Thomas Mougel est étudiant au CNSMD de Paris. Il y suit parallèlement les cursus d’analyse et d’écriture musicale, où il a déjà obtenu les prix d’harmonie et de contrepoint. Passionné par la musique de César Franck, il réalise en 2019 un dossier sur le Prélude Choral et Fugue pour son DEM d’analyse au CRR de Lyon que reprend en partie cet article. Par ailleurs, il envisage actuellement la composition de pièces de musique de chambre en association de textes récités.
Cet article est la deuxième et dernière partie de l’analyse de l’oeuvre de César Franck. Pour consulter la première partie, rendez-vous sur la dernière lettre d’information : https://www.leducation-musicale.com/newsletters/LI130.html
Tableau synthétisant la forme du Prélude
Commentaire sur le Prélude
Un principe essentiel de ce prélude réside dans l'opposition franche de ses deux grands thèmes. Du premier (A), à peine mélodique, on retient avant tout la texture de ses arpèges de triples croches se brouillant avec la pédale. Le deuxième (B) tient justement par sa mélodie expressive. Son accompagnement est fait de ponctuations harmoniques espacées. Franck a pris soin de séparer les deux thèmes par des silences. Il les expose d'abord chacun leur tour au ton principal, en si m, puis fait de même à la dominante. Si A voit sa fin légèrement varier avec ce nouveau ton, la redite de B donne lieu à un véritable développement. En si m, le deuxième motif de B (b1b), achevé par une demi-cadence, se répétait une fois plus orné. En fa# m, un silence interrompt le discours avant la répétition (mes. 28). Quand celle-ci survient malgré tout juste après, elle se fait dans le ton inattendu de mi m, et le thème se poursuit comme s'il avait toujours été dans cette tonalité. La phrase se prolonge alors dans la continuité de ce qui précède. Un autre phénomène intéressant intervient au moment de cette prolongation. Après avoir donné le motif qui concluait initialement B (b2) en augmentation (mesures 31-32), Franck fait alterner un nouveau motif, b3, avec b2 pour ne garder après deux mesures que b3. On a ainsi : b2 → b2/b3 → b3, manière particulièrement habile de parvenir à un point nouveau sans aucune rupture ! De plus, la ligne de basse chromatique qui soutient b3 à partir de la mes. 35 est préparée par la basse chromatique mais moins dense des mesures précédentes. Le retour se fait de manière semblable, en sens inverse. Mesure 39, on a tout à la fois la tête de b2 alternant avec celle de b3 (on remarque combien elles sont proches), et la tête de b2 en augmentation. Le principe est poussé jusqu'à joindre le retour de la section A au ton principal à cette fin de B à l'aide de cette technique. Mesure 41, la formule arpégée du premier thème réapparaît, mais elle est d'abord fragmentée et en alternance avec le renversement de la tête de b2 avant de retrouver pleinement son état initial. Enfin, le retour de A en si m, dernier moment du prélude, transforme largement la trame harmonique de cette section. Plus suspensif dans un premier temps, le discours gagne en intensité pour atteindre son sommet en sol# m et se résout seulement trois mesures après au ton principal. Motifs notoires du prélude
Tableau synthétisant la forme du Choral
Commentaire sur le Choral
Le choral est avant tout un thème que Franck a construit de manière à ce qu'on le remarque et qu'on le retienne. Il a pour être retenu une mélodie simple, diatonique, dont la clarté provient de sa doublure en octaves dans le registre aigu du piano. La lenteur du tempo le rend majestueux. Il est soutenu par de grands accords arpégés homorythmiques. Son harmonisation est elle aussi particulièrement diatonique pour une musique si pleine d'altérations. Il a pour être remarqué, l'effet de contraste qui marque son arrivée. Les intermèdes sonnent dans un registre médium, soutenus par une harmonie modulante plus chromatique, et adoptent une mélodie continue sans repères. Ils semblent chercher une direction avec hésitation. Chaque fois, après être arrivé dans le ton du thème-choral qui va suivre, une cadence puis la stagnation sur la tonique agissent comme un signal précédant son retour. Ainsi, le parcours « sinueux » des intermèdes laisse place à l'éclatant choral. De même que les ritournelles baroques, le thème du choral n'est pas associé à une tonalité. D'abord en do m, il revient ensuite en fa m puis en mib m. De plus, il suit une forme bar (par ailleurs fréquente dans les chorals luthériens) dont l'abgesang varie à chacune de ses apparitions. En fa m, la dernière période est renouvelée par rapport à do m. En mib m, Franck enchaîne les deux fins précédentes, réharmonisant ce qui était la cadence de la première de sorte à ce qu'elle mène à la deuxième.
Le durée du point d'orgue que choisit l'interprète en tenant la note finale de cette dernière entrée du choral a une certaine importance dans la compréhension de la forme. Faut-il créer une rupture et marquer nettement le passage à cette nouvelle section qu'est la jonction entre le choral et la fugue, ou bien enchaîner de façon plus continue et faire croire pour un temps au commencement d'un nouvel intermède ? Dès le début de cette jonction nous est révélé le sujet de la fugue à venir, dont il n'y a bien sûr pas moyen de savoir qu'il sera sujet de fugue si on ne connaît pas déjà la pièce. Il est dans un tempo plus élevé que la section choral mais a cela en commun aux intermèdes qu'il est en mélodie accompagnée d'accords. Bien vite, il se perd dans le grave, tandis qu'une arabesque prend le relais et se perd elle dans le silence. Ce schéma, sujet → arabesque, est répété, varié, une fois dans un autre ton. Franck pose ici une énigme : que sont ces nouveaux éléments ? Tout de suite il les confronte en opposant la tête du sujet à l'arabesque, avant que cette dernière explose dans immense arpège de 9ème mineure de dominante. Lorsque la fugue démarre, l'exposition du sujet en tant que telle donne rétrospectivement la réponse à l'énigme.
Tableau synthétisant la forme la Fugue
Commentaire sur la fugue
À première vue, la fugue semble bâtie en trois blocs de tailles inégales : la fugue à proprement parler qui alterne entrées du sujet et divertissements, le Come una cadenza marquant le retour des grands thèmes des mouvements antérieurs, et la conclusion plus brève. Dans cette première grande partie, Franck pousse particulièrement loin les possibilités de son sujet, le morcelant et usant à foison de chacun des pièces obtenues, jouant avec son miroir, le faisant sonner dans tout les registres, avec des contre-sujets et accompagnements sans cesse renouvelés. Il n'utilise cependant pas de strettes, réservant l'effet de superposition pour la section des retours. De plus, un certain nombre d'arpèges et de lignes mélodiques qu'on n'attend pas traditionnellement dans ce genre irriguent les développements. La cadence parfaite la plus affirmée est au relatif (mes. 59-60) et met en relief l'entrée du sujet à la basse et en miroir qui suit. Une impressionnante pédale de dominante soutient la réexposition du sujet en si m (mes. 122) mais n'aboutit pas, interrompu par le Come una cadenza. C'est pourtant à cet instant qu'une fugue plus traditionnelle se serait conclue. La pièce s'achèvera avec le choral en Si M. Pour mener à ce ton, une fois les grandes superpositions tout à fait réalisées, Franck transpose l'épisode menant à la cadence au relatif afin d'aboutir à une cadence au ton homonyme. Juste avant cela (mes. 190), un sommet de contrepoint ayant été atteint, plus rien ne semble possible dans le domaine de la fugue, le discours vire à la fantaisie, éclatant en de grands arpèges lisztiens.
Le sujet et sa segmentation en cellules, utilisées dans les développements de la fugue
Thomas MOUGEL
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