Diana Syrse est une compositrice et chanteuse originaire de Mexico. Sa musique se caractérise par une influence du jazz, du rock, de la fusion, de la musique traditionnelle du monde entier et de l'avant-garde, ainsi que par l'utilisation d'instruments non occidentaux, d'éléments théâtraux et d'électronique. Elle nous propose ici sa vision de l’opéra contemporain

Que devons-nous faire pour réimaginer l'opéra à notre époque ? Dans quelle mesure l'enseignement musical que nous recevons dans les universités nous limite-t-il ? Pourquoi la diversité est si importante dans la programmation d'événements, avec musique et scène dans les théâtres et opéras en Europe, et quel est le rapport avec l'avenir de l'opéra ?
Dans de nombreuses universités des États-Unis, l'étude de l'histoire de la musique se concentre exclusivement sur la musique occidentale, de ce fait, ce discours est la base de la discussion sur l'évolution et l'histoire de la musique dans le monde entier. Cette hégémonie culturelle prépare les étudiantes et les étudiants à suivre uniquement les structures et les systèmes existants. Encore minoritaires, certaines universités sont en train de changer lentement de vision. Par exemple, le California Institute of the Arts (CalArts), encourage les étudiantes et les étudiants en composition à étudier d'autres systèmes musicaux. Alors elles et ils apprennent, en plus de la musique occidentale, de la musique d'Indonésie, d'Inde et d'Afrique auprès de professeurs originaires de ces pays. L'approche que fait cette université en matière de musique et de production musicale est très différente de celle des autres universités, car les compositrices et les compositeurs sont exposés à différentes influences musicales. Ils ont la possibilité d'étudier, entre autres, composition de jazz, de musique expérimentale, de rock, de bruits, et de musique électronique. Les étudiantes et les étudiants sont motivées/és pour aller au-delà de la "spécialisation" et s'intéresser à d'autres disciplines pour les comprendre et collaborer à des projets de théâtre, d'animation, de danse et autres. Pour faciliter cela, tous les domaines d'études sont situés sur le même campus.


Dans le monde de la composition d'opéra, les règles dérivées de la tradition européenne sont souvent appliquées : il faut écrire de la musique avec un système de notation déterminé dans lequel les interprètes reproduisent ce que la compositrice ou le compositeur imagine ; il faut utiliser des instruments, des chanteuses, chanteurs et des actions scéniques. L'opéra doit impliquer à la fois une scène et un public. Mais qu'en est-il de ceux d'entre nous qui respectent et étudient la tradition européenne mais ne sont pas issus de cette tradition ?
Imaginez ce qui pourrait arriver si les théâtres cessaient d'être des théâtres pour devenir des villes, des voitures ou des lieux dans la forêt. Imaginez que le public cesse d'être le public et devienne un personnage/acteur ? En Allemagne, le mot "Musiktheater" fait référence au nouveau genre de théâtre musical qui comprend l'opéra. Mais ce terme est-il vraiment suffisant pour redéfinir et élargir le terme "Opéra" ? Nous avons besoin d'un terme qui englobe le théâtre, la comédie musicale et l'Opéra. C'est entre ces catégories, dans un espace défini par "ne pas être", que naît le "Ne-opéra" ("ne" comme "non" en espéranto).
Dans le "Ne-opéra", les artistes qui ont appris les règles de l'opéra pourraient commencer à explorer au-delà de ce qu'ils ont appris à l'université. Ils pourraient voyager, découvrir d'autres façons d'aborder la composition musicale et rompre avec la tradition. Ces artistes peuvent être jeunes ou moins jeunes, issus de milieux et couches sociales diverses, et désireuses/désireux de s'écarter de la tradition opératique. En brisant les règles, elles/ils créent, et en créant de nouveaux paradigmes, ils se réinventent. C'est alors que l'opéra cesse d'être un opéra et devient un "Ahhhh !", et les termes commencent à changer ou de nouveaux termes sont créés.
Mais pour l'instant, cela ne se produit que dans certaines parties du monde.
« Depuis 200 ans, les Européens nous envoient leurs opéras. Aujourd'hui, je les leur rends tous ». John Cage
Le terme "Ne-opéra" fait référence à une grande tradition et à une histoire prise comme base, mais différente dans la mesure où il la nie. À quoi ressemble un "Ne-opéra" ?
Dans le "Ne-opéra", l'instrumentation serait réinventée. Un orchestre pourrait être réincarné comme une variation de lui-même.
Le Female Laptop Orchestra au Royaume-Uni, le Babylon Orchestra à Berlin et l'Orchestre andin de la PUCV (Pontífica Universidad Católica de Valparaíso) au Chili - un orchestre d'instruments indigènes jouant de la musique nouvelle avec des techniques étendues - ne sont que trois exemples d'organisations qui repoussent déjà les limites traditionnelles des orchestres. Les orchestres peuvent faire plus que simplement accompagner des chanteuses/chanteurs. Ils peuvent aussi devenir un personnage important sur la scène et dans le moment, comme le fait l'orchestre Stegreif à Berlin.
La chanteuse ou le chanteur aurait également des fonctions différentes. Elle ou lui pourrait arrêter de chanter le bel canto et expérimenter plutôt avec sa voix en utilisant tout son corps comme un résonateur en mouvement. Lorsque les chanteuses et les chanteurs cessent d'être des personnages sur scène et deviennent membres de l'orchestre, ou commencent à chanter avec des gestes qui sont traduits par un logiciel informatique qui interprète les chansons en fonction de l'émotion qu'elles suscitent, de nouvelles formes d'art naissent. C'est ce qui se passe dans le projet créé par l'artiste Laura Anzola à Bogota et présenté sous forme d'installation au Banff Center au Canada. Cela se produit également lorsqu'un robot devient le chef d'orchestre ainsi que le chanteur principal de l'Opéra de Keiichiro Shibuya, sorti au Japon en 2018.
« Que le chant ne ressemble jamais à rien, ni à un homme, ni à une âme, ni à un chant. » Pablo de Rokha
Les compositrices et les compositeurs pourraient créer des solos ou créer au sein d'un collectif de différentes parties du monde, participant en tant que compositrices et compositeurs interprètes et fusionnant de nouvelles musiques basées sur leurs propres traditions dans un spectacle avec des interfaces vidéo et électroniques qui interagissent avec une danseuse ou un danseur sur scène. Cela a été fait récemment en 2010 avec Opéra, no opera AH! au REDCAT Theater de Los Angeles.
Les compositrices et les compositeurs pourraient écrire des partitions sans papier, en utilisant la dramaturgie de l'œuvre comme partition pour les interprètes. Un exemple est donné par le Fractura Ensemble du Chili, dirigé par Enrique Schadenberg, qui travaille avec des partitions expérimentales et du mouvement. Par exemple, en 2018, il a interprété une œuvre avec un poème audio comme partition. La musique est ce que les musiciennes et les musiciens expriment avec leurs instruments lorsqu'ils perçoivent/entendent le poème. L'œuvre est répétée parce que les musiciennes et les musiciens doivent d'abord comprendre le poème et ensuite interpréter ce qu'ils ressentent, les instruments interagissant avec la bande.
Les espaces eux-mêmes peuvent également jouer le rôle de l'orchestre. Le compositeur mexicain Carlos Vidaurri a créé la pièce Tañer de Viento pour les clochers de différentes églises de la ville de Guanajuato. L'œuvre a été présentée au Festival international de Cervantino en 2006.
Comme ces éléments, les décors se prêtent également à une réinterprétation. Dans The Tree Opera de la compositrice Anna Kirse et Andris Kalnozols en Lettonie, le décor est la forêt et les arbres ses personnages. Le Hopscotch Opera, composé par un collectif de Los Angeles, aux États-Unis, a créé des décors à partir de voitures en mouvement et la ville elle-même en devenant le public. Les décors pouvaient faire partie d'une réalité virtuelle ou être combinés avec de la danse et des drones, comme le fait l'artiste japonais Daito Manabe dans son œuvre Elevenplay. Les décors pouvaient également inclure un documentaire ou un jeu vidéo interactif.
La réalisatrice ou le réalisateur devient une compositrice ou un compositeur lorsque son orchestre est composé de lumière, de personnes, d'instruments et de textes parlés par des actrices ou des acteurs qui s'allument et s'éteignent au rythme de sa baguette, comme le metteur en scène Ersan Mondtag fait dans ses répétitions. La musique joue un personnage important dans sa pièce de théâtre musical Sinfonie # 1. C'est lorsque nous pensons à franchir les limites de la spécialisation pour faire plus ou peut-être moins, que nous nous ouvrons vraiment à quelque chose de nouveau, d'authentique.
Les Ne-operas pourraient être présentés dans différentes langues ou avec un texte multilingue. Un exemple pourrait être le texte multilingue Zaïde/Adama ou les caractéristiques multilingues qui apparaissent dans Infinite Now, deux opéras écrits par Chaya Czernowin. Un autre exemple seraient les productions de scène de concert présentées par la compagnie française "La Chambre aux Échos" choisies par le metteur en scène Aleksi Barrière qui intègrent différentes langues et de multiples perspectives dans leurs productions. Pourquoi ne pas envisager un opéra dans une langue parlée par quelques personnes, mais riche en sonorité ou différente dans son concept? Dans la langue aymara de Bolivie, l'avenir attend et le passé est vu en avant et comporte 26 phonèmes consonantiques. Dans la composition musicale, le texte a une fonction très important car il a un rythme et une certaine intonation. Musicalement, il est très intéressant de travailler avec d'autres langues, car elles nous ouvrent de nouvelles possibilités sonores, de nouvelles voix et des sons gutturaux que nous n'avons pas l'habitude d'exécuter dans nos propres langues. C'est pourquoi les innombrables façons de chanter dans la musique traditionnelle sont si diverses : elles proviennent de langues différentes. Si nous prenions le bel canto comme base pour l'utilisation de ces langues, il y aurait encore plus de possibilités dans sa technique. De nouveaux sons seraient automatiquement explorés et la technique du bel canto serait également confrontée à une évolution. De nos jours, de nombreuses compositrices et nombreux compositeurs doivent s'adapter à un système dans le monde de l'opéra traditionnel. Ils doivent également s'adapter au fait que les théâtres ne sont pas assez bien équipés pour organiser des événements où le public se trouve dans un autre lieu, ou dans un endroit où la musique électronique sonne dans plus de quatre haut-parleurs. Cependant, la tradition sert de point de départ important et de dépositaire de la mémoire.
Lorsque nous parlons de "nouvelle musique", nous parlons d'un phénomène qui ne se produit pas dans un seul endroit ou dans un groupe spécifique de personnes ; il se produit dans le monde entier. À notre époque, la plupart des créatrices et créateurs d'opéra qui vivent de la composition proviennent de la classe moyenne supérieure. Pour celles et ceux qui viennent de couches sociales inférieures, il est presque impossible d'entrer dans ce monde, car il s'agit d'un cercle très exclusif. La plupart du temps, les compositrices et les compositeurs ne peuvent pas trouver de travail dans les théâtres ou les maisons d'opéra sans la recommandation du metteur en scène ou du dramaturge. Sans dramaturge ou directrice/directeur actif, curieuse/curieux et ouverte/ouvert, il est impossible d'entrer dans ce cercle, même si l'on a du talent.
Combien de programmes de concerts, d'opéras, de festivals, de concours, de résidences et d'ateliers voyons-nous de compositrices et de compositeurs qui ne viennent que de pays économiquement plus développés, des hommes pour la plupart ? Nous devons être plus conscients de l'importance de l'intégration des femmes, des minorités et des artistes des pays en développement. Intégration, et non assimilation. Leur voix et leur identité devraient également avoir une place dans l'éducation musicale et elles/ils sont également capables d'enseigner la musique au monde selon leur propre perspective. Ce serait une connexion d'identités qui pourraient avoir la même possibilité de partager des informations afin de continuer à se réinventer. Nous devons penser à la création de l'art pour l'art tout en soutenant son développement par une vision plus sociale et plus équitable. Pour que la musique continue à être un élément vital de nos cultures, nous devons penser globalement. Les pays qui ont la capacité de passer des commandes, qui ont des éditrices/éditeurs qui vendent dans le monde entier et qui produisent des spectacles de première classe pourraient soutenir la création de nouvelles musiques et envisager de regarder l'art dans le monde entier au-delà de leurs frontières, l'art qui est à coup sûr un bien universel. Si vous appréciez honnêtement et recherchez d'autres perspectives, vous devez également donner une chance à ces perspectives.
La production de musiques nouvelles appartient à tout le monde. Cultiver l'avenir de la musique exige un engagement en faveur de la diversité, de l'intégration d'autres traditions artistiques et de l'exploration de nouvelles perspectives. Nous devons apprendre aux étudiants et aux professeurs à la fois de respecter les autres expressions musicales et les autres cultures, et à accepter la différence. Avec le respect, l'acceptation, des meilleures choses peuvent venir des endroits les moins attendus. Par-dessus tout, nous devons créer une solidarité entre toutes et tous les musiciennes et les musiciens et artistes. Nos institutions doivent trouver de nouveaux moyens de donner une voix à celles et ceux qui ont été sous-représentées/és dans l'histoire de la musique, sans étiquette ni condescendance.
L'avenir du "Ne-opéra" ne se trouve pas en un seul endroit, une seule ou un seul artiste, un seul pays ; il se trouve en plusieurs endroits et dans plusieurs esprits. Les possibilités ne sont limitées que par notre imagination musicale. Nous ne pouvons pas enfreindre les règles sans nous réinventer, sans nous ouvrir à la possibilité qu'il y a beaucoup à explorer.
Ce n'est qu'à cette condition que la musique peut atteindre un éclat nouveau et surprenant.

Article écrit en anglais par Diana Syrse pour le magazine Teātra Vēstnesis 2019 en Lettonie. Traduction en français par Sasha Om.

Diana SYRSE

 

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