouse la violoniste Takako Nishizaki. Observant que les CDs, Japon, Corée du Sud et Taiwan mis à part, se vendent peu en Asie à cause de leur prix trop élevé, il enregistre en 1987 Les Quatre Saisons de Vivaldi, avec sa femme en soliste. Un enregistrement vendu au tiers du prix d’un CD normal de musique classique. C’est la naissance de Naxos (du nom de l’île grecque), le premier éditeur de musique classique dont les nouveautés sont vendues à prix budget, ce qui n’empêche pas une qualité optimale et un grand soin apporté à la présentation (y compris la mention des dates et lieux d’enregistrement). Son objectif, un peu optimiste : enregistrer chaque œuvre du répertoire. Regardé avec dédain à ses débuts, en moins de cinq ans, Naxos est une véritable disruption sur le marché du CD. Aujourd’hui, c’est un des trois premiers éditeurs d’enregistrement de musique classique, une centrale de distribution internationale pour les labels indépendants et une sorte d’encyclopédie de la musique et des interprètes sur Internet.
EMI, ayant recouvré sa santé financière, sous l’égide de Sir Colin Southgate et de son directeur général international, Jim Fifield, se lance dans l’acquisition de labels, tels Chrysalis Records et surtout Virgin. Chez ce dernier figure une petite activité classique, lancée par son fondateur Richard Branson qui ne souhaite pas être absent de ce répertoire lors de l’explosion des ventes du CD.
En plus de sa responsabilité de directeur du service artistique marketing classique d’EMI France, Alain Lanceron se voit attribuer la responsabilité de relancer Virgin Classics, qui, rapidement, devient un label de pointe du disque classique, avec des artistes comme Natalie Dessay, Philippe Jaroussky, Alexandre Tharaud, les frères Capuçon ou Nicolas Anghelich.
Alors que la bulle Internet est à son apogée, au Midem de janvier 2000, il prête attention à ce nouveau venu sur la toile, Napster, fondé par un jeune Anglais répondant au nom de Fanning, dont le but est de faire découvrir et partager la musique. En ayant recours à la technologie MP3, il télécharge des chansons et les met gratuitement à disposition de qui souhaite les écouter. Cet échange de fichier est appelé le peer to peer (pair à pair). Tandis que la musique de variété est de plus en plus standardisée, avec un petit nombre d’artistes imposés de Los Angeles à Ibiza ou Berlin afin que leurs CDs se vendent par millions, via Napster les jeunes découvrent rapidement, avec ce nouveau système d’échange, une quantité illimitée de musique, qui souvent leur était inconnue. Chacun a accès à la discothèque de l’autre. Une sorte de jukebox mondial et gratuit. C’est une véritable traînée de poudre, rien n’arrête son développement. Une activité qui échappe à l’éclatement de la bulle Internet du début des années 2000. Rapidement, plusieurs millions d’utilisateurs aux quatre coins de la planète.
L’édition discographique s’inquiète. Une perte nette en droits d’auteur, en droits d’interprète. Les ventes de CDs commencent à diminuer. Si par l’action de l’IFPI, instance internationale représentant les intérêts de l’édition discographique, Napster est fermé, aussitôt, d’autres plates-formes apparaissent comme, en Suède, The Pirate Bay ou, aux Etats-Unis, l’association La scene dont l’un des fondateurs, un dénommé Glover, manutentionnaire dans l’usine américaine de CD et DVD d’Universal Music Group, arrive à détourner des milliers d’enregistrements (et de films) malgré un système de surveillance très pointu. Ces enregistrements sélectionnés grâce à la lecture du Bilboard, journal professionnel de la musique en Amérique, sont mis gratuitement, avant leur sortie commerciale, à la disposition des internautes mélomanes, entraînant une chute massive des ventes. Plate-forme de streaming à but non lucratif, se voulant l’antisystème du show business, organisée clandestinement à l’image des black-blogs actuels, sans leur violence, il aura fallu cinq ans d’enquête au FBI secondé par Interpol pour mettre un terme à l’activité de La scene. Incroyable mais vrai, un manutentionnaire met quasiment à genoux le plus puissant groupe de l’édition phonographique mondial. Glover écopera de quelques mois de prison. Quant à Fanning, il sera récupéré par Mark Zuckerberg pour donner une impulsion à Facebook naissant. Qui se ressemble, s’assemble, Zuckerberg, quelques années auparavant, avait été renvoyé de Harvard pour avoir piraté sur le serveur de l’université des photos d’étudiants pour donner du contenu à son premier réseau social : Facmash. Dans son livre Play back, Mark Coleman considère le piratage de la musique comme la nouvelle drogue des étudiants en ce début de siècle, à l’image du hash dans les années 60/70.
Les éditeurs tentent des contre-feux en lançant quelques nouveautés technologiques comme le minidisc, la cassette numérique (DAT) et le SACD, parmi d’autres. L’heure n’est plus au support, mais à la liberté, sans contrainte, donc via Internet. Suivent des tentatives pour créer leurs propres plates-formes de téléchargement ou en streaming. Une réponse encore inadéquate, car les mélomanes ne veulent plus être prisonniers d’un label. Ils souhaitent avoir accès à tous les artistes et musiques en même temps, sans limites. La première réponse vient de Steve Jobs qui, pour relancer les ventes de ses ordinateurs, passe un accord avec les éditeurs discographiques et crée en 2003 iTunes, la première plate-forme de streaming multi- éditeurs. D’autres suivront, Spotify ou Deezer, parmi les plus connues. Et le streaming devient payant.
S’apercevant que des sites d’écoute gratuite, sous couvert de promotion, tel Youtube, réalisent d’importants profits avec un flot de publicité, une action est menée à travers l’IFPI pour mettre également fin à cette pratique. Une nouvelle source de revenus est née.
Subissant un marketing de grande distribution, le CD perd toute image, toute valeur, devient un produit bas de gamme. Depuis quelques années les adeptes de variétés compensent leur désamour pour ce produit dévalorisé par un retour massif au 33 t. renommé vinyl. Deux cent soixante tables de lecture pour ce support vintage, nostalgique, se vendent en France en 2018. On attend les chiffres pour l’année suivante. On les prévoit en hausse.
Ces facteurs conjugués entraînent une chute du chiffre d’affaires des éditeurs, multinationales ou indépendants. En France, les ventes cumulées de CDs passent de plus de 155,1 millions d’euros en 2000 pour descendre à 73,3 millions cinq ans plus tard. Il faut attendre 2018 pour que le chiffre d’affaires généré par le streaming (301 millions d’euros) dépasse celui des ventes physiques (289 millions d’euros).
Pendant ces années noires, on assiste à une sorte de danse macabre. En 1996, EMI se sépare de Thorn pour devenir la multinationale dont l’économie repose uniquement sur le disque. Un pari risqué qui sera perdu. Un projet de fusion avec Warner, annoncé en 2002 est refusé par les commissions de la concurrence, tant européenne qu’américaine. Les dettes s’accumulent malgré certains succès, tant en variété (entre autres par l’arrivée des Beatles en CD) qu’en classique. Mais rien n’y fait. En 2007, le fond d’investissement Terra Firma achète EMI pour 2,4 milliards de livres. Face à un marché du CD qui ne cesse de se dégrader, Terra Firma ne peut rembourser son emprunt et, en 2011, Universal et Warner se partagent la dépouille de ce qui fut un fleuron de l’économie anglaise. Le classique d’EMI/Virgin passe chez Warner. Ne pouvant plus utiliser la marque Virgin acquise par Universal, ses activités classiques seront exploitées sous le label Erato, mis en sommeil depuis quelques années et qui, de ce fait, renaît de ses cendres. Le fond de catalogue d’EMI classique ainsi que les nouveautés paraissent sous la marque Warner Classic. Des milliers d’enregistrements changent de label en quelques mois. Nipper disparaît à jamais.
La danse macabre continue : en 1998, Polygram, dont Philips s’est retiré, est acheté par Seagram, société canadienne, leader mondial dans la vente de boissons alcoolisées ou non, propriété de la famille Bronfman, dont l’héritier est un artiste de variétés frustré, déjà propriétaire du label MCA et de Universal Pictures. Polygram disparaît et devient Universal Music Groupe. En 2000, à l’initiative de Jean-Marie Messier, Vivendi prend le contrôle de Universal et se lance à fond dans la bulle Internet. Cette aventure de courte durée se termine dans la débâcle en moins de trois ans.
Écarté de Universal, Edgar Bronfman Jr. se relance et ne s’arrête pas en si bon chemin. En 2003, il continue à dépecer Seagram et acquiert Warner Music pour 2,4 milliards de dollars. Après plusieurs années de négociations, Sony Music et BMG fusionnent, ce dernier se retirant de l’activité musique.
En France, c’est l’hécatombe. Naïve, créé en 1998 par Patrick Zelnik (le fondateur de Virgin France), disparaît en 2016 en laissant des dettes de poids. Harmonia Mundi, trop léger pour obtenir des revenus conséquents du streaming, est acquis par la société belge PIAS en 2015. La Belgique deviendra propriétaire de presque tous les labels indépendants classiques français lorsque Outhère rachète divers labels, tels Zig-Zag ou Alpha.
Le mythe de l’éternel retour
Après la tempête, le calme revient. Pour combien de temps ? Le streaming redonne une croissance à l’édition discographique devenue presque squelettique. Les sociétés qui font loi sont les grandes plates-formes de streaming qui vont jusqu’à gérer les fonds de catalogue des éditeurs, en créant elles-mêmes des play lists (ex-compilations). Elles sont conçues par des personnes qui bien souvent découvrent la musique en même temps que le public auquel elles s’adressent. Des œuvres, comme le trop célèbre Prélude en ut dièse mineur de Rachmaninov, délaissées par les mélomanes blasés de l’ancienne génération, celle du LP et du CD, sont redécouvertes et streamées des centaines de milliers de fois en quelques mois. Serait-ce une nouvelle écoute de la musique qui renaît des cendres de l’écoute sur les support de jadis ?
Bibliographie
John Culshaw, Putting the Record Straight (Secker & Warburg)
Elisabeth Schwarzkopf, On and Off the Record (Faber & Faber)
Brian Southall, The Raise and Fall of EMI Records (Omnibus Press)
Eamonn Forde, The Last Days of EMI (Omnibus Press)
William Cavendish, His Master Voice, Sir Joseph Lockwood (Emigrouparchivetrust)
Mark Coleman, Playback (Da capo Press)
Norman Lebrecht, Maestros, Masterpieces and Madness (Alla Lane Penguin Books)
Stephen Witt, À l’assaut de l’empire du disque (Castor Music)
Roger McNamee, Zucked (harper Collins)
Deutsche Grammophon, Une vision de la musique, ouvrage collectif (Verlhac éditions)
Decca, The Supreme Record Company, ouvrage collectif (REGD)
[1] Chanson de 1935, paroles et musique de Paul Misraki, l’un des grands succès de l'orchestre de Ray Ventura.
[2] The Harder They Fall, film de mark Robson, 1956 avec Humphrey Bogart
Laurent WORMS
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