SILLONS MUSICAUX
Chapitre II L’ère du 78 tours et chapitre III Le disque sous l’Occupation
Laurent WORMS
Chapitre 2
L’ère du 78 tours
« Un âge d’or tourmenté », voilà qui peut définir le moment que traverse la musique enregistrée pendant la première moitié du XXe siècle. Un âge d’or produit par la prospérité aux États-Unis et en Europe, cette dernière ayant traversé une période de paix après la guerre de 1870, jusqu’en 1914. Du presque jamais vu sur le vieux continent.
Remontons le cours de l’histoire : aux États-Unis, la Columbia Phonograph Company commercialise à partir de 1887 aussi bien les inventions de Berliner que celles d’Edison. Elle se développe rapidement en Angleterre avec The Graphophone Company qui devient The Gramophone Company, puis en Allemagne, quand Emil Berliner, de retour dans son pays natal en 1898, fonde la Deutsche Grammophon. L’année suivante vient le tour de la compagnie française. Symbolisant que le son issu d’un gramophone bénéficie de la pureté céleste, le logo de la Gramophone Company est le dessin d’un ange gravant un disque avec une plume d’oie.
Nipper le pinceur
Il avait l’habitude de s’en prendre aux bas de pantalon des visiteurs, d’où son nom, « Nipper » (to nip, pincer). En 1898, le peintre britannique Francis Barraud reproduit ce jack-russel écoutant la voix issue du pavillon d’un gramophone à cylindre. Owen (fondateur
de la filiale anglaise de la Columbia Phonograph Company) perçoit aussitôt le symbole et l’impact que ce tableau peut avoir comme emblème commercial et fait une offre d’achat à condition que le peintre substitue à la machine à cylindre un gramophone lisant un « disque » plat, l’invention de Berliner. Cette demande exaucée, l’année suivante, ce tableau modifié est acquis pour la somme de 100 livres couvrant le copyright et des droits de reproduction internationaaux exclusifs. En Angleterre, la Gramophone Company devient donc His Master’s Voice (La voix de son maître). Nipper traverse l’Atlantique pour devenir l’emblème de la société mère américaine. On le retrouvera aux quatre coins du monde.
Quand les deux associés, Emile Berliner et Eldridge R. Johnson, se sépareront, ce dernier prendra la garde de Nipper devenu le logo de sa société Victor Talking Machine Company. En 1929, la Radio Corporation of America achète la société, His Master’s Voice devient l’emblème des disques RCA Victor. Le chien se partage donc en deux : aux États-Unis, Canada et Japon, il appartient à RCA Victor, en Europe principalement, il reste chez His Master’s Voice.
Les déboires de Nipper ne s’arrêtent pas là. Avec la Première Guerre mondiale, Berliner perd le contrôle de Deutsche Grammophon, sa branche allemande. La paix revenue, pour reprendre pied dans ce pays, il lance Electrola, en 1925. Avec le cours tourmenté de l’histoire allemande, Electrola ne retrouvera l’usage de Nipper qu’en 1949.
En dépit des aléas, le tableau de Francis Barraud devient le logo le plus célèbre au monde après celui de Coca Cola.
Qu’entend-on ?
Au début, la durée d’une face se limite à 1’30 environ (montant progressivement jusqu’à 6’), une durée pas tellement plus longue que celle d’un cylindre dont le son s’améliore grâce aux recherches de Graham Bell et de Charles Summer Tainter lorsqu’ils lancent la Columbia Graphophone Company.
Qu’enregistre-t-on ?
Avant toute chose, la voix (parole et chant), les grandes stars du cabaret et du caf’conc. En Angleterre, le spécialiste de l’humour cockney, Albert Chevalier, de l’autre côté de la Manche, Félix Mayol puis Maurice Chevalier, deux des chanteurs les plus aimés du public, l’un à la Belle Époque, l’autre dans l’entre-deux guerres. Les grandes voix d’opéra : Dame Nelly Melba, Enrico Caruso, Georges Thill ; des violonistes, tel Ysaÿe.
Pourquoi cette priorité ? Dans l’ère de l’enregistrement acoustique, l’artiste s’exprime face à un pavillon acoustique qui capte et transmet les fréquences au stylet, lequel grave un sillon sur la « matrice ». La voix, le son du violon sont les plus adaptés à cette technologie.
Le répertoire s’élargit avec les progrès techniques. Les pianistes les plus célèbres, Rachmaninov par exemple, y participent.
Dès le début des années 1920, His Master’s Voice enregistre The Virtuoso String Quartet.
Le « disque » se vend alors sur tous les continents. L’Allemagne, unifiée depuis peu, s’en saisit pour affirmer aux yeux du monde qu’elle est LA patrie de la musique classique et en premier lieu symphonique. La parution en 1913 du premier enregistrement de la Cinquième symphonie de Beethoven par l’Orchestre Philharmonique de Berlin, dirigé par Nikisch, prédécesseur de Furtwängler, est un véritable coup de tonnerre. S’enchaînent alors les projets les plus ambitieux, à l’image de la Deuxième symphonie de Mahler (1924) ou de la Symphonie « Alpestre » de Richard Strauss (1925) par Oskar Fried.
La fée électricité
Comment se déroulait un enregistrement au début du siècle passé ?
Le chef d’orchestre Piero Coppola en fait une bonne description dans son livre, Dix-sept ans de musique à Paris, 1922-1939 (1943, réimpr. Slatkine, 1982) :
« En ce temps-là les bureaux (de la Gramophone Company dont il était également le directeur à la demande de Fred Gaisberg) étaient situés boulevard Richard-Lenoir, non loin de
la Bastille. [...] À côté de mon bureau de direction il y avait la salle d’enregistrement [...].
« La direction de Londres m’avait envoyé le chef des ingénieurs enregistreurs qui bientôt
se mit à l’œuvre. La salle d’enregistrement était assez grande et se terminait d’un côté, par une paroi derrière laquelle s’abritait, caché par une cloison en bois, l’ingénieur du son ; de sa cage pointait vers la salle un étrange entonnoir qui se doublait par un plus petit quand l’enregistrement nécessitait un soliste avec l’accompagnement d’orchestre. » Or, avec l’enregistrement acoustique, l’orchestre était réduit au minimum !
La grande révolution technologique de 1925, en provenance d’Amérique, va tout métamorphoser : l’enregistrement électrique. Fini le grand entonnoir capteur de son. L’idée est d’amplifier le signal avant de le graver, en utilisant les technologies mises au point pour la radio, afin d’éviter les distorsions des signaux les plus faibles. Les premiers essais se déroulent dans les studios de Camden dans le New Jersey.
Les premiers micros se composent d’une capsule contenant des granulés de charbon, fermée par une membrane souple, le charbon étant maintenu entre deux plaques. Ces micros, assez médiocres, sont des dérivés de ceux utilisés dans les téléphones, avant l’arrivée des micros à condensateur, très proches de la technique utilisée aujourd’hui, comme les fameux Neumann.
Piero Coppola poursuit : « … un jour (1925-1926) je reçus de Londres le premier exemplaire d’un disque arrivant d’Amérique […] la Danse Macabre de Saint-Saëns enregistrée avec le nouveau système par l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski. J’étais sidéré : enfin de la vraie musique. On percevait distinctement tous les instruments et on avait l’impression réjouissante d’une grande masse d’instruments à cordes.
« Fini ce grattement de l’aiguille sur l’ébonite qui faisait souvent grincer des dents. […] À Paris, on décida de renoncer à cette petite salle d’enregistrement du troisième étage et on chercha autre chose. […] On finit par se décider pour la Salle Pleyel, rue Rochechouart, au cœur de Paris. Cette salle aujourd’hui disparue, avait une renommée historique, tant de grands artistes d’autrefois y ayant joué et chanté ; on parlait même de Chopin. […]
« Malheureusement on ne put pas trouver dans la même maison les locaux pour la pose des appareils électriques et des accumulateurs. Ceux-ci furent installés dans la salle du troisième étage du boulevard Richard-Lenoir, témoin de mes débuts, et la liaison avec la Salle Pleyel se faisait par un fil direct que
l’administration parisienne des P.T.T. avait installé entre les deux maisons, ce qui n’était pas encore l’idéal, car l’ingénieur du son, à quelques kilomètres de la salle d’enregistrements ne pouvaient pas nous voir. » Cette révolution technologique (qui s’accompagne de l’amélioration des appareils de reproduction sonore) va donner une nouvelle impulsion aux politiques d’enregistrement, spécialement des œuvres orchestrales et des opéras. À Paris, en 1928, Georges Thill grave de larges extraits de Carmen. La même année est enregistrée au Festival de Bayreuth une quasi-intégrale de Tristan und Isolde de Richard Wagner, suivie, deux ans plus tard, par Tannhäuser ; en 1930, Georges Thill et Ninon Vallin signent un Werther de Jules Massenet. Ces deux stars se retrouvent en studio d’enregistrement pour Louise de Gustave Charpentier en 1935. Le succès est tel que trois ans plus tard, Abel Gance en réalise un film avec Georges Thill, mais dans lequel Ninon Vallin est remplacée par l’actrice et chanteuse Grace Moore, marché américain oblige. Quant à Beniamino Gigli, le ténor italien le plus célèbre depuis Caruso, entre 1934 et 1939, en plus de ses nombreux disques d’airs d’opéras, His Master’s Voice lui fait enregistrer I Pagliacci, La Bohème, Madame Butterfly et le Requiem de Giuseppe Verdi. Charles Gounod n’est pas ignoré : le premier enregistrement de Faust avec César Vezzani, Marcel Journet et Mireille Berthon, est gravé en 1930.
Un marché florissant
Treize millions de disques sont vendus en France au cours des quatorze premières années du XXe siècle. Dans les années vingt, un nouvel enregistrement de la chanteuse Yvonne Printemps peut atteindre les soixante mille exemplaires. Un chiffre énorme si l’on tient compte de la population française de l’époque (39 millions d’habitants environ) et du prix du disque. Le disque est cher, son profit confortable. Mais, si on enregistre autant, c’est principalement pour développer les ventes des gramophones. Déjà à l’époque, le software (enregistrement) sert
à faire vendre le hardware (matériel de lecture) qui génère un profit encore plus considérable.
Le paradis sur terre n’existant pas, ce marché va traverser diverses péripéties jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Déjà en 1922, la Columbia américaine fait faillite, rachetée par sa filiale anglaise qui s’alliera avec His Master’s Voice avant de fusionner en 1931 et de donner naissance a EMI. Le krach boursier de 1929 a d’importantes conséquences sur le marché de la musique enregistrée. En 1929, la Gramophone Company et la Columbia vendent trente millions de disques. Deux ans plus tard, les ventes ont baissé d’un tiers. En Amérique, beaucoup de musiciens s’établissent sur la côte ouest pour bénéficier des emplois de l’industrie du cinéma. Face aux restrictions budgétaires, Coppola démissionne de son poste de directeur de la branche française de His Master’s Voice. C’est la première crise du disque importante. Pas la dernière. Avec la reprise économique progressive, la politique du New Deal, l’arrivée au pouvoir des régimes totalitaires en Italie puis en Allemagne qui utliseront la musique comme outil important de propagande, la musique enregistrée retrouvera petit à petit ses couleurs d’avant 1929.
Sites internet
https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=the+columbia+gramophone+company
https://en.wikipedia.org/wiki/His_Master%27s_Voice
Livres
Piero Coppola, Dix-sept ans de musique à Paris, 1922-1934, Lausanne, Librairie F. Rouge, 1944.
Brian Southall, The Rise and fall of EMI Records, Omnibus Press, 2012.
Chapitre 3
Le disque sous l’Occupation
Un entretien avec Philippe Morin*, 29 février 2020
Laurent Worms − Comment aborder l’histoire du disque sous l’Occupation ? Philippe Morin − Tout d’abord, il faut revenir sur les années qui ont précédé le 14 juin 1940 − jour de l’entrée des troupes allemandes dans Paris − pour comprendre ce qui se passera sous l’Occupation. EMI est le plus grand éditeur discographique international. Une situation de quasi-monopole. Le monde musical a l’œil rivé sur sa politique artistique. Or elle n’est que le reflet des grandes lignes de la politique internationale anglaise des années trente, après la prise de pouvoir par Hitler, jouant l’apaisement envers l’Allemagne nazie. Dès 1934, les artistes juifs, tels Bronislaw Huberman, Jascha Heifetz, Gregor Piatigorsky ou Wladimir Horowitz, disparaissent progressivement des studios d’enregistrement d’EMI. La plupart émigrent aux États-Unis. Arthur Rubinstein et Arthur Schnabel enregistrent toutefois jusqu’en 1939.
Le pianiste britannique Solomon ne retrouvera le chemin du studio qu’après 1942, tout comme Benno Moïseiwitsch, dans la collection « économique » de HMV (étiquette Plum) et jamais dans la collection internationale (étiquette rouge).
Par contre, on enregistre à tout-va de la musique germanique, de chambre ou symphonique : symphonies de Beethoven ou de Brahms gravées à Vienne sous la baguette de Felix Weingartner et de Bruno Walter qui, toujours en charge de l’Opéra et de la Philharmonie de la capitale autrichienne, est sous contrat avec HMV. Dès 1937, les artistes des pays fascistes entrent au catalogue international de Gramophone (et de Victor aux États-Unis), tels Furtwängler et la Philharmonie de Berlin ou toute la troupe de l’Opéra de Berlin qui enregistre avec Sir Thomas Beecham la première intégrale de La Flûte enchantée de Mozart. Suivront toute la série d’opéras italiens avec en vedette Beniamino Gigli. Enfin, en Allemagne, de larges extraits des Maîtres Chanteurs de Nuremberg par l’Opéra de Dresde et Karl Böhm, seront l’une des fiertés discographiques de l’immédiat avant-guerre. Une confrontation politique va alors s’opérer par musique interposée entre les États-Unis et l’Allemagne. Qui sera le premier à publier l’enregistrement du concerto pour violon de Robert Schumann écrit en 1853, redécouvert en 1937 ? Deux projets vont s’affrontent : en Allemagne, Kulenkampff avec l’orchestre philharmonique de Berlin placé sous la direction de Hans Schmidt-Isserstedt (Telefunken, l’éditeur discographique allemand indépendant soutenu par le IIIe Reich) ; aux États-Unis, Menuhin avec le New York Philharmonic dirigé par Barbirolli (HMV). Le premier sortira en 1937, le second l’année suivante.
Quelle est la situation de l’édition discographique en France à cette époque ?
Une société tient le marché, Pathé Marconi. La société française Pathé, l’une des pionnières dans la musique enregistrée est rachetée en 1928 par la Columbia britannique, laquelle s’unit à Gramophone, elle aussi britannique, pour former EMI. En décembre 1936, EMI fonde une entité nommée « Les Industries Musicales et Électriques Pathé-Marconi, Compagnie Générale des Machines Parlantes Pathé frères et Compagnie Française du Gramophone réunies ». L’appellation Industries Musicales et Électriques est la francisation de celle de la maison mère britannique, Electric and Musical Industries.
Le nom de Pathé-Marconi, choisi en l’honneur d’Émile Pathé (1860-1937), leader du disque phonographique et de la machine parlante depuis la fin du XIXe siècle, et de Guglielmo Marconi (1874-1937), Prix Nobel de Physique en 1909, incarne la découverte de la radio. Émile Pathé est président d’honneur du conseil d’administration de la société jusqu’à sa mort le 3 avril 1937, soit quatre mois après la création de l’entreprise.
Pathé-Marconi possède les quatre marques qui règnent sur le marché du disque en France : Gramophone/His Master’s Voice, Columbia, Pathé et Swing. C’est un fleuron de l’économie française avec son usine ultra-moderne de Chatou. En plus de sa propre production, l’usine presse également les disques Odéon, Lumen, La Boîte à Musique, L’Anthologie Sonore et L’Oiseau Lyre. Autre activité : la fabrication de disques pour des éditions au Liban, au Vatican ou en Suisse par exemple. Le but, dès 1928, est d’être la plus importante usine de l’époque.
À partir de 1935, Jean Bérard, militant d’Action Française, prend les rênes de l’entreprise (son règne s’achèvera en 1944, à la Libération) et, dès 1940, l’engage dans la collaboration, au grand plaisir de l’occupant allemand qui trouve une oreille attentive et bienveillante à ses demandes. En 1941, Bérard déclare : « Le disque est bien le meilleur agent, non seulement de propagande, mais d’exportation de la production nationale de notre musique à l’étranger. Il est le trait d’union reliant la production musicale étrangère à la nôtre comme un avant-coureur de la production européenne » (Musique et Radio, no 368, mai 1941). C’est la première rupture avec le centre décision qui est à Londres. Bérard n’est plus que le patron de Pathé-Marconi. Et c’est tout le monde musical français qui va devenir autarcique. Il n’y a plus d’importation de Hayes (quelques disques allemands en 1942 seront publiés sous étiquette française).
Il est plausible de penser qu’en 1940-1941, Bérard espérait pour le disque français et Pathé-Marconi une place plus qu’honorable dans l’Europe nazie.
Quelles ont été les demandes des nazis?
Montrer la supériorité de la musique allemande et germaniser la culture musicale française par les Français eux-mêmes. La musique classique est la pierre angulaire de cette propagande. Ce qui se traduit sur le plan discographique par des enregistrements d’œuvres préalablement gravées par des artistes juifs. En 1941, à l’occasion des 150 ans de la mort de Mozart, événement phare pour la propagande culturelle nazi, Gramophone enregistre son cinquième concerto pour violon avec Jacques Thibaud et Charles Münch à la tête de la Société des Concerts du Conservatoire afin de faire face à celle de Jascha Heifetz chez le même éditeur. Autre exemple, le concerto pour violon de Beethoven dont une version avec Henry Merckel, l’Orchestre Lamoureux dirigé par Eugène Bigot était censée remplacer celles de Kreisler/Barbirolli et Szigetti/Bruno Walter. Ou le concerto pour violoncelle de Schumann gravé par André Navarra pour doubler les disques de Gregor Piatigorsky. Pathé-Marconi veut officiellement et progressivement déjudaïser son catalogue. En fait il ne le sera pas. Hormis les disques de compositeurs juifs, Mendelssohn, Wieniawski et Bloch, tous les disques de Yehudi Menuhin, Bruno Walter ou Fritz Kreisler seront fabriqués et distribués jusqu’en 1944, le critère de la pérennité de ces disques étant qu’ils s’en tiennent à la musique germanique.
C’est un premier paradoxe. Parallèlement à ces nouveaux enregistrements réalisés à la demande de l’occupant, Pathé continue de vendre la musique allemande d’avant-guerre jouée par des artistes juifs. En étudiant les fiches de ventes dans les archives de l’usine de Chatou, je me suis aperçu que 480 exemplaires du concerto pour violon de Schumann ont été vendus entre octobre 1940 et l’été 1943, contre 310 exemplaires de mai 1938 à juin 1940. Un exemple parmi tant d’autres.
Deuxième paradoxe apparent, pendant cette période, les enregistrements de musique française surpassent en nombre les compositeurs germaniques. Avant guerre, mis à part la ligne d’enregistrements de musique française réalisés à la demande de Fred Gaisberg par Piero Coppola jusqu’en 1935, les compositeurs français étaient les parents pauvres de l’édition phonographique, les deux compositeurs les plus mis en valeur étant Ravel et Debussy. Ce dernier, surnommé Claude de France, sera le compositeur roi de cette période. Le Quatuor par le quatuor Bouillon, des pièces pour piano par Jean Doyen, La Mer par Charles Münch, Iberia par Gaston Poulet vont enrichir sa discographie pourtant déjà bien fournie.
Le projet central sera le premier enregistrement mondial de Pelléas et Mélisande. Sa distribution regroupe la crème des artistes de l’Opéra de Paris et de l’Opéra-Comique : Jacques Jansen (Pelléas), Irène Joachim (Mélisande), Henri-Bertrand Etcheverry (Golaud), Germaine Cernay (Geneviève), Paul Cabanel (Arkel) Leila ben Sedira (Yniold). Roger Désormière dirige un orchestre de haut niveau avec, par exemple, Pierre Jamet à la harpe. Les séances ont lieu en 1941 : un mois au printemps, quinze jours à l’automne et une semaine en novembre. Cette initiative pulvérise tous les budgets d’enregistrement préalables. La publication a lieu en décembre de 1941. Le coffret de vingt 78 t/mn est vendu au prix de détail qui est l’équivalent actuel de 1 200 €.
Cette version de Pelléas et Mélisande est peut être l’unique enregistrement d’opéra qui n’ait jamais quitté le catalogue discographique français. Après les éditions en 78 t, puis en microsillon, il est de nos jours disponible en compact disc ou streaming. Du jamais vu.
De son côté, Jean Bérard exulte. Dans son optique collaborationniste, un tel projet n’a pu se réaliser que grâce à la « présence » allemande.
Ravel a, lui aussi, été bien réenregistré. Son Quatuor, déjà disponible par le quatuor Calvet, est réenregistré par le quatuor Bouillon, l’Introduction et Allegro par le quintette de Pierre Jamet, des pièces pour piano par Lucette Descave-Truc. Münch grave la Pavane pour une infante défunte, la valse et le concerto pour la main gauche avec Jacques Février, le Boléro et l’orchestration des Tableaux d’une exposition de Moussorgski sont réalisés sous la direction du jeune Jean Giardino et Tzigane par Jean Fournier et Jean Fournet à Radio-Paris.
L’œil de Goebbels à Paris
Ancien combattant de le guerre de 14, compositeur, organiste et chef de chœur, Fritz Werner adhère au NSDAP, parti nazi, le 1er mai 1933, quelques mois après la prise de pouvoir de Hitler. Il a trente-cinq ans.
À la déclaration de guerre, il est en poste à Postdam et incorpore la Wehrmacht. En août 1941, il rejoint le haut commandement à Fontainebleau, nommé Sondenführer au sein de la Propaganda Abteilung, émanation de la Section pays étranger du ministère de l’Information et de la Culture de Goebbels. Placé, dans un premier temps, sous commandement militaire, cet organisme dépendra à partir de juillet 1942 de l’Ambassade d’Allemagne, sous le contrôle direct d’Otto Abetz. Fritz Werner est en charge de la censure de la vie musicale : concerts, spectacles musicaux, éditions et enregistrements discographiques. À Paris, sous l’Occupation, certaines de ses propres œuvres seront données en concert, diffusées par Radio-Paris, enregistrées et éditées, comme son Quatuor publié par les éditions Costallat en 1943. Il enregistre son œuvre Thème et 10 variations sur une mélodie bretonne avec l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire qu’il dirige en personne (disques Gramophone : DA 4949/4950).
Arrêté à la Libération, prisonnier en Amérique pendant un an, il revient dans son pays natal et s’installe comme chef de chœur à Heilbronn.
En 1953, Philippe Loury, qui a épousé la petite-fille de Georges Costallat, lance les disques Erato. En constituant son équipe d’interprètes, il fait appel à Fritz Werner, ami de la famille, pour réaliser dès 1957 de nombreux enregistrements d’œuvres chorales de Bach (Messe en si, les deux Passions, motets, une vingtaines de cantates).
Est-ce en remerciement pour services rendus à la culture et la musique française que le ministère de la Culture fait, en 1974, Fritz Werner chevalier des Arts et des Lettres ?
Pour en savoir plus
Livres :
Alan Riding, Et la fête continue. La vie culturelle à Paris sous l’Occupation, trad. G. Meudal, Paris, Plon, 2012.
Sous la direction de Myriam Chimènes, La Vie musicale sous Vichy, Paris, Éditions Complexe, 2001.
Yannick Simon, Composer sous Vichy, Paris, Éditions Symétrie, 2009.
Sites Internet :
https://www.yvelines-infos.fr/les-freres-pathe-a-chatou-capitale-du-phonographe/
http://www.delabelleepoqueauxanneesfolles.com/Pathe6.htm
Roger Désormière, qui enregistre beaucoup pendant cette période, n’était-il pas connu pour être proche du Parti communiste ?
Tout à fait. Avant guerre, il joue un rôle important lors du Front populaire. Il dirige la première audition en France de la cinquième symphonie de Chostakovich, en 1938. Sous l’Occupation, il est membre du mouvement de résistance « Front national des musiciens », antenne « catégorielle » du Front national de la résistance aux côtés de musiciens comme Charles Münch (qui cache les pilotes alliés tombés en France), Manuel Rosenthal (qui survit dans la clandestinité), Paul Paray (qui s’exile à Monaco), Irène Joachim ou Claude Delvincourt (qui protège les étudiants du Conservatoire de Paris du Service du travail obligatoire, le STO).
Depuis 1934, lors de l’inauguration de l’Orchestre de la Société Philharmonique de Paris, Roger Désormière s’est lié d’amitié avec Alfred Cortot, devenu chantre de la collaboration, « honoré » de la francisque. Lorsque Cortot, après trois ans d’absence, revient jouer à l’Opéra de Paris le 7 novembre 1941, c’est avec cet orchestre de la Société Philharmonique qu’il joue quatre œuvres concertantes sous la direction de Désormière ! Encore un paradoxe de cette époque trouble.
Comment Pathé-Marconi a-t-il pu investir une telle somme en pleine Occupation?
À cette époque les ventes explosent. Un troisième paradoxe. L’armée d’occupation est forte de trois cent mille soldats et gradés avec un taux de change excessivement favorable pour eux : 20 francs pour 1 deutschemark, contre 11 francs au cour officiel. L’occupant consomme énormément et le prix des disques augmente considérablement en l’hiver 1941, le 30 cm passant de 40 à 47,50 francs !
Debussy et Ravel furent-ils les uniques bénéficiaires de cette période ?
Berlioz ne demeure pas en reste. Avec le Grand Orchestre de Radio-Paris, la station de la propagande nazie basée sur les Champs-Élysées, Jean Fournet réalise en 1942 le premier enregistrement de La Damnation de Faust et, l’année suivante, celui du Requiem. En 1943, après les festivités autour du centenaire de la naissance d’Emmanuel Chabrier en 1941, Roger Désormière enregistre des extraits de L’Étoile ainsi que ceux de Ginevra, un opéra-comique de Marcel Delannoy très heureusement reçu par le tout-Paris en juillet 1942. Mais pas de nouvel enregistrement de Carmen ou du Faust de Gounod déjà bien servis au disque avec des distributions exceptionnelles. L’infatigable Alfred Cortot, outre ses concerts de direction d’orchestre ou ses récitals, enregistre à nouveau, de novembre 1942 à septembre 1943, tout son répertoire Chopin en 43 disques dont 16 sont effectivement publiés (Valses, Préludes et Études).
Et la musique contemporaine ?
La musique est une affaire d’État. Époque bénie et unique que cette époque pour la musique contemporaine. Le milieu musical est particulièrement gratifié. Jusqu’en avril 1944, plus d’une centaine d’enregistrements sont ainsi réalisés, certains sont publiés commercialement sous les marques Gramophone, Columbia, Pathé et Florilège. D’autres, une quarantaine, hors commerce, sont diffusés gratuitement par le Secrétariat général des Beaux-Arts et l’Association française d’action artistique. Chaque disque étant dédié à un compositeur, évidemment racialement correct avec la législation de l’époque. Parmi les heureux bénéficiaires citons Marcel Landowski, Jean Françaix, Florent Schmitt, Olivier Messiaen, Maurice Duruflé, Jean Hubeau, Maurice Jaubert, Tony Aubin, Maurice Thiriet, Max d’Ollone, Claude Delvincourt, Yves Nat, Henry Barraud, Marcel Delannoy, Jean Rivier, Marcel Dupré, Henri Sauguet...
Arthur Honegger est le plus enregistré. À l’été de 1942, une semaine de concerts lui est consacrée à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Sa Deuxième symphonie y est créée puis enregistrée par Charles Münch qui avait déjà gravé en 1941 La Danse des morts. Son oratorio Jeanne au bûcher avec Marthe Dugard (Jeanne), Raymond Gérôme (Frère Dominique) et Frédéric Anspach (Porcus) est capté à Bruxelles en 1943. Enfin, son concerto pour violoncelle est publié par Maurice Maréchal et lui-même qui dirige avec la Société des concerts du Conservatoire. Deux jeunes compositeurs bénéficieront d’une promotion par le disque commercial : Jean Hubeau, dont le concerto pour violon et orchestre est gravé par Henry Merckel et André Lavagne avec son « Concerto romantique » gravé par le premier violoncelliste du Grand Orchestre de Radio-Paris, Paul Tortelier. Autre concerto contemporain largement entendu avant guerre sous les doigts de Clara Haskil, celui pour piano et orchestre d’Henri Sauguet est gravé par Arnaud de Gontaut-Biron et Roger Désormière.
Werner Egk, le compositeur préféré de Hitler vit à Paris. En juillet 1942, Serge Lifar créeà l’Opéra de Paris son ballet Joan von Zarissa (composé en 1940), des extraits sont enregistrés sous la direction du compositeur. C’est le premier disque réalisé en France par un compositeur allemand.
Et après l’entrée en guerre des Américains et Stalingrad ?
Un tournant s’effectue après ces deux événements. L’occupation se durcit. Tout est focalisé pour soutenir l’effort de guerre de l’Allemagne. La pression économique se fait de plus en plus grande.
En 1943-944, on n’enregistre quasiment plus de musique symphonique, si ce n’est essentiellement des œuvres germaniques tels le Quatrième concerto pour piano de Beethoven, le double Concerto pour violon et violoncelle de Brahms, Don Juan, Till, Burlesque de Richard Strauss, également le Concerto pour violoncelle de Dvorak. Les artistes concernés sont jeunes, comme André Cluytens, Jean Fournet, Jean Giardino, Monique de La Bruchollerie, les frères Jean et Pierre Fournier. Quelques doyens vont encore faire des disques telle Marguerite Long qui, en 1941, avait enregistré la Rapsodie portugaise d’Ernesto Halffter, grave en juin 1944, probablement clandestinement, le Cinquième concerto pour piano de Beethoven sous la baguette de Charles Münch, disques publiés dès la Libération. À cette époque, l’industrie du disque est presque arrêtée. La moitié de tous ces enregistrements sont restés dans les cartons de Pathé-Marconi, jamais publiés ou parfois, dans l’après-guerre, comme le Concerto pour piano et vents de Stravinski par son fils Soulima avec l’orchestre Oubradous, ou Les Trois Complaintes du soldat d’André Jolivet avec Pierre Bernac.
Curieuse époque que 1943. Alors que la pénurie de matière est évidente, des disques supprimés sont à nouveau disponibles : ceux de Prokofiev pianiste, enregistrés en 1935, publiés avec une petite vente en 1937, épuisés depuis, réapparaissent ! Mais ils ne seront pas réédités à la Libération. Sont à nouveau disponibles les disques brahmsiens de Doda Conrad et Eric Ithor-Kahn, artistes tous deux juifs et aux Etats-Unis ! L’éditeur semble préparer l’après-guerre.
De nouveaux éditeurs ont-ils vu le jour sous l’Occupation ?
Au printemps de 1941, Henri Screpel lance les Les Discophiles français. Ces disques en albums de luxe présenteront au public des œuvres de Rameau, Couperin, Mozart, sous la direction de Maurice Hewitt. Les frères Pasquier feront aussi quelques disques Bach-Mozart. Des cantates de Bach sous la direction de Charles Münch seront enregistrées en 1943, mais jamais publiées.
Fin 1943, Maurice Hewitt est déporté au camp de Buchenwald. Après la guerre, le label sera partagé entre les gravures de musique chorale sous la direction de Marcel Couraud et les célèbres disques de Marcelle Meyer avant d’y intégrer Yves Nat en 1950. En 1950-1951 Maurice Hewitt fera toute une série exceptionnelle d’enregistrements symphoniques.
Quelle conclusion ?
Sous l’Occupation, avec l’engagement rapide dans la collaboration et son épuration raciale, spécialement à l’initiative de Jean Bérard, Alfred Cortot et Max d’Ollone, le disque s’est bien porté, et même très bien.
* Ancien producteur d’émission sur France Musique, Philippe Morin qui a été également responsable d’éditions discographiques d’enregistrements historiques, est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs spécialiste de l’histoire de l’enregistrement, spécialement pendant la seconde guerre mondiale.
Laurent WORMS
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