Les origines d’une création musicale

Il y a 25 ans, j’ai créé à Strasbourg le chœur « Ensemble vocal de musiques hébraïques » sous l’égide de l’Université de Strasbourg, où j’avais obtenu un an plus tôt un DEA en musique et musicologie. Étant à l’époque directeur musical du chœur de la Grande Synagogue de Strasbourg, activité que j’ai développée pendant 18 ans, j’avais concentré mes recherches universitaires sur un sujet local spécifique[1] dans le domaine de la musique juive et hébraïque.
L’ensemble choral, au départ universitaire, composé depuis ses premières années d’une quarantaine de choristes, dont quatre chefs de pupitre de niveau professionnel ou semi-professionnel, est devenu une structure associative et s’est détaché de son cadre initial, changeant du même coup son nom d’origine pour celui de « Polyphonies hébraïques de Strasbourg ». De nombreux concerts se sont succédé année après année, des échanges avec d’autres ensembles de nature similaire – à Londres, à Paris –, des enregistrements et une participation assidue à des festivals internationaux – Londres, Saint-Pétersbourg, Ferrare – ont jalonné le parcours et le développement de l’ensemble. Son but premier demeure toujours pourtant l’exploration du répertoire de la musique hébraïque et des œuvres liées à cette spécificité culturelle.
Parmi différents projets en cours d’élaboration pour l’année 2020 – outre une grande fête de célébration des 25 ans de l’ensemble – se préparait un concert pour la commémoration de Yom hashoah, le « Jour de souvenir de la Shoah », prévu pour le 26 avril dans la commune de Bischwiller, à proximité de Strasbourg. Lors des discussions avec les responsables culturels de la ville, l’ensemble choral s’est vu proposer également un deuxième concert, prévu initialement le 3 janvier 2021, date de la naissance, un siècle plus tôt, du poète français juif alsacien natif de Bischwiller, Claude Vigée, dont la renommée dépasse largement les frontières régionales et nationales.
Au mois de mars, le confinement est arrivé. Le concert du mois d’avril a été alors reporté à 2021. Mais les discussions pour le concert d’hommage au centenaire de la naissance du poète se sont poursuivies. L’idée initiale de faire jouer des musiques « de circonstance » autour de poèmes de Claude Vigée, assorties de quelques chants librement choisis par le chœur, a laissé la place à une autre proposition que j’ai faite aux responsables de la ville : composer une œuvre originale sur des textes de l’auteur.
Dans la foulée, j’ai demandé à la fille du poète - elle-même chanteuse aux Polyphonies hébraïques de Strasbourg - une sélection de poèmes de son père, parmi ses préférés. J’en ai choisi quatre : ceux qui m’ont suggéré, à la première lecture, tout un monde d’idées musicales.
Je les ai disposés d’une manière progressive pour définir une structure évolutive, sorte de « petite symphonie chantée », en quatre mouvements, suivant la configuration des poèmes.
Avant de commencer la composition à proprement parler, j’ai manifesté à la fille du poète mon désir de rencontrer son père, à Paris, pour discuter avec lui de ma démarche et recueillir ses préférences musicales, ce qui aurait été une précieuse source d’inspiration. Malheureusement, l’état de santé de Claude Vigée se dégradait de jour en jour, et ne permettrait pas cette entrevue. Claudine, néanmoins, me renseigna sur les goûts musicaux de son père, et sur sa vision de la musique.
J’ai donc commencé à écrire. Et il m’est apparus progressivement qu’il me manquait un poème conclusif, pour terminer en beauté le cycle musical. J’ai alors demandé à Claudine si son père n’avait pas composé des poèmes en hébreu – puisqu’il avait enseigné la littérature française à l’Université de Jérusalem pendant de longues années –, à quoi elle m’a répondu par la négative.
Claude Vigée avait donc bien écrit en français et en alsacien, mais pas en hébreu. C’est alors que sa fille m’a envoyé un court poème en français, que son frère Daniel, âgé de vingt ans, avait traduit en hébreu. Et comme il n’y a pas de hasard, ce poème, datant des années 1950 (entre 1954 et 1957) était intitulé « Epilogue »... Il s’agit d’un poème très court – seulement quatre lignes de texte – d’une expression forte, et très marqué par des images bibliques, ce qui est une constante dans la production du poète.
Le début de mon travail de composition fut marqué par toute une série de questionnements : comment commencer ? Quel type de musique écrire ? Quel langage musical privilégier ? Les informations données par la fille du poète sur les goûts musicaux de son père m’ont orientées dans ce sens. J’en ai déduit un style de musique « un peu classique, un peu postromantique, un peu juive, un peu alsacienne... ». Et enfin, je me suis aussi posé la question : « qu’est-ce que j’ai envie de raconter avec la musique pour mettre en valeur des textes aussi beaux et chargés de poésie ? ».
Hélas, Claude Vigée est décédé le 2 octobre dernier, trois mois et un jour avant son centième anniversaire. Ému, j’assistais à ses obsèques à Bischwiller, où son corps avait été rapatrié et fut enterré le 6 octobre, en présence de sa famille, ses amis proches et un public d’admirateurs dont moi-même. Le maire de la ville, un ami de longue date du poète, a prononcé un éloge funèbre des plus éloquents, et sa fille Claudine a lu une sélection de poèmes de son père, dont ceux que j’avais choisis de mettre en musique. Le concert avec la création de l’œuvre, initialement prévu pour la célébration des cent ans de Claude Vigée, a été reporté au mois de juin, pour clôturer une série de manifestations culturelles autour de lui. Le programme du concert devrait être complété avec d’autres œuvres musicales de compositeurs ayant des points communs avec le destin de Claude Vigée : Darius Milhaud et Kurt Weill, mais aussi le contemporain Eric Whitacre, musicien nord-américain qui a composé sur des poèmes en hébreu de son épouse israélienne. Les trois premiers ont fuis la persécution nazie, tous les trois se sont réfugiés aux Etats-Unis et ont produit des œuvres en exil. Deux Français et un Allemand. Voici donc réunis des créateurs ayant un destin juif commun.
Pour commencer ma composition, il fallait que je parle – musicalement – de la vie, du temps qui passe, de ma conception personnelle de ces deux idées qui sont pour moi intimement liées. C’est donc la répétition du rythme de mon pouls – de celui de tous les corps humains – qui conscientise ma sensation de vivre. Un peu comme les battements du cœur que l’on peut sentir dans l’introduction de la Première symphonie de Brahms, dans cette répétition régulière de notes dans le registre grave, étalée dans le temps, tout en laissant s’enchaîner au-dessus un monde d’événements sonores source de mouvement musical – pour ne pas dire de vie.
Mais comme je ne suis pas Brahms, mais un humble admirateur inconditionnel de sa musique, l’élan de départ s’est arrêté là, sur l’idée initiale de vie et de mouvement, pour laisser place à ma propre conception de l’évolution d’un discours musical qui se construit, à moitié contrôlé et programmé, et à moitié intuitif, irrationnel et émotionnel. Je me laisse donc porter par l’élan initial et je prépare le terrain pour exprimer les idées du premier des cinq poèmes, que je m’approprie et que j’interprète à ma manière, selon mon vécu et avec mes intuitions.

Après cette introduction instrumentale, le chœur fait son entrée en paliers descendants, une voix après l’autre, en chantant le titre du premier poème, dont voici le texte complet :

I. Tu dis pour naître

Tu n'écris plus
Pour être lu
Par des poètes.

Tu dis pour être
Au cœur de l'homme,
Simplement.

Ton chant est comme
Une fenêtre
Ouverte au vent :
Orage à mille têtes!

A partir d’une note unique, un unisson () qui représente pour moi le début, le commencement de quelque chose de vital, de vivant, de réfléchi et de profond, de spirituel, qui se développe, qui se réveille peu à peu, les voix se détachent, puis se mélangent, et font l’harmonie.

Les quelques dissonances de ces huit mesures sont source de conflit, de malaise et d’inconfort, cherchant à se résoudre dans un idéal. Mais cet idéal – celui des dissonances résolues – n’est atteint qu’à de rares occasions. Je travaille ce rapport harmonique, la tension et la détente, comme un peintre chercherait à marier l’ombre et la lumière, prêtant une attention particulière aux infimes variations de chaque coloris.
Je me laisse porter par ce premier poème, qui me parle de choses qui résonnent en moi comme une grande évidence : celle d’être, celle de dire pour être. Et ceci est vrai pour moi car, en tant qu’artiste musicien, je dis pour être, je m’exprime avec les sons comme par le biais d’une seconde langue maternelle.
Au cours des 20 premières mesures, le titre du poème est présenté, chanté avec maintes reprises, au travers de sonorités très variées, colorées et changeantes, avec retenue mais avec éloquence, et dans un rythme tranquille, plutôt lent et régulier. Puis, par la suite, le texte du poème s’exprime dans une rythmique nouvelle, plus agitée et surtout irrégulière, avec beaucoup de changements de mesure, alternant des pulsations binaires et ternaires de manière inégale, presque désordonnée :

J’interprète cette phrase comme une libération de la parole écrite, comme un cri de rébellion contre les attentes des autres. Le poète me dit qu’il est enfin libre et qu’il écrit pour exprimer sa vérité première, pas forcément celle attendue par les autres, ses pairs, ceux qui « l’attendent au tournant ».
Ce premier vers m’a donc fait beaucoup réfléchir à ma position personnelle face à la composition : qu’est-ce qui me pousse à écrire ? Dois-je à tout prix « être moderne » ? Faut-il avant tout plaire aux autres musiciens ? Il me semble avant tout que j’écris pour moi-même, la musique que j’aimerais entendre, sans le souci du jugement d’autrui. Comme pour signifier cet apaisement intérieur, la suite de la musique se veut plus méditative. Le même vers est exprimé avec calme par le pupitre des basses, avec un accompagnement d’une simplicité lumineuse :

S’ensuit une fugue sur ce thème chantant. La musique se déploie en toute quiétude, mais avec un élan qui se projette en avant. L’attention de l’auditeur est maintenue par un ensemble de « petites nouveautés », soufflant l’imprévisible. au fur et à mesure que la musique avance.
La suite du texte – constituant une sorte de deuxième grande partie – s’annonce plus amplement solennelle. Un rythme apaisé, soutenu par de larges unissons, illustre une simplicité retrouvée. Mais l’harmonie qui accompagne le mot « simplement » n’est pas aussi évidente qu’il y paraît : elle instaure une échelle appelée communément gamme par tons, qui insinue un doute doucement impressionniste à la fin de cette phrase :

La section suivante correspond à la dernière partie du poème, avec deux duos de solistes : deux voix de femme chantant à la tierce, puis deux voix d’homme les imitant, comme une sorte d’écho.
Imitations et modulations successives nous amènent à un puissant tutti, sorte de représentation musicale de la « fenêtre ouverte ». En conclusion, une série d’imitations de plus en plus serrées rythmiquement, faisant la part belle aux sauts d’octaves et aux larges gammes descendantes, dans une polyphonie « croisée » entre les quatre voix – une espèce de feu d’artifice musical.

Pour illustrer le mot « ouverte », une nouvelle série de notes longues ascendantes apparaît dans toutes les voix :

Puis c’est au tour du « vent » d’intervenir, par « rafales » de gammes descendantes en doubles croches – référence évidente aux « Tempêtes » de la musique baroque ou aux « scènes d’orage » chères aux Romantiques :

Suit une réexposition du début de la pièce, avec sa pulsation calme et persistante. Mais, en lieu et place du titre du poème, les voix chantent à présent le premier vers du texte, auparavant déclamé avec véhémence. La tension initiale semble s’être évanouie dans la sérénité des premiers mots.
Une dernière apparition du motif de l’introduction est entendue alors, pour la troisième fois, comme une sorte de « développement terminal ». Puis nous voilà face à un nouveau thème, qui s’inspire des duos des solistes entendus précédemment. Ce thème réapparaît aux diverses voix dans des versions toujours plus ornementées pour aboutir enfin sur le tutti choral présentant la dernière phrase du poème :
« Orage à mille têtes ! ». Un terrible unisson forte présente « l’orage » et une nouvelle « rafale », de triples-croches. Le tout se termine dans la tonalité « angoissée » de do mineur, ponctuée sans cesse de multiples « rafales », par une fin cut, tout à la fois violente et interrogative :

En guise de transition vers le deuxième mouvement de ma petite "symphonie chantée", un récitant lit la totalité du deuxième poème, tout comme il l'a fait en introduction du premier texte. La suite de ma composition sera traitée dans un article ultérieur

[1]La vie et l’œuvre du compositeur et chantre de synagogue Israël Lovy, d’origine polonaise, ami de Joseph Haydn, qui avait mené une belle carrière de chanteur lyrique et de cantor liturgique, en Allemagne et en France, surtout à Strasbourg et à Paris.

Hector SABO

 

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