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Catégorie : Articles

1348
1. Ars antiqua-ars nova

Au printemps 1348, Guillaume a quarante-huit ou quarante-neuf ans. Il est originaire de Machault, une bourgade au sud des Ardennes, vassale de Louis de Maerle, deuxième comte de Flandre, d’Artois, de Rethel et de Nevers, époux de Marguerite de Brabant.De leur union naquit une fille unique qui plus tard, épousa un frère du roi de France, Philippe le Hardi. Bon sang ne saurait mentir ! L’Ardenne est une ancienne terre de France ; c’est une marche du royaume, non loin des comtés du Hainaut et du Luxembourg. La Guerre de cent ans, a commencé depuis dix ans déjà, lorsque débute notre récit. Le village de Machault, dont Guillaume porte le nom, se trouvait alors dans la province ecclésiastique de Reims, à 13 lieues de la métropole royale, soit environ trente-huit kilomètres. Reims était, depuis Clovis, la ville du sacre des rois de France. Elle l’était restée, bien que Paris se fût imposé, depuis Philippe Auguste, comme capitale politique. On y conservait une relique des plus sacrées, la Sainte Ampoule, contenant le saint chrême pour l’onction des rois thaumaturges. La ville était riche. La toile de Reims se vendait en Norvège et même en Russie, à Novgorod, grâce aux marchands du Hainaut et à ceux de la Ligue hanséatique ; on la retrouvait en Italie et jusque sur les bords de la mer Noire. Reims était au croisement des routes commerciales les plus actives d’Europe, au cœur de la Champagne et de ses foires opulentes. Elle était riche et indépendante. Désormais, un Conseil de ville, s’ajoutant aux échevins qui rendaient la justice, dirigeait la cité. La Guerre de cent ans ayant affaibli le pouvoir royal, il convenait d’y suppléer et d’assurer son propre gouvernement. On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! En 1348, la galerie des rois de la nouvelle cathédrale est achevée, couronnement, si j’ose dire, d’un siècle de travaux commencés à la fin du règne de Philippe Auguste, pour édifier la troisième des cathédrales qui embellirent cette cité prestigieuse ! La façade occidentale, celle que nous admirons encore aujourd’hui (certes restaurée maintes fois), compte cinquante-six statues royales, hommage au monarque céleste, aux rois bibliques, mais pas seulement : on y voit Clovis !
De l’enfance et de la prime jeunesse de Guillaume de Machault, dans ce pays austère, triste plateau formé de craie, autrefois surnommé la Champagne pouilleuse, qu’irrigue l’Aisne, nous ne connaissons rien, sinon ceci : Guillaume est un roturier. Par l’on ne sait quel truchement, il put se rendre à l’école-cathédrale de Reims pour y suivre une formation de clerc. Probablement avant l’âge de vingt ans, il reçut les ordres mineurs (ostariat, lectorat, exorcistat, acolytat), fonctions liturgiques qui précédaient généralement la réception des ordres majeurs (sous-diaconat, diaconat et sacerdoce), mais ce ne fut pas son cas : Guillaume devint un clerc savant, mais jamais il ne fut ordonné prêtre. Cédric Giraud, dans le Cahier de Recherches Médiévales et Humanistes (n° 18-2009), montre l’importance du réseau des écoles-cathédrales, au centre duquel brillait celle de Reims. Son rayonnement, comme celui de l’école voisine de Laon, s’étendait en France et à l’étranger. De nombreux nobles anglo-normands venaient à Reims étudier sous la conduite de magister, maîtres réputés placés sous l’autorité de l’écolâtre et Guillaume le roturier y fréquenta de brillants esprits et de jeunes aristocrates. Depuis les grandes réformes de la Renaissance carolingienne, à partir du IXe siècle, la formation d’un clerc reposait sur l’apprentissage des sept arts libéraux, que l’on peut voir représentés sur la rose du transept nord de la cathédrale de Laon : « Gramm loquitur, Dia verba docet, Rhet verba colorat, Mus canit, Ar numerat, Geo ponderat, Ast colit astra. » La Grammaire parle, la Dialectique enseigne, la Rhétorique colore les mots, La Musique chante, l'Arithmétique compte, la Géométrie pèse, l'Astronomie s'occupe des astres. Les trois premiers forment le Trivium, les quatre suivants le Quadrivium. Nous ne disserterons point ici sur cette savante question réservée à d’érudits paléographes et ne retiendrons qu’un aphorisme : Mus canit, la musique chante. Car l’on chantait, dans le chœur canonial de la cathédrale de Reims et Guillaume n’était point sourd ! Et que chantait-on ? D’abord et surtout, le plain-chant en latin, seule forme musicale liturgique tolérée par l’Église, depuis la décrétale Docta Sanctorum Patrum du pape Jean XXII, qui n’entendait point d’une bonne oreille les hardiesses musicales de son temps. On lira avec profit sur cette question l’article d’Étienne Anheim, « Une controverse médiévale sur la musique : la décrétale Docta sanctorum de Jean XXII et le débat sur l’ars nova dans les années 1320 » (Revue Mabillon n.s. 11, p. 221-246). La monodie grégorienne ne suffisait plus aux musiciens, ni aux chantres ; ils voulaient du contre-point, de la polyphonie, en un mot un Ars nova qui remplaçât l’ars antiqua ! Qui plus est, les compositeurs ne répugnaient pas à faire quelque infidélité au texte sacré, à lorgner du côté des trouvères et des ménestrels, de l’amour courtois et de la chanson de geste, quitte à mêler subrepticement les formes musicales profanes et religieuses. Intolérable ! En 1323, Jean XXII, le deuxième pape d’Avignon, né à Cahors, fulmine une condamnation sans appel de ces débauches musicales : « Ce n'est pas inutilement que Boèce dit : L'âme corrompue se délecte des modes les plus corrompus, et les entendant souvent, elle s'amollit et se dissout. » Boèce, philosophe vivant au Ve siècle de notre ère est, entre autre, l’auteur d’un traité sur la musique. Il semblerait toutefois, nous apprend Florence Mouchet, dans sa contribution à Jean XXII et le midi, parue dans Les Cahiers de Fangeaux (n° 45, Privat, Toulouse, 2012), que le Souverain pontife en eût davantage contre le motet, forme polyphonique profane toute récente, que contre les fioritures qu’il était devenu courant d’ajouter au chant grégorien pour l’agrémenter. L’ire pontificale n’eut que peu de conséquences. Que l’on en juge ! En 1324, un an seulement après la publication de la décrétale de Jean XXII, Guillaume composait Bone Pastor Guillerme, un motet à trois voix en l’honneur de Guillaume de Trie, nouvellement promu archevêque de Reims : « Bone pastor Guillerme, Pectus quidem inerme, Non est tibi datum. » Guillaume, bon berger, point ne t’a été donnée, poitrine désarmée. Il en existe plusieurs enregistrements. Nous retiendrons celui réalisé par The Hilliard Ensemble (2001) chez Media Music et cet autre, par l’ensemble lyonnais Musica Nova (2002), réédité en 2011 par Ǽon, le n° 18 d’un album contenant l’intégralité des 23 motets.
Guillaume n’avait que vingt-quatre ans lorsqu’il écrivit cette œuvre. Une fois ses études achevées, il devint secrétaire d’un très puissant seigneur, digne des plus belles chansons de geste, le roi Jean 1er de Luxembourg, roi de Bohême, mieux connu sous le surnom de Jean l’Aveugle, en qui l’on reconnaissait, de son vivant déjà, le parangon de la chevalerie, dont Guillaume s’apprêtait à partager la vie aventureuse et raffinée pendant plus de vingt années. Avec lui, il découvrit l’art de la fauconnerie, s’aguerrit auprès de ce seigneur fougueux qu’il accompagna lors de ses expéditions en Italie ou à Prague. Pour ce protecteur remarquable il écrivit Jugement du roi de Bohème, épopée mêlant amour courtois et roman de chevalerie, qu’imita Christine de Pisan dans son poème intitulé le Dit de Poissy. Hélas, le 26 août 1346, lors de la bataille de Crécy, Jean l’Aveugle trouva la mort, mais une mort héroïque : afin de continuer à se battre, n’y voyant goutte, il avait demandé qu’on l’attachât à deux de ses chevaliers, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche !

1348
2. La Peste noire, Dies irae

Pierre de Damouzy était inquiet. Ancien maître régent à la Faculté de médecine de Paris, médecin personnel de Marguerite de France, comtesse de Flandre et mère de Louis de Maerle, deuxième comte de Flandre, d’Artois, de Rethel et de Nevers, suzerain de Machault, il réside à Reims, en sa qualité de chanoine de la cathédrale. Or, Guillaume avait également été nommé au chapitre de Reims, vers 1338 ou 1340, grâce à l’intercession de son ancien protecteur, qui lui procura cette charge lucrative avec l’approbation du pape d’Avignon Benoît XII. Guillaume percevait donc une prébende canoniale, mais il était non résidant (et le resta, probablement jusqu’en 1359), préférant, à celle des chanoines, la compagnie de nobles personnes lettrées et leur goût pour la littérature profane. Après le désastre de Crécy, Guillaume de Machault était entré au service de la fille de Jean l’Aveugle, Bonne de Luxembourg. Il fréquentait la cour de cette princesse de sang royal, société relevée qui lui inspira de nombreux poèmes, rédigés non plus en latin, mais en (ancien) français, la « langue vulgaire » ! Pierre de Damouzy écrivait lui aussi, mais en latin et sans nul projet poétique. Il mettait la dernière main à son Tractatus de epidymia, Traité de l’épidémie (manuscrit latin 11227 de la Bibliothèque nationale). Car, depuis un an, une nouvelle affreuse se transmettait de bouche à oreille. Le voyageur Ibn Battuta, les poètes Boccace et Pétrarque, des médecins italiens ou catalans, Gentile da Foligno, Jacme d’Agramont, avaient sonné l’alarme : la peste se répandait comme une trainée de poudre autour de la Méditerranée. Pestis, le fléau… Transportée par les galères génoises venues de la mer Noire, elle avait débarqué à Constantinople, à Gaza, puis gagné Gènes, Messine, Florence, Pise, Marseille et enfin Avignon : « L’an du Seigneur 1348, en France et presque partout dans le monde, les populations furent frappées par une autre calamité que la guerre et la famine : je veux parler des épidémies. Ledit fléau, à ce que l’on dit, commença chez les mécréants [dans l’empire mongol, en guerre avec les Génois], puis vint en Italie ; traversant les monts, il atteignit Avignon, où il frappa quelques cardinaux et enleva tous leurs domestiques. » (Jean de Venette, Chroniques latines, 1368). Gaucelm de Jean d’Euse d’Ironne, neveu de Jean XXII, cardinal-évêque d’Albano ; Giovanni Colonna, archiprêtre de la basilique Saint-Jean de Latran; Pedro Gomez Barroso, évêque de Carthagène, cardinal-évêque de Sabine, dit le cardinal d’Espagne ; Imbert du Puy, neveu de Jean XXII, cardinal des Douze Apôtres ; Gozzio Battaglia, patriarche de Constantinople, cardinal de Saint-Prixe ; Elie de Nabinal, cardinal de Saint-Vital ; Domenico Serra, maître général de l'Ordre de Marie, tous ces prélats furent entraînés dans une même danse macabre et avec eux onze mille avignonnais. Parmi ces derniers, la peste enleva Laure de Noves, aïeule du marquis de Sade, amour platonique et muse de Pétrarque qui l’avait rencontrée vingt ans plus tôt dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, dont il s’était épris alors qu’elle venait de se marier.
Pierre de Damouzy était inquiet. Il n’avait encore jamais vu de ses yeux les épouvantables symptômes de la peste. Il ne les connaissait qu’à travers des témoignages parfois contradictoires. Alors, il préféra user d’un terme plus général, « épidémie » et, plus qu’à la maladie elle-même, c’est à sa transmission qu’il pensait. L’article savant de Danielle Jacquart, « La perception par les contemporains de la peste de 1348 » (Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2006), nous en apprend beaucoup à ce sujet. Ayant été informé de l’arrivée de la peste en Avignon, où elle avait pris une forme pulmonaire, Pierre de Damouzy s’interrogeait. La propagation du mal serait-elle due au contact avec les malades, lorsqu’amis, médecins et prêtres les visitent ? Leur respiration empoisonnerait-elle l’air environnant ? Pis encore, des personnes en apparence saines pourraient-elles transmettre la maladie ? Avicenne, le grand philosophe et médecin persan, dans un traité médical, raconte l’anecdote légendaire de la pucelle venimeuse : nourrie de poison depuis l’enfance, mithridatisée en somme, elle avait été destinée à séduire puis contaminer des rois ennemis ! Nulle magie noire en cela, nulle intervention divine mais une contagion qu’il faudrait désormais savoir prévenir. Le meilleur rempart contre l’épidémie se révélait être la prophylaxie. À la demande de la Faculté de médecine de Paris, le Tractatus fut adressé au roi de France Philippe VI dès la fin de l’année 1348, alors que la peste silencieusement, venait d’entrer dans Paris. Reims était épargné, mais pour combien de temps ?
Pierre de Damouzy était inquiet, car les descriptions du fléau faisaient froid dans le dos. Voici celle de Boccace, l’auteur du Décaméron, dix récits se déroulant lors d’un « confinement » volontaire de quatorze jours dans une villa proche de Florence, où sévissait la peste : « Chez nous, au début de l’épidémie, et qu’il s’agît des hommes ou des femmes, certaines enflures se produisaient à l’aine ou sous l’aisselle : les unes devenaient grosses comme des pommes ordinaires, d’autres comme un œuf, d’autres un peu plus ou un peu moins. On les appelait vulgairement bubons. Après quoi le symptôme du mal se transforma en taches noires ou livides qui, sur beaucoup, se montraient aux bras, aux cuisses et en tout autre point, tantôt grandes et espacées, tantôt serrées et menues. Quant au traitement de la maladie, il n’était point d’ordonnance médicale ou de remède efficace qui pût amener la guérison ou procurer quelque allègement. Les guérisons étaient rares, et, dans les trois jours qui suivaient l’apparition des symptômes déjà signalés, et plus ou moins vite selon le cas, mais généralement sans fièvre et sans autre trouble apparent, presque tous les gens atteints décédaient. L’intensité de l’épidémie s’accrut du fait que les malades, par leur commerce journalier, contaminaient les individus encore sains. » (Cité dans Johannes Nohl, La mort noire : Chronique de la peste d’après les sources contemporaines, Paris, Payot, 1986, p. 26-27.) Les chroniqueurs témoins des faits, tel le florentin Matteo Villani, nous ont laissé d’effroyables témoignages. Partout, les populations littéralement affolées étaient en proie à la panique. Les uns se livraient à d’ultimes débauches quand d’autres s’adonnaient à la dévotion. Les prêtres, décimés comme les autres, n’étaient plus assez nombreux pour s’acquitter de leurs bons offices et les chrétiens mouraient sans recevoir les derniers sacrements. Il n’y avait plus assez de vivants pour enterrer les morts ; des cadavres abandonnés gisaient dans leur lit, oubliés de tous tandis que d’autres jonchaient les rues, en l’attente d’un fossoyeur. Les plus riches citadins parvenaient à s’enfuir sans se douter que la peste, où qu’ils allassent, les aurait précédés. Sur leur chemin, sans doute croiseraient-ils une procession, verraient-ils des dos lacérés, une foule de flagellants hirsutes invoquer la protection de la Vierge, des prophètes improvisés annoncer la fin des temps, de hâves frères franciscains aux yeux exorbités exhorter, de villages en villages, des paysans à la contrition, des pénitents porter des croix plus lourdes qu’eux-mêmes en chantant à tue-tête la Prose des morts : « Dies irae, dies illa, Solvet saeclum in favilla, Teste David in Sibylla. » Jour de colère ce jour-là, Il réduira le monde en cendres, David et la Sibylle l’attestent. Cette séquence grégorienne, écrite vers la fin du XIIe siècle, tirée en partie du poète Lactance (250-325), était chantée lors de la messe des défunts. Elle décrit l’apocalypse, le jugement dernier au son des trompettes, le tardif repentir des pécheurs, implorant la miséricorde du Seigneur : « Pie Jesus domine, dona eis requiem. » Doux seigneur Jésus, donne-leur le repos éternel. Nul ne l’entend sans frémir. Elle inspira nombre de compositeurs jusqu’à aujourd’hui. Berlioz la fait sonner en une lugubre fanfare dans le cinquième mouvement, Songe d’une nuit de Sabbath, de sa Symphonie fantastique. Carl-Théodore Dreyer (1889-1968) l’a prise pour titre de l’un de ses films, Dies irae (1943). Dans le Septième sceau (Ingmar Bergmann, 1957), Max von Sydow incarne le chevalier Antonius Block, de retour des croisades. Au cours de son périple, il croise une procession de flagellants hagards, ivres d’imprécations, surgissant comme des fantômes parmi les fumées d’encens : à l’arrivée dans un village, au son du Dies irae, l’un d’entre eux est crucifié. Plus tard, Antonius Block jouera sa vie aux échecs avec la Mort, sur un rivage… « A peste fame belloque libera nos Domine. » De la peste, de la faim et de la guerre libère-nous seigneur ! Le Moyen-âge a résonné de cette imploration quotidienne, ajoutée aux litanies des saints, résumé complet des trois causes principales du malheur sur la terre. René Girard l’a bien montré (La violence et le sacré, 1972), dans sa théorie du « Bouc émissaire » : pour ne pas retourner contre elles-mêmes leur propre violence ambivalente et refoulée, les sociétés primitives, mues par un « mécanisme victimaire », doivent trouver un responsable de leurs maux, faute de quoi elles s’autodétruiraient. En général, les boucs émissaires sont choisis parmi les groupes minoritaires, les marginaux, les réprouvés de toutes sortes. En avril 1348, à Toulon, quarante juifs étaient massacrés, accusés d’avoir causé la peste par l’empoisonnement de l’eau des puits. Bientôt, le pogrome s’étendit et contamina tout le Languedoc, atteignit Paris, se répandit en Savoie, en Suisse et en Allemagne, à Nuremberg. Le pape Clément VI s’en émut. Le 26 septembre 1348, il admonestait les évêques en ces termes : « Récemment, une nouvelle infâme est parvenue jusqu’à nous : la peste que Dieu inflige au peuple chrétien pour ses pêchés, voici que des chrétiens la mettent sur le compte des juifs. Poussés par le Diable, ils les accusent d’empoisonnement. Il est vrai que ce crime d’empoisonnement mériterait un châtiment terrible, mais on voit que la peste atteint aussi les juifs. Et puis, comment croire que les juifs ont pu trouver le moyen de déclencher une catastrophe pareille ? Nous vous ordonnons de profiter de la messe pour interdire à votre clergé et à la population – sous peine d’excommunication – de léser les juifs ou de les tuer ; s’ils ont des griefs contre les juifs, qu’ils recourent aux juges compétents. » (Cité par Raymond Darioly, Le Moyen Age, Lausanne, LEP, 1998, p. 386).

1348
3. Le Remède de Fortune
Alors que Pierre de Damouzy s’inquiétait, Guillaume menait grand train. Le roturier des Ardennes fréquentait désormais l’entourage de Bonne de Luxembourg. Fille de Jean l’Aveugle, elle était aussi la sœur aînée du futur empereur du Saint-Empire romain germanique, Charles IV, couronné à Rome le jour de Pâques 1355. À dix-sept ans, elle avait été mariée à Jean de Valois, qui n’avait alors que treize ans. Plus tard, il devint roi de France sous le vocable de Jean II dit le Bon. Par son mariage, elle devenait duchesse de Normandie, comtesse d’Anjou et du Maine, mais ne fut jamais reine de France, car le sort en décida autrement… L’autorité des premiers Valois, branche cadette des Capétiens, fut très tôt mise à mal. Edouard III Plantagenêt, roi d’Angleterre et seigneur d’Irlande, duc d’Aquitaine était aussi le petit-fils de Philippe IV le Bel par sa mère, Isabelle de France, épouse d’Edouard II d’Angleterre. C’est donc à lui, et non à ses cousins Valois, qu’aurait dû revenir la couronne de France. Puisqu’on la lui refusait, il irait la prendre. La guerre de cent ans commençait ! Jean de Valois, lui-même petit neveu de Philippe le Bel, passa donc la première partie de sa vie à guerroyer, en Normandie et en Guyenne. Il remporta des succès, mais le pouvoir de Philippe VI de Valois, le roi son père, était de plus en plus menacé. La bataille de Crécy, où mourut Jean l’Aveugle, lui porta un coup fatal. L’affaiblissement du roi de France allait profiter à ses frères puinés, qui avaient reçu en apanage de prestigieux fiefs ; Anjou, Berry, Orléans, Bourgogne. Quoique vassaux du roi leur frère, ces princes du sang s’accaparèrent petit à petit le bénéfice des impôts royaux. Le faste de leurs cours attira troubadours, poètes, savants, philosophes et musiciens. Bien qu’elles soient plus tardives, les Très riches heures du duc de Berry, commandées en 1411 à des enlumineurs hollandais, nous aident à imaginer la magnificence de ces cours princières ; dans des palais d’un gothique désormais ornemental, évoluent élégamment Dames et Seigneurs vêtus de tuniques de brocart rehaussées de fil d’or, courtisans, ecclésiastiques et serviteurs. Dans ses travaux érudits consacrés à La cour de Bourgogne à Paris, 1363-1422, (Université de Lille-3, 2011), Florence Berland nous montre la place de choix qu’occupaient les musiciens dans cette première « société de cour » (pour citer Norbert Elias). Une mode, en particulier, s’était installée ; celle des chapelles. Tout le monde voulait la sienne ! Peut-être doit-on cet engouement à l’influence de Clément VI (1291-1352), l’un des plus remarquables parmi les pontifes d’Avignon, mécène et protecteur des arts, qui avait créé sa propre chapelle au palais des papes ; la Grande chapelle. Le mot, par métonymie, désigne le lieu et les chœurs qui s’y produisaient. Bien après la fin de notre récit, vers 1365, Guillaume de Machault y fit exécuter sa Messe de Nostre Dame, son chef d’œuvre, l’une des premières messes polyphoniques, apogée de l’Ars nova.
Guillaume servait deux Dames, l’une céleste et l’autre bien terrestre. Pour la princesse qui le protégeait, il voulut donner le meilleur de lui-même. En ces temps troublés, il fallait bien se divertir. Pour rendre hommage à l’esprit autant qu’à la beauté des femmes, des cours d’amour se tenaient dans les palais princiers, sortes de tribunaux où l’on tranchait toutes questions touchant à l’amour. Chacun y allait de ses déclamations poétiques, la grivoiserie n’étant point de mise car seul prévalait le code de l’amour courtois. Dans le Remède de fortune, qu’il composa en 1348, œuvre alternant poèmes et chants, Guillaume de Machault décrit les affres d’un soupirant, que sa timidité empêche d’avouer ses sentiments à celle qu’il aime. Margaret Switten, dans les Cahiers de l’AEIF (1989, p. 101-116), en fait une analyse des plus éclairantes. L’œuvre est en trois parties. Dans la première, l’amoureux transi manque toutes les occasions de se déclarer, dans la dernière, il y parvient enfin. Tout s’est donc joué pendant la partie centrale lorsque, s’étant retiré au parc de Hédin, il rencontre « Espérance ». Il se ressaisit, grâce à cette muse puis adresse à Dieu une prière, afin qu’il lui soit pardonné d’avoir commis le péché de tristesse !
Or le Remède de Fortune n’est point une œuvre sentimentale ou frivole ; c’est un manifeste en faveur du renouveau musical, alors que sévissaient la faim, la guerre et la peste. Les pièces chantées de la première partie sont monodiques, notées en neumes comme l’est le chant grégorien. Les formes musicales utilisées – Virelai, Complainte, Chanson royale – se rapportent à l’art déjà ancien des troubadours et des ménestrels ; les durées sont divisées en trois, hommage à la Trinité sainte. Lors de la partie centrale et pendant toute la troisième partie, le style ancien (ars antiqua), se transmue en art nouveau (ars nova); le chant devient polyphonique, la notation se modernise, les durées sont divisées par deux, ce qu’interdisaient les traités musicaux jusqu’alors, des formes nouvelles apparaissent, telles que Baladelle, Rondelet… Signalons les interprétations qu’en donnent l’Ensemble Project Ars Nova, et celle de Marc Mauillon et Pierre Hamon (Guillaume de Machault Eloquentia, 2008, diapason d’or). Lorsque Guillaume lui dédia l’œuvre, Bonne de Luxembourg n’avait plus que peu de temps devant elle. En 1348, Jean Le Noir, enlumineur de grand renom, commençait la composition d’un psautier aujourd’hui connu sous le nom de Psautier de Bonne de Luxembourg (New-York, The cloisters). Les 150 psaumes de David y sont ornés d’enluminures. L’une d’elles retiendra notre attention. Elle reprend un thème très célèbre alors, celui des Trois vifs et des trois morts. Trois jeunes et fringants chevaliers rencontrent, au détour d’un chemin, trois cadavres qui les veulent entraîner dans une Danse macabre, comme celles que l’on peignait alors dans les églises, afin que tous méditassent sur la vanité du monde et la précarité de toute vie humaine. Memento mori. Souviens-toi que tu es mortel ! Bonne de Luxembourg fut arrachée à la vie en 1349, saisie par la peste qui faisait encore des ravages, même dans les cours princières… Le Remède de Fortune repose sur un pivot qui a pour nom « Espérance ». Il nous enseigne que les temps de peste peuvent annoncer de la nouveauté dans le monde !

Bernard PATARY

 

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